À la mémoire de Landru,
Qui savait enflammer les souris !
Cette tranche de mes aventures se déroule en Franchecaille… Toute ressemblance avec des mirontons existants ou cannés serait — comme dit l’autre — purement fortuite.
C’est pourquoi les tordus qui prétendraient reconnaître leur blaze feraient bien de mettre les adjas sans l’ouvrir, because je suis le genre de bonhomme chatouilleux du côté de la gâchette.
D’habitude, je comprends vite et sans qu’on soit obligé de me faire un dessin. Mais là, il me faut au moins plusieurs minutes — longues comme des poèmes épiques — pour piger ce qui vient de se passer.
Je procède par association d’idées : primo, je suis dans un bar, allongé le long du comptoir d’acajou ; deuxio, il y avait une chouette pépée assise à côté de moi ; troisio, entre la chouette pépée et moi, sur le comptoir, se trouvait une bouteille de Cinzano…
Ça, ce sont les éléments que j’appellerai « directs ». Passons maintenant aux détails…
Je venais de poser mon pétrousquin sur le capitonnage d’un fauteuil. Le barman m’a demandé ce que je voulais éponger, et je lui ai répondu un Cinzano.
Il a tiré la bouteille de l’étagère et s’est aperçu alors qu’elle était presque vide. Il s’est excusé, a dit qu’il devait descendre à la cave et s’est fait la valise. Sur ce,la chouette poupette est entrée. Elle s’est assise sur le tabouret voisin du mien. Je lui ai souri, elle m’a souri. Et son sourire, croyez-moi ou ne me croyez pas, vous ne trouverez le même dans aucun journal de mode.
Je me suis alors dit qu’une entrée en matière immédiate s’imposait. Dans ces cas-là, il y a plusieurs méthodes : vous parlez du temps, ou vous demandez l’heure.
Le temps était trop dégueulasse pour qu’on en parle, ma montre brillait à mon poignet et jamais une montre n’avait dit l’heure exacte comme cette montre-là. J’ai emprunté un troisième procédé : je lui ai offert une cigarette. Elle m’a fait gentiment non, de la main. Ça ne m’a pas déplu. Les gonzesses qui se transforment en cheminée me débectent car, lorsque vous leur roulez un patin, vous avez l’impression d’embrasser un paquet de tabac… Je me suis cloqué une cigarette entre les lèvres, puis je me suis légèrement détourné pour l’allumer.
Et alors, ç’a été le feu d’artifice dans ma calbombe.
J’ai cru que la tour Eiffel venait de me choir sur la capote. Mes pensées se sont éparpillées comme une poignée de duvet dans un courant d’air.
J’ai senti que je chancelais…
Puis il y a eu un trou noir, noir comme un nègre en grand deuil qui visiterait une mine, à minuit, pendant une alerte. Pour vous dire…
Et de ce noir, à la minute où je vous bonnis tout ça, j’en reviens comme d’un pays en négatif.
Et, tout naturellement, je me demande ce qui a bien pu se passer. Mais je comprends que la fillette aux yeux doux qui m’avait fait risette a profité de ce que je me détournais pour saisir la bouteille vide par le goulot et me la casser sur le dôme.
Je comprends que les choses se sont passées ainsi, mais je ne comprends pas, mais alors pas du tout, pourquoi elles se sont passées ainsi.
Je suis arrivé à Paris du matin, je n’ai jamais mis les targettes en France et je n’y connais absolument personne. Par ailleurs, je ne pense pas que ce soit l’habitude, au pays de la cuistance et des parfums, que les petites gonzesses vous cassent des flacons sur la tête. Si c’était un truc entré dans les mœurs des Français, ça se saurait à l’étranger, surtout aux U.S.A. où l’on sait toujours tout, même ce qui n’existe pas…
J’en suis là de mes pensées lorsque le barman revient, les bras garnis de bouteilles de Cinzano qu’il tient amoureusement comme tient ses mouflets la grognasse qui se fait photographier après avoir obtenu le prix Cognac. Il ouvre des yeux si grands qu’on entrevoit le fond de son slip.
— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? demande-t-il.
Je mets un petit moment à lui répondre car je parle très mal le français.
— Une petite cliente qui a passé ses nerfs, je dis.
Je me remets sur mes tiges et je bigle les azimuts.
Y a pas plus de chouette pépée que de probité dans le cœur d’un marchand de tapis levantin.
Le garçon me considère toujours avec ses grands yeux en entrée de métro, en tenant sa progéniture de Cinzano…
Il faut absolument lui éclairer l’entendement avant que son cerveau ne se mette à fumer.
— Une jeune demoiselle est entrée, je lui fais. Gentille. J’ai allumé une cigarette et, pendant ce temps, elle a pris votre bouteille et bing !
Il comprend.
Vous pensez peut-être qu’il va me présenter des excuses et cavaler chercher du sparadrap ? Va te faire voir !
Il a un petit sourire presque satisfait et il pose précautionneusement ses flacons sur l’étagère.
Il se met à ronchonner quelque chose que je distingue mal, mais où il est question de ces salauds d’Amerloks qui se croient tout permis et qui s’étonnent après, quand une vertueuse petite Parisienne est obligée de défendre sa vertu à coups de bouteille !
Je ne me donne pas la peine de rectifier le tir.
Je ne suis pas venu ici pour évangéliser les populations.
Délicatement je palpe ma torgnole. C’est gros comme le champignon atomique de Bikini, et ça saigne faiblement.
Le barman me dit d’appuyer dessus avec une pièce de monnaie. Ce mec-là, on serait à Chicago, je lui aurais déjà fait bouffer du plomb ; mais nous sommes à Paris et, en attendant, j’ai décidé de me tenir peinard. Les exploits de l’Ange Noir, comme m’ont baptisé les journaleux, ne sont pas trop connus en France et je compte rester tranquille un bout de temps afin de voir venir et de statuer sur mon futur.
Je vais aux toilettes, me fais une compresse d’eau froide sur ma bosse et je reviens au bar.
— Vous prenez quelque chose ? me demande le garçon.
— C’est déjà fait, dis-je. Mais versez toujours…
— Un autre Cinzano ? demande-t-il sans rigoler.
Je le regarde, il soutient mon regard.
— C’est ça, un autre…
Tout en buvant, je me dis qu’il y a dans cette histoire un inexplicable mystère.
Du reste, un mystère est toujours inexplicable, c’est bien connu. Pourquoi cette poupée jolie a-t-elle agi ainsi ? Est-ce une cinglée ? A-t-elle eu envie de mon portefeuille et n’a-t-elle pas eu le temps de l’embarquer ?
Toute une série de points d’interrogation voltigent dans mon cerveau comme des mouches autour d’une cloche à fromage.
J’avale mon verre et je sors.
Je donnerais bien mille balles pour la retrouver, cette môme.
J’ai l’impression qu’on m’a posé une ventouse sur le crâne. Mon cuir chevelu est comme aspiré par ma bosse et je dois me dérider à toute pompe. Je décide d’aller soigner ça à mon hôtel, d’autant plus que du sang a coulé sur ma chemise blanche et que ça ne fait pas sérieux du tout !
Je suis descendu dans un petit truc du quartier Saint-Germain-des-Prés, d’abord parce que j’ai toujours rêvé de connaître Saint-Germain-des-Prés, ensuite parce que les petits hôtels sont sans histoires, contrairement aux palaces où l’on se fait plus aisément repérer. Et puis celui-ci s’appelle le Welcome, ce qui me dépayse moins.
Il n’y a personne à la réception. La bonne dame qui tient cette crèche est en train de se préparer un cacao dans sa cuisine. Mais c’est sans importance, les clients de la maison décrochant eux-mêmes leur clé au tableau.
J’ai le 4. Je tends la main vers le crochet numéro 4 et je constate qu’il est sans clé. Je me dis que la femme de chambre a dû la prendre pour passer l’aspirateur dans ma carrée. Je monte l’escalier car il n’y a pas d’ascenseur, et je débarque devant ma lourde.
Celle-ci est close. J’écoute : on n’entend rien… Je me penche pour assujettir mon œil au trou de la serrure, mais je constate que la clé est à l’intérieur…
Tout ça, brusquement, ne me paraît pas catholique du tout.
Je saisis délicatement la poignée de la lourde, je la tourne. Il ne se produit rien et la porte demeure hermétiquement fermée à clé.
Alors je sors mon revolver de sous mon aisselle. Je l’enveloppe dans mon mouchoir afin de ne pas effaroucher un quidam de passage et je m’adosse au mur, fort de cette vérité première qu’un homme occupant une pièce à une seule issue sera bien forcé d’emprunter cette issue un jour ou l’autre.
Mon attente est de courte durée. La clé tourne. La porte commence à s’entrouvrir. C’est juste l’instant que je choisis pour me manifester. Je fonce l’épaule en avant sur la lourde qui s’ouvre en grand. La personne qui était derrière va valdinguer à deux mètres et se retrouve assise sur la carpette, l’air pas spirituel du tout.
Cette personne n’est autre que la charmante jeune fille qui, il y a un instant, m’a fracassé la bouteille sur la tête… Pour l’instant elle n’a pas l’air malin, la gerce, écroulée sur la moquette, les jambes écartées et les jupes relevées. Elle porte une petite culotte de soie blanche, terriblement étroite, ce qui permet le plus beau coup d’œil de la terre.
— Bigre, la charmante blonde que voilà ! m’exclamé-je.
Et je ferme la porte car, bien que n’étant pas spécialement égoïste, j’aime bien garder pour moi tout seulard les aubaines de cette nature…
Elle devient rouge comme un coquelicot.
Elle serre les jambes, ce qui interrompt le spectacle.
— Dommage ! je murmure.
Elle se relève… Il y a un instant de flottement.
J’ôte le mouchoir servant de housse à mon feu et je souffle sur le canon de l’arme avant de l’astiquer avec ma manche, comme ça se fait dans les films de gangsters.
— Très intéressant, fait-elle.
Un léger sourire illumine son visage. Laissez-moi vous dire qu’elle est drôlement chouïa, cette assommeuse. Blonde — pas d’erreur sur ce point —, mince, les yeux verts et quelques taches de rousseur autour du nez… J’aime les filles qui ont des taches de rousseur, ça leur donne un petit côté vraie jeune fille qui émeut toujours les bonshommes. Et particulièrement ceux qui, comme l’Ange Noir, ne sont pas à proprement parler des enfants de chœur.
— Vous êtes très jolie, je dis.
— Vous possédez le sens de l’originalité, fait-elle. On voit que vous avez la bosse de la galanterie…
— Grâce à vous, j’ajoute, en ôtant mon bada.
Elle regarde l’aubergine qui continue à se développer et prend le fou rire.
Je jette un coup d’œil dans la glace de la cheminée.
— Marrant, hein ? dis-je, j’ai un crâne à impériale, comme les autobus anglais.
Je la regarde attentivement…
— Bien entendu, il est inutile de vous demander ce que vous faites ici, car vous me répondriez que vous vous baladez. Inutile aussi de vous demander la raison pour laquelle vous m’avez assommé. C’est bien entendu une coutume de votre pays ?
— Exactement, répond-elle.
Et ce, sur un ton impertinent.
Or, moi, si à la rigueur j’admets qu’une fille ait envie de me casser la tête, je ne peux renifler celles qui se fichent de ma poire.
Je m’approche de la donzelle, je lève la main et je lui colle le plus beau soufflet qu’elle ait jamais reçu de sa vie.
Ça claque comme un volet sur une façade. Les cinq doigts marquent, en blanc sur un fond écarlate.
Elle serre les dents pour ne pas crier et ses yeux s’emplissent de larmes.
— Assieds-toi ! je lui ordonne.
Et, comme elle n’obéit pas, je la pousse sur le lit.
— Tu es jeune, ma poulette, tu ne sais sûrement pas qu’il est très dangereux de provoquer des types comme moi. Si tu étais un homme tu serais déjà tout troué, comme un vieux vêtement bouffé des mites…
Je lui caresse les cheveux.
— Seulement tu es un gentil petit poulet de grain et les poulets de grain jouissent de ma sympathie ; ça ne se discute pas, hein ?
Elle ne répond pas et regarde droit devant elle un point noir sur le mur.
— Tu ne crois pas que le moment des explications est arrivé ?
Si, elle croit, elle le sait, mais elle n’est pas très pressée d’en convenir.
— J’attends tes explications, dis-je…
Comme elle ne répond pas, je la renverse sur le lit, et je me mets à palper ses fringues…
Je découvre simplement sur elle, enveloppé dans du papier de soie, un petit miroir de poche à dos d’ivoire auquel je tiens beaucoup car c’est un souvenir de la gonzesse que j’ai le plus aimée, la môme Sissy[17].
Mais ce truc-là n’a qu’une valeur sentimentale, vous le payeriez tout de suite mille balles chez l’antiquaire du coin. Ça me paraît vraiment fort de café qu’une gonzesse aille m’assommer et fouille ma chambre pour mettre la main sur cet objet.
Et pourquoi l’a-t-elle enveloppé dans du papier de soie ? D’autant que je suis certain que ce papier ne se trouvait pas dans ma chambre… Elle l’a apporté exprès…
Je glisse le miroir dans ma poche et je me convoque pour une conférence express.
Tout ça est d’un compliqué qui me laisse baba…
Seulement, grâce au ciel, ou à je ne sais pas qui, je possède une matière grise qui mériterait que les anthropologistes se penchassent sur elle.
Une petite clarté point sous ma crinière. Ça n’est pas l’aurore boréale, mais ça va le devenir…
N’importe qui vous dira que de la réflexion jaillit la lumière et, croyez-moi, le type qui a inventé cet adage n’était pas la moitié d’un comprimé d’aspirine.
— Écoute, trésor, lui dis-je, je vais te poser une question, une seule : sais-tu qui je suis ?
Elle hausse les épaules.
— Cette question !
— Ça n’est pas une réponse, lui fais-je remarquer avec un tendre sourire.
— Vous êtes l’Ange Noir…
— Comment savez-vous ça ?
— Quelqu’un a appris que vous quittiez l’Angleterre. On vous a repéré à votre arrivée en France…
— J’aimerais connaître ce quelqu’un…
— N’y comptez pas trop !
— Oh que si…
Elle secoue la tête…
Le moment est venu pour moi de lui prouver que j’ai du répondant.
— Écoute mon petit travail de déduction, chérie… Tu m’as estourbi afin de me faire repérer par la police. Seulement tu n’as pas cogné assez fort, ou bien j’ai le citron trop costaud… Police-Secours n’a pas eu besoin d’intervenir, ce qui, j’en conviens, m’aurait emmouscaillé.
« Ensuite tu viens chercher dans ma piaule un objet très personnel et très lisse, sur lequel, par conséquent, figurent fatalement mes empreintes…
« Il est probable que vous vouliez déposer cet objet sur le théâtre d’un mauvais coup, afin qu’en le trouvant la police, qui par ailleurs a levé ma piste à la suite de ma blessure, mette illico ce mauvais coup à mon actif… Pas mal !
Elle paraît un peu soufflée de la rapidité avec laquelle j’ai mis le doigt sur la question.
Je jouis de mon petit succès.
— Bon, maintenant que tu as un aperçu du gamin, fillette, si nous parlions sérieusement ?
Je crois, sans me vanter, que ma petite démonstration a porté ses fruits. Elle n’a plus le sourire du tout, la belle inconnue.
Afin qu’elle cesse d’être tout à fait une inconnue, je lui demande son blaze :
— Comment t’appelles-tu, lumière de ma vie ?
Elle hésite.
— Vas-y, accouche !
— Sophie ! répond-elle.
— Très joli, j’apprécie. Ça fait un peu comtesse de Ségur, ça va rudement bien avec tes taches de son. Bon, tu t’appelles Sophie, il y a bien un autre nom sur ta carte d’identité…
— Sophie Masset.
— Très français…
— Je suis française…
— Je m’en doutais…
— Pourquoi ?
— Une idée comme ça… Tu ressembles exactement aux gravures de chez nous représentant le type de la jolie et effrontée petite Française. Bon, eh bien, Sophie, mon petit doigt, qui n’a pas de secrets pour moi, me dit que tu ne travailles pas pour ton compte personnel. Alors j’aimerais bien savoir avec qui tu es en cheville dans cette histoire…
Elle détourne lentement la tête.
— Vous vous trompez, fait-elle.
— Je me trompe ?
— Oui…
— Explique-toi !
Elle prend son souffle comme quelqu’un qui s’apprête à vous débiter un laïus long comme un rouleau de papier peint. Mais contre toute attente, elle met un cadenas à son joli museau. D’un ton sans réplique, elle affirme :
— Je ne parlerai pas.
Je ne sais pas si vous connaissez les grognasses et leur façon de se comporter, moi, en tout cas, je suis affranchi à fond sur la question.
Si celle-ci vient de décider de la boucler, je pourrais lui enfoncer des paillettes de bambou sous les ongles et y mettre le feu, elle ne l’ouvrirait pas. Les filles de cette trempe ouvrent plus facilement les jambes que les lèvres lorsqu’elles ont décidé de se taire.
Cette réflexion que je viens de me faire m’ouvre un horizon tout ce qu’il y a de chouïa.
Je pense très fort à la culotte blanche de la mignonne et je grimpe au plafond à tout berzingue.
Pourquoi n’essayerais-je pas les grands moyens ? J’ai tout mon temps, et, par ailleurs, je suis venu en France avec l’intention bien arrêtée de me fendre le parapluie.
Je renverse brutalement la gonzesse sur le pucier et je me penche sur elle.
— Tu es la plus gironde petite souris qu’il m’ait été donné de voir depuis que je foule le sol sacré de ta patrie, je lui dis. Étant donné ce qui s’est passé je devrais te cloquer une pastille entre les sourcils car mon feu est muni d’un silencieux… Je pourrais aussi te « travailler » un brin, histoire de te faire dire ce que j’aimerais savoir, mais décidément je ne m’en sens pas le courage.
Je cherche ses lèvres. Elle les dérobe avec une insistance presque insultante. Est-ce que par hasard je ne serais pas son genre, à Sophie ?
Ça me travaillerait le bol car jusqu’ici, quelles qu’aient été leurs aspirations et leurs idées préconçues, je me suis toujours débrouillé pour être le « genre » des mômes qui me plaisaient… Elle lutte longtemps, se tord comme un ver, mais ses soubresauts ne font qu’exaspérer mon désir.
J’ai envie d’elle tout à coup à en gueuler, et si elle continue, je vais me passer les nerfs sur son joli cou.
Ce qui fait et fera toujours la force des fillettes c’est le sixième sens dont elles jouissent et qui les avertit de ces sortes de choses.
Au moment où ça va craquer dans mon système nerveux, elle réalise que les choses vont mal tourner. Et, comme la mer, elle se calme brusquement. Ses belles jambes s’ouvrent comme un passage à niveau…
Elle cède, mais elle cède avec hauteur, en vaincu superbe. Si vous croyez que je me comporte en soudard, vous vous trompez. Dans ces sortes de trucs, on ne doit pas vaincre seulement par la force.
Au lieu de lui faire le coup du lapin, je me mets à la travailler sérieusement. Je n’ignore pas que les Français sont des fortiches dans ce boulot et que j’ai un lourd handicap à remonter. Mais le travail n’a jamais effrayé l’Ange Noir.
En amour j’en connais tellement long qu’à côté de moi, le Marquis de Sade passerait pour un séminariste innocent.
Au bout de dix minutes, je réussis un superbe numéro de transformation. La poulette ne pense plus du tout à m’assommer, et même ça l’ennuierait bougrement s’il m’arrivait quelque chose…
Elle gémit comme une chatte en chaleur, serre les dents, et ses yeux chavirent curieusement. Elle me serre de toutes ses forces contre elle.
Je passe vraiment un moment exceptionnel et, en toute modestie, elle aussi !
Lorsque nous redescendons sur cette putain de terre, je la regarde en souriant.
— Tu vois que tu aurais eu tort de me tuer, fais-je.
Elle en convient en son for intérieur…
— Bon, je fais, je pense que deux êtres qui viennent de vivre ça ne peuvent plus se comporter en ennemis. Moi je ne t’ai rien fait, et je te pardonne de grand cœur ce que tu m’as fait. Si tu as agi comme cela, si tu as pris des risques pareils c’est que tu es dans le merdier. Toi ou quelqu’un qui te touche de très près.
Je plante mes yeux dans les siens.
— J’ai des moyens… Figure-toi que la nature m’a doté d’un cerveau à toute épreuve… Je peux peut-être rétablir une situation compromise. À ta place, je me prendrais comme conseiller technique.
Elle hésite. Puis elle noue ses beaux bras derrière ma nuque.
— Bon, eh bien voilà, fait-elle.
— C’est toute une histoire, commence-t-elle.
Notez que je m’en doute un peu. Rien qu’avec ce qui vient de se passer, nous avons la matière d’un bon début de roman policier. Je regarde attentivement ma colombe. Elle n’a plus du tout l’air bravache. Fini, la belle amazone qui trinquait avec mon crâne ! C’est maintenant une petite fille docile que j’ai devant moi. Une môme qui vient d’éprouver la grande secousse et qui a encore le regard bordé de reconnaissance.
Elle ne cherche plus à me faisander.
Elle ne desserre pas son étreinte. Je sens son corps chaud et frémissant contre le mien, et ça me rend tout chose.
— Tu connais Rilley ? me demande-t-elle…
Cette question me paralyse la glotte.
Si je connais Rilley ! Tom Rilley ! Autant demander à un curé s’il a entendu parler du bon Dieu !
Rilley c’est le roi des petits dessalés de Los Angeles, ou plutôt c’était, car depuis plus d’une paire d’années il s’est trissé du secteur qui devenait malsain pour sa santé et, à ce qu’on m’avait dit, il s’était embarqué pour l’Europe. Faut croire qu’on ne s’était pas gourré !
Qu’est-ce que Rilley peut avoir à faire avec ma petite Sophie ?
— J’ai fait sa connaissance voilà six mois, poursuit-elle. Au début j’ignorais qui il était… Ce n’est qu’au bout d’un certain temps qu’il m’a dit qu’il était un gangster. Un gangster, l’Ange ! n’était-ce pas merveilleux ?
Cette exclamation me renseigne sur la personnalité de la fillette. Ou je me colle le doigt dans l’œil jusqu’à toucher le fond de mon slip ou cette gosse est une de ces filles à papa comme il y en a des fagots dans toutes les parties du monde et qui s’emmerdent tellement de n’avoir rien à foutre qu’elles font n’importe quelle couennerie pour se distraire…
— Si, fais-je en réponse à sa question, c’est absolument sensationnel…
Elle est perdue dans un mirage.
— Alors ? demandé-je doucement.
Elle revient sur cette planète.
— Moi, je suis la fille des conserves Masset, dit-elle.
— Connais pas, je m’excuse, je viens de débarquer.
— Une grosse affaire, renchérit-elle.
Celui qui comprendra quelque chose aux souris fera bien d’écrire ça noir sur blanc, je me charge de lui trouver un éditeur ! Voilà une greluche qui est tellement fatiguée d’être la fille des conserves Masset qu’elle se jette au cou d’un foie blanc comme Rilley et, à côté de ça, elle est fière de ce que les conserves de son vieux soient une grosse boîte (si on peut s’exprimer ainsi en parlant de conserves !).
— Bon, et alors ?
— Rilley mijotait un coup inouï…
— Ah ?
Dès qu’on me parle d’un coup inouï, mes oreilles se dressent toutes seules comme celles d’un loup.
— Oui, poursuit la Vénus. Il voulait s’emparer du contenu du coffre-fort…
— Duquel ?
— De celui de papa.
Charmant…
— Et alors ?
— Alors, il l’a fait. Seulement Stéphan est intervenu.
— Qui est Stéphan ?…
— Le valet de chambre…
— Et alors ?
— Alors Rilley l’a tué…
Elle débite son petit compliment comme s’il s’agissait d’un poème en prose.
— Mauvais, je dis.
Et je songe que ce Rilley a toujours été un manche de troisième catégorie. C’est juste le genre de bonhomme qui se prend les pieds dans les signaux d’alarme…
Sophie continue son petit blabla.
— Il n’y avait rien dans le coffre.
Je me marre.
Quand je vous disais que Rilley est un nave majuscule, dans son genre !
Il bute un mec pour griffer du pognon, il se fait suer sur la combinaison d’un coffre et, lorsqu’il parvient à ouvrir celui-ci, il trouve des nèfles !
Je demande :
— Et qu’est-ce qui lui est arrivé à Rilley ? Les flics l’ont coiffé ?
— Non, pas encore…
— Ils sont sur sa piste ?
— Non plus, le meurtre n’a pas été découvert.
— Hein !
— Mes parents sont en voyage, explique-t-elle. J’ai dit que, pendant ce temps, j’allais chez une amie…
— Quand a eu lieu l’assassinat ?
— Avant-hier…
— Et Rilley ?
— Il a peur, il craint d’avoir laissé des traces, et puis on m’a vu souvent avec lui, il est même venu à la maison… Il connaît les méthodes de la police et il sait qu’il sera inquiété.
Je termine pour elle :
— Et alors ce joli cœur a appris que l’Ange Noir rappliquait en France. Il m’a repéré et il t’a dit de jouer cette dernière carte, hein ? Si tu avais réussi, c’est sur mes côtelettes qu’on allait mettre le meurtre, à cause du petit miroir…
Je ricane.
— Il lit des bouquins policiers, Rilley, pour échafauder des combines pareilles ?
— C’était bien combiné, n’est-ce pas ? dit-elle triomphalement.
— Très bien ! fais-je en pouffant de rire. Pourquoi, je reprends, au lieu de jouer à Nick Carter, il ne se fait pas la paire ?
Elle devient chagrine.
— Il n’a pas d’argent, sanglote-t-elle.
— Et toi, tu ne peux pas lui en refiler ?
— Je n’en ai pas non plus.
Parbleu ! Probable que si elle en avait, elle ne laisserait pas cambrioler son dab et dessouder les larbins.
— M’est avis que tu t’es fourrée dans de jolis draps, je lui dis, en la chopant par le menton. Vous me faites un beau couple de navetons, Rilley et toi…
Elle se fait suppliante.
— Maintenant, l’Ange, ne pouvez-vous pas faire quelque chose pour lui ?
Elle est pathétique, cette gosseline.
Je peux toujours faire quelque chose pour les mecs comme Rilley. Je souris en tripotant la crosse de mon pétard dans ma poche !
De toutes ces giries, je retiens trois choses : la petite Sophie est une superchampionne du saut de carpe lorsqu’un dégourdi l’escalade ; son dab est pourri d’osier ; et son miche, le nave Rilley, s’est mouillé jusqu’à la moelle.
Mon petit cerveau est survolté. Je suis en train de me dire que l’Ange Noir, s’il tient à sauver sa réputation, ne serait-ce qu’à ses propres yeux, doit exploiter une situation comme celle-ci.
Le drame, sur cette endoffée de planète, c’est qu’on a besoin de pèze. Et pour avoir du pèze il faut le prendre où il se trouve, c’est-à-dire chez ceux qui en ont. Un mec, un Français nommé La Palisse, je crois, raisonnait de cette façon apparemment foireuse.
Moi je le tiens pour un champion de la cellule grise !
Je suis en France et, pour y demeurer un bout de temps je dois me procurer des paquets de fric, la vie ne valant d’être vécue que lorsqu’on la mène à grandes guides !
L’occase idéale, la voici…
— Bon, dis-je au bout d’un long moment de silence que la souris a respecté, les mains jointes, puisqu’il en est ainsi, il faut agir, et agir vite.
— Oui, s’écrie-t-elle.
Je me lève.
— Allons voir Rilley.
Cette gosse, je vais vous expliquer, elle a mis toutes ses réserves dans son attaque du bar et la fouille de ma piaule, mais maintenant elle est aussi amorphe qu’une limace.
Elle a une confiance éperdue en bibi. Les souris ont toujours confiance dans les mâles qui viennent de leur prouver qu’ils sont de vrais mâles !
Elle se lève.
— Venez, dit-elle.
Je la cramponne par le menton et je lui roule un patin.
— Tu peux me tutoyer, je t’y autorise, fais-je avec un bon sourire.
Elle paraît effrayée.
— Pas devant Rilley !
Lorsqu’on regarde Rilley, on a l’impression de l’avoir vu sur des écrans de cinéma. Il ressemble à un acteur, on ne sait pas au juste lequel, mais il lui ressemble bougrement.
Il est châtain, avec les cheveux épais, rejetés en arrière, le teint bistre, la mâchoire carrée, l’œil bleu. C’est juste le genre de beau gosse qui donne des idées aux femmes. À part ça, un peu plus d’intelligence qu’une botte d’asperges… Vous voyez ce que je veux dire ?
Lorsque nous entrons dans la chambre meublée qu’il s’est louée à Montmartre, il a un sursaut terrible en m’apercevant. Il saute sur son oreiller pour y cueillir le soufflant qui doit y faire dodo. Rilley est tout là : le feu dans le plumard, comme dans les mauvais romans policiers.
— Te fatigue pas, chéri, je lui dis.
Et je lui montre le mien. Ça le calme comme deux comprimés de gardénal. Il pâlit sous son hâle. Ses paupières font du morse.
— T’as les jetons, hein, mon pote ? je lui demande.
Devant la petite Sophie, il se refuse à en convenir.
— Assieds-toi, fais comme chez toi ! j’ordonne. On a à bavarder…
Il laisse tomber son prose dans un fauteuil pelucheux.
— N’aie pas peur, mon chou, murmure gentiment la fille.
Il est dopé par cette exhortation.
— Oh ! j’ai pas peur, grince-t-il.
Je m’assieds sur l’accoudoir de son siège et je remise mon feu.
— Bien sûr, tu n’as pas peur… Pourquoi aurais-tu peur, hein ? Je te le demande ? On est copains, nous deux… Tu charges une gosse de me casser des bouteilles sur le crâne, mais le verre blanc cassé porte bonheur… Tu cherches à me coller un meurtre sur le dos, mais ça n’est qu’une bonne blague entre compatriotes…
Il jette un regard furieux à Sophie.
De toute évidence, il n’est pas près de lui pardonner de m’avoir rancardé sur ses agissements.
— Ne la bouffe pas des yeux, et si tu touches un cheveu de sa tête, je te crève la paillasse, Rilley, tiens-le- toi pour dit.
Je lui envoie une bourrade.
— Écoute, petit gars, je ne suis pas venu pour te faire la morale, mais pour discuter le bout de gras. Si nous étions à Frisco ou dans une autre ville des États-Unis après ce que tu m’as fait, tu pourrais commander une concession à perpétuité. Seulement nous sommes en Europe, un bled neuf pour nous et où nous aimerions nous faire oublier un peu, n’est-ce pas ? Alors je suis forcé de mettre les pouces, trésor… C’est tant mieux pour ta jolie carcasse.
« On va donc faire un petit marché, toi et moi… Tu t’es conduit comme d’habitude, c’est-à-dire comme un naveton de première dans cette affaire de coffre forcé… Moi je vais essayer de rectifier le tir… Seulement ce sera cher. Je veux le gros paxon… Ce sera les trois quarts pour moi, un quart et mon pardon pour l’affaire d’aujourd’hui pour toi.
« Tu dis oui ou tu dis non. Si tu dis oui on se serre la pogne ; si tu dis non, je te mets une trempe grand format. Ceci dit, tu as ton libre arbitre…
Il me regarde. Au fond, cette offre est inespérée pour lui.
— D’accord, l’Ange, murmure-t-il en allongeant sa main, et je te demande pardon pour l’histoire de tout à l’heure… Tu sais ce que c’est, quand on est dans le pétrin, on perd la boule… Je me suis dit que ça n’avait pas d’importance au fond de te mettre dans le bain vu que tu t’en sors toujours comme un roi !
— Passe pas la pommade, je lui dis, elle me ferait venir de l’eczéma !
Je regarde la main qu’il me tend avec insistance. Il a la trouille que je ne la lui serre pas, ce qui lui ferait perdre la face devant sa belle.
Alors je lui prends la main. Et je la lui serre. Je serre de toutes mes forces. Rilley me regarde avec surprise d’abord… Puis il pâlit. Puis il se met à transpirer et à se tordre.
Je continue de serrer. Mes paluches, quand je le veux, sont de véritables étaux.
Je serre encore au point d’éprouver une brûlure dans l’épaule. Il tombe à genoux.
— Lâche-moi, supplie-t-il. Tu vas me casser les doigts, l’Ange ! Je t’en supplie ! Lâche-moi ! Lâche-moi !
Je le lâche…
— Voilà, tu es tendre comme du chevreau, mon petit gars… Bon, faisons un tour d’horizon, maintenant…
Il se masse les jointures en faisant la grimace.
Il se demande si ses salsifis sont cassés ou non.
— Te frappe pas, je lui dis. Si j’avais voulu te briser les osselets, j’aurais serré convenablement.
Je me recule, allume une cigarette et, avisant un flacon de whisky, je dévisse le bouchon.
— On va parler du papa, dis-je en désignant Sophie. Qu’est-ce qui vous faisait croire que ce brave homme cloquait des paquets de fric dans son coffre ?
— Ordinairement il serre de grosses sommes dans son bureau, explique la fillette. Mais je suppose qu’il a dû verser son argent à la banque…
Je fais la grimace.
— Si son pognon est en banque, on peut lui dire adieu avant de l’avoir vu. Je ne m’en sens pas pour jouer les Dillinger dans ce patelin ! Il rentre quand, votre vieux ?
— Demain…
— Donc, demain le meurtre sera découvert ?
— Oui…
Ma parole, il faut se manier…
— Où est-il ?
— Dans notre propriété de Mézy.
J’ajuste le goulot du flacon dans le trou que j’ai sous le nez. Je me tape une rasade furieuse de gnôle. C’est du fameux. Rilley est un petit gars qui se dorlote.
Aussitôt le miracle s’accomplit : l’alcool flanque un coup d’accélérateur dans mes méninges. Je vois la situation avec le recul nécessaire. Tout est là, étalé devant moi… D’une part, j’ai une fille à papa un peu cinglée qui rêve de cambrioler son vieux pour se tirer avec un gangster ; d’un autre, un nave de Rilley qui s’est foutu dans un merdier du tonnerre et qui va être suspecté de meurtre. Enfin, j’ai aussi à portée de ma main un type plein aux as qui ignore encore tout. Je me lève.
— Tu as une bagnole ? je demande à Sophie.
— Oui…
— Bon. La première chose à faire c’est d’embarquer le cadavre du larbin avant qu’il ne soit découvert.
Je regarde Rilley.
— T’as seulement pas eu cette idée, hein, mon pote ? Il faut que ça soit moi qui m’occupe de te sauver la mise, non, c’est risible, je te jure ! Après ce que tu as essayé de me faire… Merde ! je suis dans ma semaine de bonté, probable, ou alors c’est le climat de la France qui me rend magnanime, en tout cas, ça ne tourne pas rond…
Je vais au lit, j’arrache la couverture, je la plie et la roule à 1’intérieur de son imperméable.
— Emportons ça pour empaqueter le monsieur, je fais.
Il balbutie :
— Qu’est-ce qu’on va en foutre, de ce macchab ?
— On va lui attacher une barre de fer de trente kilos aux pieds et on le balancera dans la Seine ; ainsi on croira que c’est le gars qui a fait la valise après avoir forcé le coffre. Le temps que les flics rétablissent la vérité — en admettant qu’ils y parviennent — et tu seras paré…
Je vais à la fenêtre. La nuit tombe.
— C’est un hôtel particulier que vous habitez ? je demande à Sophie.
— Oui, répond-elle, au Bois.
— Je ne sais pas de quel bois il s’agit. Et puis je me rappelle avoir lu dans des bouquins qu’il existe à Paris un coin pour rupins qui se nomme le bois de Boulogne.
— O.K.
Je regarde Rilley.
— Si tu es à la hauteur pour une fois, on va réussir un gentil petit coup. J’ai mon idée, fais confiance…
Nous partons…
Sophie a, paraît-il, garé sa bagnole quai de la Tournelle, c’est tout près. Nous y allons à pied.
Parvenus sur le quai, j’arrête ma caravane.
— Il ne faut pas que Sophie se fasse voir, dis-je. Pour la réussite de mon plan il est important qu’on la croie en voyage.
Me tournant vers Rilley, je lui demande :
— Tu étais avec elle lorsqu’elle a garé ?
— Oui…
— Par conséquent, si tu as les papiers de la voiture, on te la laissera prendre…
Sophie fouille dans son sac et tend à Rilley un élégant porte-cartes en peau de trucmuche.
Il s’éloigne en direction du garage…
Sophie me regarde ardemment.
— Vous alors, vous êtes un homme, dit-elle, avec de l’admiration plein la bouche.
— Tu ne peux pas prétendre le contraire, je fais.
— Quel est votre fameux plan ? demande-t-elle.
— Je n’aime pas beaucoup exposer mes projets à l’avance. Tout ce que je désire, c’est que vous m’obéissiez aveuglement et tout ira bien.
Je ne précise pas pour qui tout ira bien, car il est vigoureusement sous-entendu que c’est pour ma pomme ! Mais ça, je n’ai pas besoin de le lui exposer : elle s’en apercevra un de ces moments !
Voilà Rilley au volant d’une superbe Delahaye décapotable. Ces bagnoles-là font très fils à papa…
Il ralentit et stoppe à notre hauteur.
— Ça s’est bien passé ?
— Très bien. Le garçon m’a reconnu tout de suite ; il m’a même ouvert la portière…
Voilà qui me plaît. Ma petite combine se déroule le mieux du monde.
J’aime lorsque tout carbure à mon idée…
— On va chercher le cadavre ? demande Rilley.
— Minute, je lui dis : tu y vas !
Il se crispe et me regarde.
— Écoute, petit chou, j’expose. Tu n’espères peut-être pas que je vais débarrasser tes ordures moi-même, non ?
Je roule des yeux terribles.
— Du reste, il faut quelqu’un dehors pour faire le vingt-deux. Toi, tu connais les lieux… Sophie va se planquer dans un bistro des environs en attendant, on la reprendra une fois qu’on aura récupéré le zouave pontifical… J’ai dit !
Il ne répond rien. Il comprend mes raisons, et même s’il les comprend mal, il saisit du moins qu’il vaut mieux ne pas les discuter…
Dans le fond, il n’est pas plus con qu’un baba au rhum, ce bon Rilley !
Ainsi que je l’ai ordonné, Rilley s’arrête peu avant la carrée des Masset, afin de déposer Sophie.
— Après tout, je lui dis, il vaut mieux que tu ne te montres pas dans un troquet : inutile de te faire repérer. Attends-nous dans l’ombre des arbres, nous n’en avons pas pour longtemps.
Ceci dit, nous tournons dans une rue discrète bordée de maisons rupinos.
Rilley parcourt deux cents mètres environ et stoppe la Delahaye.
Il se saisit de la couverture et descend…
— Tu as les clés ? je lui demande.
— Je n’ai pas refermé, après le coup du larbin…
— Bon. S’il y a du chabanais, je klaxonne deux fois, vu ?
— Vu !
— Alors, bon courage, mon gars !
Je le regarde disparaître. Dès qu’il a pénétré dans la maison, je descends de l’auto et je fonce en direction d’une maison voisine.
Je remonte le col de mon imperméable, je relève le bord de mon chapeau et je glisse ma pochette roulée en boule dans ma bouche pour déformer ma physionomie.
Ceci fait je sonne à la grille.
Une petite bonniche vient ouvrir…
— C’est pour quoi ? demande-t-elle.
Comme je parle le français plus ou moins bien, et avec un accent américain à couper au sécateur, je prends le parti d’imiter le parler rital. Je réussissais cet intermède à merveille de l’autre côté de la mare aux harengs. Il n’y a vraiment aucune raison pour qu’en français je ne parvienne pas à réussir la même performance…
Je m’incline profondément.
— Mademoiselle, vite, voulez-vous stéléphonate à lé police qu’un individoute souspecté vient d’entrer par effraction dans la maison dès nouméro 34. Vite ! J’ai entendou un grand cri !
La môme doit avoir un pétard à réaction dans le pétrus. Je n’ai pas plus tôt dit qu’elle fonce déjà dans la cambuse.
J’en profite pour m’éclipser discrètement. Je marche en direction du bois.
Il faut que je rejoigne Sophie au plus tôt.
Je l’aperçois, immobile, sous le couvert des arbres… Personne ne peut la remarquer, à l’endroit où elle se tient.
— Que se passe-t-il ? me demande-t-elle, inquiète.
— Ce Rilley est un idiot, grogné-je. Quelqu’un l’a vu entrer chez vous. Ce quelqu’un s’est mis à crier. Des voisins ont demandé ce qui se passait… J’ai eu beau appeler Rilley, il n’est pas ressorti…
Comme j’achève de donner ces explications fantaisistes, une sirène de police retentit.
— Voilà le coup annoncé, je fais. Ces vaches ont prévenu les bourres. Il est cuit, allez, tirons-nous !
— Mais c’est épouvantable ! gémit Sophie. On ne peut pas le laisser arrêter sans rien faire.
— Écoute, ma jolie, il y a une chose qui serait encore plus épouvantable : ce serait si nous, nous étions enchristés ! Dans ce métier y a pas de pitié : tant pis pour celui qui reste en route… Allez, viens !
Je la prends par la main, comme fait Charlie Chaplin à l’ingénue, à la fin de ses films, et nous nous barrons vers la première station de métro.
La première partie de mon plan a réussi : Rilley est embarqué et accusé de meurtre, à partir de tout de suite. Arrêté avec un cadavre roulé dans une couverture sur les épaules, il ne peut décemment prétendre qu’il l’avait pris pour un bouquet de mimosas ou bien qu’il s’apprêtait à le porter aux objets perdus…
Maintenant, il est dans le bain jusqu’aux gencives. Il peut jurer que la fille Masset était dans le coup aussi, il peut parler de moi, il est fait, et les flics, ainsi que Masset, seront bien forcés de croire les apparences. Or les apparences, je les ai fabriquées comme je voulais…
Une chose m’empoisonne : je ne connais pas Paris. C’est duraille de se défendre dans un pays inconnu. On risque toujours de se mouiller les pattes !
— Où allons-nous ? questionne la gamine…
Ce qui prouve qu’elle se pose les mêmes questions que moi dans certains cas.
Dans celui qui nous occupe, il faut absolument que j’aie l’air sûr de moi.
— Ne t’occupe pas ! je lui fais.
Je descends à une station qui s’appelle Villiers. Une fois là, nous prenons un taxi.
— À la gare Saint-Lazare ! je lance.
C’est la seule gare que je connais à Paris.
Elle me plaît, car elle est très animée. Une fois arrivé dans le vaste hall, je m’approche d’un des guichets marqués banlieue. Une vieille dame demande un biffeton pour Versailles. Moi, j’en demande deux.
Surtout ne me demandez pas ce que je vais foutre à Versailles à ces heures : je n’en sais absolument rien. Tout ce que je sais c’est que je veux quitter Paris pendant quelques heures et trouver quelque part un endroit peinard où remiser une gosse turbulente. Et ma bonne vieille psychologie, jointe à mon sixième sens, me dit que la banlieue est le domaine rêvé pour avoir tout ça…
Deux heures plus tard, nous refermons la chambre d’un hôtel discret de Versailles. Le veilleur de nuit nous a pris pour un couple d’amoureux en vadrouille et nous a donné une turne avec des glaces partout, ce qui est bien agréable au fond.
Je pose mes pompes et je m’allonge sur le lit.
— Viens ici, dis-je à Sophie.
Elle s’approche, triste comme la môme qui avait perdu son slip en dansant un boogie-woogie.
— Qu’est-ce que tu as ? je questionne.
Elle hausse les épaules et soupire, ses yeux s’embuent de larmes.
— Quoi ? Tu penses à Rilley ? Te fais pas de mousse pour lui, amour, je te le répète, ce type-là c’est un toquard… Il ne faut jamais chialer pour un toquard !
Je la cueille par la taille. Son corps est souple comme une liane. Je la fais basculer à mes côtés sur le pucier.
— Et puis tu as trouvé quelqu’un de potable, dans le genre qui te plaît, ma gosse…
Elle ne répond rien.
J’insiste :
— Tu ne crois pas ?
— Si, fait-elle faiblement.
Je dégrafe son corsage et je passe la main dans sa corbeille. Celle-ci ne contient que deux fruits, mais ils sont baths !
Dix minutes plus tard, Sophie ne pense plus du tout à cette pauvre cloche de Rilley.
Le lendemain matin, je me réveille de très bonne heure et je me fringue après une toilette sommaire.
Puis je secoue Sophie.
Elle bat des stores.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Écoute, poulette, je lui dis, j’ai mis d’aplomb un petit programme pour nous. Il faut absolument que tu sois en dehors de cette affaire. Pour ça, il n’y a pas trente-six solutions : tu vas rester planquer ici… Vu ?
Elle fait la moue…
— Si c’est avec toi, je veux bien !
— Moi, comprends-le, j’ai du boulot ! Il faut que j’assure nos arrières ; toi tu vas garder la chambre. Tu diras au loufiat de l’étage que tu as l’influenza si tu veux ; fais-toi monter de quoi lire et de quoi boire… Je ne serai pas très long, tu saisis ?
Elle saisit. C’est un petit lot merveilleux, je vous le garantis sur facture ! Je lui roule un patin qui pourrait servir d’exercice d’entraînement pour les pêcheurs de perles. Puis je me fais la paire en sifflotant un petit air de blues.
Y a du soleil plein le coinceteau. Versailles c’est un endroit un peu triste, ça manque de Louis XIV ces temps-ci… C’est mort. J’achète un journal et je me projette dans une brasserie où je commande un café très fort. Si je parle médiocrement le français, je le lis encore plus mal et il me faut une petite heure pour piger l’article consacré au coup de cette nuit.
Le journaleux de service raconte qu’un gangster américain du nom de Rilley a été surpris alors qu’il essayait de faire disparaître le cadavre d’un valet de chambre assassiné par lui la veille au cours d’une effraction.
Il paraît que, comme je m’y attendais, Rilley a juré que ça n’était pas lui et qu’il ne faisait qu’exécuter les ordres de l’Ange Noir. La police n’ajoute, paraît-il, aucun crédit à ces allégations mais, néanmoins, elle a ouvert une enquête.
Bon. Tout ça, c’est le baratin d’usage. Tout a marché suivant mes vœux… Rilley a dégagé la piste et je ne lui en demandais pas davantage.
Je paie mes orgies et je sors.
La gare est toute proche. Je grimpe dans le premier train en partance pour Paris. Vingt minutes plus tard, je foule à nouveau le paveton de la capitale. J’entre dans une librairie et j’achète un dictionnaire anglo-français. Je le potasse un bon moment, afin de mettre au point les grandes lignes d’une conversation.
Puis je vais téléphoner dans un bar.
J’ai tout de suite Masset au bout du fil.
Il a une voix grave, sèche, une voix de riche.
— Qui est à l’appareil ? demande-t-il après que je me suis assuré de son identité…
Je toussote.
— Mettons que ça soit quelqu’un qui vous veuille du bien, M. Masset.
Il me répond par le silence. Car son silence a vraiment la valeur d’une réponse.
Je reprends :
— Vous m’entendez ?
— Très bien.
— Vous n’éprouvez pas le besoin de me poser une question ?
— Du tout. Vous êtes un plaisantin ou quoi ?
J’attaque.
— Vous ne trouvez pas, M. Masset, qu’il se passe de drôles de choses chez vous ?
— Vous êtes journaliste ?
— Non.
— Policier ?
— Plutôt le contraire.
— Un complice du meurtrier ?
— Non, M. Masset. Je ne suis le complice de personne. Je suis assez grand garçon pour travailler pour mon compte personnel.
Il s’impatiente.
— Que désirez-vous, mon temps est précieux…
— Celui de votre fille aussi, je suppose ?
Nouveau silence.
Mais je suis bien décidé à le lui laisser rompre et, en effet, il le rompt.
— Vous êtes fou ?
Sa voix est plus incisive, plus calme que jamais.
Exactement le genre de voix qui vous porte sur les nerfs et vous donne envie de faire quelque chose tout de suite. Et quand on a envie d’agir illico on fait souvent des bêtises. C’est justement ce qui se produit pour moi.
— Voyons, M. Masset ! Le type arrêté chez vous, cette nuit, prétend qu’il a agi pour le compte de l’Ange Noir… Vous avez entendu parler de l’Ange Noir ?
— Le moins possible… Je ne m’intéresse pas aux histoires de gangsters.
— Donc, vous n’ignorez pas que l’Ange Noir en est un ?
— Je ne l’ignore pas.
— C’est un garçon redoutable. S’il avait une conscience, il aurait dessus plus de morts que vous n’avez de billets de mille sur votre compte bancaire, lequel passe pourtant pour être confortable…
Nouveau silence.
— L’Ange Noir, c’est moi, M. Masset.
Ça paraît lui faire autant d’effet que la coqueluche à un bec de gaz.
— Et alors ? demande-t-il.
— Ça ne vous suffit pas ?
— Si vous êtes le bandit en question, je suppose que vous avez des choses plus précises à me dire que vos rodomontades. Je suppose aussi que c’est mon argent qui vous intéresse… Vous avez trouvé mon coffre vide, vous avez tué mon domestique pour rien et vous voudriez que ce coup de main ne soit pas tout à fait négatif… Vous avez fait fausse route, mon vieux ! Je ne suis pas du tout un homme intimidable. Je suppose que vous allez me menacer mais je me moque de vos menaces, vous m’entendez ?
Je l’entends très bien. Et lui doit très bien m’entendre grincer des dents. Il y a un miroir dans la cabine téléphonique.
Il me renvoie une version affreuse de ma bobine.
— Cessons de bavarder comme des concierges, Masset. Il me faut cinq millions de francs avant demain. Si vous ne les déposez pas à l’endroit que je vous indiquerai dans la journée, votre fille, que j’ai à ma disposition, aura droit à une place de choix dans le caveau de famille des Masset, vu ?
— Pour un fameux gangster, vous me paraissez bien novice, murmure-t-il.
— Pardon ?
Il ajoute :
— Je n’ai pas de fille.
Et il raccroche !
Je ne sais pas si vous avez déjà pris une locomotive lancée à cent à l’heure dans la poire. Si oui, le choc que j’éprouve a à peu près cette violence.
Au moment où l’Ange Noir se prend pour Mathurin et croit avoir réuni toutes les brèmes dans sa paluche, voilà ce qu’un peigne-zizi lui apprend ! Masset n’a pas de fille. Pas de fille !
Tous les boniments de la petite Sophie, c’était du vent ! Même pas : de suaves émanations du mensonge. Elle n’est pas plus la fille de l’industriel que je ne suis le fils de William Shakespeare !
Ceci veut dire que non seulement elle s’est offert mon portrait jusqu’à la gauche, mais que, de plus, elle s’offrait itou celui de Rilley.
Par mesure de sécurité et aussi parce que, dans ces cas-là, on n’a pas d’autres ressources que de vérifier son infortune, je passe un coup de tube à l’hôtel de Versailles. Le gnace de la réception m’apprend que « ma femme » est sortie.
Donc, la môme Sophie n’est qu’une petite aventurière qui s’accrochait aux basques des gangsters pour essayer de sucrer du blé en quantité. Pourquoi, alors, s’être fait passer pour la fille de l’industriel ? Voilà qui me chiffonne.
Si je fais le point de la situation, je constate que je me suis mouillé les pieds pour ballepeau. En ce moment, le Masset doit ameuter les bourdilles en leur disant qu’il vient de recevoir un coup de fil de l’Ange Noir ! Ceci va corroborer les dires de Rilley, et les condés vont me cavaler au panier en deux temps, trois mouvements ! Charmant !
Y a pas quarante-huit heures que je suis en France avec l’intention d’y couler des heures sereines, et voici que j’ai déjà mon blaze dans le journal et un corps d’armée aux trousses. Je ne sais pas comment je fais mon compte, mais c’est toutes les fois du kif. Je suis comme les chefs d’État, je ne peux pas me déplacer sans flanquer des frémissements à tout ce qui porte une plaque de police au revers de son veston.
Donc, me voici dans le merdier, sans grandes ressources, après m’être laissé blouser par une fille que j’aimerais bien retrouver un de ces quatre matins…
Que faire ?
Je quitte la cabine téléphonique parce que c’est un endroit où l’on respire mal lorsqu’on a tendance à être cardiaque, et n’importe qui aurait le palpitant en compote après une émotion pareille.
Je me fais servir un grand whisky, je le bois sans eau, avec juste un cube de glace pour l’hydrater… Et je sursaute. Je me dis que Sophie vient de quitter l’hôtel… Elle ne savait pas hier que j’allais l’entraîner à Versailles, par conséquent il n’y a aucune raison pour qu’elle y séjourne. On peut donc parier le slip de Marlene Dietrich contre un avion à réaction qu’elle va regagner Paris. Et, comme elle n’a pas de voiture à sa disposition, on peut parier aussi qu’elle va regagner Paris par le train. Moi, en descendant du train, j’ai immédiatement téléphoné. Il ne s’est pas écoulé vingt minutes depuis que je suis sorti de la gare… Donc, le train suivant n’est pas encore arrivé.
Je bondis hors du bar et je fonce au milieu de la cohue, sans prendre garde aux interjections des flics qui me prennent pour un type un peu dévissé.
Je parviens sous la verrière de Saint-Lazare en même temps que le train suivant en provenance de Versailles.
Vite je m’embusque derrière un kiosque à journaux et je regarde le flot des voyageurs… Il faut de bons yeux pour pouvoir tous les passer en revue. Je m’écarquille tellement les mirettes que je chope un courant d’air dans la matière grise. Mais j’ai beau m’énucléer, je ne vois pas de Sophie. Il y a d’autres petites souris, toutes aussi gentilles, mais pas de Sophie !
Ça me fout en renaud. Je me calme en me disant qu’après tout, lorsque je l’ai quittée elle était encore au plume et qu’il faut un bout de temps à une grognasse, fût-elle gangster, pour se ravaler la façade… Elle sera peut-être dans le suivant ?
Je vais m’asseoir au buffet de la gare, après avoir noté l’heure d’arrivée du prochain Versailles-Paris.
L’alcool me flanque un coup de fouet. Je me dis que j’ai tort de me casser le der pour des futilités. Après tout, c’est du sport, et moi j’aime le sport !
Je torche encore deux glass de raide, j’achète une tablette de chewing-gum à la chlorophylle et je retourne m’embusquer derrière l’éventaire du marchand de journaux.
Lorsque le train stoppe, j’ai un grand frisson de bonheur qui me titille l’épine dorsale. En effet, la première personne qui saute sur le quai, c’est Sophie.
Elle marche rapidement, d’une allure décidée. Elle fourre son ticket dans la main du contrôleur et se dirige vers le hall principal. Je la suis prudemment. Pour les filatures, faites confiance ! Un caméléon ne ferait pas mieux que moi.
Je m’attends à la voir filer dans le grand Paris, mais pas du tout. Au lieu de ça, elle se dirige vers un guichet.
Elle prend un billet et retourne dans le hall des départs. J’en suis baba car je ne m’attendais pas à celle-là…
J’ai un moment de flottement. Que dois-je faire ? Je ne sais pour quelle direction elle vient de se munir d’un ticket. Et à quel titre questionnerais-je le préposé ?
Tant pis, je verrai venir. J’ai remarqué que dans cette gare il n’y a pas de poinçonneuses de billets à l’entrée des quais. On ne vérifie les titres de voyage qu’à l’arrivée. Rien ne m’empêche de prendre le même bolide que Sophie. S’il y a une vérification en cours de route, je serai toujours à même de dire au contrôleur que je n’ai pas eu le temps…
Je la vois qui s’engage sur un trottoir entre deux trains. Dans lequel va-t-elle grimper ? Dans celui de gauche ou dans celui de droite ?
Celui de gauche va à Argenteuil, celui de droite à Mantes.
J’attends qu’elle ait pris place dans l’un des deux convois avant de me montrer sur le trottoir de départ.
Elle choisit la ligne de Mantes. Je bigle alors la liste des localités desservies par ce train et je lis, en bas de liste, le mot Mézy.
Mézy, ça me dit quelque chose…
Ça me revient brusquement ! C’est Sophie qui m’en a parlé.
Il paraît que c’est à Mézy que M. Masset possède sa maison de campagne !
Mézy est un gentil bled sur les bords de la Seine. Exactement la vision de l’Île-de-France que donnent les magazines touristiques des U.S.A. en regard de la publicité pour les compagnies de navigation.
Il y a de la verdure, beaucoup de verdure… De grands arbres, de vieilles maisons avec du lierre dessus et d’autres crèches, des neuves, rutilantes comme des maquettes de décors.
C’est le coin pépère où les pleins aux as ont leur carrée pour s’oxygéner de temps à autre.
Je n’ai pas vu de contrôleur et je suis du reste empoisonné, car je vais devoir parlementer au portillon de la gare, ce qui attirera sur moi l’attention de la souris. Comme je le prévois, elle descend à cette station. Avec elle, il y a un curé et une bonne femme armée d’un panier.
Si je fous les pinceaux sur le gravier du quai, je vais aussitôt attirer l’attention comme un lézard sur une assiette de potage.
Je décide de demeurer dans le train.
J’attends que le convoi s’ébranle. Lorsqu’il a dépassé la gare, je m’adresse au croquant qui me fait vis-à-vis.
— Pardon, Mézy, est-ce bientôt là ?
Le mec manque en perdre son râtelier.
— Mais c’est ici ! brame-t-il.
Je joue le gars effondré. Je me catapulte sur la portière, rouvre et descends sur le marchepied. Le tacot trace à au moins cinquante à l’heure. Mais j’ai réussi d’autres performances. Je m’accroupis, et pique en avant. Je me reçois bien et c’est heureux, parce que je découvre qu’à quatre centimes de ma calbombe se trouve un poteau télégraphique ; il s’en est fallu d’un rien que ma hure fasse des petits !
Ce système d’évacuation règle la question du billet. Je dévale le remblai du chemin de fer. Me voici dans un petit chemin creux qui sent bon la France. J’avais toujours pensé que la France possédait cette odeur-là.
Je repère l’agglomération, sur la hauteur, et je m’y dirige en rasant les murs. Je n’ai pas fait trente pas que je me trouve presque dans le dos de Sophie. Elle est en train de sonner à la grille d’une vaste propriété et elle semble pressée, car elle piaffe littéralement.
Je n’ai que le temps de me jeter à plat ventre dans le fossé. Il ne me reste qu’à espérer qu’elle ne m’a pas vu.
Un moment de silence, puis un pas fait crisser les graviers. J’entends la porte qui s’ouvre.
La voix de Sophie dit :
— Bonjour… Rien de neuf ?
Un double pas s’éloigne sur les graviers. Je me redresse. Tout ça est aussi explicite, aussi clair qu’un discours électoral prononcé en sanscrit.
Est-ce que par hasard le père Masset m’aurait eu au bidon ? Après tout, Sophie est peut-être bien sa fille.
Et tout à coup, j’y vois clair. La môme est bel et bien la fille de l’industriel ; seulement, après que je l’eus eu quittée, elle a réfléchi et s’est dit qu’elle était embarquée décidément dans une trop sale histoire. La voix de la raison s’est élevée. Elle a téléphoné à son vieux, de l’hôtel. Il lui a ordonné de venir se planquer dans leur turne de cambrousse, histoire de se soustraire à la curiosité des flicards. Oui, ça doit être ça ! Lorsque je lui ai téléphoné, le vieux avait déjà des nouvelles de sa gosse, il savait qu’elle ne craignait rien et c’est pour couper court qu’il m’a déclaré ne pas avoir de fillette.
Je me dirige vers un petit paquet de maisons où, certainement, doit se trouver un café.
C’est fou ce que j’ai envie de me téléphoner des trucs raides dans la cornemuse.
Les Français sont puissamment organisés côté troquet. Il y en a de partout. Celui où je pénètre est grand comme un mouchoir de poche. Il y a des tableaux de chasse sur les murs, et une tonnelle devant la lourde, avec une table ronde sous la tonnelle.
Je commande un cognac. Comme j’ai l’accent américain, le patron comprend tout de suite que je le désire dans un grand verre et m’apporte une rasade qui ferait fonctionner un quadrimoteur pendant deux heures !
Puis il me regarde, les yeux moites, rêvant peut-être que je vais lui régler son breuvage en dollars. C’est fou ce que les Français ont de la sympathie pour les dollars…
Je le regarde aussi et nous nous sourions.
— Joli pays, fais-je.
— Oui, admet-il, c’est tranquille.
— C’est bien ici que M. Masset a sa propriété ?
— Juste au bout du chemin, au tournant. Vous le connaissez ?
— Non…
Il se frappe le front.
— Vous avez peut-être lu le journal ? Il y a eu un crime dans son appartement de Paris. Quelle histoire ! Il est parti cette nuit…
— Oui, j’ai vu…
Je questionne :
— Il a de la famille ?
— Il est veuf…
— Il a bien une fille ?
— Non.
Bing ! J’en prends un nouveau coup sur le cigarillo. Pas de fille !
Ma nouvelle théorie s’effondre comme un soufflé qui a trop attendu.
— Il vit seul ?
L’autre prend un air malin, ce qui, avec la tronche qu’il trimballe est un véritable tour de force.
— Un homme comme M. Masset ne reste jamais seul bien longtemps… Il est porté sur la fesse, je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire ?
Un aveugle verrait ce qu’il veut dire…
— Je mangerais bien une paire d’œufs, dis-je, c’est possible ?
Il me dit que oui et disparaît dans sa cambuse.
Moi je torche mon glass et je me plonge dans des méditations sans fin. Tout cela est de plus en plus compliqué. Cette Sophie, vous êtes de mon avis, n’est pas une Sophie comme les autres.
Elle assomme des gens, couche ensuite avec eux, joue un jeu, puis un autre, se fait passer pour la fille de l’homme chez lequel elle organise un cambriolage, n’est pas plus sa fille que je suis moi, le duc de Windsor, et pourtant se réfugie chez lui…
En France, on m’a l’air d’être salement compliqué !
Et moi qui croyais naïvement que c’était un des coins les plus tranquilles de la planète, le pôle Nord excepté !
On m’y reprendra à bouquiner les dépliants des offices de voyages !
L’heure tourne lentement.
Trop lentement à mon gré.
Ce que j’attends ? La nuit ! Cette bonne vieille nuit sans étoiles, qui est le rêve intime de tous ceux qui mijotent quelque chose de pas très catholique. Mais comme l’après-midi commence, je me dis qu’avec mon système nerveux survolté il me sera impossible de piétiner plus longtemps.
Il faut absolument que je tente quelque chose… ABSOLUMENT !
Je quitte le bistro et je me dirige vers la propriété. Avant d’arriver au virage où s’ouvre le portail, j’oblique sur la droite, dans un petit chemin, un sentier plutôt, envahi par les orties et les ronces.
Ce sentier longe le mur de la propriété sur une certaine distance. Il est en pente raide. Ce qui fait qu’au bout de vingt mètres je suis absolument dérobé à la vue de passants éventuels.
Justement, à cet endroit, le mur est dégradé, comme un officier félon. C’est un jeu pour moi que de me hisser jusqu’au faîte. Une fois à califourchon sur le mur, j’observe les azimuts.
Je vois une vaste propriété bien entretenue, avec des pelouses rasées comme le tapis d’un billard, des massifs de fleurs, des sapins verts entourés d’arceaux…
À peu de distance se dresse la maison. C’est de la chouette cahute. On aimerait y passer le week-end en compagnie de donzelles pas trop regardantes du côté balcon.
Je me laisse glisser de l’autre côté du mur. J’atterris au milieu d’un gazon moelleux. Il me semble que je marche dans de la crème à la vanille… C’est doux…
Le hasard, qui est quelquefois de mon côté, a fait que les ouvertures de la maison : portes, fenêtres, se trouvent sur les trois autres faces.
Donc, à moins d’un pépin, je ne risque pas d’être aperçu de l’intérieur. C’est un sérieux avantage dans ma situation. Je réalise très bien le danger que je cours. Il suffirait qu’un gnaf m’aperçoive et alerte les archers pour que je sois fabriqué comme un rat dans une trappe. Du coup, on me refilerait d’autor tout le linge sale de la maison sur le râble.
Courbé en deux, comme un fantassin dans la plaine, j’avance vers la demeure de ce mystérieux Masset.
Je finis par arriver dans l’angle formé par la maison proprement dite et un garage à voitures, construit en additif.
Je m’y terre un instant pour récupérer un peu et dresser un plan d’action, car il ne s’agit pas de jouer les naves, comme mon petit copain Rilley ! Aucun bruit ne me parvient. Les mecs d’ici ne sont pas bruyants, décidément, ou alors ils pioncent. Peut-être que la sieste est une coutume française ?
J’attends, mais vous le savez, c’est un sport pour lequel je n’ai pratiquement aucune disposition.
Au bout de cinq minutes je me fais tellement tartir, dans mon coin, que je serais disposé à accepter n’importe quel engagement dans la Légion étrangère plutôt que de moisir ici davantage.
Je pousse une petite reconnaissance jusqu’à l’angle de la cambuse. De là, j’ai une vue de la façade. Il y a un perron, des croisées ouvertes…
Je me coule le long de ladite façade et, parvenu à la première fenêtre ouverte, je hausse un œil indiscret dans la pièce. Celle-ci est un grand salon de style ancien, avec un piano à queue et des potiches tellement grosses qu’une famille de quakers pourraient s’y installer.
Je chope la barre d’appui, je fais un gentil rétablissement et je foule la moquette de ce salon.
Sans même avoir à le décider je tire mon feu. Il me pousse dans les mains dès que l’heure devient plus ou moins grave. Mon feu, c’est comme qui dirait un second moi-même. Je suis sa pensée et il est ma force… Vous comprenez le topo ?
Nous hésitons, l’un et l’autre.
Mon oreille est tendue comme la peau des fesses du roi Farouk lorsqu’il lace ses chaussures. Mais je ne perçois toujours pas le moindre bruit.
Si ce n’était ces fenêtres ouvertes, je pourrais croire que la maison a été désertée.
J’éprouve une vilaine impression.
Un feu rouge s’allume sous ma coupole.
Cela me fait comme lorsqu’on se sent observé.
Mais personne ne peut m’observer. Je pousse la porte et j’échoue dans un vaste hall carrelé. Des plantes vertes, des statues de marbre…
Et le silence. Un silence à découper au chalumeau !
L’envie me prend de héler les habitants de la cambuse. Mon battant s’agite comme un fou.
Bonté divine, il se passe quelque chose ! Il se passe quelque chose… Mais quoi ?
J’ouvre la porte qui fait face à celle du salon, c’est celle du bureau. Personne.
Le hall s’élargit, vers le fond. D’autres pièces y débouchent. Toutes les portes en sont closes. Toutes, sauf une. Et, de cette porte ouverte sortent deux jambes d’homme, étendues sur le parquet.
Ces jambes me fascinent.
Je m’en approche, lentement.
Je découvre alors le paysage. Il n’est pas beau à regarder, bien que j’aie l’habitude de ces spectacles-là, je préfère encore les chutes du Niagara.
Le mec à qui appartiennent ces guiboles est mort comme un ragoût de mouton.
Il a la gorge ouverte d’une oreille à l’autre et sa physionomie est tout ce qu’il y a d’exsangue. Le gars qui lui a pratiqué cette incision devait être un champion du rasoir, moi je vous le certifie.
Le mort porte un gilet rayé. C’est l’autre larbin, celui d’ici !
On peut dire que le Masset n’a pas de vase avec son personnel !
Après une pareille séance, les offices de placement ne voudront plus rien chiquer pour s’occuper de lui.
Son valet de chambre de Paris ! Ensuite son valet de chambre de Mézy ! C’est une vraie gageure !
Qui a bien pu faire ça ? Pas mon pote Rilley en tout cas…
Je fouille le mec. Il a dans sa poche-revolver un vieux porte-carte avec dedans quelques billets de mille et un permis de conduire au nom d’Alfred Lunel.
Alfred ! C’est lui qui a ouvert à Sophie, tout à l’heure.
Tiens, mais, au fait, où est-elle passée, celle-là ?
Les autres pièces du rez-de-chaussée sont vides.
Je m’attaque au premier étage. Et je n’ai pas à chercher bien longtemps avant d’apercevoir ma petite poulette de Sophie.
Elle est étendue dans le hall, une balle juste au milieu du front, ce qui lui fait un troisième œil. Les humains étant conçus et réalisés avec deux châsses, ce troisième est d’un effet peu esthétique, je vous l’affirme.
Je me penche sur elle, mais elle est morte. Je n’ai encore jamais vu vivre quelqu’un avec une praline au milieu du caberlot.
Décidément, plus ça va, moins j’entrave ce qui se passe ! Il me semble que je suis une bonne vieille balle de ping-pong qui fait la navette entre deux événements.
Voilà que ça se corse de plus en plus, à tel point qu’il me faudrait un flacon de whisky et un tube entier d’aspirine pour que je sois en état de penser convenablement.
Je reconstitue le drame à ma manière. Un type est venu de l’extérieur avec l’intention de buter Sophie ; c’est donc qu’il savait la trouver là ! Cela signifie qu’elle était en cheville étroite avec sa pomme !
Il n’avait pas besoin de sonner pour pénétrer dans la propriété, probablement parce qu’il en possédait les clés ! Il est peu probable qu’il ait fait le mur, comme moi. Quand on a l’intention de foutre tout le monde en l’air, on ne court pas le risque de se faire remarquer comme un vulgaire maraudeur !
Il est entré. Dans le hall, il a vu le larbin et il l’a zigouillé silencieusement afin de ne pas donner l’éveil à la môme. Puis il s’est mis à sa recherche et l’a rencontrée dans ce vestibule. Une balle !
Le gars économisait sa pétoire ! Il est reparti… Voulait-il quelque chose qui se trouvait dans cette demeure ? Je ne le pense pas.
Tout est parfaitement en ordre. Je sais renifler ces atmosphères-là. Le type ne désirait qu’une chose : scrafer la souris. Pour la conception d’un meurtre, vous pouvez faire confiance à l’Ange ! Je suis comme qui dirait licencié ès crimes !
M’est avis que je n’ai rien à maquiller dans cette nécropole. C’est mauvais pour la santé de s’éterniser dans une boutique où gisent deux cadavres.
Je vais pour m’esbigner lorsque mon regard est sollicité par un objet brillant posé sur le tapis de l’escalier. Je me penche et je réprime un sursaut. Cet objet n’est autre que la petite glace de poche que Sophie avait essayé de me griffer dans ma piaule de Pantruche.
Du coup, une rogne noire m’envahit !
Est-ce que ce petit jeu va continuer longtemps encore ! Est-ce que le gougnafier qui s’acharne à me foutre dans le baquet de mélasse ne va pas bientôt cesser ses salades !
Ce miroir, ça n’est pas Sophie qui l’a semé là. Parce que, vous allez voir, je l’avais laissé dans ma chambre du Welcome après la petite séance de lutte gréco-romaine. Or, je ne suis pas retourné dans cette chambre depuis et Sophie non plus ! C’est donc quelqu’un d’autre qui a opéré.
Qui, Grand Dieu ! Qui ?…
Je suis l’objet d’une vaste machination. Une machination qui dépasse la simple petite combine du début. Quelqu’un s’est mouillé dans une affaire terrible et cherche à se dépêtrer des bourres en les lançant sur moi…
Ce quelqu’un, je le trouverai sûrement dans l’entourage de Masset. S’il m’a choisi comme tête de lard, c’est qu’il avait besoin d’un vrai gars à la redresse pour ça. Probable que la demi-porcif appelée Rilley n’avait pas les épaules suffisamment larges pour endosser le paletot en question…
Ouais !
Je glisse le miroir dans ma poche. J’avais acheté ce morceau de vérité dans un Prisunic de Frisco pour le donner à la môme Sissy. En tendant un demi-dollar à la vendeuse, je ne pensais pas qu’il provoquerait tant de convoitise… C’est marrant, au fond !
Je le foutrais bien en l’air, mais il paraît que de casser un miroir, ça vous cause des giries pendant sept berges, je m’ai l’air assez poissard comaco en ce moment !
Et tenez, la meilleure preuve que je suis poissard c’est que, juste au moment où j’abandonne la viande froide de la môme Sophie pour me tirer, j’aperçois, au bas du monumental escalier une ciliée de représentants de la maison bourreman. Ils sont en demi-cercle, l’air aussi gracieux que des tigres du Bengale avec assez de soufflants dans les paluches pour transformer Tarzan en descente de lit !
Mon pouls s’accélère. Je vous jure que ça me fait un vrai effet. Ne pas avoir ce qui s’appelle levé le petit doigt sur son semblable et se faire fabriquer par une flopée de gros méchants avec des accusations de meurtres en veux-tu en voilà, c’est trop tarte !
Le piège s’est refermé ; dans l’ombre, un loustic me guettait, me suivait pas à pas… Il savait tout ce qui allait s’accomplir et il mijotait de rabattre le couvercle de la masse sur moi.
J’ai un geste instinctif pour sortir mon bavard et distribuer des valdas.
— Les mains en l’air ! hurle un des truands. Et pas un geste ou tu es mort !
C’est la débâcle !
Je cramponne les nuages en soupirant…
L’un des flics vient à moi, une paire de menottes dans les mains. Les autres s’avancent, lentement, sans cesser de me coucher en joue avec leur artillerie de frontière !
Leur connerie, c’est de déléguer un passeur de bracelets. Le mec marchant en avant, lorsqu’il est juste devant mézigue il intercepte les coïts de ses pieds nickelés !
Je fais un rapide calcul. Pour me passer les poucettes il va me faire baisser les pognes ! À ce moment-là, je pourrai peut-être jouer les Robin des Bois…
— Tes poignets, mon salaud, grogne le flicard.
Il a une tronche qui a dû servir de cible pendant trente ans dans un jeu de massacre. Tellement bosselée qu’on ne sait pas par quel bout le regarder. Je baisse les mancherons.
Au moment où il met ses bracelets dans la position convenable, je lui donne un coup de genou dans les précieuses. Un petit coup très vache, très sec… Il pousse un petit grognement et se plie en deux !
Je le griffe par le revers de son veston et je lui fais une prise japonaise qui le bloque contre mon buffet.
— Tirez pas ! je crie à ses potes, ou alors c’est cet ami qui déguste…
Tout ça s’est déroulé tellement vite que ces bignolons n’ont pas eu le temps de réaliser. Ils se croient au cinéma et ont brusquement tendance à devenir de simples spectateurs…
M’est avis que c’est le moment de sortir un cinquième as de ma manche, vous ne pensez pas ?
Ceux qui hésitent, dans ces cas-là, ont des dispositions solides pour faire des macchabées !
Moi je n’hésite pas. Je tire en arrière le gros flic qui me sert de bouclier, j’opère un léger mouvement tournant qui me met à l’angle du mur et de l’escalier. Encore dix centimètres et je serai momentanément à l’abri des balles. Je les fais, puis, d’une détente, je repousse mon tas de bidoche… Le matuche bat des bras et bascule en arrière, entravant la ruée de ses collègues. J’aime autant vous dire que je ne perds pas mon temps à consulter le journal pour voir la rubrique des spectacles !
Comme un météore, je fonce dans le couloir. Il y a une porte ouverte, je m’y rue, je la repousse…
D’un regard prompt je réalise l’endroit où je viens d’échouer : une salle de bains !
Tout ce cirque ne peut servir à grand-chose ! C’est reculer pour mieux sauter !
Je donne tout de même un tour de clé à la lourde et je traîne devant un meuble métallique.
Rempart bien fragile que cela ! Un tour de clé et un meuble devant une lourde n’ont jamais empêché les flics de pénétrer quelque part.
Ils foncent comme des sangliers harcelés par la meute. Leurs épaules ébranlent la porte. Ils gueulent des injures, ils trépignent, ils me jurent qu’ils vont me faire la peau… Qu’ils vont me faire bouffer mes dents et ils me racontent déjà tout le programme des réjouissances.
Je les crois sans peine. Les matuches aiment bien bousculer les mecs qu’ils appréhendent. En réalité, ce sont les inculpés qui appréhendent ! Et comment ! Plus le délit est grave, plus le gars a résisté, et plus ils font fonctionner leurs battoirs…
Si je tombe vivant entre leurs pognes, moi je vous le dis, lorsqu’ils en auront terminé avec moi, il ne restera pas plus d’air dans mes poumons qu’il n’en reste dans une vessie pétomane sur laquelle s’est assis l’Aga Khan… Dans les côtelettes, ils billent, ces carnes ! Et vlan, remettez-nous ça, la patronne !
Je n’ai rien à attendre d’eux… Du moins rien d’autre qu’un petit jardin sur le ventre dans un cimetière de banlieue !
Et tout ça alors que, pour la première fois de ma vie, je suis blanc comme neige !
Elle est duraille à gober, celle-ci… Qui m’aurait dit, et qui aurait dit à tous les dessalés de Chicago que l’Ange Noir se ferait dessouder par des bignoles français, pour des délits qu’il n’a pas commis !
Ah non ! C’est trop fort… Merde arabe ! Je veux bien régler ma note, mais seulement lorsque j’ai consommé. J’aime pas acquitter les factures des autres ! Ça me chiffonne !
À part la porte, provisoirement barricadée mais qui n’en aura pas pour longtemps, la salle de bains ne comporte qu’une seule issue. Et cette issue est constituée par une étroite fenêtre rectangulaire…
Je l’ouvre… Cette fenêtre donne sur une face de la masure que je ne connaissais pas encore : celle de la piscine. Oui, il y a une piscine ; une bath pistoche garnie de céramiques vertes qui, grâce au ciel, contient de la flotte.
Et voyez si le hasard fait bien les choses ! Le côté profond de la piscine est justement situé sous cette petite fenêtre…
Je ne fais ni une ni deux. Je boutonne ma veste, je sors mon feu, le jette à côté de la piscine dans un tas de sable et je me glisse dans l’encadrement de ladite fenêtre. Tout ça se passe en cent fois moins de temps que je n’en mets à vous le raconter.
En pratiquant ainsi, je ne puis pas prendre d’élan… C’est à force de reptations que j’arrive à franchir cet encadrement étroit.
Je fais un effort du buste, je donne une secousse et zoum !
Ça y est, je tombe… J’ai à peine le temps d’allonger les bras en brise-lame que me voici déjà dans la baille.
Je ne perds pas ma jeunesse à jouer au triton. J’opère un retournement et, d’un coup de talon je me propulse à la surface… J’émerge à cinquante centimètres de l’échelle de fer. J’empoigne les échelons et je m’extrais de la piscine.
Un flic paraît à la fenêtre et se met à gueuler aux petits pois…
Ces carnes ont déjà eu raison de la porte.
En même temps qu’il brame, le flic de la fenêtre tire. Mais on ne peut jamais bien faire deux choses à la fois. Il rate tout ce qu’il veut, or, comme ce qu’il veut c’est ma carcasse, on peut dire que sa maladresse est la bienvenue.
Les balles passent si loin de moi que c’en est risible.
Je saute sur le tas de sable où m’attend mon feu. Je l’empoigne, le lève, et décide de donner une petite leçon de tir à ce branque.
Une seule dragée suffit. Il cesse de tirailler, son feu tombe dans la piscine, sa tête pend comme un linge sale sur le rebord de la petite fenêtre.
Moi je ne m’occupe plus de lui. Je m’ébroue pour me dégager un peu de cette flotte qui alourdit considérablement mes fringues et je cours vers la lourde.
Des cris éclatent derrière moi. C’est le reste de la meute qui se lance à mes chausses.
De plus, comme j’arrive au portail, je vois se dresser devant moi deux types de la police routière en uniforme.
Toute retraite est coupée. Y a pas à hésiter une seconde. Puisqu’on me fait le coup de Charlemagne, je vais faire celui de Napoléon.
J’avance le museau de mon feu et je presse la détente.
Le plus grand écope d’une balle dans la brioche. Il gueule comme un goret en se massant le garde-manger… L’autre met la main au côté pour dégainer sa rapière.
Je le foudroie d’un coup de crosse à la tempe…
Mon idée est de sauter sur la moto d’un des archers, mais les poursuivants me serrent de trop près ; le temps que je mette un de ces lourds engins en état de foncer et ils m’auront sucré…
Tant pis ! Je n’ai que mes cannes, je vais tâcher de les utiliser le mieux possible.
Le train onze, ça me connaît !
Je comprends vite que si je fais la course sur route, ce sera un jeu d’enfant pour eux de m’avoir car ils disposent d’une flopée d’engins tous plus motorisés les uns que les autres… D’autre part, c’est duraille de se baguenauder en pleine cambrousse… Toutes les propriétés sont closes de murs, dans la région… J’entends une pétarade.. Un flic fait démarrer une moto. Je suis bon… Si encore il faisait nuit, mais va te faire bénir ! Un soleil à tout casser illumine le paysage…
Je cours de toutes mes forces et je vous prie de croire que ça représente quelque chose !
La moto gronde derrière ma pomme. Elle arrive à ma hauteur. Je ne me retourne pas car ce serait freiner mon allure, mais je rentre la tête entre mes épaules, m’attendant à recevoir une volée de plombs dans le placard…
Le type de la moto est un flic en civil, il me dépasse, bloque sa machine en travers du chemin et lève sa main. Sa main droite.
Et dans sa main droite, il y a un de ces colts comme je ne souhaite à personne d’en avoir un sous le nez !
— Arrête, grince-t-il.
Mais c’est lui qui arrête, il arrête tout, y compris son existence de flic. C’est un gars qui était p’t’être bien champion de motocyclette, mais qui avait le tort de ne pas compter avec les réflexes des gens. Avant qu’il ait terminé son geste de menace j’ai craché du feu et il biche le pruneauga exactement dans la grosse veine du cou. Ça se met à gicler ferme par l’entaille ainsi pratiquée. Le raisiné coule à gros bouillons et le zigoto bascule par-dessus sa moto. L’engin se met à pétarader par terre. Il ne me reste plus qu’une chose à faire et je la fais. En deux secondes je redresse la péteuse, je l’enjambe comme s’il s’agissait de la première greluche venue et je manœuvre la manette de démarrage. Cette fois, l’avenir se présente un tantinet mieux.
Cette paire de roues, je vous le jure, c’est quelque chose. La moto est une machine anglaise de 500 cm3 avec laquelle on peut espérer, sinon crever le mur du son, du moins dire au revoir à une bande de poulagas en délire…
Et j’ai rudement bien fait de ne pas moisir. D’autres moteurs se déclenchent, là-bas, et la poursuite s’organise…
Je fonce, je fonce ! Mes aïeux, ce que ça peut bomber ! Les gens qui encombrent la route se hâtent de la dégager. Ils évacuent la piste comme si une caravane de lépreux passait par ici…
Cette moto, je la sens bien, entre mes cuisses. C’est une monture puissante et docile…
Je décide de filer du chemin vicinal afin d’attraper la grand-route. Sur une voie convenable, je pourrai donner un petit échantillonnage de mon savoir-faire…
Je la trouve, la route, presque immédiatement. L’espace d’un éclair, j’hésite : faut-il tourner à gauche, du côté de Paris ou bien à droite, du côté de Rouen ?
Je tourne à gauche, et je crois agir sagement. Paris c’est la populace, la grande foule où l’on s’engloutit, où l’on peut se planquer, tandis que la province, c’est les espaces dégagés où l’on remarque le premier mec qui a une verrue sur le pif ou sa cravate de travers…
Toutes les polices de la région vont être alertées, je connais l’histoire… Or il est plus aisé de dresser des barrages sur des routes peu encombrées. Il faut donc que je choisisse les autres.
Je jette un coup d’œil à mon compteur de vitesse.
Il me dit cent dix, moi je lui dis merde, et j’appuie encore sur la manette des gaz. L’aiguille fait un nouveau saut et se pose vingt degrés plus loin. Comme ça, à condition que je ne ramasse pas un billet d’à-plat, je suis certain que les flics qui me suivent ne pourront pas me rattraper. De fait, le ronron de leurs moulins diminue. Reste ceux qui, bientôt alertés par téléphone, ne manqueront pas de se dresser devant moi.
Sans ralentir l’allure je traverse une agglomération dont je n’ai pas le temps de lire le nom sur la plaque d’émail bleu. Des cris saluent mon passage.
Des coups de sifflet aussi : c’est un bignolon en faction à un carrefour, qui s’époumone sur son sifflet…
Je l’enchose, celui-là. À pied, à cheval et surtout à motocyclette. Comme un tonnerre je bille sur la route ombragée par un double rideau d’arbres. À dada ! Je tressaute sur mon bolide… Si jamais la roue avant rencontre un caillou, ce sera inutile de faire les présentations, je serai chez le diable avant !
Je n’entends plus les matuches. Ils doivent traverser sagement le patelin, éviter les femmes et les enfants !
Je franchis une distance qu’il m’est impossible d’évaluer, because j’ai besoin de toute mon attention. Puis c’est un autre village. D’après mon estimation personnelle, ce sera le dernier que je rencontrerai, après je me trouverai sûrement devant un barrage, à moins que les flics français ne soient de vraies portions de courges. Ce dont il est tout de même permis de douter jusqu’à plus ample informé.
Comme je débouche dans ce nouveau bled, je pousse un rugissement en constatant que c’est jour de marché. Les rues sont bordées d’éventaires en plein vent et encombrées de ménagères et de marchands forains.
Je vais être obligé de traverser ce toutime au ralenti, à moins, bien sûr, de foncer dans le tas en écrasant des cors aux pieds et le personnage qui va avec ! Je freine !
Et comme je freine, je prends une optique plus humaine, je retombe à l’échelle des bons bipèdes qui sont icigo.
La voilà, la foule où je rêvais de me noyer…
J’arrête la pétoche et je vais la carrer derrière la remorque d’un marchand de veaux.
Personne, dans ce tohu-bohu ne m’a arnouché…
Bravo !
Je fouinasse dans le point le plus compact du marché. Et alors j’entends toute une série de klaxons… L’autre moto débouche, pilotée par un flic en uniforme qui fait de grands gestes pour obtenir le passage. Elle est suivie d’une traction avant contenant le solde de la bourdillerie.
Ils passent, ces naves, soucieux seulement de fendre la foule… Moi, je commence à me gondoler vachement.
Avouez que pour une bonne plaisanterie, c’en est une !
Seulement je suis un sage à ma manière. C’est-à-dire que j’ai l’expérience des hommes en général et des flics en particulier… Je ne me fais pas d’illusions… Ils sont sur les dents, ils courent sur leur lancée. C’est pourquoi ils ne songent pas à demander des tuyaux sur ma pomme. Mais à la sortie du patelin, pour peu que plusieurs routes se présentent — et il se présente toujours au moins deux routes à la sortie d’un bled —, ils seront obligés d’interroger les pégreleux, histoire de savoir quel chemin j’ai emprunté. On va leur répondre alors qu’aucun motocycliste ne vient de déboucher et ils comprendront que je me suis payé la taxe de séjour du patelin.
Ce sera — ce qu’en langage militaire on nomme — l’investissement du bled. Bien qu’un homme investi en vaille deux, cette idée ne me sourit pas le moins du monde…
Ils vont retrouver ma moto… Ce sera le grand bidule numéro 1. Ils vont faire venir du renfort, les gardes mobiles, la troupe, les chiens policiers… Devant une grande battue, que puis-je faire, seulard dans ce village ?
J’en suis là de mes méditations attristées lorsque j’aperçois une chouette poule en blouse blanche qui s’installe dans la cabine d’une grosse camionnette en tôle ondulée.
Sur la camionnette, il y a un panneau affirmant que le beurre Machin-Chose est le premier de tous. J’ouvre la porte de la cabine.
— Qu’est-ce que vous voulez ? fait la souris.
— Je vous demande pardon, je dis, mais je viens de manquer le train et je suis pressé. Vous iriez pas dans ma direction, des fois…
— Je file sur Argenteuil, dit-elle.
— C’est près de Paris, ça ?
— Oui.
— Alors c’est O.K., vous pouvez me charger ?
— D’accord, dit-elle, vous avez des bus, une fois là-bas…
— Magnifique.
Tandis qu’elle traverse le bled, je feins d’arranger ma godasse, de manière à ne pas être vu de l’extérieur.
Puis je me redresse. La route est provisoirement libre.
— Vous n’êtes pas français ? fait la môme.
— Non…
— Anglais ?
— C’est ça…
— Touriste ?
— Touriste, oui…
— Comment trouvez-vous la France ?
Elle a mis un brin de coquetterie dans cette innocente question. Je la regarde. Elle est jolie, un peu blanchâtre, comme les gens qui travaillent dans les laitages, mais jolie, pas de question !
— La France, je lui dis, c’est un pays comme ça !
Et je lui brandis mon pouce sous le nez.
— Il y a les plus jolies filles du monde, j’ajoute.
Une vague rougeur égaie ses joues blêmes.
Nous roulons un petit moment. Le silence s’impose…
Soudain elle fronce les sourcils.
— Tiens ! s’exclame-t-elle. On dirait qu’il y a un accident, là-bas.
Elle me montre au loin devant nous, une file de voitures arrêtées en bordure de la route. Des gendarmes s’agitent…
Pas d’erreur : c’est le barrage redouté. Je crois que j’ai eu une riche idée d’emprunter ce mode de locomotion.
Je me tâte sur la conduite à adopter… Que faire ?
Je regarde la môme…
— Ça n’est pas un accident, je lui dis, c’est un barrage…
— Un barrage ?
Elle ne comprend pas.
— Oui, la police barre la route parce qu’elle recherche quelqu’un…
— Ah, bon…
Elle est insouciante, évidemment. Pour elle, ça ne la concerne pas et elle s’en balance que les matuches jouent au chien d’arrêt.
— J’aimerais autant qu’ils ne me voient pas, dis-je.
Elle ralentit et me regarde d’un air incertain.
— Ah oui ? murmure-t-elle.
— Oui… Je… je n’ai pas mon passeport sur moi, et s’ils demandent les papiers ils vont tiquer, ils m’amèneront au poste pour vérification… Déjà que je suis pressé…
Elle me sourit.
— Vous n’avez qu’à vous asseoir par terre… À moins qu’ils ne fouillent les voitures…
Elle est chouïa tout plein, cette petite marchande de beurre.
— Ça n’est pas bête, je lui dis.
Et je prends place sur le plancher de la guinde.
J’ai le visage au niveau des genoux de la môme, ils valent qu’on leur accorde un petit regard admiratif, parole !
Des genoux bien ronds, avec, par-dessous, des mollets admirables et, par-dessous encore des chevilles d’archiduchesse !
Je ne peux m’empêcher de porter la main sur ces jambes coulées au moule.
— Soyez sage ! dit-elle. Ou sinon, je dis aux gendarmes que vous n’avez pas de passeport.
Pour m’engueuler elle a juste pris la voix de la môme qui veut qu’on poursuive la séance. Les gonzesses ont une façon de dire non qui signifie encore !
— Allons, allons, petite demoiselle, je lui dis, est-ce ma faute si vous avez la plus belle paire de jambes que j’aie jamais touchée ?
Et je continue mon discret massage en remontant lentement… Elle serre d’abord les jambes en les balançant de droite à gauche pour chasser cette caresse trop insinuante, mais je sais insister et elle finit par s’immobiliser. Ma main fend ses jambes comme un soc de charrue fend la terre généreuse. Ses cuisses s’entrouvrent. C’est chaud, c’est doux, par là… J’arrive à la limite de ses bas… Là-haut, je l’entends qui respire fortement… Ça lui fait un effet terrible ce numéro de reptation… Terrible, Madame !
Moi je ne demande qu’à l’anesthésier pour franchir le barrage sans encombre, mais je ne veux pas, non plus, qu’elle perde les pédales. Ça serait le bouquet !
La bagnole s’arrête.
Une voix qui roule les « r » demande :
— Vous n’avez pas vu sur la route un homme jeune, de taille moyenne, brun, joli garçon et ayant l’accent américain ?
La souris a un soubresaut qui me parvient à travers ses cuisses. Elle ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil dans ma direction, mais comme j’ai prévu ce regard en entendant dégoiser le bignolon, j’ai sorti mon pétard de ma main libre et je le montre à la petite marchande de laitages.
— Non, dit-elle vivement, pas vu…
— C’est bon, passez…
Et le type ajoute :
— Si les gangsters américains viennent tuer les gens chez nous, on n’arrivera plus à faire tout le boulot…
Il a des mots qui fâchent, le gendarme.
Après une petite phrase comme celle-là, la fille ne pense plus du tout à la robe qu’elle se fera faire l’été prochain ! Je peux toujours essayer de lui palper la cressonnière, ça ne lui fait plus le moindre effet. Pour la chavirante, je repasserai une autre fois. Mais pour l’instant c’est scié, et comment, Madame ! Elle est à ce point baba, la laitière, qu’elle ne pense plus à manœuvrer son tank !
— Qu’est-ce que tu attends ? je lui souffle, démarre !
Elle obéit comme une automate. Je sais pas à quoi elle pense, mais c’est sûrement pas à la mort de Louis XVI…
Lorsque nous avons franchi une certaine distance, je commence à me relever…
— Attention ! fait-elle brusquement, il y a des policiers tout le long de la route !
Tiens, voilà que mon charme opère, ma parole…
Je reste assis sur le plancher.
— Merci, je dis, vous êtes gentille… C’est mon physique qui vous fait de l’effet, ou bien si c’est ça ?
Je brandis mon feu.
— Les deux, murmure-t-elle.
Elle ajoute, sans me regarder, les yeux fixés sur la route :
— Vous êtes un gangster américain ?
— Il paraît…
— Vous avez tué des gens ?
— C’est la caractéristique des gangsters, oui.
Elle ne souffle plus mot.
— Vous avez la frousse ? je questionne.
— Pas trop, répond-elle, je n’ai pas d’argent sur moi… En général, les gangsters tuent pour de l’argent, du moins tous les livres l’affirment.
— Il n’y a pas que l’argent…
Elle me regarde, pour la première fois, et avec une telle insistance que je crains pour notre sécurité.
— Regardez plutôt devant vous, ma douceur !
Elle relève la tête…
— Il y a toujours des flics ? je demande.
— Ils ne font pas la haie, dit-elle, mais j’en croise pas mal… Vous devez être une grosse légume dans le crime…
— Assez, oui…
— Ça se voit…
— Vous allez être un amour, je dis.
— Vous trouvez que je ne me comporte pas comme un amour depuis un bon moment déjà ?
— Justement, j’y prends goût, et je voudrais que vous continuiez.
— Que faut-il faire ?
— Pas grand-chose…
— Mais encore ?
— Me piloter jusqu’à Paris, par exemple…
— Facile… Quel quartier ?
— Un quartier populeux de préférence…
— Les Halles, ça vous va ?
— Pile !
Je réfléchis…
— Pourquoi les Halles ?
— Parce que j’ai une course à y faire et que je fais d’une pierre deux coups…
Elle n’a pas froid aux yeux, la donzelle. En voilà une qui est bien de la race de Jeanne d’Arc !
— Après, je demande, je suppose que vous allez cavaler à la police pour leur dire que vous m’avez trimballé et leur révéler dans quel secteur vous m’avez débarqué ?
Elle ne répond pas.
J’insiste.
— N’est-ce pas, beauté ?
— Je ne sais pas, fait-elle.
Je ricane.
— Il y a conflit entre votre bonne vieille honnêteté et votre penchant pour les jolis gosses ?
— Parce que vous êtes un joli gosse ?
— Vous n’allez pas me faire croire que vous ne vous en êtes pas aperçue, non ?
— Ça dépend, murmure-t-elle.
— Ça dépend de quoi ?
— De son idéal…
J’hausse les épaules…
— Un mot bien français, ça ! Idéal ! Les femmes, dans ce pays, ne sortent jamais sans leur idéal, pas vrai ?
— Vous avez quelque chose contre les femmes de ce pays ? se rebiffe-t-elle.
Je souris…
— Moi, pas du tout… Au contraire, j’aurais plutôt un faible pour elles.
Et, pour appuyer cette affirmation, je glisse à nouveau ma main fureteuse dans son entre-jambe… Elle ne joue pas l’obstruction. C’est un plaisir que de caresser la peau d’une fille pareille.
Ses cuisses sont veloutées comme des pêches bien mûres… Elles sont tièdes…
Mes doigts s’égarent dans la défense dérisoire d’une culotte de soie…
— Arrêtez, fait-elle…
Je ne me décide pas à obéir.
Elle répète, d’une voix pâmée :
— Arrêtez, je vais perdre la tête…
Je stoppe la manœuvre.
— On pourrait peut-être, avant de se séparer, aller dans un petit hôtel peinard, je suggère, histoire de faire mieux connaissance, vous ne croyez pas ?… J’ai lu dans un journal sérieux que les échanges entre les gens de différentes nations sont les bases du monde futur… Ça vous dirait, chérie, que nous nous occupions un peu du monde futur, vous et moi ?
— Pourquoi pas ? fait-elle, les dents serrées.
Elle est pâle et ses narines sont pincées… C’est le genre de gamine qui a dû apprendre l’amour ailleurs que dans les manuels d’histoire ou dans les bouquins de la comtesse de Ségur ! Avec elle, on doit pouvoir jouer au Stromboli plus aisément qu’à la marelle !
— On y est bientôt ? je demande.
Depuis un bon moment déjà je perçois les bruits, la rumeur immense de Paname !
— Nous y voilà, déclare-t-elle.
Elle décrit un large virage… Puis la voiture s’arrête.
Elle ouvre la portière de son côté, saute à terre et se met à hurler…
— Attention ! Au secours, c’est le gangster ! Il est là !
Je me relève d’un bond ! Et je pousse le plus retentissant des jurons. Cette enfant de garce m’a vachement chambré… Pendant que je la pelotais elle préparait un coup formidable : elle m’a conduit droit dans la cour de la Préfecture de police et il y a autant de flics autour de moi que de nègres dans l’Oubangui !
Je réalise tout en un éclair…
La fille me tenait assis afin, prétendait-elle gentiment, de me soustraire à la vue des policiers qui s’échelonnaient sur la route, en réalité c’était pour que je ne me rende pas compte du chemin que nous suivions !
Beaucoup d’arnaque en vérité.
Chapeau bas !
Et moi, comme une crêpe, qui lui demandais de me conduire dans un endroit populeux ! Tu parles… Mince d’endroit populeux… Je regarde vivement. Les matuches ne savent pas exactement ce qui se produit… Ils regardent cette fille qui gueule, ils me regardent, et ils froncent le sourcil sans se décider à intervenir…
Heureusement que je n’ai pas donné mon blaze à la cocotte ! Si elle bramait que c’est l’Ange Noir qui occupe la cabine du camion là, ils se dégèleraient, les vachards ! Toute la maison flicard me débaroulerait sur le paletot.
Mais ce cri de « le gangster ! » les déconcerte… Ils se disent que la souris est peut-être un peu pincecornée et qu’elle qualifie de gangster simplement un déluré qui lui a trituré la jarretelle… Je me dis, à toute vitesse :
« Et maintenant ? Qu’est-ce que tu vas faire, bonhomme ? »
Je remarque que la cour est pleine de véhicules de toutes sortes. La fuite n’est guère possible, et pourtant ? Le moyen d’agir autrement ?
Alors l’Ange Noir des grands jours se manifeste. C’est comme au cirque ; on fait l’exercice sans filet pour époustoufler le cochon de public.
Je me glisse derrière le volant… Je tire le démarreur et je mets en marche en direction de la lourde. Les flics réagissent alors. En voici deux qui ont le culot de s’interposer devant moi, croyant naïvement que leur carcasse va me faire stopper.
Il ne m’en faut pas davantage pour me faire filer un coup d’accélérateur. L’un des deux est cueilli par l’aile droite de la camionnette et il est projeté à trois mètres ; le derche par terre et l’air plus abruti que s’il venait de découvrir un serpent à sonnette dans son calbard. Du coup, ça redéclenche ces bons messieurs qui se mettent à galoper, à glapir, à siffler comme s’ils étaient dans un rodéo.
Moi j’arrive à la lourde. Je colle la bagnole en biais de façon à obstruer l’entrée. Puis, d’un effort terrible, j’arrache le levier des vitesse de façon à bloquer le toboggan. Je saute à terre, du côté de l’extérieur…
Deux autres matuches me barrent la route. Faut croire que les condés c’est comme les escargots : ça marche par deux !
J’appuie mon flingue sur la tunique de l’un et je dis à l’autre :
— Si tu remues le petit doigt je perfore ton ami Julot !
Il s’immobilise… Alors je lui balance un coup de pompe à l’endroit où, s’il est un homme, ça doit se voir…
Le mec tombe, vert comme une laitue.
Un coup de tête dans les gencives de l’autre…
Des gens qui passent se foutent à courir et à hurler… Moi je joue la décarrade…
Je ne prends nulle attention aux coups de gueule de ces messieurs. S’il fallait faire gaffe à tout ça ! Tout ce que je sais c’est que, pendant une bonne heure ils ne pourront pas me trotter après autrement qu’à pinces, car il leur faut le temps de dégager la camionnette, et aussi qu’à cause des gens qui passent ils ne peuvent décemment me mitrailler, car ça risquerait de faire faire des heures supplémentaires aux croquemorts de Paris.
Je file… La Seine est là, à droite et à gauche… Je tourne à gauche et j’arrive juste à une station de taxis. Je grimpe dans l’un d’eux.
— Où allons-nous ? me demande un type aux sourcils épais comme des brosses à dents.
— Ailleurs ! je lui réponds en lui installant ma pétoire sous le nez… Et qu’on y aille en vitesse, tout est là…
Comme il part, un flic saute sur le marchepied. Je tourne la manette de la portière et je flanque un sérieux coup d’épaule.
Le bourdille prend la portière dans le paysage, il lâche tout et bascule sur la chaussée au moment pile où radine une voiture de livraison. J’entends un craquement sec. C’est son crâne qui éclate exactement comme une coquille de noix sous la patte d’un éléphant.
Les cris redoublent, la circulation se coagule derrière nous. Très bien, cet incident, ça distraira un peu les copains du mec ! Il se prenait pour un corsaire de légende, ce gars-là, ma parole !
Si on les laissait faire, ces porteurs de képis, ils finiraient vite par se prendre pour Jean Bart ou je ne sais pas qui !
Non mais…
Mon chauffeur a les flubes…
— Plus vite ! je lui dis.
— Oui, oui, fait-il, terrorisé.
Ses chocottes jouent aux castagnettes. On dirait la Carmencita !
— Tu vas fausser ton dentier, Toto, je lui dis. Mords ta langue que j’entende plus ce bruit idiot !
— Bien, Monsieur…
— Et mets la sauce… Je te promets, si les flics nous rattrapent, une gentille praline derrière le dôme, ça te fera sauter le couvercle…
Il chiale en écrasant son champignon.
— Mais, M’sieur… Je vous ai rien fait !
Je me bidonne franchement.
— Où qu’il est allé à l’école, cézigue ! S’il fallait nettoyer que les mecs qui vous ont fait quelque chose, la vie deviendrait plutôt monotone… Non, poulet joli, tu ne m’as rien fait… Mais ça ne veut rien dire, tu sais… Si les flics me bichent, tu m’auras fait que tu auras manqué de vitesse et c’est un genre de truc que je ne pardonne pas.
Pour le moment, pas besoin de lui cravacher la gueule, il bombe ! Nous suivons les quais… Nous passons dans un bref souterrain qui évite l’engorgement d’un pont… Ça continue à pleine sauce.
Je reconnais au passage le Louvre, de l’autre côté de la Seine, puis, à gauche, la Chambre des députés… Lorsque je rêvais à tous ces monuments, je ne pensais pas que je les apercevrais en un éclair, avec les boutonnés à la rondelle !
La circulation se fait moins dense.
Je bigle le tableau de bord du taxi et je constate avec horreur qu’il n’a presque plus de tisane dans son réservoir. L’aiguille de l’essence est presque à zéro. Donc, ses possibilités sont limitées.
Que faire ?
Je regarde par la vitre arrière… Je ne vois rien.
Il faut absolument que je profite de ce calme relatif pour me garer… On arrive à la hauteur de la tour Eiffel.
— Écoute, Toto, je lui fais, j’aperçois une station de taxis. Je vais changer de bolide, en prendre un plus véloce que ta raclure… Tu vas me descendre ici et filer comme un dératé sans t’arrêter… Je te dépasserai avec ton remplaçant et si je vois que tu es arrêté, je te télégraphie une valda dans la panse, vu ?
— Oui, oui, Monsieur, affirme-t-il.
Il est heureux comme un pape, de s’en tirer à si bon compte !
Il me largue et démarre. Je le regarde disparaître. L’endroit est tranquille, des touristes avec des appareils photographiques mitraillent la tour Eiffel. C’est un trait lumineux dans ma cale.
La tour Eiffel !
C’est un des coins de Paris où un type ayant l’accent amerlock ne risque pas de se faire remarquer.
Le hasard fait bien les choses !
Monsieur Eiffel aussi !
Je vais à pas lents jusqu’à un pied de la Tour où les gens font la queue. Avec quel plaisir je m’y incorpore, mes aïeux ! C’est rudement bon de se sentir au milieu d’innocents pèlerins lorsqu’on est un homme traqué… La Tour est un coin idéal pour se planquer, et le dernier endroit où un flic viendra vous chercher…
Je prends un jeton pour le dernier étage et je suis le flot dans l’immense ascenseur.
Tandis qu’il se hisse lentement vers le ciel, je constate que Paris devient plus petit. J’ai la réconfortante impression de le dominer, de le vaincre… Des voitures de police passent en cornant…
L’Ange Noir ! Ils savent maintenant que c’est de moi qu’il s’agit. Mais je m’en fous ! L’Ange s’envole…
Personne ne me remarque… Tout le monde est trop occupé à bigler les horizons… Pour la première fois depuis mon arrivée, j’ai un moment de vraie détente.
Je visite l’édifice en détail et je me laisse aller à oublier ma situation précaire.
C’est bath de se dégager des contingences…
Les Parisiens qui font bien les choses et qui pensent à la gueule en toutes circonstances ont aménagé un chouette restaurant au premier étage de la construction. Cela me rappelle que mon estomac crie famine.
Je pénètre dans la turne et je me colle dans un petit coin tranquille. La lecture d’un menu en France est une chose très émouvante pour un type qui a la dent.
Comme je n’ai rien de mieux à rouler, je me commande un tas de trucs soi-soi avec du picrate de première…
Voilà une façon agréable de passer le temps !
Il fait grand nuit lorsque je descends de mon formidable perchoir. C’est maintenant que ça va devenir coton. Les bourdilles ont un auxiliaire de première qualité : la nuit.
Ils savent que la nuit les rues se vident, que tout le monde a besoin d’un toit, et c’est ce qui fait leur force.
Les toits dont disposent les truands traqués sont des toits d’hôtels ou de meublés ; c’est-à-dire des toits contrôlés par la flicaillerie…
Qu’est-ce que je peux bien faire, sachant que les hôtels, les garnis, les gares, les aéroports me sont interdits ?
C’est une question duraille à résoudre… Passer la nuit ? Marcher, rester dans des bars ? La nuit est pourrie de bourdilles… C’est plein d’indics et de poulets, partout !
Il ne me reste qu’une solution : utiliser mon physique avantageux pour séduire une greluche qui m’emmènera pieuter chez elle.
On m’a beaucoup parlé du bois de Boulogne dont j’ai aperçu la lisière l’autre soir, en allant chez Masset. Il paraît qu’il y a dans ce bois plein de gerces qui veulent se faire bouillaver et de mectons qui chassent la gonzesse. Je trouverai peut-être chaussure à mon pied.
Je m’apprête à prendre un tacot, mais je me ravise : soyons prudent. Les chauffeurs de taxi sont tous en cheville avec les poulagas. Alors, bernique ! Gare aux taches…
Je me contente du métro. Après avoir ausculté le plan, je m’embarque pour la porte Dauphine.
Dix minutes plus tard j’y débarque et je m’enfonce dans les allées ombreuses… En effet, des ombres rôdaillent sous le couvert. Des ombres d’hommes, des ombres de femmes qui font gauler leurs clébars.
Je me joins à elles. Je les renouche sous le pif. Ce qu’il me faut, c’est pas une déesse avec des exigences et un vieux protecteur à la clé, mais une vioque en quête d’un petit champion du suspensoir.
Une vioque c’est le rêve dans mon cas, parce que ça a toujours une carrée discrète où planquer ses trésors et c’est d’une carrée discrète que justement j’ai besoin !
Cette vioque tant espérée, il ne me faut pas longtemps pour la dégauchir. Elle est assise sur un banc, l’air lointain…
Elle sent le parfum de luxe à dix lieues à la ronde et sa toilette vaut le prix d’un yacht de plaisance.
C’est le moins qu’elle puisse faire, car dessous c’est moins bien… Ça doit même être vachement décevant, moi je vous le bonnis…
Elle est plus près de la cinquantaine que de la grande pyramide d’Égypte. Elle a autant de poitrine qu’un œuf à la coque et quand elle enlève son maquillage on doit avoir envie d’éteindre l’électricité et de tirer le rideau s’il fait clair de lune, mais peu importe… C’est à ma sécurité que je songe, à elle seule.
Je m’assieds sur le banc à côté d’elle après m’être incliné poliment. Ne jamais perdre de vue les règles de politesse élémentaires…
Elle m’adresse un très léger, très cordial sourire… Elle apprécie ma bienséance… Et sans doute aussi mes biscotos, car je sens qu’elle louche sur moi…
Je me tourne franchement vers elle.
— Belle nuit ! dis-je.
— Magnifique, assure-t-elle, engageante…
— La France est magnifique… Quelle douceur…
— Vous êtes anglais ?
— Non, américain. Je suis romancier et je voulais faire un voyage d’études sur votre beau pays…
Elle en a la glotte trépidante.
— Comme c’est intéressant, susurre-t-elle. Que pensez-vous des femmes françaises ?
— Ce sont les plus belles, les plus excitantes, j’affirme bien haut. Surtout les femmes… comment dire, dans toute leur maturité… Elles me troublent infiniment…
— C’est vrai ? fait-elle.
Elle se rapproche de moi. Je découvre son regard, il est goulu. Cette daronne a envie de ma pomme, c’est homologué !
Je me dis :
« Allons, bonhomme, fais pas la fine bouche… »
J’arrondis mon bras et je la presse contre moi.
Son parfum m’asphyxie.
Elle me tend les lèvres. J’ai une répulsion terrible qu’elle doit prendre pour du désir.
« Allons, voyons, je me sermonne, vaut encore mieux ça que d’engager sa nuque dans la lunette de la guillotine… »
Alors je lui roule un patin maison en essayant de penser à autre chose…
Et c’est pas facile !
Cette bonne femme, comme toutes les bonnes femmes auxquelles vous faites mine de vous intéresser, me raconte sa vie séance tenante. Son zig est armateur. Il a du pognon à un point incroyable et, non content d’équiper des barlus, il navigue…
Elle, la mer lui dit rien. Elle préfère le plancher des vaches et la bonne herbe sur laquelle il fait bon bouillaver…
Elle pioge dans un somptueux appartement et se fait tartir à tarif exceptionnel…
Bref, c’est la greluche qui a un brasero à la place du fignedé et qui passe son temps à recruter des malabars pour jouer au sifflet dans la tirelire.
Elle me dit que j’aimerais peut-être me torcher une bouteille de champ’ chez elle. Elle a une terrasse sur le sommet de sa carrée où on peut renifler le grand air… Comme c’est exactement ce que je cherche, je lui dis que je suis son homme et nous filons.
Sa bagnole est arrêtée un peu plus loin, et c’est pas une brouette, croyez-moi. Il s’agit d’une Porsche décapotable peinte en crème avec des housses de cuir grenat… Je m’installe à ses côtés. Tandis qu’elle actionne son teuf-teuf, je me dis qu’il faudrait que les matons soient drôlement dégourdoches pour repérer l’Ange dans cette caisse à savon…
Ces glandibus sont en train de fouiller les hôtels borgnes et de promettre la rédemption à leurs foies blancs d’indics pour obtenir de mes nouvelles. Et pendant ce temps, qu’est-ce qu’il fait, l’Ange ? Il traîne ses galoches dans la bonne société…
La turne de la bonne femme est vraiment balaise. C’est luxueux comme une vitrine d’ensemblier. Deux étages, vous voyez le jus ? Avec, par en dessus, ainsi qu’elle l’a annoncé, un jardin suspendu.
Je me glisse dans un fauteuil à bascule et j’attends qu’elle ait préparé des boissons convenables en reniflant les roses…
Cette terrasse, c’est un vrai morcif de paradis…
La vioque s’annonce avec des whiskies grand format.
On biberonne sec. Elle a l’air d’aimer ça. Elle vide son glass comme vous dites bonjour, et son gosier doit être blindé parce qu’elle ne sourcille absolument pas…
— Il est fameux, votre rye, je dis. C’est pas de la pisse d’âne.
— J’en ai du meilleur, assure-t-elle.
— Pas possible ?
— Vous allez voir, heu… quel est votre nom ?
— Smith, excusez-moi. Foster Smith…
— Je me prénomme Mariette, glousse-t-elle.
Je lui dis que c’est un blaze ensorceleur et qu’il doit être doux de le chuchoter dans la moiteur d’une alcôve.
Elle est d’accord sur ce point.
Mais avant, elle veut m’échantillonner sa cavouze.
Le raide qu’elle m’amène, cette fois-ci, doit lui être fourni directement par le bon Dieu…
C’est un nectar. J’ai jamais plongé mon renifleur dans un breuvage pareil.
Elle m’explique que c’est son vieux qui le lui envoie.
Probable que le mec a hâte d’être veuf et qu’il compte la brûler vive avec cette eau de feu.
Elle en vide deux verres et elle commence à être sérieusement partie.
Elle approche son fauteuil du mien et cherche ma bouche. Je me dis que si elle m’embrasse je vais la foutre par-dessus la balustrade. Ce qu’elle peut me débecqueter, cette grognasse, c’est rien de le dire !
Elle se fait chatte et y a rien de plus intolérable qu’une bonne femme grotesque qui minaude…
Je me lève.
— Pourquoi me fuyez-vous, Foster chéri ? murmure-t-elle.
— C’est ce whisky, je fais, il me fait tourner la tête…
Je vais m’accouder à la balustrade de pierre et je regarde Paris, la nuit, avec son halo lumineux qui flotte au-dessus de ses toits comme une auréole sur la calbombe d’un saint de vitrail.
C’est beau…
Y a des enseignes lumineuses qui éclatent, un peu partout…
De tous les côtés, ça pète le feu !
Je regarde à pleins yeux.
— C’est très émouvant, n’est-ce pas ? murmure la vieille seringue qui, cette fois, a décidé de jouer la vaseline.
— Très, fais-je.
Je fronce les sourcils. À quelques centaines de mètres à vol d’oiseau, j’aperçois les dents de scie d’une usine.
Par-dessus ces toits découpés, il y a une enseigne immense, en lettres de néon rouge.
Je lis : « CONSERVES MASSET »…
Vous pouvez pas savoir l’effet que ça me produit.
Vous ne trouvez pas que c’est un peu farce de venir crécher tout à côté de l’usine du Masset ?…
Le hasard est marrant. Au cours de ma vie aventureuse, j’ai appris qu’il ne fallait jamais le prendre pour des clopes… Si le hasard frappe à votre porte c’est qu’il a quelque chose à vous dire, moi je démordrai jamais de ça…
Il y a dans notre putain d’existence une espèce d’harmonie qui fait que rien n’est inutile ou fortuit. Tout a une signification. Si, ce soir, je suis venu dans le bois de Boulogne pour faire un levage, si, dans l’immensité du bois, j’ai rambiné une vioque créchant près des Conserves Masset, c’est que le hasard a une idée de derrière la tête…
Je regarde attentivement l’usine et j’avise, un peu en retrait, un petit bâtiment vitré qui doit être celui des bureaux. Il y a du feu à l’intérieur de ce bâtiment, ce qui, à cette heure de la nuit, est assez insolite…
Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?
Il ne fait pas équipe de nuit, Masset ? Et puis, lorsqu’une usine fait équipe de nuit, ce sont les ouvriers qui grattent, pas les zouaves des burlingues !
— Qu’est-ce que tu regardes ? me demande la souris qui veut brusquer les choses.
— La nuit, je réponds… Écoutez, mon âme, j’ai trop biberonné, il faut que j’aille me dégourdir un peu les jambes.
Elle paraît consternée du haut en bas.
— Je supporte mal la boisson, dis-je. Pour que je puisse passer une bonne nuit, faut que je me remette en état…
— Vous n’allez pas revenir, boude-t-elle.
Je la prends par la taille et, de mon autre main, je lui fourrage l’avant-scène.
— Pouvez-vous en douter ? je demande avec ma voix calibre Tyrone Power amélioré Gary Cooper… Au contraire, c’est pour savourer l’ivresse d’une nuit merveilleuse que je veux rentrer en possession de tous mes moyens !
— C’est vrai ?
L’espoir lui revient comme une mouche revient sur une tartine de miel.
— Ne vous dérangez pas, je fais. J’en ai pour une petite demi-heure au maximum. Du reste, je laisse la porte ouverte…
Il ne me faut pas de boussole pour retrouver l’usine. Le Masset, il est vachement fier de son blaze because il le fait peindre sur toutes les faces de son usine.
Le lieu est peu passant. Je me mets à longer les bâtiments. Je contourne une rue, et je me trouve devant une petite porte de fer… Cette lourde ne comporte pas de loquet, mais elle est munie d’une serrure et une serrure ne m’a jamais gêné dans mes promenades.
Je sors un petit truc pointu de ma fouille et j’ai une conversation sérieuse avec ladite serrure.
Ça boume, elle est à moi… Je pousse la lourde avec l’épaule et elle s’ouvre docilement.
J’entre alors dans une vaste salle où se trouve une énorme turbine. Il fait, ici, un froid de canard. La turbine produit du courant, elle fonctionne présentement.
Pourquoi l’usine a-t-elle besoin de courant cette nuit, puisque personne n’y marne ?
Alors je réfléchis que c’est une usine de conserves et que, dans les conserves, il y a la catégorie bidoche, et que la bidoche plus que le reste a besoin de froid pour tenir le coup avant sa mise en boîte.
Ce courant actionne les chambres frigorifiques de l’entreprise. Je quitte cette salle et je me propulse dans une vaste cour au fond de laquelle s’érigent des hangars à vélos. Sur la droite, je repère le bâtiment vitré qui est illuminé comme les salons de la préfecture un soir de grand bal.
Cette partie de la boîte est située au premier étage. Pour y accéder, il faut emprunter un escalier de fer construit en additif sur la façade.
Je m’annonce, prenant grand soin de ne pas faire frémir les marches métalliques. S’agit pas de déclencher un nouveau badaboum. J’en ai ma claque de jouer à la poursuite infernale ; ça allait dans le cinéma de mon quartier quand j’étais mouflet…
Mais je sais me faire aussi silencieux qu’un chat lorsque j’entreprends une petite reconnaissance. J’y vais tout ce qu’il y a de mollo… Mon ectoplasme ne ferait pas davantage de bruit. Bientôt je peux hisser ma tasse à la hauteur du vitrage. Je plonge un regard aigu comme un passe-laine dans l’aquarium et je renouche un mec en train de farfouiller dans un coffre-fort. Ce zouave n’a rien du monte-en-l’air. Et puis il n’a pas non plus la façon d’opérer d’un casseur. Non, il est bien fringué et il agit en toute tranquillité, avec la lumière abondante…
Profitant de ce qu’il accorde toute son attention à des papelards, j’empoigne le loquet de la porte et je le tourne doucement.
Lorsqu’il s’est actionné, je prends mon crachoir et je pousse la porte brutalement.
Le mec sursaute et se redresse.
— Du calme ! je dis en refermant la porte.
Il y a des rideaux roulants devant les verrières. Je les actionne afin que, de l’extérieur, on ne puisse suivre nos faits et gestes.
Le type me fixe d’un air assez effaré. C’est un homme d’une cinquantaine de berges, un peu empâté, avec des yeux bleuâtres et une mâchoire lourde.
— Qui êtes-vous ? me demande-t-il.
— Minute, je fais, c’est moi qui tiens la seringue, donc c’est moi qui pose les questions.
Je rigole.
— Ce sera la même : qui êtes-vous ?
Il hausse les épaules…
— Je n’ai pas à discuter avec un voleur, prenez ce que vous voudrez et partez…
— Mettons que j’aie envie de votre portefeuille ?
Il le tire de sa poche si brusquement que j’en suis surpris. Ç’aurait été une sulfateuse, j’aurais à peine eu le temps de le flinguer…
Il me lance le portefeuille. Celui-ci est bien garni. Mais ça n’est pas le blé qui m’intéresse.
Je bigle les papelards qu’il contient.
— Par exemple, je fais, vous êtes M. Masset soi-même ! Fichtre, j’avais une telle envie de faire votre connaissance…
— Vous êtes l’Ange Noir ?
— Ça se voit, non ?
Il hausse les épaules, mais il a une légère contraction des paupières qui trahit sa nervosité…
— Que me voulez-vous ?…
— Ne commençons pas par la fin, mon bon Monsieur, soyons logique au contraire… Vous n’avez pas l’impression que nous avons un tas de choses à nous dire ?
Il me traite par le mépris, en grand seigneur outragé. Il a tort. J’ai déjà dû vous dire que les types qui me prennent pour un cave le regrettent toujours à un certain moment de leur existence.
— Écoutez-moi bien, Masset, vous avez tort de jouer les écœurés. C’est une attitude qui m’a toujours poussé vers les excès ; et quand un type comme moi se met à faire des excès, on ne sait jamais jusqu’où il va… Vous comprenez ? Hein, Masset ? Vous comprenez ?
Je m’approche de lui et je lui mets un coup de genou dans les accessoires. Il blêmit et contient à grand-peine un besoin de hurler…
— Vous voyez, Masset, que nous ne sommes que des hommes, alors à quoi bon jouer les fiers-à-bras ? Vous allez répondre à mes questions sans quoi je vous liquide illico. Je suis nerveux et incapable de me raisonner lorsque je me fous en rogne. De plus, dans le genre téméraire on ne fait pas mieux que moi. La preuve : j’ai toutes les polices possibles et imaginables au panier et pourtant je viens dans votre propre usine faire mon petit cinéma, c’est tout dire… Bon, je commence : qui est Sophie ? Ou plutôt qui était Sophie ?
Il me regarde d’un air ahuri.
— Quelle Sophie ? demande-t-il.
Sa surprise, si elle n’est pas sincère, est mieux jouée qu’à la Comédie-Française…
Je vais pour lui décocher un second coup de tatane, mais je me dis qu’après tout, Sophie n’était peut-être pas le nom de cette gerce ; elle m’a suffisamment pigeonné pour ne pas m’avoir également doublé sur son identité…
— Sophie, reprends-je, est la jeune personne qui s’est fait flinguer dans votre propriété de Mézy, mon bon Monsieur…
— La fille que vous avez assassinée en même temps que mon second domestique, renchérit-il.
— Je n’ai pas tué cette fille et vous le savez très bien. Je veux savoir qui elle est par rapport à vous.
— Je ne la connais pas le moins du monde…
— Elle se faisait passer pour votre fille.
— Je n’ai pas de fille.
— Je sais !
— Je ne soupçonnais même pas son existence…
— Sans blague…
— Je vous l’affirme !
— Comment se fait-il, alors, qu’elle soit allée tout droit chez vous ?
— Vous l’y avez conduite…
— Ne me poussez pas à bout, Masset. Croyez-vous que je perdrais mon temps à vous poser des questions dont je connaîtrais les réponses ! Cette fille était en cheville avec vous. La meilleure des preuves, c’est que votre larbin la connaissait, qu’elle était une familière du coin…
À nouveau, il me joue la surprise.
— C’est absolument insensé ! s’écrie-t-il. Puisque je vous dis que je ne la connaissais pas !
Il m’ébranle ce mec… L’angoisse me noue l’œsophage. Et si Masset était vraiment en dehors de ce pastaga ? Si c’était un brave zig victime des événements ? Le téléphone retentit.
Mon premier réflexe est de le laisser carillonner son chien de saoul mais il ne faut pas obéir à un premier réflexe, du moins pas toujours.
Je pense brusquement que si on téléphone dans cette usine au milieu de la nuit, c’est parce qu’on sait pertinemment que quelqu’un s’y trouve…
Sans cesser de menacer Masset avec mon tonitruant, je décroche.
Je grogne « Allô ! ».
Une voix épaisse déclare :
— M. Masset ?
Je grogne quelque chose de vague qui veut marquer l’affirmation. Ce que je dois éviter à tout prix c’est de jacter, because mon accent amerloque ; ce sacré accent qui me colle aux chailles comme un caramel.
— Je suis bien content de pouvoir vous joindre, dit la voix. Je voulais vous dire que ça s’est très bien passé ce matin… Du beau boulot… Cet imbécile de ricain est venu se flanquer de lui-même dans le merdier ; c’est chouette, non ? Ça paraît trop beau pour être vrai…
Je raccroche.
— Masset, dis-je, on a assez rigolé comme ça. Cette fois, inutile de me monter un nouveau bateau…
Je lui mets un atout à la pointe du menton. C’est parti tellement sec que le bonhomme vacille. Il titube et part en arrière. Je lui colle un autre biberon dans le portrait… Un qui fait très mal et qui vous fait oublier votre rendez-vous chez le dentiste. Il s’effondre. Ça me permet de rengainer mon feu. Je palpe ses fringues, elles ne contiennent rien d’alarmant.
Alors je l’installe dans un fauteuil canné et je l’y attache avec les ficelles du rideau.
Puis j’examine le contenu du coffre. Il renferme des papelards qui n’ont de la valeur que pour l’entreprise : des factures, des bons de commande, des devis…
C’est pas là-dedans que je raclerai suffisamment d’auber pour prendre ma retraite.
Fichtre non !
Je vois une chemise en bristol vert, posée à terre, devant le coffre. C’est elle que Masset regardait lorsque je suis entré.
Je l’ouvre. Cette chemise ne contient qu’un papier. Sur ce papier, il y a, écrit à la main, d’une écriture inculte :
Masset,
Je me permets de vous rappeler ma petite note de lundi dernier. L’argent doit être expédié par mandat à mon nom, poste restante, bureau 118.
Vous êtes prié de ne pas l’oublier, car je serais obligé de vous rafraîchir la mémoire…
Cette babillarde ressemble plus à une lettre de menaces voilées qu’à une lettre d’amour.
Je m’approche de Masset en la tenant à la main. Justement, ce locdu reprend ses esprits.
— Dites voir, bonhomme, je lui fais, vous avez de la correspondance plutôt bizarre. Franchement, vous m’avez l’air d’un curieux commerçant…
Je le regarde.
— Et puis par-dessus le marché, votre gueule ne me revient pas…
Je le chope par la tignasse et tout en lui tenant la tête raide je le soufflette en va-et-vient.
Bientôt le sang se met à pisser par ses narines et son nez est large comme un chou-fleur. Ses lèvres se tuméfient, ses paupières gonflent…
— T’es moins ronflant, je lui dis. Si tu te voyais, Masset, tu te reconnaîtrais pas, on serait obligé de refaire les présentations…
Je rigole…
— Et alors, tu vas ouvrir ton gentil clapet et me bonnir tout ce que je te demanderai. Primo, ma bonne vieille question des grands jours : qui est la môme Sophie ?…
Il me regarde. Le peu de regard qui passe entre ses paupières lourdes est rien moins que sympathique. S’il pouvait me faire cuire à feu doux, Masset, il n’y manquerait pas…
Comme il tarde à répondre je frotte une allumette et je l’approche de sa cravate, la flamme léchouille la soie et soudain celle-ci s’embrase… Masset pousse un bref cri de terreur en sentant ce petit brasier sur sa poitrine.
Moi, flegmatique, j’attrape une housse de machine à écrire et j’étouffe le sinistre. La cravate de Masset est racornie comme un cep de vigne et son plastron est tout ce qu’il y a de lamentable.
— Parle, dis-je sèchement.
Il n’hésite plus.
— C’était ma maîtresse, fait-il.
— Gentil petit lot, elle faisait l’amour comme une reine… Pourquoi l’as-tu fait seringuer ce matin ?
— J’étais jaloux…
— Parce qu’elle t’avait doublé avec Rilley ?
— Oui…
— Et tu voulais me faire endosser son exécution, hein ?
Je lui distribue un petit échantillonnage de châtaignes des mieux venues.
— Si elle t’avait lâché, Sophie, pourquoi est-elle retournée chez toi, dans ta crèche de cambrousse, ce matin ?
Il hausse les épaules…
— Sans doute parce qu’elle a eu peur. Elle s’est rendu compte qu’elle était allée trop loin. Elle a voulu me demander pardon…
— Tu la faisais filer ?
— Oui…
Je mords à l’hameçon. L’histoire du quinquagénaire hyper-jaloux voulant châtier sa belle infidèle, moitié pour se venger, moitié pour étouffer un scandale, me paraît valable. Seulement, ce qui me contriste c’est cette question de miroir qu’on m’a fauché à un moment où je ne pouvais être suspecté de charger cette pouliche…
— Mon petit doigt me chuchote que tu essaies encore de t’offrir ma cerise, Masset, je dis. Je vais donc employer les grands moyens…
Je remonte mes manches d’une façon significative.
Et juste comme je m’apprête à lui triturer le portrait, une voix, dans mon dos, murmure :
— Lève vite les bras ou tu es mort !
J’ai été vraiment cave d’enfouiller mon feu, tout à l’heure, après avoir ligoté Masset. Je ne pensais pas qu’un danger de cet ordre me menaçait. Comme quoi, on a beau être un fortiche et en connaître un bout sur la question, il vient toujours un moment dans la vie où on se fait repasser.
La voix, c’est celle du téléphone. Cette voix épaisse, qu’on aimerait découper avec un couteau à dessert…
Je lève les mancherons et je risque un œil derrière moi.
J’aperçois une espèce d’enflure volumineuse, quelque chose dans le genre du bonhomme Michelin.
C’est gros, gras, suifeux, suant, luisant… Ça a des yeux de porc, des cheveux raides comme de la paille d’emballage et, sous un bout de nez en pied de marmite, une moustache de conscrit de 1813 !
Ce qui se dégage avant tout de cet individu, c’est l’absence totale d’humour.
Il est massif et con comme un tank.
Je le regarde.
— Tu es le secrétaire particulier de Monsieur, sans doute ? Tu viens prendre le courrier ou quoi ?
— Fais pas le mariole, l’Ange, dit-il.
Je réalise que c’est — vraisemblablement — ce mastodonte qui me filait le train ces jours, et je ne suis pas fier de moi de ne pas l’avoir repéré…
Mais le jardin des lamentations est fermé.
Tout en me pointant son .38 sur la brioche, l’arrivant se dirige vers le fauteuil de Masset ; il rafle un coupe-papier sur le bureau et tranche les liens de l’industriel.
Masset se dresse.
— Merci, Molard, dit-il. C’est une bonne idée d’arriver ainsi…
Le gros pousse un gloussement d’aise.
— Le coup de téléphone m’a paru louche, dit-il. Ça m’a tracassé, alors je suis venu voir…
— Bravo…
— Qu’est-ce qu’il voulait ? demande Molard en me désignant d’un hochement de tête.
— Savoir des choses… Des choses qui ne regardent personne…
— Qu’est-ce qu’on en fait ?
Masset hésite. Il se frotte le nez.
— Nous allons le mettre en lieu sûr, dit-il. Mais fais bien attention à lui, c’est un malin…
— Il n’est pas plus malin que mon feu, affirme Molard, lequel, malgré les apparences, ne semble pas tellement crétin.
Je juge bon de me manifester.
— Que comptez-vous faire de ma petite personne, cher Monsieur Masset ?
Un sourire bizarre se dessine sur son visage grave.
Il a une idée, une idée qui le ravit et qui illumine sa tronche.
Je crois la comprendre.
— Vous allez me balancer aux poulets, hein ? je dis d’un air malin. Et alors les poulagas me feront payer votre addition en même temps que la mienne…
C’est intentionnellement que je lui mets cette idée dans le crâne. Car, vous serez d’accord avec mézigue, mais il vaut mieux être enchristé que de prendre une valda dans le citron.
Et c’est ce que je redoute, à la minute présente. Ces deux hommes ont une façon de me regarder avec convoitise qui ne trompe pas un type rancardé. Ils ont trop envie de ma peau et m’est avis que je pourrais bien être transformé en écumoire avant la fin de la nuit.
— Mais oui, je vous remettrai à la police, affirme Masset, seulement, pas tout de suite…
Il ouvre le tiroir du bureau, y pioche un soufflant petit format mais qui peut faire son boulot tout de même.
— Voilà, déclare-t-il, deux gentils pistolets pour vous calmer les nerfs, mon garçon. Et ne bronchez pas, où ils partent tous les deux en même temps. Je vous signale que Molard est un tireur d’élite. Je vous fais en outre remarquer que je suis en état de légitime défense…
Je finis par m’emporter.
— Oh ! pas tant de salades ! Où est-ce qu’on va ?
— Descendez l’escalier… Je passe devant. Molard vous suit. Si vous faites un mouvement suspect, nous tirons. Vous avez même intérêt à éviter un faux pas…
Il va ouvrir la lourde. Il sort à reculons. Molard me dit :
— Allez gi ! décarre !
Il a une technique parfaite, le gros enflé… Il ne s’approche pas trop près comme font les ignorants. Il sait qu’un coup à la désespérée est plus dangereux lorsqu’on est trop contre le type qu’on emmène balader au bout d’un soufflant.
Je débouche en haut de l’escalier. Masset descend à reculons. Son feu ne tremble pas… Un instant l’idée me taquine de plonger sur lui, de le culbuter… Mais je ne suis pas acrobate. Si j’évite les pralines qu’il ne manquera pas de me distribuer et que je le fasse chanceler, je partirai dans les décors avec sa pomme et le Molard des familles pourra me plomber à son aise, de son point culminant. Il pourra même choisir mon coin de peau le plus tentateur…
Non, je suis marron, salement marron, et je n’ai pas d’issue possible pour l’instant. Je dois ravaler ma rancœur et attendre la suite des événements, de manière à risquer le paxon dans des circonstances plus favorables.
Nous débouchons dans la cour.
Masset ouvre toujours la marche à reculons. Il se dirige vers une certaine partie des bâtiments.
Il pousse une porte à glissière, donne de la lumière. Nous pénétrons alors dans une grande salle où il fait salement frisquet. Au fond de cette salle il y a d’immenses cubes de béton munis de lourdes portes de bois.
Ces portes sont fermées au moyen d’un système de leviers. Et je comprends qu’il s’agit de frigos.
Masset tire une petite clé plate de son gousset. Il l’introduit dans une fente ménagée dans le verrou. Il fait coulisser ledit verrou et ouvre la lourde… Je comprends maintenant leur astuce. Ces vaches vont me boucler dans le frigoulet en attendant d’avoir réglé leur combine. Ensuite ils me cloqueront aux poultoques : tout frais ! Et comment !
Je ne me goure pas.
— Entrez ! me dit Masset.
Je fais la grimace.
— Après vous, patron.
Mais il ne goûte pas la plaisanterie, peut-être parce que je l’ai lancée sur un ton trop lamentable.
— Entre ! grince le gros Molard…
Mon petit doigt me dit qu’il serait temps d’essayer quelque chose si je ne veux pas être transformé en cornesqui.
Mais mon petit doigt n’a qu’à fermer sa gueule parce que le soufflant de Molard ouvrira bientôt la sienne si je bronche. J’ai jamais eu dans mon espace vital un mec aussi scrupuleux, aussi attentif. C’est pas un homme, c’est une mécanique. Il ne suit pas seulement mes gestes, on dirait qu’il suit mes pensées. Son index se crispe sur la détente de sa seringue. Je suis hypnotisé par ce doigt qui peut déclencher ma fin prématurée…
Mort à la fleur de l’âge, ma bonne dame !
Je suis certain que la gâchette a frémi imperceptiblement. Pour peu qu’elle soit sensible, je vais avoir un arrivage sous peu. Et un .38, à cette distance, il fait des trous comme un bulldozer…
— Entre ! répète-t-il.
Son visage est tellement tendu qu’il doit avoir le pétrousquin béant !
— Je crains les rhumes, je fais.
Mais je me démerde de rentrer dans la glacière parce que je suis dans la position de l’homme chauve dont la vie ne tiendrait qu’à un cheveu…
La porte se referme sur moi. Me voilà dans le noir, dans le froid.
Une chape de glace me tombe sur le râble, une main de glace me saisit les poumons. L’air que je respire est glacé… Je claque des chailles ; j’ai les grands flubes… Je m’engourdis…
Bon Dieu, une girie pareille ne m’était jamais arrivée… C’est moche de clamser dans un trou noir et glacé… Car c’est ce qu’ils veulent, les carnes ! Ils vont dire qu’ils m’ont enfermé dans ce frigo en attendant l’arrivée des condés, et ils feront les consternés en découvrant que je suis plus raide que la colonne Vendôme ! C’est mieux, en effet, pour eux, que je crève de cette manière, c’est plus délicat… Ça fait moins vilain que si j’avais du plomb jusqu’au gésier…
Comment qu’il m’a eu, Masset, depuis le départ… Ah ! l’ordure ! Et dire que j’ai failli mordre à ses salades de père tranquille ! Non, je vous jure, faut que je vienne en France pour voir ça ! Tout en gambergeant de la sorte, je me livre à un de ces exercices qui ravirait votre professeur d’éducation physique… Je saute en agitant les bras… Je lutte comme je peux contre cette marée de froid qui grimpe dans mon organisme…
Je me noue ma cravate devant le bec afin de filtrer un peu l’oxygène qui va régénérer mon raisin.
J’arrive vite à m’essouffler. Alors je m’accorde une demi-pause, c’est-à-dire que je diminue la violence de mes mouvements…
Tout en gigotant comme un gardon au bout d’une ligne, je palpe mes fouilles à la recherche d’allumettes. Si je pouvais enflammer le journal qui se trouve dans ma poche, ça me ferait une bouffée de chaleur… Et une bouffée de chaleur, c’est presque un mirage pour moi.
Dire que si je n’avais pas la foutue manie de jouer les Robin des Bois je serais au dodo avec la grognasse de l’armateur, en train de l’usiner dans la chaleur d’une alcôve, au lieu de crever salement dans les glacières de M. Masset.
J’ai ma boîte d’alloufs. J’en frotte une. Une petite flamme naît dans le noir, grandit, illumine l’intérieur du frigi. Je sursaute en voyant que je ne suis pas seulard dans le coin. Au fond, debout, à peine incliné, il y a un homme. Un grand mec à tranche de buteur. Il est mort comme une statue de plâtre. Je m’approche de lui, je le palpe et un frisson me tord la tripaille. Il est dur comme de la pierre, glacé, terrible. En le palpant je l’ai fait basculer ; il tombe à mes pieds et, horreur ! se brise en plusieurs morceaux exactement comme si ce type avait été en verre !
Il est archicongelé…
Je pige alors avec une netteté aveuglante la combine de Masset. Il a liquidé ce gnaf, et il cherche, depuis plusieurs jours, le moyen de s’en débarrasser ; c’est pour cela qu’il voulait que des gangsters se mêlent à sa vie… Il va dire aux bourdilles que c’est un complice à moi. Comme l’homme est mort de froid, on ne peut dire depuis combien de temps il est laga, alors ça paraîtra véridique et on nous associera, ou du moins on associera nos cadavres ! Et y a pas moyen de lutter contre ça… Pas moyen, je suis devenu le jouet de Masset ! Je suis sa chose…
Une rogne noire m’envahit.
C’est vache ce qui m’arrive… Et tellement gland, tellement gland que j’en pleurerais, seulement, si je pleurais, ça ferait des petits glaçons qui pendraient à mes cils. Déjà, ce bref demi-arrêt me tue.
Le froid entre en moi comme de l’eau. On dirait qu’un esprit malin me l’introduit dans le corps au moyen d’un entonnoir.
Je reprends ma gymnastique. Je sens qu’en même temps que je crève, je deviens dingue… Ce type en morcifs à mes pieds ! C’est tout ce qu’il y a d’affreux.
C’est la fin des fins, le bout de l’horreur, la frontière de la folie…
En dansant, parfois, je marche sur un bout du gars et ça craque, ça s’émiette sous mes pieds, exactement comme des morceaux de plâtre.
Lorsque ça se produit je bredouille de frousse. Je pense : « Merde, c’est p’t’être son pif, ou sa main, ou son oreille ! » Je souhaite à personne de vivre un moment comme ça !
Je croyais pas que ça pouvait exister, dans la vie d’un homme, des trucs pareils…
Lorsque je réussis à dominer un peu la vague de froid, je frotte une allouf. J’ose pas regarder par terre à cause de tout ce qui s’y trouve ! C’est vraiment minable !
Je donne un coup d’épaule dans la porte. Mais autant vouloir renverser le Mont-Blanc…
Je renouche le plaftard, alors j’avise la tuyauterie qui alimente le frigo en froid.
Je cramponne mon pétard et je lâche un pet dans le plus gros des tuyaux. Le vague ronron qui résonnait s’arrête pile. Je reprends ma gymnastique.
Jamais je n’ai fait tant de mouvements rythmiques qu’en ce moment. Le maximum, comme gymnastique, qu’un homme potable puisse exécuter… Au bout d’un moment, j’ai l’impression que le froid — sans être en régression — n’augmente du moins pas d’intensité.
C’est affreux comme perspective, ce qui se produit me fait chocotter vilain : l’air se raréfie… En accomplissant ces furieux mouvements, j’ai pipé plus d’oxygène que je n’en consomme d’ordinaire et celui contenu par le frigo vient d’être transformé en gaz carbonique ou je sais pas quoi, n’ayant jamais été porté sur la chimie.
Non seulement je risque de mourir de froid, mais encore je vais clamser étouffé.
Ah ! ce que j’ai été tarte de ne pas filer un coup de boule dans le prosper de Molard. Il aurait manié sa pétoire, d’accord, mais quand même, quand une balle circule il y a de la place autour et il est pas dit que je l’aurais bloquée dans mon espace vital ! Et puis ç’aurait été plus chouïa de baisser le rideau de cette façon…
Dans ce sarcophage je perds la notion du temps… Et même celle de la vie. Je ne suis plus qu’un morceau de bidoche qui se déclare contre le vivagel et qui se remue pour faire durer la petite flamme de vie qui est en lui.
Bientôt je suis incapable d’ordonner mes pensées. Le froid se transforme en chaleur… Des éclairs rouges zèbrent ma vue. Des coups violents résonnent dans ma tête. La main de fer qui étreint mes poumons se crispe… Je m’adosse à la paroi de métal de la cage et je m’abandonne aux anges noirs, aux grands confrères de l’enfer…
Soudain, j’entends un bruit, et ce bruit c’est celui que fait la porte en s’ouvrant. De l’air et de la lumière me sautent dessus, m’enveloppent, me pénètrent, me chavirent…
Oui, la porte s’ouvre…
Une brutale énergie me galvanise. Je joue les Mathurins.
Sans que j’aie à réfléchir je lève mon feu en plaquant ma main contre ma hanche afin de tenir fermement l’arme.
Puis je me rue vers la sortie. Je joue mon va-tout, peu m’importe ce qui va m’arriver ; je m’en fous d’écoper. C’est la grande secouée qui se prépare, le bidule final, la fin des fins !
Je repousse la porte qu’on est en train d’ouvrir et je jaillis hors de la boîte à gel comme un fauve affamé débouche de la cage où on l’a oublié…
Et illico je comprends que je suis en forme pour le gros ramdam et que la chance va enfin être pour moi tout seul si j’y mets du mien.
Il y a devant le frigo une demi-douzaine de pégreleux. Je reconnais Masset et Molard, les autres sont des flics.
Tous ces gnafs s’attendent à récolter une paire de cadavres et ils n’ont pas dégauchi leur artillerie. Aussi sont-ils proprement suffoqués en me voyant débouler.
Pour ne pas leur laisser le temps de réaliser ce qui se passe je braque mon engin sur le premier mec qui se trouve devant moi, et ce mec — le diable soit loué ! — n’est autre que Molard.
Je voudrais que vous voyiez comment je l’assaisonne, cet enfifré !
Vlan ! Vlan ! deux pruneaux dans le buffet et il se met à jouer au macchab de service sans demander son reste.
Je repère la lourde. Avant de sortir, je me retourne.
Même méthode que précédemment :
Vlan ! Vlan !
C’est la grande faucheuse qui passe !
Un flic fait la culbute en avant, un autre s’attrape le bras comme s’il se demandait brusquement s’il est toujours à lui…
Je m’élance dans la cour, heureusement obscure. Je cavale jusqu’à l’entrée principale. Juste à la porte il y a une voiture noire de Police Secours. Le chauffeur qui a entendu les coups de feu s’annonce précisément. Avant qu’il ait eu le temps de crier « halte-là ! » je le rambine d’un coup de boule dans le pif et il tombe à la renverse, je le sonne d’un terrible coup de tatane dans la tempe et je continue ma course.
Grâce à mon sens de l’orientation, je ne mets pas longtemps à repérer la carrée de la vioque du Bois. Pourvu que, ne me voyant pas radiner, elle n’ait pas mis les verrous, cette cruche ! Mais non ! Elle a le dargeot en ébullition et elle fait comme sœur Anne : elle guette sur le pas de la porte, histoire de vérifier si son beau chevalier n’arrive pas.
Et comment qu’il arrive, le beau chevalier !
Dare-dare, Madame ! Car il a la corne d’une voiture de condés aux chausses.
J’entre en la bousculant, je ferme la lourde, tire le verrou et m’éponge le cigare d’un revers de coude.
Elle me regarde, médusée.
— Que… Que se passe-t-il ? bégaie ma princesse lointaine.
Je réalise alors que je suis dans un état vestimentaire déplorable. Mes fringues sont raidies encore par le froid ; une glace de Venise qui se trouve là m’apprend que je suis décomposé, et je me rends compte que je tiens mon revolver à la main…
Dans un salon où l’on n’entre même pas avec son parapluie cela se remarque intensément, vous pensez !
— C’est toute une histoire, dis-je en empochant ma seringue… Vous n’avez pas un petit quelque chose de raidard pour me remonter… Je veux du chaud !
Elle se dirige vers l’office.
Après une hésitation, je la suis. Supposez qu’elle biche les chocottes et qu’elle alerte aussi les hirondelles !
Mais elle ne paraît pas songer aux flics. Elle s’active. Elle verse un demi-litre de rhum blanc dans une casserole, y colle une poignée de sucre et du poivre, et met le tout dans une bouilloire électrique.
Puis elle vient à moi.
— Dans deux minutes vous serez servi, mon chéri, gazouille-t-elle. Mais qu’avez-vous ? Vous êtes glacé !
J’hésite, quelle historiette pourrais-je bien lui bavouiller ?
— Eh bien voilà, je commence.
Mais je m’arrête, en pleine panne d’imagination…
C’est peut-être le froid qui a stoppé mes cellules grises ? Je la regarde.
Elle fixe sur moi des yeux passionnés. Et je pense soudain :
« Pourquoi tu ne lui bonnirais pas tout culment la vérité, à cette haridelle ! En arrangeant la sauce elle pourrait t’aider… »
Je liche le bol fumant qu’elle me tend. Je clape de la langue. C’est un vrai brasero qui me descend dans les profondeurs.
— Eh bien voilà, je reprends.
Mais je la boucle une seconde fois car une sirène retentit dans la rue et stoppe juste devant la boîte.
Je m’immobilise, la main déjà posée sur le pétard.
— C’est pour vous ? demande la bonne femme.
Comment essayer de la blouser ?
— Oui, je dis.
Je me demande comment la voiture a bien pu stopper pile devant la lourde, étant donné que lorsque je me suis engagé dans la rue j’avais déjà distancé mes poursuivants…
— Quelqu’un vous a vu tourner le coin de la rue ? demande-t-elle.
Je hausse les épaules.
— Tourner c’est bien possible, mais comment peut-on savoir que je me suis arrêté ici ?…
— Voyons ! fait-elle, c’est normal : ici c’est une impasse… Ce square se termine par un mur, ils ne peuvent aller plus loin…
Sur ce, un coup de sonnette impérieux nous fait sursauter.
— Dans ces conditions, je dis, va falloir jouer serré, ouvre-leur la lourde et dis que tu n’as rien vu…
Je palpe mon feu…
— Sinon, je fais un tel barnum dans ta carrée qu’il faudra appeler les pompiers pour me calmer et arrêter les dégâts, tu as bien saisi ?
— Oui, dit-elle, n’ayez pas peur…
Elle ouvre une petite porte qui donne dans un réduit.
— Cachez-vous ici !
J’entre dans le réduit, après avoir pris la précaution d’en retirer la clé pour éviter toute surprise désagréable.
Ma mousmée va ouvrir aux bignoles. Illico je respire car elle ne me double pas.
— La police ! s’écrie-t-elle avec une surprise admirablement feinte. Mais que se passe-t-il ?
Une voix animée dit :
— Mande pardon de vous déranger, Madame, vous n’avez rien remarqué d’insolite ?
— Non, fait la greluche, pourquoi ? Il y a du danger ?
Elle rend admirablement l’angoisse, cette tarie… Je l’embrasserais, malgré ses rides et son parfum asphyxiant.
— Nous sommes à la poursuite d’un dangereux gangster américain qui ensanglante Paris depuis trois jours ! explique un autre flicard.
Là, je tique en l’entendant faire mon apologie de cette façon sommaire. La femme de l’armateur ne s’attend pas à un foutra pareil, elle va tomber en digue digue en leur susurrant de cavaler jusqu’au réduit ! Eh bien, faut jamais miser d’avance avec les gonzesses — sans jeu de mots. Celle-ci est tout ce qu’il y a de premier choix pour le bourrage de mou sur flic.
— Un gangster américain ! glapit-elle. Un assassin ! Quelle horreur ! Et mes domestiques qui sont couchés ! Et moi qui fais de l’insomnie ! J’étais justement en train de boire un tilleul… Je n’ose pas rester toute seule ! Je…
Elle joue juste ce qu’il faut. Les bourdilles se disent qu’ils sont tombés sur une grognasse hystéro, et ils n’ont qu’un seul objectif : se tirer les nougats de la panade ; ne pas se laisser agripper par la donzelle.
— N’ayez pas peur, dit le premier. Du moment que vous n’avez rien entendu de suspect, c’est qu’il est allé ailleurs, nous finirons par lui mettre la main dessus, croyez-moi… Vous n’avez qu’à tirer le verrou et si vous avez peur, réveillez vos larbins. Sur ce, bonne nuit…
— Oh ! mais c’est affreux ! insiste la vioque. Affreux, ne me laissez pas toute seule…
— Allez, allez, il n’y a aucun danger !
Ils les mettent. La bonne dame ferme la lourde et vient à moi.
— Ça y est, fait-elle avec un sourire ravi, ils sont partis et ils ne reviendront pas…
Je la regarde, elle me bouffe des yeux, cette tordue ! Elle s’en tamponne que je sois un frère de la côte ou Saint Antoine de Padoue réincarné… Tout ce qu’elle demande, c’est que je lui fasse enfin le grand jeu : au contraire, de savoir que je suis un truand, ça l’excite, elle se dit qu’avec un zig comme moi, elle est plus sûre d’avoir des sensations fortes qu’avec son armateur de mes choses !
— Vous êtes pas trop suffoquée d’avoir un gangster sous votre toit ? je lui demande.
Elle me fait cette réponse extraordinaire :
— C’est merveilleux !
Merveilleux ! Quand je vous le disais qu’à notre époque les bourgeois ont besoin de s’encanailler !
Celle-ci est la pire de toutes !
Elle m’entraîne dans son alcôve, car elle a une vraie alcôve. Faut venir des U.S.A. pour voir ça !
Je ne me fais pas trop tirer l’oreille. Après tout, cette souris a été de première avec moi. Sans elle je bichais une rafale de Thomson dans les badigoinces. Soyons équitable !
Je peux bien lui revaloir ça de la manière qui lui est agréable !
Et puis, une part de calcul se mêle à mon acceptation. Je me dis qu’une partie de jambes en l’air, y a rien de tel pour rétablir la circulation…
J’éternue comme un malheureux et je me sens pris du côté des éponges.
Si je ne réagis pas sérieusement, je vais me réveiller dans un poumon d’acier et ça sera pas mirobolant…
— Je voudrais d’abord prendre un bain bien chaud, je dis.
— Parfaitement…
Elle est docile comme un coolie. Elle me fait entrer dans une salle de bains toute en marbre noir… Elle fait couler la flotte pendant que je me déloque…
— Les larbins ne sont pas réveillés ? je lui demande.
Elle me dit :
— La petite bonne est en vacances et Fred, notre vieux cuisinier-chauffeur, couche derrière la maison…
— Parfait !
J’entre dans la baignoire et c’est à ce moment-là seulement que je ressens les bienfaits de l’existence… Ce bain chaud me fait un bien énorme derrière le bol de punch et avant la séance de bête à deux dos…
— Voulez-vous que je vous masse, mon chéri ? demande ma grognasse.
J’accepte…
Elle a une conception particulière du métier de masseur car, pour opérer, elle se dépoile aussi sec.
Quand je vous le disais, qu’avec les souris on est jamais sûr de rien ! Celle-ci est foutue comme une gamine de dix-huit ans ! Elle a un corps tout ce qu’il y a de lisse, de potelé, avec des seins doux et fermes… Si doux et si fermes qu’ils attirent la main de l’homme.
Et pour les massages elle en connaît un bout.
Et quel bout !
Pour la femme de l’armateur, ç’a été la grande java de sa vie !
Une tordue pareille, qui devait se lever des petits jeunots ou alors des pantes incapables de reluire, elle a encore jamais vu ça. Moi-même j’en suis épaté. Ça fait des générations que je n’ai pas fait un pareil jeu à une grognasse, et qui m’aurait dit que j’abattrais toutes mes brèmes pour une vieille endoffée salingue, je l’aurais traité de menteur.
La femme de l’armateur elle a droit à la brouette chinoise, au caméléon en spirale, au grand huit, le tout émaillé de bricoles.
Quand l’aube se lève, elle est aussi pantelante qu’un drapeau un jour de défilé pluvieux… Elle a les châsses révulsés, les lèvres enflées et les doigts de pied en bouquet de violettes…
Pas belle à voir… Si peu belle, même, que je me tourne résolument de l’autre côté en me racontant l’histoire du cousin de la bicyclette à Jules… J’en écrase jusqu’à midi… C’est le zonzon de l’aspirateur qui me réveille. Je secoue mon paillasson.
— Dis voir, amour, je lui fais, ton larbin va me repérer et ça sera le grand circus pour ma pomme !
Elle ouvre ses mirettes engluées par le rimmel et les larmes de plaisir…
— N’aie crainte, mon baby, Félix est la discrétion faite homme.
Je comprends que le larbin doit avoir l’habitude des frasques de sa patronne.
Lui c’est motus… Motus sur toute la ligne…
O.K…
Je gamberge un instant sur ma situation. À la cadence des événements, toutes les demi-heures je suis obligé de faire le point.
M’est avis que le Masset il est plutôt emmaverdavé à ces heures. D’abord il a perdu son frimant, Molard, ensuite il a dû avoir du mal à expliquer aux matuches comment deux hommes bouclés ensemble, soi-disant, dans un frigo ont fait leur compte, l’un pour sortir vivant et l’autre pour s’émietter comme de la mie de pain… Mais ça m’a l’air d’être le type démerde qui doit avoir un condé de première en haut lieu pour voir venir…
Ceci dit, la situation est d’une vraie mochetée pour ma gueule. On a beau remplacer la margarine, à force de provoquer les bourdilles on finit par gagner le canard !
Tant qu’à faire de continuer d’alerter la poulaillerie dès que je mets le nez à la portière, autant valait rester aux U.S.A. où j’ai mes habitudes et de la ressource…
Jouer les touristes dans de telles conditions, c’est plutôt débecquetant… Il faut que je mette mes pieds au sec, et rapidos, parce que le gros pébroque va me tomber sur la cerise. Il paraît qu’ils ont en Francecaille une machine à découper les cous en rondelles qui est tout ce qu’il y a de loquedue !
Si je pouvais passer en Suisse, ça serait poildé ! La Suisse c’est le bled des montagnes, des vaches, de la paix… Trois choses qui me tentent bigrement !
Je caresse les roberts de mon hôtesse.
— Dis voir, mignonne, je lui fais. Ça te dirait, qu’on fasse un petit viron sur les bords du Léman, nous deux ?
Elle a un cri d’enthousiasme.
— Ce serait merveilleux, mon baby…
Presque aussitôt elle se renfrogne…
— Seulement, dit-elle, je n’ai pas beaucoup d’argent…
J’ouvre de grands yeux. À en juger par l’ampleur de sa care, je la jouais pourrie d’auber… Est-ce qu’elle essayerait de me chambrer, par hasard ? Est-ce qu’elle serait près de son fric, la vioque ?
Mais non, au contraire, elle m’explique qu’elle les balanstique à pleines poignées. Alors son vieux lui serre la vis. Il paie les frais de taule, et, tous les lundis, son notaire allonge l’osier de la semaine…
Je me gratte le nez.
— Tant pis, je dis, on se débrouillera…
Elle croit au grand amour, elle est folle à la pensée que le cinéma de cette nuit va recommencer indéfiniment. Qu’est-ce qu’elle s’imagine !
Moi j’ai besoin d’elle parce qu’elle a une bagnole et un pedigree intouchable. C’est exactement la couverture qu’il me faut… Une fois en Suisse, bonsoir, Madame ! Mais pour y aller, il faut du blé…
Je prends mon bain et je me loque. Je fouille mes poches à la recherche d’une cigarette lorsque mes doigts rencontrent un papier…
Cet objet insolite m’intrigue. J’examine le papelard, et je découvre qu’il s’agit de la lettre retirée du coffre de Masset, de ce mot laconique et vaguement menaçant.
Je le relis :
Masset,
Je me permets de vous rappeler ma petite note de lundi dernier. L’argent doit être expédié par mandat à mon nom, poste restante, bureau 118.
Vous êtes prié de ne pas l’oublier, car je serais obligé de vous rafraîchir la mémoire…
Je replie soigneusement le papier, rêveur… Pourquoi lâcherais-je le filon Masset ! Cet affreux m’en a assez fait baver comaco pour que j’aie droit à un petit lot de consolation…
C’est à voir…
Assis dans un fauteuil moelleux je sirote un glass de bourbon en attendant l’heure de la bouffe qui ne saurait tarder…
Ma souris se ravale la façade devant sa coiffeuse.
Moi je rêvasse, quand voilà Félix qui entre, portant le courrier et les journaux sur un plateau.
Il a la bouille de tous les valetons de comédie… Chauve, favoris, air un peu faux-derche… Vous voyez le topo ?
Il ne me regarde même pas… Pour lui je suis un petit tendeur à l’affût d’un bon gueuleton et d’une partouzette.
Je cramponne le journal, histoire de voir où j’en suis avec l’opinion publique…
Mes aïeux ! Quelle apothéose ! Si Adolf Hitler revenait, ça ferait pas plus de raffut !
On m’appelle le gangster numéro 1 de l’histoire du crime… Le mitrailleur et autres superlatifs !
Au sujet de cette nuit, Masset s’en tire comme un prince. Voilà sa version officielle de la chose : il était en conversation avec un important éleveur de bétail de Normandie, un certain Charles Gentil, lorsque j’avais fait irruption dans son bureau…
Sous la menace de mon feu, je l’avais contraint de me mener jusqu’à ses frigos où j’avais catapulté le Gentil après l’avoir assommé. J’allais agir de même avec lui lorsqu’il m’avait filé un coup d’épaule pour me faire basculer à l’intérieur du frigo… Il avait eu le temps de repousser la porte sur moi et il avait aussitôt alerté Police Secours !
C’était pas mal échafaudé…
On peut lui faire confiance… Pour les romans à épisodes il s’y entend, le frère…
De tout ça, je retiens qu’il a réussi à m’empaqueter son mort et à le mettre à mon crédit, comme il cherche à le faire depuis le début…
Et ce mort, comme un roi, se nomme Charles Gentil… C’est-à-dire qu’il portait le prénom et l’initiale dont est signée la mystérieuse bafouille… De là à conclure que c’était lui qui l’avait écrite, il n’y a qu’un pas à franchir, et ce pas je le franchis.
L’article raconte qu’il est installé dans le Vexin…
— Merveille des merveilles, je dis à la souris… Pour me mettre en forme, sur le chapitre de la réflexion, j’ai envie d’aller faire un tour en bagnole après le repas… Que dirais-tu d’une balade côté Normandie ? On m’a toujours dit que c’est un patelin ravissant, style bergerie et fêtes champêtres…
Vous l’avez deviné, mon objectif de promenade n’est autre que le patelin de Gentil. Ce bled est situé à une vingtaine de bornes de Mézy… Je revois avec un fin sourire aux lèvres le petit patelin où s’est déroulée la corrida de la veille…
Parvenu aux alentours des élevages Gentil, il ne me faut pas longtemps pour piger pas mal de choses… Le temps de laisser ma conquête au troquet du coin et d’interroger discrètement quelques naturels, et toutes mes suppositions s’avèrent exactes… Ce qui me prouve par A + B que, sous quelque ciel que je me trouve, ma matière grise est toujours de first quality !
Je reviens au bistrot.
— Poulette, je fais à ma morue, je ne t’ai pas encore demandé ton nom.
Elle rosit d’émotion.
— Je m’appelle Marguerite, minaude-t-elle.
— C’est printanier en diable ! je m’exclame. Ce sera doux à prononcer dans les alpages suisses… Parce que, vois-tu, ma douceur, j’ai bon espoir de trouver le pognon nécessaire à un petit voyage d’agrément…
— C’est merveilleux, assure-t-elle.
Ce qu’il y a de sensationnel avec une raidie pareille c’est qu’elle est limitée comme vocabulaire. En général, les mômes abusent du leur.
— Allez, on repart…
En route, je mijote mon petit coup.
— Dis donc, déesse, il doit bien y avoir chez toi des papiers d’identité au nom de ton crabe, non ?
— Il y a un ancien passeport périmé, dit-elle après un instant de réflexion…
— Baveau ! Il me servira pour passer la frontière suisse, puisqu’il n’y a pas besoin de visas…
— Mais tu ne ressembles pas à mon mari ! s’écrie-t-elle… Et il y a sa photographie sur le passeport…
— T’occupe pas ! on mettra la mienne à la place.
— Mais… les tampons, dessus ?
J’hausse les épaules. Je peux pourtant pas lui expliquer que le tampon postiche c’est comme qui dirait mon violon d’Ingres.
Tant qu’il y aura des pommes de terre crues, je fabriquerai tous les tampons de la création…
Je la laisse chez elle en lui conseillant de préparer le passeport et la valoche, et je lui demande de me laisser sa tire pour une paire d’heures. Elle accepte…
Moi je roule en direction du bois de Boulogne, assez proche. Lorsque j’arrive à la porte Dauphine, j’arrête le bahut devant un grand établissement à tralala où sont parquées les plus baths bagnoles de Paris et limitrophe… Les bourdilles doivent pas surveiller des coins aussi rupins. Eux, leur blot c’est l’hôtel de passe, les squares miteux, les gares… Mais ils ne marnent pas dans le sélect, Dieu merci.
Je commande un gin fizz au garçon cérémonieux, puis je réclame le téléphone.
Trois minutes plus tard, j’ai Masset à l’autre bout.
— Allô ! grogne-t-il.
— Comment va ce bon M. Masset ? je demande.
Il reconnaît ma voix et il tique méchamment.
— Ah ! fait-il.
— Écoutez, j’attaque, il est absolument inutile d’alerter les poulets. Ne tentez rien, Masset, car vous vous en repentiriez… Les bourres sont cruches dans votre patelin, mais pas au point de pas entraver certaines choses…
Je reprends ma respiration…
— J’ai sur moi la bafouille de Charles Gentil, piquée dans votre coffre cette nuit… De plus je connais l’histoire maintenant de A jusqu’à Z. Si les flics m’arrêtent, j’en ai tellement long à leur raconter sur vous que les journaux devront tirer des éditions spéciales… Et même si je me faisais flinguer avant, j’ai un petit copain dûment affranchi qui chanterait ma romance à ma place. Alors, arrivez avec votre chéquier au Chalet du bois… Je vous donne cinq minutes pour radiner. Et si vous jouez au con tant pis pour vous…
Je raccroche aussi sec et je retourne à ma table. J’ai choisi une place d’angle qui me permet de surveiller l’extérieur sur ses deux faces. Au premier signe suspect je malle par les gogs et je rejoins la tire de Marguerite que j’ai planquée à quelques mètres, dans une allée discrète…
Un gros tréteau stoppe devant l’entrée principale. Masset en descend. Il est nippé en marron et il a l’air drôlement préoccupé.
Il pénètre dans l’établissement, bigle à gauche et à droite et m’aperçoit.
Il arrive droit sur moi, s’assied, puis me regarde.
— Alors ? fait-il.
— Vous avez votre chéquier ?
— Oui…
— Montrez !
Il le sort de sa poche.
— O.K., je fais, alors nous allons aller à votre banque…
— Vraiment !
— Bien sûr… Là, vous demanderez la position de votre compte…
— Je la connais, merci.
— Vous, mais pas moi… Or, je préfère l’apprendre des lèvres d’un employé…
— Parce que vous comptez encaisser beaucoup d’argent ?
— La totalité du compte, tout bêtement…
Il a un rire amer.
— Et vous pensez que je marcherai ?
— Je le pense…
— Sans blague !
— Sans blague !
— Vous proposez quoi, en retour ?
— La lettre de Gentil…
Il est flottant.
— Et si je refuse ?
Je joue brutal.
— Si vous refusez, vous me suivrez au téléphone, je sonne les flics et je leur raconte tout devant vous !
— Tout quoi ?
Je prends un temps. C’est là que mon imagination et mon esprit de déduction se mettent au turf, j’espère ne pas me gourer !
— Je leur raconte que feu M. Gentil, gros éleveur, a eu un sacré pépin avec la dernière épidémie de fièvre aphteuse… Deux mille bêtes à cornes le ventre en l’air… D’accord, il était assuré, seulement c’était un gars qui avait les dents longues… Il a proposé ses tonnes de charogne à son copain Masset, marchand de bidoche en conserve… Celui-ci a accepté… L’opération s’est faite en loucedé… Dans le pays de ses élevages, Gentil a raconté qu’il livrait les cadavres de ses bestiaux à une usine d’engrais chimiques… En réalité la bidoche vous a été livrée à vous, Masset. Seulement il y a eu du pet au sujet du règlement, vous vouliez lui douiller les bêtes crevées au prix de leurs peaux, et ça n’a pas gazé du tout. Gentil est devenu menaçant.
« Il est venu faire de l’esclandre chez vous, devant vos larbins qui ont pigé pas mal de trucs. Alors vous avez perdu la tête. La moindre indiscrétion et les conserves Masset allaient se faire voir en taule, hein, mon petit père ? Pas bon, ça… Vous étiez en cheville avec Molard pour ces sales besognes. Vous avez donc enfermé Gentil dans le frigo où il est canné d’une mort que j’ai bien failli connaître. Vous aviez le temps de voir venir tandis que le cadavre était au froid… Vous avez compris que vos domestiques étaient dangereux.
« Alors, grâce à votre maîtresse qui s’envoyait en l’air avec des petits truands, vous avez monté le faux cambriolage, celui-ci ne visait que la mort de votre domestique… Rilley, le nave, a été possédé comme une crêpe… Mais Sophie avait un faible pour lui…
« Lorsque Rilley a vu que j’étais en France, il a eu une idée similaire à la vôtre. À moins que Sophie n’ait fait qu’utiliser le petit système de… appelons ça “transmission de culpabilité”… Vous la faisiez surveiller par votre gros lard… Quand vous avez vu qu’elle s’égarait, vous avez décidé de la supprimer et, puisque Rilley était coffré — par mes soins soit dit au passage —, de me prendre comme bouc émissaire…
« Voilà, mon cher Masset, un petit résumé de ce que je pourrais dire aux flicards si vous faisiez la mauvaise tête… Et je pourrais ajouter encore que Gentil n’a pu être enfermé dans le frigo en même temps que moi, car j’ai détérioré la conduite de réfrigération et le froid était pas suffisant pour congeler un mec de cette façon !
Je le regarde. Il n’en mène pas large.
— On y va ? je lui demande.
Nous y allons !
J’ai toujours eu un faible pour la belle eau pure des lacs de montagne. Je trouve qu’elle incite à la méditation et, donc, aux beaux sentiments.
De la terrasse de mon palace où je me dorlote avec les quatorze briques épongées à Masset, je contemple le Léman.
C’est un beau coup d’œil…
Marguerite sort de la salle de bains toute loquée. Ce qu’elle peut être tarlouze, en pleine lumière, cette vieille peau !
— Puisque tu vas chez le coiffeur, je lui dis, sois un amour, poste cette lettre sur ton passage…
Elle me dit que oui et prend ma missive.
C’est une bafouille adressée au préfet de police de la Seine, dans laquelle je lui révèle l’histoire Masset. À la réflexion, ça serait pas juste que ce voyou continue à vendre de la pourriture en boîte aux honnêtes populations laborieuses.
Voyez-vous, c’est pas que je sois à fond pour la justice et la santé publique, mais il y a de sales combines qu’un brave gangster ne peut tolérer. Les quatorze millions de Masset représentent sa peau et rien d’autre.
Je l’ai laissé sur ses deux flûtes mais ça me ferait plaisir qu’on l’enchriste cet affreux bonhomme.
Et puis il m’en a tellement fait baver !
Marguerite m’embrasse et se trotte.
Ce sera son dernier bécot sur ma personne. Tandis qu’on lui posera des bigoudis à changement de vitesse moi je ferai ma valise et je sauterai dans le rapide de Rome…
L’Italie m’a toujours tenté…
Je laisserai à la grognasse de l’armateur, en même temps que mes salutations respectueuses, un beau souvenir.
Et des souvenirs comacs, y en a pas molto dans la mémoire des femmes !