À la mémoire de Dillinger, qui en a fait bien d’autres,
Éminence Noire de la Littérature.
Si vous ne craignez pas le vertige et si vous aimez les spectacles impressionnants, allez donc faire un tour dans les sommiers de la « criminelle ». Vous demanderez au tordu de service la permission de jeter un coup d’œil sur le casier judiciaire de « l’Ange Noir », et alors vous sentirez votre cerveau se ratatiner et devenir à peine plus gros qu’une larme de fourmi ; si vous avez encore des tifs sur le dôme — ce que je vous souhaite de tout cœur — ils se lèveront tout droit comme si on leur jouait « La Bannière étoilée[11] ». Et les bonshommes sentiront une certaine partie de leur individu se friper comme de la chicorée d’automne…
Ce cahier judiciaire, c’est un peu l’Everest des sommiers. Je crois qu’ils en sont fiers, à la grande taule, comme les Parisiens sont fiers de la tour Eiffel. Faut dire que, comme la tour Eiffel, il donne le vertige. Vous y lirez toute une collection de pseudos, parmi lesquels on espère que figure mon nom véritable. Je vous le dis tout de suite, tout ça c’est du flan. Puisque les journaux m’ont baptisé « l’Ange Noir », contentez-vous de ce blaze. Et puis, qu’est-ce que ça peut vous branler que je m’appelle Duschnock ou Tyrone Power ? Hein ? C’est pas d’être rancardé là-dessus qui paiera vos impôts.
Pour vous situer le bonhomme dans le temps et dans l’espace : je vais vous affranchir sur mon premier meurtre. C’est un des rares qui ne soit pas consigné chez les flics. Je l’ai commis le jour de ma naissance. Parfaitement ! Maman a accouché à l’arrière d’un camion transportant des vélos. Elle ne m’attendait pas si tôt. Le conducteur qui l’avait prise en charge n’a pas entendu ses cris, because, il conduisait un de ces vieux Macs qui font plus de raffut qu’un train de banlieue. Alors, elle est claquée dans les vélos, maman. Je l’ai saignée à blanc. Ça faisait neuf mois que je devais mijoter ce coup-là, tel que je me connais. Tu parles d’une préméditation, mon neveu ! Maintenant, du haut de mes trente piges, je ne peux pas m’empêcher de penser que c’était le destin qui la ramenait déjà. Le destin ! Vous savez bien ? C’est ce petit mec farceur qui vous pousse en avant à coups de pompes dans le baquet et qui vous fait faire les pires conneries…
Mon destin, moi, je l’ai gagné de vitesse. Je lui ai fait le bon poids ! Tellement même qu’il doit avoir envie de me tirer son chapeau. Mais le destin, sûrement, ça ne doit pas porter le bada…
Je vous ai dit, plus haut, que c’était la Presse qui m’avait surnommé « l’Ange Noir ». Ceci pour vous montrer que les mecs des journaux ont de l’imagination. Ils en ont trop. Je n’aime pas du tout la façon qu’ils ont de tartiner sur mes faits et gestes de manière à les rendre présentables. La poésie du fait divers, je l’ai dans le baigneur, et la meilleure preuve, c’est que je vais illico l’écrire, moi, le journal de mon activité.
S’ils en veulent, du pris-sur-le-vif, du bien-saignant, ils seront sucrés, les journaleux.
Je suis capable de faire ma biographie, vous verrez, en noir et en technicolor. Sans 25 bavures, sans truquages… Les personnes sensibles pourront se faire servir des vulnéraires.
Bon ! On y va, oui ?
— Arrête, me dit Sissy, j’ai un paquet à prendre chez Werley.
Je freine et me range le long du trottoir, juste devant le magasin de chaussures. Sissy saute de la calèche et disparaît dans la boutique.
Je bâille. J’ai la gueule toute désœuvrée. Il est trop tôt pour attaquer au rye, trop tôt même pour fumer… Hier au soir, on s’est un peu poivré les naseaux, chez Jo. Et ce matin, j’ai la bouche du mec qui aurait morfillé un édredon à son petit déjeuner au lieu de ses œufs frits.
Il fait beau. C’est le printemps qui remet ça. Y a du soleil dans les rues et les souris remuent du prose comme si elles s’entraînaient pour écrire huit mille huit cent quatre-vingt-huit avec leur derche. Vous savez ? C’est un de ces matins où toutes les gerces sont plaisantes et où les hommes ont l’air moins glands et moins faux jetons que d’ordinaire.
Sissy sort de chez son bottier, un paxon à la main. Elle grimpe vivement à mes côtés.
— T’as remarqué ? fait-elle brièvement.
— Remarqué quoi ?
— Allez, décarre !
Je tire mon démarreur.
— Hein ? Remarqué quoi ?
Elle hausse ses jolies épaules.
— T’as du pâté de foie dans les châsses, ou quoi ?
J’ai l’idée de bigler le rétro. Je constate alors que le cabriolet noir qui était stoppé derrière moi vient de se mettre en branle. Il me suit.
Je me dis que ça ne doit pas être une voiture de flic, car l’engin ne me paraît pas très puissant. Si je veux le semer, je n’ai qu’à emprunter Michigan Boulevard et appuyer sur le champignon. Mais la course, c’est le grand moyen : celui qu’on emploie lorsqu’il est impossible de faire autrement.
— Comment l’as-tu remarqué ? je demande à Sissy.
— Pendant qu’on me servait, chez Werley, je regardais dehors… Y a un petit mec, dans le cabriolet, qui se déhanchait le cou pour voir ce que tu maquillais…
Du coup, je ne sens plus ma gueule de bois.
— O.K., on va voir…
Je commence une petite série de crochets à travers Chicago. Le cabriolet est toujours derrière. Pas de doute, c’est bien à moi que le zig en a.
Alors il me vient une idée. Parce qu’il faut que je vous le dise tout de suite : des idées, y en a autant dans mon crâne qu’il y a d’œufs d’esturgeons dans une tonne de caviar. Délaissant mes zigzags, je fonce dans la banlieue rupinos. J’ai un petit coin, du côté du lac, où je vais pouvoir donner libre cours à ma fantaisie.
Nous roulons sur une belle avenue plantée d’arbres. J’enfonce un peu le champignon. Le cabriolet perd pied légèrement, assez pourtant pour que je puisse réaliser mon plan.
— Qu’est-ce que tu maquilles ? demande Sissy.
Je lui conseille de se coller de l’albuplast sur les lèvres. J’aime pas beaucoup les gonzesses qui la ramènent au moment où on exécute un numéro de haute voltige.
Elle comprend que je ne suis pas sociable et s’acagnarde dans l’angle de la banquette.
Encore un petit coup de seringue et je distance mon ange gardien. Je veille toutefois à ce qu’il ne me perde pas de vue. Un bath virage ! Me voilà dans une rue transversale. Une petite rue qui est un cul-de-sac puisqu’elle se termine, deux cents mètres plus loin, dans le parc d’agrément d’une maison bourgeoise. Le tout est d’arriver dans ce vaste jardin avant que le cabriolet n’ait débouché dans l’impasse. Je mets toute la sauce et ça joue admirablement. Il y a un immense massif composé de plantes tropicales exubérantes. Je le contourne et je stoppe net.
Trois secondes plus tard, voilà mon pauvre tordu qui radine. Il ralentit, mais continue d’avancer jusqu’à l’orée du petit parc. Parvenu là, il coupe les gaz et descend de bagnole. Il renifle autour de lui comme un clébard qui découvre qu’il y a du lapin dans l’air.
C’est à moi de jouer.
Je tire mon feu.
— Par ici, gentleman !
Il sursaute et je lui vois faire un mouvement en direction de son cabriolet.
— Attrape les nuages et avance !
Il ne me voit pas, mais à ma voix, il doit comprendre que j’ai les pognes pleines d’artillerie. C’est des trucs qu’on pige tout de suite, même lorsqu’on n’a pas son bac !
Le type lève les bras et avance sans enthousiasme dans ma direction. Il contourne le massif. Je le renouche : c’est un petit gnace du genre eczémateux. Il a la gueule des types qui vous proposent des photos obscènes. Sa limace est douteuse, sa cravate en corde. Son menton mal rasé ressemble à un cactus. Il a les cils farineux.
Il ne paraît pas tellement optimiste, et il y a gros à parier qu’il donnerait beaucoup de choses, y compris la jambe articulée de son grand-père, pour se trouver ailleurs. Son rêve le plus doré, c’est sans doute un bar populeux avec de la musique et du Scotch de la bonne année.
Lorsqu’il est à deux pas de la voiture, je lui fais signe de s’immobiliser.
— Annonce la couleur ! Toto…
— Que… que me voulez-vous ? balbutia-t-il…
— Sans blague, tu ne sais pas que c’est une propriété privée, ici ?
— Non…
— C’est pourtant écrit gros comme l’Empire State Building à l’angle de l’avenue…
— Excusez-moi, M’sieur…
— Y a pas de mal, mon gars, y a pas de mal. Par exemple, tu vas m’expliquer pourquoi tu me files le train, depuis un moment…
— Moi ?
J’ai horreur qu’on prenne ma tronche pour un quart de comprimé d’aspirine. Je descends de ma voiture et je lui mets une portion de cartilages sur la pommette.
Il voit illico que c’est du sérieux. J’ai absolument rien du zig qui fait sa demande en mariage.
Le parc renifle la violette. Dans les arbres, les petits zoziaux se font péter les cordes vocales. Le coin me paraît trop champêtre pour une explication.
— Amène ton lard !
Je lui fais signe d’avancer en direction des bâtiments.
À cinquante mètres de là se dresse la turne. C’est un immeuble de style californien qui appartient à Rilley, mon homme d’affaires. En ce moment la carrée est vide, car Rilley est allé pêcher en Floride. Mais j’ai sur moi un petit passe pour lequel aucune serrure n’a de secrets.
Il y a sur l’aile nord de la construction, une petite porte que je connais bien. Sans lâcher mon pétard, je l’ouvre.
— Entre, frisé.
Il est de moins en moins rassuré. Comme il hésite, je domine sa timidité par un coup de savate dans son entresol.
Nous voilà dans un étroit couloir. À droite, c’est la cuisine.
— Par ici !
Je fais la lumière et je repousse la porte.
— Bon. Écoute bien ce que je vais te dire : j’ai des tas de choses à faire ce matin. Par conséquent, je ne puis t’accorder plus de dix minutes. M’est avis que c’est suffisant pour que tu m’expliques ce que tu attends de moi ?
Il regarde autour de lui comme une bête traquée. Cette vaste cuisine carrelée de blanc, nette comme une salle d’opération, ne lui inspire pas confiance.
— C’est… C’est Little Joly qui m’envoie, attaque-t-il en baissant la tête.
Je fronce le sourcil :
— Qu’est-ce que ce vieux lavement de Joly peut bien me vouloir ?
— Je ne sais pas… Il m’a demandé de vous suivre et de le rancarder sur vos faits et gestes…
On me cloquerait la Victoria Cross que je ne serais pas davantage abasourdi. Little Joly est une vieille tante qui s’est fait le champion du bric-à-brac. Neuf dixièmes du produit des cassements de Chi échouent dans ses entrepôts. Il a établi sa réputation en achetant n’importe quoi : c’est le mec à qui vous pouvez fourguer un éléphant blanc comme un bouton de jarretelle. Il n’y a pas plus doux que lui ; pas moins combinard sorti de son bisness… Qu’il ait ciglé un foie-blanc pour me filer me paraît impossible.
— Tu débloques ! je fais au gars.
— Non, non, je vous jure…
— Quand t’a-t-il contacté ?
— Cette nuit.
— Tu le connais ?
— Comme tout le monde…
— Et alors ? Ben vas-y, accouche !
— J’ai reçu un coup de fil de lui. Il me demandait de passer le voir d’urgence, qu’il avait cent dollars à me faire gagner…
« Cent dollars, c’est pas à négliger, d’autant plus que j’étais raide ! La poisse, ces jours !
« J’y vais, je le trouve assis devant son grand bureau, vous connaissez ? Il paraissait tout chose… Il me dit qu’il voulait simplement connaître votre emploi du temps pour la journée d’aujourd’hui. Mon blot, c’était de vous suivre et de lui rendre compte, ce soir, de vos allées et venues… Il m’a refilé cinquante dollars d’acompte et je l’ai quitté. Voilà, c’est tout !
Je regarde le mec ouistiti. Ses paupières font du morse, car il a les jetons. Je sens qu’il m’a bonni la vérité. Vous pensez bien que j’en connais un brin sur la psychologie de ces oiseaux-là. Lui, il appartient à la race des sans-grades, des paumés, des pas-vergeots… C’est le gnace qui doit se faire coincer les paluches dans l’ascenseur et qui rate les bordures de trottoir.
— Rien à ajouter ? je lui demande.
Il secoue frénétiquement sa tronche de guenon.
— Non, M’sieur, fait-il.
J’aperçois, par-dessus son épaule, un évier de porcelaine, un peu plus grand qu’une piscine municipale.
— Recule-toi un peu, Toto.
Il se met à trembler vachement. Si on lui cloquait une cuillère dans les pattes, il vous monterait une mayonnaise en moins de deux.
— J’ai rien fait, M’sieur, balbutie-t-il. J’ai rien fait.
— Bien sûr, t’as rien fait.
— Faut pas me buter, M’sieur… Faut pas… Si vous voulez, j’irai liquider Little Joly…
— Je suis assez grand pour faire mon boulot tout seul, Toto. Assieds-toi dans l’évier, veux-tu, ce sera plus propre.
Il devient vert pomme.
— Non, M’sieur… Je veux pas… Pardon, M’sieur.
Je l’attrape par les revers de sa veste et je le hisse sur l’évier. Il tombe assis dans le bac de porcelaine, grotesque avec ses fringues chiffonnées, sa gueule chavirée et ses jambes pendantes.
Je ne peux pas m’empêcher de rigoler.
— Oh, dis ! si ta poule te voyait dans cette position, tu parles que ton prestige en prendrait un vieux coup !
Il chantonne : « Non, non, non » en reniflant la morve qui lui coule du tarin.
— Ferme ça ! Un peu de dignité, quoi !
Je lui appuie le canon de mon feu dans le creux de l’estomac. Il l’attrape à deux mains, mais dans sa position il ne peut pas le repousser.
— T’excite pas, chéri ! Je vais te coller un petit calmant.
À ce moment, la porte s’ouvre. Sissy paraît.
— Dis, amour, murmure-t-elle de sa voix grave qui m’émeut toujours, on s’en va ?
— Tout de suite, ma colombe !
Je presse la gâchette. La détonation est un peu assourdie, parce que le canon du revolver était plongé dans la brioche du pote ouistiti… Ses mains s’ouvrent. Sa bouche s’ouvre. Un « Aâââh » qui ressemble à de l’extase s’en échappe. Ses yeux deviennent grands comme ceux des greffiers, la nuit.
— Et alors, me demande Sissy, si tu veux sa photo ?
Je lâche encore deux pruneaux dans les tripes du petit tocard et je le laisse. C’est le cuistaud de Rilley qui va en faire une bougie, lorsqu’il découvrira le macchab !
Comme poisson d’avril, c’est chouïa !
Sissy ne me demande pas d’explications. Elle me connaît ; elle sait que lorsque quelque chose me préoccupe, il vaut mieux ne pas attirer mon attention.
— Je te mets à la maison, lui dis-je au bout d’un moment. J’irai me relinger demain, j’ai du boulot…
Une fois débarrassé de la poupée, je mets le cap sur « Le Palais de la brocante », la boîte de Little Joly. Voilà une vieille fiote à qui je vais réclamer pour dix cents d’explications.
Je pousse la lourde de son estanco. Sa baraque se compose d’un magasin poussiéreux, empli de bibelots ignobles, et d’un immense hangar où il remise les saloperies que l’esprit inventif de l’homme a enfantées… Par exemple, personne n’a jamais su où il remisait le jonc et la verroterie.
Le magasin est mal éclairé, comme toujours. Joly est le plus bath échantillon de hibou que j’aie rencontré.
Il n’est pas dans sa crémerie.
Je fais quelques pas et je gueule :
— Hello, Joly…
Rien. C’est pourtant pas son genre, à ce tordu, de se barrer en laissant le bec de cane.
Au fond du magasin se trouve un immense bureau ministre fortement égratigné, et taché d’encre. Je m’en approche et alors j’ai la surprise d’apercevoir, dépassant sur la gauche du meuble, un soulier ; et je connais le propriétaire de cette godasse. Il n’y a en effet que Little Joly qui puisse introduire ses nougats de fausse-gonzesse dans des tartines aussi effilées.
Un pas de plus et je le découvre en entier. Il est couché derrière son cher bureau, aussi mort que la grand-mère de l’arrière-grand-tante du président Truman. On lui a mis une dragée dans l’oreille, en guise de boule Quiès. Avec ça, on ne craint plus d’attraper les grippes saisonnières.
Je me penche sur le cadavre. Il est raide comme la justice. Probable qu’on lui a offert son ticket d’appel dans le courant de la nuit.
Tout ça me paraît aussi clair que le nombril de Father divine.
Mon petit doigt, qui ne manque pas d’astuce et qui est dessalé comme point, me bonnit que Little Joly se foutait comme d’un vieux pansement de mon emploi du temps d’aujourd’hui. Le mec ouistiti m’a dit qu’il n’avait pas l’air dans son assiette ; probable que l’antiquaire agissait sur commande ; probable, même, que le feu qui lui a débouché les étiquettes n’était pas loin de son local tandis qu’il passait les consignes à l’eczémateux. Je donnerais la culotte de Dorothy Lamour pour comprendre ce que signifie ce micmac. Tout ce que je sais c’est qu’un danger me menace. Cette histoire ne présage rien de bon pour ma jolie frimousse.
Je me dis que j’ai agi bien légèrement en rappliquant tout droit chez le père La Pédale. Je me dis que quelqu’un avait prévu cette réaction de ma part… Je me dis…
Je me dis un tas de trucs, dont le plus important pour l’instant est que je dois me faire la paire dare-dare, et trouver un coin tranquille pour réfléchir.
Je me dirige vers la sortie et je ne peux réprimer un haut-le-corps. La rue, tranquille d’ordinaire, est pleine de flics. Un vrai cauchemar ! Je pousse un juron monumental.
Vivement je me jette en arrière et je fonce sur la porte de l’entrepôt. L’entrepôt est également bourré de matuches. Se laisser fabriquer de cette façon ! J’en chialerais…
Un type se met à jacter dans un porte-voix.
— Pas de résistance, l’Ange, vous êtes pris. Si vous tentez de résister, nous vous abattons comme un chien. Levez les bras !
Mon subconscient qui est un vieux pote à moi (et de bon conseil) me dit : Fais ce qu’on te demande, petit. Manie-toi, car dans deux secondes il sera trop tard… Ces vaches-là n’attendent qu’un prétexte pour te dessouder.
Je lève les mains.
— Ça va, les gars, je me rends !
À peine mes pognes ont-elles dépassé le niveau de mes épaules que c’est la ruée. Une marée de bourdilles me submerge.
Je suis tarabusté, fouillé… Deux bracelets se ferment sur mes poignets. Puis il se produit comme un temps mort. Nous mettons quelques secondes à réaliser ; eux qu’ils m’ont sauté et moi que je suis fait. Depuis longtemps, nous estimions, les uns et les autres, que la chose n’était pas possible ! Et voilà qu’elle s’est accomplie en un temps record, sans que j’aie eu le temps de dire ouf !
Ces vaches de journaleux vont avoir de quoi tartiner ! Et tous les mecs à la redresse du milieu vont ricaner. « L’Ange Noir » emballé, comme le premier petit truqueur venu ! De quoi se marrer, vraiment. Et, faites-leur confiance, ils se gondolent, ces fumiers…
Un officier de police s’avance vers moi.
— L’Ange, dit-il d’un ton étudié. Au nom de la loi, je vous arrête sous l’inculpation de meurtre.
— Le meurtre de qui ? fais-je, du pape ?
— Celui de Samuel Joly, dit Little Joly, fait-il en désignant le cadavre… Pour commencer, bien entendu ; car nous aurons une jolie liste de décès à verser à votre débit.
Je m’emporte.
— Je n’ai pas tué Joly, et vous le savez bien ! Il est froid comme une banquise, le vieux pédé. On l’a assassiné pendant la nuit. Et pour cette nuit, j’ai un alibi en fonte renforcée.
— Sans blague !
— Vous pourrez vérifier…
— C’est ça, mon garçon, nous vérifierons.
Il fait signe à ses bulldogs de m’emballer.
Décidément, l’enfant se présente mal.
Centanaro… Je ne sais pas si vous avez déjà vu sa bouille dans la presse ? C’est l’avocat le plus démerdard qui se soit jamais présenté devant un jury. Il est malin comme une guenon et si le sens moral était un machin concret, on n’en trouverait pas suffisamment en lui pour remplir une dent creuse.
À le voir, il ressemble à un bon gros commerçant enrichi dans les comestibles. C’est un gnace d’une tonne et demie, gras comme un pain de saindoux, jovial, avec des petits yeux perdus dans la graisse, et qu’on a envie de lui arracher avec un crochet à bottines.
Il entre dans ma cellule, les mains dans ses poches. C’est pas du tout le genre homme de loi.
Vous ne lui verrez jamais un dossier dans les paluches. Tout est dans son gros crâne, dûment classé et annoté.
Il s’arrête un bref instant dans l’encadrement de la lourde, les sourcils joints par la contrariété.
— Hello ! je lui lance gaiement.
Il entre, ferme la porte d’un coup de talon et me répond « Hello » d’un ton lugubre.
Il ajoute, presque aussitôt :
— Sale histoire, hé ?
— C’est pour me dire ça que tu viens ?
Il repousse mes tiges sur la couchette et s’assied.
— Nom de Dieu ! éclate-t-il… Tu es tombé sur la tête pour te laisser fabriquer comme un môme !
Je soupire :
— Ferme-ça, Centanaro, voilà vingt-quatre heures que je regrette d’être au monde. Je vais te résumer la situation….
— Pas la peine, dit-il, je suis au courant.
— Mais tu ne sais pas tout !
— Avec ça… Dès que j’ai appris qu’on t’avait enchristé, j’ai mené ma petite enquête… J’ai vu Sissy….
— Et alors ?
— J’ai su l’histoire du petit tordu qui te suivait. Je suppose qu’il t’a dit que Little Joly l’avait payé pour ça ?
— Comment sais-tu ? Je n’ai rien dit à Sissy…
— Pas marle : tu devais aller chez ton tailleur, mais brusquement, à la suite de l’entretien avec le pisteur, tu annules ton programme pour bondir chez l’antiquaire. Faudrait avoir un kilo de pois chiches à la place du cerveau pour ne pas faire le rapprochement.
Il allume un atroce cigare qui pue le four crématoire.
— Je suis allé faire un tour chez le vieux. J’ai jeté un coup d’œil un peu partout et j’ai découvert des traces de chaussures boueuses sous son bureau.
— Un mec s’y était planqué ?
— Ouais. Et ce mec, je vais te le dire, c’est Dark-Eyes…
— Le tueur à Bessman ?
— Soi-même…
— Comment diantre ?…
— Dark-Eyes a un pied plus court que l’autre. Sous le bureau il y a l’empreinte d’un soulier droit et d’un soulier gauche, mais ce n’est pas la même pointure…
Je siffle entre mes dents.
— Pas mal raisonné. Dis, Centa, tu as tout du Sherlock…
— Et ce n’est pas tout : j’ai une autre preuve de sa culpabilité…
— Sans charre ?
— La boue ! Il a flotté cette nuit-là, entre minuit et une heure. C’est à ce moment, justement, que se situe le décès du vieux.
J’éclate de rire.
— Eh ben alors, on va me relâcher, non ?
Centanaro secoue sa tête de brave vieux goret.
— Tu es dans la vapeur, non ? Les flics, relâcher l’Ange Noir quand ça fait deux ans qu’ils lui cavalent au panier ! Y a pas un poulet dans tout Chicago qui n’ait rêvé, au moins une nuit, qu’il te foutait la main au colback…
— Quel chef d’accusation, alors, si je tire mon nez de l’affaire Little Joly ?
— Tu débloques, petit ! Primo, toute la police de la ville témoignera contre toi si besoin est, pour dire que tu es allé droit au cadavre de Joly ; deuxio, ils ont tellement de meurtres à te mettre sur le dos qu’il faudrait te pendre tous les matins pendant cent ans pour te les faire expier… Et puis, tout ça est un coup monté. Les flics savent bien au fond que c’est pas toi, pour le brocanteur. À mon avis, c’est un bath piège qu’on t’a tendu. Bessman a échafaudé tout ça et les condés lui ont donné carte blanche. Y a longtemps qu’il t’en veut, l’Autrichien… Et puis ta peau est mise à prix cinquante mille dollars. Je sais pas si tu te rends compte, mais cinquante laxatifs, c’est agréable au toucher. Il a fait un doublé. Faut reconnaître que l’histoire est montée comme un ballet russe. Il savait bien que tu repérerais illico ton suiveur ; que tu t’arrangerais pour avoir un petit entretien avec lui. Et il savait aussi que le garçon viderait son sac sans hésiter. Connaissant ton tempérament emporté, il n’était pas duraille de conclure que tu allais radiner chez la vieille lope…
Je serre les poings.
— Bessman… En voilà un à qui je ferai regretter d’être né, je te jure…
Centanaro hausse les épaules.
— Avant, faudrait te sortir d’ici… C’est moins facile que de souhaiter la bonne année à sa vieille tante à héritage.
Il crachote un bout de son cigare.
— Tu me connais, petit ? Tu sais que je pose un peu là comme défenseur. J’ai sorti du trou des types qui étaient dix fois bons pour la cravate… Mais je sais toujours où je vais et comment j’y vais… En ce qui te concerne, c’est pas ma jactance qui t’évitera le plongeon. J’aime mieux être loyal. Je ne connais pas, sur cette putain de planète, un seul mec capable de te sauver la mise. Les flics en ont tellement leur classe de ta gueule qu’ils te farciraient à l’arsenic si jamais un jury t’acquittait, parole !
Je le regarde droit entre les deux yeux.
— Bon, et alors ?
— Alors, il n’y a pas d’autres solutions que la belle…
— Je pensais bien comme ça aussi.
— Parfait…
Il jette son mégot à terre, l’écrase du talon et en allume un autre, car il a dû décider de m’asphyxier.
— Seulement, continue-t-il, je ne voudrais pas que tu te fasses d’illusions à mon sujet. Tu sais que je suis franco avec les bourres. Si je ne l’étais pas, il y a belle lurette que je serais radié du barreau. Tout ce que je pourrai faire pour toi, c’est poster des lettres. Sorti de là, je ne puis t’être plus utile que ne le sont des bottes d’égoutier à un serpent…
Je le connais, Centanaro. C’est un type réglo. Il fait son boulot à la perfection, mais il ne s’écarte jamais du droit chemin, comme disent les mecs qui ont le temps d’être honnêtes.
Je lui en serre cinq.
— Te casse pas le bol, Centa, je m’en tirerai. Si t’as pas le torticolis, cette nuit, renouche la Voie lactée et tu y verras ma bonne étoile. Tu peux pas te gourer ; c’est la plus brillante ! Mon ange gardien la passe tous les matins à la peau de chamois…
Il a un faible sourire.
— Toi, au moins, t’es gonflé…
Il me pose sa patte d’éléphant sur l’épaule.
— Où est-ce que tu te crois, ici, petit ? Dans une cabine de bain ?… Tu t’imagines peut-être qu’il n’y a qu’à demander le cordon pour qu’on vous ouvre la lourde…
— On a droit à des visites ?
— Ouais, mais t’imagine pas que ta souris ou quelqu’un d’autre pourra t’apporter une panoplie complète d’évadé, avec le prospectus pour s’en servir. Tu le sais p’t’être pas, que les visiteurs passent devant une cellule photo-électrique ? S’ils ont un malheureux cure-dents métallique, ça déclenche un raffut du diable… Ta môme, rien que le fer de ses jarretelles alerterait les matuches.
— Et les paxons ? On y a bien droit aussi, non ?
— Je te vois venir : la lime dans le brignole, hein ? Comme dans les romans à dix ronds… Pauvre ! les paxons que tu recevras, ils vont être tellement tripotés, éventrés, fouillés, émiettés que lorsqu’ils te parviendront, ils feront dégueuler un rat.
Je mets mes bras croisés derrière ma tête.
— Écoute, Centa, tu me fatigues. Tu es plus pessimiste que le Jap qui faisait la torpille humaine. Laisse-moi réfléchir à tout ça…
— Pas de messages à faire parvenir ? Je te le dis ; c’est tout ce que je peux pour ta peau.
— Rien pour aujourd’hui, facteur…
Il se lève en ronchonnant.
— O.K., je me taille.
Et il les met, après avoir poussé un soupir qui ferait fondre en larmes un congrès d’huissiers.
Il a raison, Centanaro. La situation est plutôt moche. Je me trouve dans un merdier vaste comme le Sahara. Si jamais je m’en tire, c’est que le père Bon Dieu voudra prouver à l’humanité souffrante que les miracles sont toujours à la mode.
En attendant, le mieux que j’ai à faire c’est de me laisser vivre.
Ma cellule est climatisée. Elle comprend une lucarne moins grande que ma main, mais suffisante pour que je découvre un morceau de printemps tout bleu. Ce qu’il doit faire bath dehors ! Je me mets à rêver de tous les coins champêtres où j’ai traîné mes fesses. Je me croyais pas si bucolique. P’t’être que ça vient du foie ?
Seulement, pour le renifler à son aise, le printemps, faut être dehors. Et pour être dehors, il faut renverser ces grilles et ces murs… Je me sens découragé… Ça ne dure pas, heureusement.
Voyons, sur qui puis-je compter, maintenant ? Bien entendu, des potes, j’en avais avant d’être sauté par les flics. Tout le monde en a. Mais quand on les passe en revue depuis une cellule du quartier de haute surveillance, on convient vite que les copains, c’est comme les artichauts : ça fait un drôle de déchet lorsqu’on pense les utiliser.
Sissy ? D’abord, je crois pas aux femelles. Avec elles ça n’est jamais qu’une question de peau. Et la peau, croyez-moi : y a rien de plus fragile. C’est un technicien qui vous cause !
Tant que vous leur faites la brouette chinoise et le truc du sifflet dans la tirelire, elles sont prêtes à donner leur slip pour vous. Mais si vous cessez la séance, pour une raison ou pour une autre, elles vous laissent choir comme le manche de bois d’un esquimau.
En admettant que Sissy soit décidée à me donner un coup de main, elle est trop futile pour agir avec quelque efficacité. Sissy, c’est la poule de luxe : manucure et soins de beauté. Diams à tous les étages. Une certaine jugeote, pas mal de sang-froid, mais une sorte de paresse chronique qui l’empêche de se baisser pour ramasser un billet de dix dollars.
Pour le dodo, elle est champion. Elle connaît des trucs qui flanqueraient de la virilité à la momie de Ramsès II ; le plume, c’est sa raison sociale. Alors, à quoi bon lui réclamer un autre turf ? Moi je suis pour l’organisation du boulot.
Qui, en ce cas ?
Ce qui a fait ma force, jusqu’à présent, ç’a été de boulonner seul. La méthode des bandes organisées m’a toujours répugné. J’ai pas l’esprit d’équipe. Ce système offre des avantages certains ; aujourd’hui, je découvre mélancoliquement qu’il présente également de graves inconvénients car, si vous êtes seul dans les bons moments, vous êtes seul aussi dans les coups durs…
Tous les caïds que je fréquente sont des pourris dans le genre de Bessman. Des salopes qui doivent faire brûler des cierges pour remercier le ciel de ma capture, qui dégage un peu leur circuit.
J’en suis là de mes décevantes réflexions lorsque deux gardiens, format armoire ancienne, viennent me chercher pour me conduire chez le juge d’instruction.
Bien que, pour s’y rendre, on n’ait pas à quitter les bâtiments, ces vaches-là me refilent une paire de bracelets. La consigne doit être sévère à mon sujet. Ça m’excite.
Le quartier des juges est à gauche de la prison. On sort de la forteresse principale, on traverse une cour et on pénètre dans des locaux moins rébarbatifs. Il y a une chiée de couloirs, puis c’est le burelingue du juge qui s’occupera de mon dossier. Le mec s’appelle Valzing, c’est écrit sur sa porte. Il est assis à son bureau. Il est grand, chauve comme un pain de mie, et il y a dans ses yeux glauques autant de cordialité que dans ceux d’une vipère.
Devant une machine à écrire se trouve un greffier athlétique et, au fond, effondré dans un immense fauteuil, j’aperçois Centanaro, ruisselant de sueur.
Le juge me désigne un siège. Je l’accepte. Mes gardes du corps m’ôtent mes menottes et vont s’asseoir de chaque côté de la porte.
— Commençons par le commencement, fait Valzing. Interrogatoire d’identité. Vous vous appelez comment ?
— L’Ange Noir.
— Ceci est votre pseudonyme. Je vous demande votre nom véritable.
— Christof.
— Christof comment ?
— Non, Christof Colomb.
Le juge lève la tête et me fixe d’un air impitoyable. Puis il se tourne vers Centanaro.
— Voulez-vous expliquer à votre client que ses plaisanteries de barman ne sont pas de mise ici.
Centanaro me fait, d’un ton rigolard, un petit speech maison.
Quand il la boucle, le juge me somme de décliner ma véritable identité. Je lui réponds qu’il peut aller se faire cuire un œuf en attendant, et je pars dans des considérations pertinentes sur l’incurie d’une police qui n’est pas foutue de dégauchir l’identité des gens qu’elle arrête sans motifs plausibles.
— Sans motifs ! s’exclame Valzing. Voilà une affirmation bien hardie.
Il s’empare d’une règle, et la tourne dans ses doigts comme s’il rêvait d’en user les arêtes.
— Avant que d’aller plus loin, je tiens à vous prévenir qu’il est inutile de nier en bloc. J’ai à ma disposition un témoin capital.
— Ah, oui ? Vous m’étonnez…
Le juge fait signe à l’huissier. Ce dernier sort et revient un instant après, flanqué de Sissy.
J’ai beau n’avoir aucune illusion quant aux gerces, de voir cette poule à qui j’ai fait connaître pendant plus de six mois la vie de château accourir pour me baver dessus, cela m’ulcère passablement.
— Asseyez-vous, miss Mennberg…
Elle regarde les sièges disponibles et choisit un fauteuil. Elle s’installe avec cette science qui fait partie de ses charmes.
— Miss Mennberg, reprend le juge. Vous avez demandé à me voir car, m’avez-vous dit, vous désiriez témoigner contre cet homme.
— C’est exact.
— Où était votre mari, la nuit précédente, mettons, euh…, entre minuit et une heure ?
— Il m’a quittée pour aller chez Little Joly, assure-t-elle avec une telle conviction que j’en suis presque ébranlé.
Le juge se tourne vers moi.
— Qu’avez-vous à répondre ?
J’hausse les épaules.
— Que les souris ont un sacré culot.
Je regarde Sissy.
— Alors, miss Judas, on se lance dans le roman policier, à c’t’heure ?
Elle ne bronche pas. Ses lèvres s’arrondissent en une moue suppliante.
— Voyons, chéri, fait-elle. Dans ta situation, il vaut mieux dire la vérité, tu ne crois pas ?
Est-ce un effet de mon imagination ? J’ai l’impression qu’en me disant cela elle m’a lancé un petit clin d’œil. Je me tourne vers Centanaro. Il reste imperturbable.
— Qu’est-ce que tu dis de ça, cher maître ? je lui demande. Ah ! les gonzesses !
Il me regarde bien gentiment.
— Mieux vaut dire la vérité, l’Ange. On y gagne toujours en fin de compte.
— Ça, alors…
Je me dis qu’il se passe quelque chose.
— Patron, dis-je brusquement, je vous demande de bien vouloir remettre mon interrogatoire à demain, j’ai besoin de réfléchir.
— Je m’associe à cette requête, murmure Centanaro ; la nuit porte conseil, dit-on…
— Fort bien, coupe le magistrat.
Il fait claquer ses doigts noueux…
— Gardes, emmenez le prisonnier dans sa cellule.
Je commence à prendre l’habitude de la détention car, automatiquement, je tends mes poignets aux armoires.
Je me lève après un dernier regard à Sissy. Elle m’adresse un sourire ensorceleur.
— Courage, chéri.
J’hausse les épaules et je sors.
Me revoilà dans ma petite carrée. La vie a un drôle de goût aujourd’hui. Décidément, la grande taule ne vaut rien, car j’ai l’impression de devenir ramolli de la tronche. Que signifie l’attitude de Sissy ? Elle le sait bien, cette conne, que je suis pas allé chez Little Joly l’autre nuit. Elle le sait puisque nous ne nous sommes pas quittés une seconde et qu’on s’est blindés au champe. Alors ? Pourquoi agit-elle comme la dernière des fumelardes ?
Je me perds en conjectures.
En fin de journée, j’ai, de nouveau, la visite de mon avocat. Jamais un type n’a été attendu comme lui.
Je ne lui laisse pas le temps de déposer ses deux cent cinquante livres sur ma paillasse.
— Dis, gros lard, tu vas m’affranchir un peu avant que je sois devenu flagada ?
Il sort un cigare de sa poche sans répondre et se l’assujettit entre les lèvres. D’un geste rageur je le lui arrache du bec et je l’envoie balader par la lucarne.
— J’augmenterai mes honoraires de cinquante cents, soupire-t-il en sortant un nouveau cigare de ses fouilles.
— Tu vas parler, oui, ou je t’étrangle !
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Ce que je veux savoir ! Non, t’es malade, je te jure… Bon Dieu, qu’est-ce que ça signifie, votre conduite de ce matin, à Sissy et à toi ? Vous me prenez pour une tranche de melon, ou quoi ? Allez, déballe !
— Si tu faisais travailler un peu les bouts d’éponge qui te servent de méninges, hé ! il me fait, en balançant dans les trous de nez un filet de fumée noire.
Il rit !
— En te quittant, je suis retourné voir ta poule. Elle en a dans le crâne, la donzelle.
— Ah, oui ?
— Et comment ! Je ne dis pas que ses idées soient garanties grand teint, mais faut reconnaître qu’elles en valent d’autres. Elle remue tout Chi pour préparer ton évasion. Elle n’a rien pioncé de la nuit, car elle a contacté toute une bande de pieds nickelés… Je lui ai dit de se méfier, c’est plein de truqueurs qui sont en cheville avec les matuches. Mais elle m’a rigolé au nez en me disant qu’elle savait par quel bout il fallait attraper les hommes pour qu’ils ne mordent pas. Elle doit leur faire ça au charme, probable. Seulement, son plan n’est pas réalisable dans la prison. Pas un type ne marcherait pour risquer l’assaut, tu penses bien !
J’écoute, frémissant comme un jeune chien qui a besoin de pisser.
— Alors ?
— Alors il faut que ça se passe dehors. Et dehors, mon petit ami, tu n’y retourneras que si tu t’accuses du meurtre de Little Joly…
Un trait de lumière m’inonde la coupole.
— J’y suis : à cause de la reconstitution ?
— Exactement.
Je pige tout, maintenant. Brave gosse, cette Sissy ! Si je me tire de ce piège à rat, je lui réserverai une de ces nuits d’amour telle que le père Casanova lui-même n’en a jamais connue.
— Tu es d’accord, maintenant ?
— Tu parles !
— Autre chose, fait Centanaro, la petite a apporté un flingue ce matin. Comme, pour se rendre chez le juge, on passe par une autre porte, elle n’a pas subi l’épreuve de la cellule magnétique. Elle a planqué l’arme sous le coussin de son fauteuil. J’espère que les femmes de ménage ne sont pas trop consciencieuses…
Y a pas à dire : Centa ne véhicule que les messages, mais il les véhicule proprement.
Je lui flanque une bourrade dans les côtes.
— Doucement, fait-il. Ne t’emballe pas trop vite, petit.
Après la briffe du soir, je me prépare à pioncer lorsque la porte de ma cellote s’ouvre. Les gardiens font entrer un grand mec avec son baluchon et nous laissent.
L’arrivant est aussi sympathique que le masque mortuaire du mahatma Gandhi. Il a une gueule lisse comme de la cire, et rosâtre. On dirait qu’il a été passé au chalumeau. Des grands yeux intenses brillent au fond de ses vérandas.
Il me salue d’un grognement et se présente : son blaze c’est Jiky Lerogner ; son papa était Canadien et sa mère poitrinaire, sans doute, car il tousse comme un chat qui se serait tapé le contenu d’un sac d’aspirateur. Le gars renifle le mouton et ça me donne envie de bêler. Les moutons sont les animaux de choc des flics.
Tout en balançant ses B.K., il se met à m’expliquer en détail les différentes phases d’une exécution capitale. Il doit avoir assisté à une flopée de cérémonies de ce genre, car il est drôlement rencardé, Jiky ! Il connaît le truc par cœur : la boule de métal qui, en tombant, déclenche le ressort de la trappe. Le bourreau avec sa cagoule noire… Les trois gardiens qui tranchent la ficelle libérant la fameuse boule…
J’en ai mal à la nuque à force de l’écouter.
Au début, il m’a amusé, mais à la longue il commence à me courir. Son boniment, je le devine, il l’a mis au point une fois pour toutes et il le débranche à tous les gnaces qui viennent de se faire poirer afin de leur ramollir les noisettes. Travail de sape. L’adversaire boulonne par la base. Je me lève, je m’approche de sa couchette et je lui mets un taquet au menton.
— Mesdames, messieurs, fais-je en prenant la voix d’un speaker de la radio, nos émissions sont terminées.
Et je retourne me pieuter.
Mon compagnon a immédiatement compris à qui il avait affaire, car il n’ouvre plus la bouche que pour faire l’inventaire de ses dents.
Avant d’en écraser, je fais le point. Les révélations de Centanaro au sujet de ma gosse Sissy m’ont mis du rose dans le cœur. Mon petit doigt me dit que, sous peu, il va se produire du nouveau et, du nouveau, au point où j’en suis, ça ne peut qu’être du mieux.
Je me mets à penser au pétard que ma souris a carré sous le coussin de cuir de son fauteuil. Je donnerais la Corée du Sud pour l’avoir sous mon oreiller en ce moment. J’ai l’impression qu’il me ferait faire de beaux rêves… Je me dis que ça va être plutôt coton pour le sortir de la grande taule. Primo, il faut que personne ne le découvre avant ma prochaine visite au juge. Secundo, je devrai me débrouiller pour prendre place demain dans le fauteuil que Sissy occupait ce matin, ensuite, pour m’emparer de l’arme sans être vu ; puis, pour la planquer sur moi jusqu’au jour de la reconstitution et, enfin, et surtout, pour le faire échapper à la fouille pratiquée à fond sur chaque détenu franchissant le seuil de l’abbaye, dans un sens ou dans l’autre.
La présence de cet enfoiré de Jiky ne va pas arranger les choses.
Le lendemain matin, je passe à la douche en compagnie du grand tubard. Son menton s’orne d’un ravissant cerne où se marient les couleurs de l’arc-en-ciel, avec une nette dominance du mauve au cyclamen. Il me renouche d’un air langoureux.
— Et alors trésor, je lui fais, t’as d’autres histoires gaies à me raconter ?
— T’es brutal, fait-il d’un ton geignard.
Le surveillant s’approche. C’est une portion de connerie de six mètres de haut. Il a des yeux aussi cordiaux que ceux d’un chien danois qui se fait coincer la queue dans l’engrenage d’un moulin à café. Il examine le menton de Jiky, me regarde, regarde mes poings et d’un barrissement profond m’exprime son état d’âme.
Il m’explique que je suis le plus remarquable enfant de salaud que le diable ait jamais cloqué à cette pauvre humanité ; mais qu’il a cependant dressé des petits dessalés mieux charpentés que moi, et que les gars qui jouent les terreurs, il les rend si doux qu’un agneau de trois jours en chialerait d’écœurement.
Ce discours étant expulsé de son arrière-gorge, il dit au gars Jiky de cavaler à l’infirmerie pour se faire emmitoufler la mâchoire.
Une demi-heure plus tard, mon caïd radine avec, au menton, un tampon de gaze gros comme le Graff Zeppelin.
— Oh dis donc ! je m’exclame, on les chouchoute, les mouchards, dans cette crèche…
— Quoi ! quoi ! protesta-t-il…
— Passe la main ! Les casseroles, je les renifle à cent pas !
Il a sa dignité, car il proteste encore de sa voix monotone : une voix à annoncer l’arrivée des trains à la gare Centrale !
Je regarde le tampon fixé à sa gogne. Je suis pensif. Et quand l’Ange Noir devient pensif, c’est que son subconscient est en train de faire des heures supplémentaires.
Soudain je me lève et, d’un coup sec, j’arrache le pansement.
— Tu as tout du père Noël, avec ça, je lui dis en manière d’explication.
Il ne proteste pas. Lui, c’est le genre de mec que la vie a malmené. Il a pas plus de ressort qu’un pistolet Eurêka. Il bosse dans le petit rapportage, dans la salade pour syndicat d’initiative. Sa raison sociale, c’est de tousser. À part ça, il doit grimper après les becs de gaz lorsqu’un clébard le regarde de travers.
Je fais semblant de balancer le tampon dans le trou des gogs, mais en réalité je ne jette que la gaze. En douce, je récupère le sparadrap et je le colle sur mon avant-bras. Puis je rabaisse ma manche et je retourne m’allonger sur mon paddock, en attendant l’heure de l’interrogatoire.
Une drôle de paix en moi. Je me sens costaud comme la statue de la Liberté. Le grand patacaisse va commencer, et c’est un truc que j’aime moi, la bigornanche ! Je sais très bien qu’un de ces quatre, je dégusterai du plomb chaud à plein bol, mais c’est exactement comme ça que je rêve de clamser.
Glavioter ses éponges dans un mouchoir sur le coup de quatre-vingts berges ne me tente pas. C’est pas un idéal pour truand. Je suis d’accord avec le grand-Mec pour finir comme j’ai vécu, car je sais que ça, c’est de la logique !
Lorsqu’un peu plus tard je pénètre dans le bureau de Valzing, je fonce comme un taureau jusqu’au fauteuil de gauche. C’est celui qu’occupait la môme Sissy ; pas moyen de se tromper sur ce point, car c’est le seul qui ait des housses de cuir. Je m’y laisse tomber avec le « han » de satisfaction du pauvre mec qui a passé la nuit sur un plumard au matelas en bronze. Le magistrat ouvre les grandes canalisations. Il me chante des romances qui feraient pleurer un sac de farine. Il me dit qu’il arrive un moment de la vie où il faut savoir s’arrêter. Que le repentir est ce qui se fait de mieux comme brosse à faire reluire la moralité. Que si j’y allais de ma chansonnette, les jurés deviendraient sentimentaux comme des jeunes chiens ! Et d’autres balourdises tellement grosses qu’elles ne rentreraient pas au Stadium.
Je fais mine d’avaler ses salades. Voilà alors ce pauvre tordu qui se rengorge comme un pigeon parce qu’il croit m’avoir dompté.
Je le laisse bavocher ; attentif en apparence, mais toute ma personne est tendue. Mine de rien, je promène ma paluche sous le coussin de cuir. Il n’y a pas plus de feu que de tendresse dans le cœur d’un flic. J’en ai un courant à haute tension dans la colonne vertébrale. Pour une sale blague, c’est une sale blague. Soudain, je sens une déchirure dans le bras du meuble. Tout en regardant Valzing de mon air le plus soumis, je glisse deux doigts dans cette incision, et j’ai la joie immense de sentir, niché dans le crin, l’acier strié d’une crosse. Elle est à la hauteur, la mère Sissy, je vous jure ! Le plus duraille, maintenant, c’est de camoufler le « feu ». Pour cela, il faut que je fasse oublier mes pognes au juge, à son gland de greffier et aux deux flics qui m’encadrent. Je me penche en avant, la tête rentrée dans les épaules. Si les copains me voyaient, mon standing en prendrait un vieux coup, car j’ai l’air du plus bath dégonflé qui se soit jamais présenté devant un magistrat instructeur. Centanaro, qui se doute de mon micmac, parle beaucoup et avec de grands gestes.
Il accapare l’attention le plus possible, ce dont je lui suis éperdument reconnaissant.
En loucedé, je retire le revolver de son étrange gaine. Heureusement que j’ai été « piqueur » dans ma jeunesse ! Comme Sissy fait bien les choses, elle m’a apporté une pétoire grosse comme un canon à longue portée. Un kangourou n’arriverait pas à la planquer dans sa fouille ! Je décolle le sparadrap, pose l’arme sur mon avant-bras et la fixe avec la toile gommée. Cela produit sous la manche de ma veste pénitencière une grosse bosse. Si, tout à l’heure, en me remettant les poussettes, les matuches ne s’aperçoivent de rien, c’est qu’ils ont de la paille d’emballage à la place des châsses !
Le juge me demande si j’ai buté Little Joly, et je lui réponds que oui. Il me demande avec quoi, et je lui dis que ça n’est pas avec la clé de contact de ma bagnole, mais avec un pistolet. Il insiste pour que je lui indique le calibre. Comme je suis incapable de lui répondre sur ce point, je lui explique que je n’ai pas souvenance de la chose et que, lorsque je prends un revolver, c’est exactement comme lorsque je mets une cravate ; j’ouvre le tiroir et je puise dans le tas. Enfin, ce pauvre locdu veut savoir pour quelle raison j’ai dessoudé cette bonne vieille fiote de receleur ; je lui assure qu’il me défrisait. C’est un motif suffisant, quand on s’appelle l’Ange Noir, pour rompre des relations diplomatiques.
Pendant que je jacte, le greffier pianote sur sa machine et le juge se cure le pif. Quand il a déménagé tous les poils qui poussent à cet endroit, il les aligne sur son sous-main, les contemple orgueilleusement comme un chasseur renouche son tableau de chasse ; puis son visage s’éclaire — ce qui est bien une expression de romancier car, dans ma garce de vie, je n’ai jamais vu de visages s’éclairer, sauf peut-être ceux des vers luisants, et encore ne sont-ils pas tellement expressifs !
— Vous allez signer votre déposition ? demande-t-il.
Il est anxieux. Il a peur que je me ressaisisse. Mais je dissipe prompto ses angoisses, en apposant sur les paperasses que me tend le greffier un de ces paraphes qui vaudra son pesant d’or un jour…
Le juge murmure alors à Centanaro :
— Inutile de perdre du temps ! Reconstitution cet après-midi.
Centanaro dit que oui. Moi, je tends mes poignets au flic qui est chargé de cette formalité, en lui demandant si je n’ai pas un petit quelque chose dans l’œil. Il me passe les bracelets automatiquement, tout en mirant sa bouille de gros affreux dans mon regard limpide et il éructe une phrase négative.
Lorsqu’il ôte mes bibelots, devant la porte de ma cellote, je tiens le bras serré contre ma hanche, et à nouveau, tout se passe bien.
Jiky est allongé sur son lit, l’air aussi amorphe qu’un hamburger-steak. Il me regarde avec des yeux d’épagneul. Je me plante devant lui en riant.
— Tu parles d’un taquet ! je lui dis. On dirait que tu t’es passé le menton au bleu de méthylène !
Je vais pour lui soulever la tronche afin d’admirer, dans son ensemble, les résultats de mon crochet, quand voilà tout à coup que le sparadrap lâche d’un côté, sans doute parce qu’il en a marre d’être collé et redécollé à tout bout de champ. Le revolver tombe sur le parquet, où il prend un aspect extraordinaire. Jiky le bigle avec des yeux noyés d’extase et moi je bigle Jiky. Il lève enfin son regard de l’arme et le pose sur moi. Sa figure est d’un beau vert émeraude.
Je me baisse, ramasse l’arme et la glisse sous mon oreiller. Mon compagnon tousse, se racle la gorge.
— N’aie… n’aie pas peur, balbutie-t-il. Je… je ne dirai rien.
— Bien sûr, que tu ne diras rien, petit gars !
Je m’assieds sur son lit, tout contre lui.
— Je… je te jure… bégaye-t-il encore.
— Tu me jures quoi ?
Sans attendre sa réponse, je le foudroie d’un nouveau crochet au menton. J’ai l’impression d’avoir cogné sur un sac de noix. Ça craque, là-dedans, et ça fait un drôle de dégât. Le pauvre mec éternue trois dents, pas fameuses dans l’ensemble, il faut 1’avouer, et se répand sur son pucier.
Moi je suis salement empoisonné, parole ! Je sais que dès que je serai hors de cette carrée il ameutera la garde et ce sera un peu scié pour ma revue à grand spectacle ! D’autre part, si je le rends muet, mes affaires se compliqueront singulièrement.
Je ne balance pas longtemps : un vieux pote à moi, plein de jugeote, qui partageait ses cassements avec bibi lorsque je n’avais rien à morfiler, m’a enseigné qu’entre deux maux, il faut savoir choisir le moindre.
Je me mets à chanter « Sing a song, baby », avec la voix de Bing Crosby, ceci afin de donner le change aux gardiens, et j’empoigne à deux mains le cou de poulet du père Tubard. J’ai un joli coup de pouce auquel aucune vertèbre ne résiste. Jiky laisse échapper un drôle de petit soupir, comme il en exhalerait s’il s’envoyait en l’air avec Vivian Leigh. Puis il ne soupire plus du tout !
Pendant qu’il est encore chaud, je l’installe sur son pageot, dans la position du type nonchalant qui en écrase : un bras sous sa tête, un genou relevé… Il est mimi tout plein, ainsi : de vieilles dames patronnesses se foutraient des coups de parapluie pour se disputer le plaisir de le border. J’attends. Heureusement, les cuistauds ont apporté le rata pendant que j’étais à l’instruction. Je morfile ma pitance. Puis j’arrime à nouveau le pistolet à mon bras.
Quand la flicaille vient m’emballer pour la reconstitution, je suis prêt !
Un costaud à tête de mulot triste s’encadre dans la lourde.
— Ouste !
— On y va !
Je me lève en soupirant et je cloque une bourrade à Jiky. Il est tellement raide qu’il faudra le découper au chalumeau pour le faire entrer dans son pardessus de sapin.
— À t’te à l’heure, petit gars ! Tu feras le ménage à fond pendant mon absence, et si tu vas au cinéma, n’oublie pas de débrancher le ventilateur.
Puis je m’avance vers la porte.
— Ce qu’il en écrase, le frangin ! je fais. Une vraie momie, parole !
Lorsque la porte est repoussée, je respire un peu mieux !
Au greffe, on me rend mes fringues de ville. Je me détourne pudiquement pour me changer, vous pensez bien !
Nous suivons des couloirs et des couloirs ! Un vrai cauchemar ! Le jour de mon arrestation, j’étais trop occupé pour gaffer ce labyrinthe ! On grimpe des escadrins, on suit des passerelles de fer. Y a des pauvres mecs derrière des grilles, qui me crient des mots de fraternité. Certains me reconnaissent, et s’exclament !
Enfin nous débouchons dans un couloir plus large. Je n’ai pas encore les menottes. Ça m’a surpris qu’on ne me les passe pas à la sortie de ma cellote. Je ne tarde pas à piger : avant de me balader, on me fait le coup de la cellule photoélectrique. Avec mon feu au poignet, je vais déclencher tout le bataclan. On me fouillera et… La suite, j’ose pas l’imaginer. Il me reste dix secondes pour mettre un plan d’action au point. C’est pas lerche, mais on a vu pire. J’adresse un S.O.S., à mon ange gardien. Si jamais il n’est pas de service, je suis ratatiné ! Tout à coup, j’ai un frémissement. À terre, il y a un tout petit objet. C’est une agrafe de porte-mine. Une agrafe cassée. Je me démerde pour faire un faux pas et je tombe en avant. Les flics ont du réflexe. Je n’ai pas plus tôt touché le sol qu’ils sont sur moi.
— Merci, leur dis-je gentiment. J’ai déjà perdu l’habitude de marcher, dans votre sacrée boîte.
D’une bourrade, ils me remettent en marche.
Je fais celui qui rajuste ses fringues et je glisse l’agrafe cassée dans la poche supérieure de ma veste. Arrivés devant le rayon, ils font un pas en arrière et me laissent passer seul. Comme il faut s’y attendre, une bacchanale maison se met en branle !
Les matuches se ruent sur moi.
— Vous avez un objet métallique en votre possession, l’Ange ?
— Non, fais-je, sauf que j’ai bouffé des épinards à déjeuner. Comme il y a du fer dedans…
Ils n’ont pas l’air de goûter la plaisanterie.
— Tenez, dis-je en levant les bras, fouillez-moi.
— Pas besoin de nous le dire, affirme la tronche de mulot triste.
Ils me palpent rapidement. Puis ils se mettent à fouiller mes vagues. Dans la poche du haut ils trouvent l’agrafe cassée.
— O.K., les gars, dit le mulot. C’était ce bout de ferraille…
Ils me tâtent encore, par acquit de conscience, puis décident brusquement :
— Allez, en route !
L’un d’eux me met les bracelets. Comme j’ai mes fringues civiles, le pétard ne se voit pas.
Les lourdes s’ouvrent. Nous v’là dans la lumière.
Y a une chose que je peux vous dire : c’est que c’est rudement bath à renifler, l’air du dehors ! Oh, merde arabe ! Mettez-m’en une caisse avec robinet, et planquez le reste au frigo !
On me pousse dans une bagnole de police, où prennent place une demi-douzaine de durs à cuire qui donneraient des cauchemars à un régiment de panzers.
Je suis enterré vivant dans ce tas de viande, incapable de remuer le petit doigt.
Une autre bagnole de flicards nous précède avec sa sirène. Je vous prie de croire que nous faisons sensation. La populace doit croire qu’on fait le siège chez le gouverneur. À l’allure où nous filons, je ne vois guère ce qu’on pourrait tenter pour me libérer.
Pourtant je suis prêt à toute éventualité ; dans notre job c’est le secret de la réussite. J’ai toujours observé que ce sont les mecs en panne de réflexes qui restent sur le carreau.
La rue de Little Joly est noire de populo. Tous ces bons badauds, alertés par la presse, sont venus là dans l’espoir de voir comment qu’il est foutu, l’Ange Noir. De la Presse, il y en a itou. Et des caïds du papier noirci, je vous assure ! Je reconnais Billy Valdek, du Star Chicago News, en personne.
Au moment où je descends c’est un feu d’artifice. Le magnésium crépite. Des tordus gueulent à la mort ! Y en a qui se permettent de me balanstiquer leur gume dans les calots ! Ces foies blancs, s’ils m’avaient en face d’eux, tout seulard, ils se liquéfieraient. Mais comme je suis dans la situation du bœuf qu’on entraîne à l’abattoir, ils se prennent pour des terribles ! J’entre dans le magasin du père la Pédale. Valzing et Centanaro s’y trouvent déjà, avec d’autres poulets et le greffier. Mon avocat s’approche de moi.
— Dans l’entrepôt, me souffle-t-il.
Il a parlé tellement vite et tellement bas que je crois avoir rêvé ses paroles. Pourtant, je ne suis pas un émule de Jeanne d’Arc.
Le père Valzing ramène sa cerise.
— Voyons, fait-il, commençons par le commencement. Vous êtes entré ici par cette porte ?
— Exact !
— Où se trouvait Joly ?
J’hésite un bref instant. Mon regard croise celui de Centanaro. Je réponds :
— Dans l’entrepôt.
Cette fois, je suis certain que cette vieille canaille de Centa a battu des cils comme pour me dire : « Bonne réponse ».
— Qu’avez-vous fait ? continue le juge.
— Je… Je l’ai appelé.
— Et il est venu ?
— Il m’a dit : « Un instant, j’arrive ! »
— Vous l’avez attendu ?
— Non.
— Alors ?
— Je l’ai rejoint dans l’entrepôt.
— Parfait, allons-y !
Je comprends un peu pourquoi Centanaro veut me faire pénétrer dans cette partie de la cambuse. Ici, c’est sombre comme l’âme d’un gendarme ; de plus il y a beaucoup moins de trèfle que dans le magasin, une bonne partie des bourres ne nous ayant pas suivis. Je compte mon escorte : à part le magistrat, son assistant et Centa, il ne reste que trois matuches. Les autres sont occupés à refouler les journalistes qui essayent de forcer le barrage. Valzing reprend son interrogatoire.
— Une fois là, qu’avez-vous fait ?
Je ne réponds pas. J’ai des choses plus importantes à faire que de répondre aux questions de cette cloche ! Sissy est agenouillée derrière un tas de vieux pneus, une mitraillette Thomson entre les paluches.
Si vous aperceviez un jour le maréchal Staline en train de faire un numéro de main à main sur une corde raide, vous ne seriez pas plus surpris que je ne le suis.
Sissy avec une mitraillette, c’est un spectacle qui vaut le dérangement ! N’importe quel office de tourisme organiserait des services de cars spéciaux pour venir voir ça. Moi qui croyais qu’elle était tout juste bonne à manier un bâton de rouge à lèvres, je n’en reviens pas !
Elle a tout de la Jeanne d’Arc, cette poupée. Avec sûrement quelque chose en plus que Jeanne d’Arc, car vous ne m’ôterez jamais de l’idée que si la french girl avait eu ce châssis et cette allure, jamais les angliches l’auraient passée au four crématoire…
Je ne suis pas le seul à l’apercevoir. Le greffe de Valzing l’a renouchée aussi, en même temps que moi. Il est tellement siphonné qu’il ouvre une bouche par laquelle vous feriez passer un bulldozer. Le juge le regarde, puis regarde dans la même direction que son scribouillard, et alors c’est le cirque ! Il se fout à gueuler tellement fort que le chabanais des usines Ford en plein rendement ne parviendrait pas à couvrir sa voix.
Son meuglement me tire de ma stupeur. Je me dis que le moment de risquer le paquet est arrivé. J’arrache mon pistolet de sous ma manche avant même que le flic qui tient l’autre extrémité de mon cabriolet n’ait le temps de réaliser ce qui se passe. Ma première dragée est pour sa pomme. Je la lui expédie contre remboursement dans le gras de la brioche, juste là où ça fait des crampes lorsqu’on se marre trop fort. Puis je fonce en direction de Sissy.
En trois bonds je suis à ses côtés derrière le tas de pneus. Alors elle met en route son moulin à prières. Ah ! je vous jure, ça vaut de plus en plus le coup d’œil ! La Thomson tressaute dans ses mains et crache épais. À travers l’âcre fumée, j’aperçois le père Valzing qui s’écroule, après s’être ployé en deux comme s’il était monté sur charnière. Puis c’est au tour de son greffier à jouet au tube de vaseline qui se ride.
Centanaro est hors de vue. En voilà un qui n’était pas dans un puits de mine le jour où on a distribué la présence d’esprit.
Il reste encore deux flics sur le terrain. Leurs réflexes les incitent à se tailler à la vitesse d’une soucoupe volante. Ils se ruent par l’étroite porte accédant au bureau, embouteillant l’entrée pour leurs collègues qui radinent à la rescousse. Du gâteau pour un metteur en scène genre B. de Mille…
Je dis à Sissy de passer un coup d’aspirateur dans la lourde. Elle m’obéit. Tirer dans ce paquet d’uniformes est un vrai régal. Je ne peux résister au plaisir de faire un petit carton ! L’odeur de la poudre, c’est un fameux dopping. Sans ma donzelle, parole, je passerais mes vacances à les canarder, ces salauds-là ! Mais elle ne perd pas les pédales, ma môme mitraillette.
— Arrive ! dit-elle.
Elle se met à cavaler à travers l’entrepôt de Little Joly en se repérant comme si elle y avait été élevée. Ce bric-à-brac accumulé paraît ne pas avoir de secrets pour elle.
Au fond du hangar, il y a une petite échelle. Nous l’escaladons à toute pompe. Elle donne sur une plateforme où sont amoncelés des objets fragiles. De l’autre côté de la plateforme se trouve un vantail de bois. Sissy l’ouvre : il donne sur les quais. Un camion de sable est en station exactement sous l’ouverture.
— Sautons ! lance Sissy.
Elle balance sa mitraillette dans le sable et se laisse choir. Ça donne un bath valdingue de quatre mètres. Je l’imite et je ne l’ai pas plus tôt rejointe que le camion s’ébranle.
Tout ce bidule s’est déroulé en moins de temps qu’il n’en faut pour le bonnir. Les matuches doivent en être sur le prose ! Au moment où nous tournons un coin de rue, j’aperçois une tête à visière qui s’insinue par l’ouverture.
— Mes hommages à ta grand-mère ! je crie au bourre.
Il me répond par un coup d’arquebuse qui va se perdre dans le journal d’un passant. Comme le passant est derrière son journal, il chope les toutes dernières nouvelles de l’actualité en plein dans le bureau.
Il s’effondre.
Je gueule « Quinze », parce que c’est un barbu.
Y a de la joie dans l’air, cet après-midi !
— Va falloir décarrer de là, me dit Sissy. On va arriver à la hauteur de la Soixantième-Est. Faudra sauter, car le camion ne ralentira presque pas. J’ai pas pu trouver un seul mec qui veuille risquer l’aventure pour tirer ton nez de là. C’est tous des foies blancs qui sont heureux de te savoir emballé !
— Mais alors ! je demande, le gars qui pilote ce tank ?
— C’est un vrai ouvrier, parole, qui marne aux Docks ! Je lui ai fait du charme et il a accepté, moyennant cent dollars, de se trouver en stationnement sous l’ouverture au moment où on sautait, puis de démarrer tout de suite après et de passer par la Soixantième Rue. Lui, officiellement, il est au courant de rien. C’est pour cela qu’il ne va pas s’arrêter. Tu y es ?
Elle enjambe le plateau du camion et s’arcboute, puis elle lâche tout et se reçoit assez bien.
Je prends la mitraillette et je saute à mon tour. Le camion, comme délesté d’une surcharge terrible, fait un bond en avant et fonce dans le brouillard. Notre pote le chauffeur a l’air de se prendre pour Nuvolari.
— Vite ! fait Sissy.
On entend en effet, au loin, le mugissement d’une voiture de police.
Probable qu’ils n’étaient pas tous en pâté de foie, les bignolons, et qu’ils ont réagi.
On court à perdre haleine sous les yeux médusés des badauds, jusqu’à une Nash noire, rangée en bordure du trottoir.
— Conduis ! dis-je à Sissy.
En effet, j’ai toujours ma paire de menottes fixée à un poignet.
Ma souris a un bon coup de volant. En un clin d’œil nous avons contourné le bloc, et nous filons à tombeau ouvert en direction du lac.
— Pas si vite, Sissy ! La première voiture de flics venue va nous prendre en chasse. Ça serait vachement tocasson de se faire crever pour excès de vitesse.
Elle lève un peu le pied. Dans le flot de la circulation, je me sens en sécurité. Je respire un bon coup. Il me semble que c’est la première fois que de l’air rend visite à mes poumons.
— Tu as des projets ? je demande…
— On devrait quitter la ville.
— Tu crois ?
— Tu ne penses pas, toi ?
— Pas fameux. Sur une route, il n’y a guère de planques, tu sais…
Elle hausse les épaules.
— Les planques que tu pourras trouver à Chi ne valent pas un pet de lapin. Je te le dis : c’est tous des foireux et des donneurs ! En ce moment la chasse à l’homme s’organise. Après la séance qu’on vient de leur donner, ils passeront la ville au peigne fin, c’est couru.
— Bon, j’admets, fais à ton idée, après tout, ça n’a pas tellement mal déguillé jusque-là.
Un petit sourire heureux passe sur les lèvres de Sissy. Je me penche sur sa nuque et souffle les cheveux follets qui la couvrent, puis j’embrasse le creux délicat ainsi découvert.
Elle secoue la tête.
— Fais pas ça, chou, dit-elle d’un ton rauque, tu sais bien que ça me donne des idées.
Elle a un petit ricanement et ajoute :
— M’est avis que ça n’est pas le moment.
Ça n’est pas le moment, en effet. Voilà que cette saloperie de sirène, qui avait cessé ses hurlements, reprend de plus belle.
— Tourne à droite !
Elle tourne. Nous nous trouvons dans une avenue rupinos plantée de beaux arbres et bordée de somptueuses demeures. La circulation étant très faible, on va pouvoir s’expliquer.
— Mets un peu de sauce, pour voir.
Je me tourne.
La voiture de flics a viré, elle aussi. Donc, c’est bien à nous qu’elle en a.
— Où as-tu eu cette bagnole ? je questionne.
— T’occupes pas, elle est presque neuve.
— Alors y a pas trente-six méthodes ; on va essayer de leur semer du poivre. Direction cambrousse, chérie.
L’aiguille du compteur se déplace aussi vite que celle d’un pèse-bébé sur lequel vient de grimper un éléphant. En moins de temps qu’il n’en faut pour éplucher un œuf dur, nous sommes à cent dix. Pour la ville, c’est une jolie allure. Ces salauds de flicards ne s’en laissent pas conter. Eux aussi savent enfoncer une tige de métal dans le plancher d’une voiture. Ils nous prennent de la distance, et comment !
— Tu ne peux pas faire mieux ?
— Impossible, dit Sissy, ou alors je vais enchrister la première bagnole qui débouchera !
Puisqu’il n’y a pas de recours dans la fuite, mieux vaut employer un autre système : aux grands maux les grands remèdes.
J’enjambe le dossier de la banquette et je m’agenouille sur le siège arrière. D’un coup de crosse, je brise la vitre du fond et je passe le museau de la Thomson par l’ouverture. Mais les bourres ont déjà compris et ils sont les premiers à ouvrir le bal.
Les balles crépitent comme des grêlons sur la carrosserie de la Nash.
Je riposte par une courte rafale qui démolit leur pare-brise.
Je les vois distinctement, maintenant, ces veaux !
Ils sont quatre, plus le chauffeur. Ils ont décidé de m’avoir coûte que coûte, et plutôt mort que vif, car ce qu’ils me balancent comme dragées remplirait un train complet de wagonnets. Je me dis qu’avec une pareille averse de plomb, jamais notre bagnole ne tiendra le coup, et qu’il faut enrayer les dégâts presto.
Je baisse le canon de la mitraillette et j’arrose le devant de leur calèche. Par bonheur je réussis à toucher les pneus. Leur bagnole décrit de dangereux zigzags, puis s’immobilise.
— Hurrah !
J’essuie d’un revers de manche la sueur qui me ruisselle sur le front.
— Tu as vu comment je les ai eus, ces fumiers ? je dis à Sissy.
Non, elle n’a pas vu. Elle ne verra jamais plus rien. Une balle lui est entrée dans le bocal, justement par le petit creux douillet que j’embrassais tout à l’heure, et sa cervelle a déménagé pour s’installer sur ses genoux. Elle est crispée à son volant, et c’est pour cela que nous continuons de foncer droit devant nous à plus de cent à l’heure, pareils à une torpille. J’en ai la gorge sèche et mon cœur s’arrête de battre. Je vais pour me précipiter sur le volant, mais un cahot fait basculer le cadavre de Sissy. La Nash décrit une embardée formidable, ralentit et fonce dans une clôture.
Avant le choc, j’ai le temps de penser : « C’est une barrière de bois ! »
La secousse n’est pas racontable. C’est la fin des fins ! Un Hiroshima en miniature ! J’ai l’impression que je vais cracher mon foie et que mes jambes ont pénétré dans mon corps, comme le pied à coulisse de certains appareils photographiques. Un feu d’artifice se déclenche sous mon couvercle. Puis, j’essaie de remuer, et j’ai la surprise de constater que c’est du domaine des choses possibles. Le heurt terrible a ouvert la portière de droite. Je dégage par cette issue. Je vois des gens qui accourent, flics en tête. Alors je décide que c’est vraiment, une fois de plus, le moment de faire quelque chose. Comme il ne m’est pas possible de filer par l’avenue noire de populo, je me mets à trotter sur la pelouse où notre carriole a atterri.
Je constate que je foule une propriété de grand luxe. C’est le toutime avec piscine illuminée, golf miniature et perspective de feuillage. Il y a des jardins à l’anglaise, à la française, à l’italienne, et peut-être que j’en découvrirais un à l’américaine, si j’avais le temps de faire le tour du propriétaire. Des cris me talonnent ! Une vraie meute me cavale au panier ! Vous parlez d’une corrida !
J’ai deux jambes et je le déplore ; mon rêve, en ce moment, ce serait d’être mille-pattes. En tout cas, j’utilise mon attribution de guiboles comme aucun bipède ne le fera jamais.
Le vent de ma course emplit mon crâne d’une rumeur confuse. Je cours avec toute ma vie, avec tout mon être. Courir paraît être ma raison sociale. Le malheur, lorsqu’on se déplace, c’est qu’on finit toujours par atteindre quelque chose. Et le quelque chose qui se dresse devant moi n’est autre qu’un mur. C’est l’obstacle le plus décourageant pour un fuyard, surtout lorsqu’il mesure quatre mètres de haut !
Je me retourne : les flics sont à moins de trente mètres et, tout en cavalant, sortent leur artillerie des grands jours.
L’endroit où je me trouve forme un cul-de-sac. Si au moins j’avais encore la mitraillette ! Elle ne me permettrait sans doute pas de tenir un siège, mais du moins aurais-je la satisfaction de leur faire payer ma peau le prix qu’elle vaut, d’après une estimation personnelle.
Au lieu de ça, je vais me faire avoir comme un rat, dans ce renfoncement. Je m’insurge. Faut dire que toute ma garce de vie je n’ai fait que ça : m’insurger !
Je mets la main à ma poche et je sens quelque chose de dur. C’est le pistolet que j’y ai remisé tout à l’heure, pour grimper à l’échelle dans l’entrepôt de Little Joly. Je le sors et le braque en direction de mes poursuivants. Celui qui est le plus près de moi est large comme l’entrée de Prisunic ; lui coller une fève est un exercice pour débutant. Il la ramasse dans le cou et culbute comme un lapin en vomissant son sang de goret.
— Et d’un ! je fais.
Ce sera le seul, car mon feu est vide. Il n’y a que dans les bouquins à dix cents qu’on peut abattre un régiment de cavalerie sans jamais recharger son arme. Mon ultime mitraillage a stoppé l’ardeur de la meute. Il reste trois flics en course. Ces fumelards s’immobilisent et me couchent en joue.
Je dis un good bye général au monde et je m’apprête à m’envoler chez Saint Pierre lorsque mes yeux tombent sur une espèce de canal minuscule qui passe sous le mur. C’est un conduit large de cinquante centimètres environ, par lequel les jardiniers de la propriété doivent évacuer la flotte de la piscine. Au moment où je me jette dedans, ça crache épais en face. Les balles passent en escadrille au-dessus de ma trombine puis se mettent à faire voler des mottes de terre tout autour de ma petite personne. Il s’en est fallu d’un millionième de seconde que j’intercepte cette gracieuse décharge.
De lièvre que j’étais, me voilà transformé en couleuvre. Je me faufile dans le conduit et m’insère dans l’épaisseur du mur. S’agit sûrement de la muraille de Chine, car ça n’en finit pas. Je comprends alors que le petit canal à partir du mur n’est plus à l’air libre, mais se transforme en canalisation ordinaire. De fait, le conduit s’arrondit. Je rampe aussi vite que je peux, en me disant que si les matuches ont le temps de se rancarder sur l’issue de cette canalisation, je vais être enfumé là-dedans comme un renard dans son trou.
Les minutes s’écoulent et c’est toujours la même reptation déprimante dans l’obscurité. J’ai l’impression de me balader dans l’intestin d’un nègre. Je presse le mouvement. Enfin quoi ! il aboutit certainement quelque part, ce conduit !
Soudain, je sens du mouillé sous mon ventre. Puis l’humidité se précise et devient un ruisselet qui grossit rapidement. Je suis obligé de relever la tête pour ne pas boire la tasse.
— Bande de vaches ! je grogne.
Car j’ai pigé. Les flics ont ouvert les vannes de la piscine, et c’est une véritable trombe d’eau qui s’engouffre dans la canalisation. Je suis submergé, traîné, noyé. Je suffoque. Je vois du rouge. J’ai le crâne illuminé comme Saint-Pierre de Rome un jour de canonisation.
Je cherche à m’agripper à quelque chose afin de lutter contre le flot qui m’entraîne, mais les parois de la canalisation sont visqueuses comme des anguilles. Je passe un moment abominable dans cette flotte.
Pour essayer de lutter, je fortifie ma haine en pensant de toutes mes forces :
« Les vaches ! Les vaches ! Ils ont buté Sissy ! Ils me noient comme on noie un rat dans sa cage ! Les vaches ! les vaches ! »
Et cette saloperie d’eau me rentre dans le corps, par la bouche, par le nez, par les châsses ! Et mes pognes continuent désespérément de racler le limon de la conduite.
Tout à coup, je m’arrête de vadrouiller dans ce trou d’évier. Ma main gauche s’est agrippée à une barre de fer et la tient solidement. La barre de fer bouge lorsque je remue. J’ouvre les yeux, malgré la brûlure que leur cause la flotte et j’aperçois comme une clarté. Je me dis que la barre en question fait partie d’une grille, et que cette grille est celle d’une autre canalisation qui forme un affluent de la première. Je m’arcboute et, dans un effort terrible, je soulève la grille avec ma nuque.
Pendant quelques instants, il se fait dans ma tête un remue-ménage sans nom. Il me semble que j’ai les chutes du Niagara dans le caberlot. Enfin le ronflement se dissipe et je m’ébroue. J’ai le buste dans un grand jardin et c’est bien une rigole de ciment qui aboutit à la grille. Je me hisse hors de mon tuyau et je repousse la grille.
Autour de moi c’est le silence. Un silence épais comme du miel.
Je me traîne sous un arbuste proche et je me donne un moment de répit pour reprendre mon souffle et mes esprits. Je suffoque. Il doit y avoir suffisamment de flotte dans ma carcasse pour mettre à l’eau un paquebot.
Je me sens lourd et spongieux.
M’est avis que les flics ont dû se rancarder sur l’issue de la canalisation et qu’ils y sont cavalés après avoir ordonné au jardinier de l’autre propriété d’ouvrir les vannes.
Le jardinier doit certainement ignorer ce minuscule embranchement. Conclusion, j’ai un petit peu de temps devant moi car ils ne le découvriront que plus tard, lorsqu’ils sonderont le conduit.
Je me lève et arnouche le bled. Je suis toujours dans le bath quartier, à en juger par la carrée qui se dresse au fond du jardin. C’est de la pierre de taille garantie sur facture !
Le jardin est fleuri comme la loge d’une vedette. Un jet d’eau tourne gentiment au-dessus d’une pelouse. Tout ça est calme, rassurant, et vous donne envie de mordre un fameux coup dans une nouvelle portion de liberté.
Je rampe au milieu des fleurs. L’essentiel est de ne pas me faire remarquer par les occupants de la boîte, car ma mise ne leur inspirerait pas confiance. Je me dirige vers la sortie, mais elle n’est pas de ce côté-ci, la sortie. En fait, je ne sais pas du tout où elle peut se trouver !
Sur l’autre façade, probable.
Je longe le mur. Parvenu à l’extrémité du parterre, je m’aperçois que pour m’évacuer du jardin, je dois traverser une terrasse grande comme un vélodrome, sur laquelle des gens boivent des trucs glacés, bien installés sous des parasols tangos.
Je suis blousé. Il va falloir que je stationne encore dans les bégonias… Moi, l’odeur des fleurs me porte au bol. Je suis bucolique au cinéma seulement, et encore, à condition d’avoir à portée de la main une belle mousmée à la jarretelle extensible.
Je décide néanmoins de faire le mort et de voir venir. Ce que je vois venir me fait dresser les cheveux sur le dôme, malgré qu’ils soient mouillés.
Arrivant de l’autre extrémité de la terrasse, j’aperçois un larbin en grande tenue qui tient en laisse deux plantureux molosses. Ces clebs donneraient des cauchemars à une nichée de panthères noires ! Ils ont des croquants gros comme des sucettes et des babines noires dégoulinantes de bave. Le valeton va les balader un peu dans le jardin, ces chéris, et il est probable qu’il ne leur faudra pas deux secondes pour me renifler ! Si jamais ils lui échappent, ce qui restera de moi après qu’ils auront fait joujou sera impropre à la consommation des corbeaux.
Je mets le cap sur la gauche, où j’ai cru apercevoir une petite porte, puis, une fois près de la cambuse, je me lève et je cours en rasant la façade.
Par bonheur, la petite lourde en question n’est pas fermée à clé. Elle ne donne pas non plus sur une salle de bal, mais sur un étroit couloir.
Je la referme. Intérieurement elle est munie d’un verrou gros comme ma cuisse. Je le tire. Je voudrais pouvoir mettre l’océan Pacifique entre les deux molosses et moi.
Je prête l’oreille. Le seul bruit qui me parvienne est un zonzonnement d’aspirateur, encore est-il assez éloigné. Je m’engage à pas de loup dans le corridor. Je m’arrête devant la première porte que je rencontre, et l’ouvre lentement. J’aperçois une petite pièce blanchie à la chaux, au milieu de laquelle se trouve la chaudière du chauffage central. Au fond se dresse un himalaya de charbon. L’endroit est tout ce qu’il y a de moche pour servir de refuge à un pauvre mec dans ma position. Essayons plus loin !
Partir à la découverte est amusant, sauf, toutefois, lorsqu’on est mouillé comme un rat, qu’on a une paire de menottes à un poignet et que la police d’un État vous recherche. Je sais qu’il suffit d’une rencontre avec la première bonniche venue pour que soient stoppées mes petites vacances. Or, des bonnes dans une maison comme celle-ci, il doit y en avoir presque autant que des flics à un meeting communiste.
Je continue d’avancer prudemment. Ce qui la fout mal, c’est qu’on peut me suivre à la trace, car je laisse derrière moi un ruisselet de flotte. Je parviens devant une autre porte, ouverte celle-ci. Je découvre la personne qui actionne l’aspirateur. Elle est agenouillée et me tourne le dos. C’est une gerce assez vioque qui a une bath armoire à deux portes en guise de dargeot. Ses jupes sont relevées et ce qu’on ne voit pas de son intimité pourrait être masqué par un point d’exclamation.
Bien que je sois sollicité par la beauté du spectacle, je m’éclipse sur la pointe des pieds.
Soudain, un bruit de voix me parvient. Le corridor fait un coude et quelqu’un radine. Quelle gueule ils vont faire, les mecs, en apercevant ce type ruisselant ?
Mieux vaut ne pas le savoir. Un escalier de service s’amorce, à gauche. Je m’y catapulte et je grimpe un étage. Comme je mets les pieds sur la dernière marche, j’entends une gonzesse au ton autoritaire qui se met à rouscailler à cause de la flotte dont j’ai aspergé le couloir. Elle appelle la mère-montgolfière et lui dit qu’au lieu de montrer son cul sous prétexte de passer l’aspirateur elle ferait mieux de cramponner le balai-brosse, because un des clébards s’est oublié.
Je n’écoute pas la réponse de l’interpellée. Quatre à quatre je m’envoie un nouvel étage et je débouche en plein palais des mille et une nuits. Il y a des tentures françaises plein les murs, des trucs en marbre, des machins en soie, des choses en j’sais-pas-quoi ! Plus des tapis épais comme des tranches de pudding. C’est du billard que de se déplacer là-dessus sans faire de bruit ! Je parcours l’étage. Le mieux que j’aie à faire, c’est d’essayer de me planquer dans une turne quelconque jusqu’à la nuit. Ensuite, j’aviserai.
Je pointe mon museau dans le hall somptueux. Des lourdes s’ouvrent, à droite et à gauche. Je n’ai que l’embarras du choix.
Un nouveau bruit de voix m’évite d’avoir à choisir. Décidément, cette crèche est plus peuplée que le Sénat !
J’empoigne le premier loquet venu et j’entre dans une pièce. Tout en refermant la porte je grommelle mes jurons les plus choisis : il y a quelqu’un dans la chambre où je viens de pénétrer. C’est une môme, et, pour ne rien vous cacher, c’est la plus belle fille qu’une femme ait jamais mis au monde. Elle est blond vénitien, — comme disent les merlans —, elle a des yeux sombres, marron foncé ou noirs, un visage mince et harmonieux, une bouche charnue et, sous tout ça, un châssis absolument sensationnel. Elle est en train d’enfiler ses bas au moment où je fais mon apparition. Malgré la gravité de l’instant, je ne puis résister au plaisir de jeter un coup d’œil du côté de ses jarretelles. Ce que j’aperçois me rend nerveux.
Nos yeux se croisent ; elle paraît plus stupéfaite qu’effrayée.
Il y a un instant de silence inévitable. Je prends enfin l’initiative de la conversation.
— Bonjour, belle princesse.
C’est pas méchant et ça permet de tâter le terrain, non ?
Elle ne me répond pas. Mais son visage s’est un tantinet modifié. Je ne sais pas si je me goure, mais je crois lire, dans ses grands châsses, comme de l’amusement.
— Je m’excuse pour ma tenue, dis-je. Je ne pensais pas débarquer chez vous…
Elle finit d’ajuster son bas et je constate que ses doigts ne tremblent pas.
Puis elle rabat sa jupe et me dit paisiblement :
— Vous ressemblez à Walter Pidgeon, vous êtes un parent ?
— Oui, je lui fais. Je suis sa cousine germaine.
Elle hausse les épaules.
— Ah ! parce que vous êtes spirituel ?
— Avec les jolies poules, ça m’arrive quelques fois.
Comme elle se lève, je tire mon feu. Il est vide, mais elle n’est pas censée le savoir.
— Il vaut mieux que vous restiez peinarde, chérie. Ça me ferait de la peine de vous faire prendre du poids en vous truffant de plomb.
Sa figure mince devient grave. D’un geste harmonieux, elle relève ses beaux cheveux cuivrés.
— Qui êtes-vous ?
— Pas grand-chose de bon, petite !
Ses yeux se posent sur le cabriolet.
— Évadé ?
— Oui. Exactement comme dans les bouquins que vous gobez pour meubler vos nuits blanches.
Je la regarde et j’ajoute :
— C’est vrai que fabriquée comme vous l’êtes, vous devez avoir autre chose qu’un livre dans votre lit.
— Comment êtes-vous entré ?
— Des portes, des couloirs, des escaliers… J’ai des habitudes très routinières, vous savez.
— Et personne ne vous a vu ?
— Si quelqu’un m’avait vu, dans l’état où je suis, on en parlerait déjà jusqu’aux îles Sous-le-Vent, non ?
Elle hoche la tête.
— Que désirez-vous ?
— Je sais réfréner mes ambitions : me sécher et me planquer jusqu’à la nuit, forme un idéal très potable et puis, c’est simple, non ?
— Et si j’appelle ?
— Vous êtes lasse de la vie, bath comme je vous vois ?
— Enfin, murmure-t-elle, il va falloir que j’aille rejoindre les autres, ils vont s’inquiéter.
— Vous gardez la chambre, vous avez la migraine…
— Ils ne le croiront pas : je n’ai jamais la migraine.
— Alors, si vous ne l’avez jamais, ils vous croiront !
Elle a un geste agacé.
— Vous n’avez pas la prétention de condamner ma porte ?
— Pas du tout. Je serai planqué là, simplement (je désigne une lourde tenture) avec mon feu braqué. Si vous l’ouvrez, la première dragée sera pour vous.
Tout en parlant, je donne un tour de clé à la porte, puis je mets en marche le minuscule poste de radio afin de couvrir notre chuchotement.
À ce moment, des voix retentissent sur la terrasse. Elles crient : « Maud ! Maud ! »
— On m’appelle, dit la fille.
— Vous vous appelez Maud ?
— Oui, vous n’avez rien contre ça !
— Au contraire, je suis à fond pour. C’est très joli…
Les cris continuent.
— Bon, allez à la fenêtre, et débitez votre petite salade. Je suis à côté de vous. Je surveille votre visage, inutile, par conséquent, d’essayer de me doubler. Il paraît qu’une balle dans le ventre fait très mal. J’espère que vous avez suffisamment d’imagination pour le comprendre.
Je fais un signe impérieux avec le revolver.
— Répondez-leur !
Elle va s’accouder à la fenêtre. D’en bas, monte une voix masculine :
— Descendez, Maud ! Nous allons dans l’Avenue, il paraît qu’il vient de s’y passer des trucs sensationnels, l’Ange Noir s’est évadé !
— Impossible, dit Maud, je me sens terriblement fatiguée et je désire garder la chambre ; j’ai des vapeurs… Un peu de repos me fera du bien, allez-y sans moi.
Les mecs d’en bas s’exclament. Suit toute une kyrielle de questions que l’on pose en pareil cas ; questions auxquelles Maud fait les réponses nécessaires. Enfin, elle referme la fenêtre et se retourne.
— Dix sur dix, je lui fais. C’était parfait.
Elle me contemple sans essayer de dissimuler son prodigieux intérêt.
— Ainsi, c’est vous l’Ange Noir !
— Oui.
Elle sourit.
— C’est inouï ! Dicky avait parié que vous vous évaderiez.
— Je ne connais pas Dicky, mais ça m’a l’air d’un gars bourré de bon sens.
J’aime le sourire de cette poulette. J’aime pas mal de choses en elle. Et mon petit doigt qui, décidément, est affranchi sur tout, me susurre que je lui fais de l’effet. Un mec de ma trempe fait toujours de l’effet aux gonzesses désœuvrées. Les filles ont une continuelle fringale d’aventure, je ne sais pas si vous avez remarqué ? Le cinéma ne leur suffit pas, ce qu’il leur faut c’est du vécu : une tranche de vie grosse comme ça… Du reste, vous n’avez qu’à les bigler lorsqu’elles voyagent seules ! Elles sont toutes frémissantes, ces biches, les lèvres prêtes à recevoir quelqu’un et, dans le regard, ce petit scintillement qui veut dire : « Et-à-quelle-heure-qu’on-se-retrouve ? »
— Bon, je dis, j’ai le pressentiment que tout se passera bien. Au fond, Maud, nous sommes faits pour nous entendre, du moins un certain temps. Moi, j’ai besoin d’un coup de main, et vous, vous vous faites tellement tartir dans ce palais de la Belle au bois dormant que le premier gugusse de banlieue vous amuserait, non ?
Elle émet un petit ricanement, somme toute assez cordial.
— Mon rêve le plus cher, je lui dis, c’est de prendre un bain très chaud, car je sens que je vais claquer des dents malgré la douceur de ce printemps. Venez avec moi dans la salle de bains.
Elle me suit.
Cette salle de bains me fait pousser un petit coup de sifflet admiratif. J’ai jamais rien reluqué d’aussi soi-soi. Il y a bien plus de marbre qu’au cimetière d’Hollywood, et du nickelage à en avoir mal aux châsses.
Je ferme la porte au verrou et je désigne un tabouret à Maud.
— Asseyez-vous, mon chou. Si ça vous dérange de voir un athlète en costume d’Adam, collez-vous de l’albuplast sur les mirettes ou bien tournez-vous de l’autre côté.
Je dépose le pistolet sur une tablette de marbre blanc, au-dessus de la baignoire, et je fais couler un bain. Pendant que les robinets font leur office, je déniche une lime à ongles de taille impressionnante, et je dis deux mots à la serrure de ma menotte. C’est un boulot que j’ai appris avant de savoir marcher. En deux minutes, je me suis débarrassé de mon bracelet. Je masse mon poignet endolori. Puis, comme le niveau de l’eau est suffisant, j’arrête les robinets et je me dénippe. Maud n’a pas bronché. Elle me dévore des yeux, cette fillette.
Ce bain est le plus beau jour de ma vie.
— Si le cœur vous en dit ? je lui fais.
Je lance ça comme une boutade, mais à ma profonde stupeur, la fille se lève et dégrafe sa robe. J’assiste alors à un numéro de strip-tease comme vous n’en verrez jamais. Elle a un de ces chics pour se dépoiler, Maud, qui fouterait de la virilité à un portrait de famille. Et quel mépris des fringues ! Elle les laisse choir à ses pieds. Elle me regarde intensément. Ses joues sont empourprées et je vois sa glotte qui joue au yo-yo. Lorsqu’il ne lui reste plus sur le corps qu’un slip confidentiel, elle marque un temps d’arrêt.
— Allons ! je lui fais, d’une voix rauque, un bon mouvement.
Elle fait glisser le slip et enjambe le rebord de la baignoire.
— Alors, qu’est-ce que vous voulez ? On joue au triton et à la sirène. C’est un machin amusant pour lequel j’ai des dispositions. Et j’y joue avec d’autant plus d’ardeur que ça fait plusieurs jours que ça ne m’est pas arrivé.
Un instant plus tard nous sommes dans la chambre, vêtus seulement de peignoirs multicolores. Mes fringues sèchent dans la salle de bains. Je me sens calme comme un bœuf et plus lucide qu’un mathématicien.
Maud est étendue sur le lit, dans une position d’abandon total. Je la renouche en songeant que mon ange gardien a été de première en me poussant à ouvrir la lourde de cette chambre, de préférence à d’autres. J’aurais pu tomber sur la carrée d’un colonel en retraite ou d’une dame patronnesse, et alors je n’ose pas imaginer ce qui se serait passé.
Je m’agenouille aux côtés de ma conquête.
— Tu es un chic petit lot, Maud.
En guise de réponse, elle allonge le bras et me cueille par la nuque. Nous nous embrassons vachement.
— Tu es fort, balbutie-t-elle, après qu’elle a retrouvé son souffle.
Moi, je suis pas contre les roucoulades, mais je professe qu’il y a un temps pour tout. Or, je sais pas si vous vous en rappelez encore, mais je suis l’homme traqué, l’ennemi public numéro 1, et autour de cette maison doit s’affairer tout ce que Chicago et ses environs ont produit de flics depuis vingt ans. Il n’y a plus pour moi la moindre possibilité de mettre le pif dehors sans risquer de provoquer un attroupement.
— À quoi penses-tu ? me demande Maud.
Les souris sont d’une inconscience !
— Je combine pour essayer de savoir comment je vais me sortir du pétrin.
Je la regarde.
— Tu me donnerais pas un coup de main, des fois ?
— Oh si ! s’exclame-t-elle avec ferveur.
Ses yeux brillent. Elle se dit qu’elle va enfin pouvoir se manifester dans le merveilleux. Je vous le répète : elles sont toutes comme ça. Seulement, au premier coup d’arquebuse elles changent d’avis, et se mettent à chialer en appelant papa-maman.
— Qui tu es, dans cette maison ?
— Mais, Maud Kerrer ! fait-elle, surprise.
Je réprime un bond de vingt mètres.
— Kerrer ! le financier ?
— Oui.
Elle est bath, celle-là ! Je me marre comme un bossu. Kerrer, c’est la plus grosse galette de Chi. Ce tordu-là vaut dans les cent millions de dollars ! Et c’est avec sa propre fille que je fais joujou. Y a vraiment de quoi manger du savon à barbe !
— Dis donc, fais-je brusquement, on pourrait pas avoir une paire d’œufs frits sur une tranche de bacon ? Je commence à la piler. Et si, par-dessus le tout, on m’amenait un flacon de rye, je serais le plus heureux des hommes.
Je n’ai pas fini de manifester ce désir que quelqu’un frappe à la porte.
— Qui est-ce ? demande Maud.
— July !
— C’est la femme de chambre, souffle-t-elle.
— Va lui ouvrir ! Continue à dire que tu es fatiguée et que tu veux rester peinarde.
Je me dirige vers la tenture.
— Pas de blagues, hé ? ajouté-je en montrant le pistolet.
— Oh ! darling ! voyons…
Elle ouvre la porte. July entre. C’est la souris à la voix acide qui engueulait la mère-mongolfière.
— Vous n’allez pas bien, miss ? demande-t-elle.
— Non, murmure Maud. J’ai dû prendre froid dans mon bain. Je préfère garder la chambre.
— Dois-je prévenir le docteur ?
Maud se fout en rogne ! Elle dit qu’elle veut la paix, le calme et à bouffer… Elle assure que le meilleur remède contre la grippe c’est la bectance, et elle passe commande d’un menu qui ferait pleurer d’attendrissement un moine bénédictin.
Un quart d’heure plus tard, la même peau de vache de July apporte un plateau supportant un poulet laqué avec de la sauce anglaise, du café, des toasts beurrés, des fruits et un gâteau de riz un peu moins gros que la statue de la Liberté. Sans oublier, bien entendu, le whisky.
— Il s’en passe, des choses ! s’écrie July. Figurez-vous que cet homme, ce gangster qu’on appelle l’Ange Noir, s’est évadé à deux pas d’ici. C’est une femme qui l’a aidé pendant la reconstitution du crime. Ils ont tué je ne sais combien de personnes et se sont sauvés en voiture. La police qui les poursuivait a abattu la femme. Mais lui s’est enfui par une canalisation ; les policiers sont en train de sonder la conduite. Et tout ça a eu lieu à côté de nous, miss ! Ce monstre est peut-être encore dans les parages à l’heure qu’il est !
De derrière ma tenture, je frémis à l’idée que la description de mes méfaits peut affoler la môme Kerrer, mais au son de sa voix, je constate qu’elle conserve tout son calme.
— July, fait-elle, vous m’agacez avec vos histoires de gangster.
July se retire, très pincée. Maud va donner un tour de clé.
— Vous avez entendu ce qu’a dit cette femme ? je lui demande. Eh bien, elle est au-dessous de la vérité. Ça ne vous donne pas à réfléchir ?
En guise de réponse, elle me demande :
— Pourquoi ne me tutoyez-vous plus ?
Nous faisons une dînette épatante.
Soudain, elle me pose la question qui depuis un instant lui fait tortiller du prose :
— Dear, qui était cette fille que les policiers ont abattue ?
— Déjà jalouse ! C’était une brave môme qui savait prendre des risques pour son homme, je lui déclare, rageur.
Elle me regarde.
— Vous êtes très séduisant, l’Ange.
— Assez, merci.
— Les femmes font n’importe quoi pour vous, n’est-ce pas ?
— Peut-être parce que je ne leur demande rien ?
— Vous avez confiance en moi ?
— Je n’ai confiance en personne.
— Malgré…
— Malgré quoi ?
— Ce qui s’est passé tout à l’heure, dans la salle de bains ?
— Vous avez agi pour vous, et non pour moi ! Ne mêlez pas les brèmes, chérie. Tant que vous pourrez y trouver votre compte, vous m’aiderez. Je représente un caprice pour vous. Si je cesse de vous intéresser ou si le jeu devient trop dangereux, vous remuerez toute la ville pour me faire emballer.
— Ne dites pas ça !
Elle a presque crié. Quelqu’un frappe à sa porte. La voix d’homme qui appelait d’en bas tout à l’heure dit :
— C’est moi, Maud !
J’interroge la fille du regard.
— C’est Dicky, chuchote-t-elle, mon fiancé.
Elle hésite une seconde, puis dit à cet endoffé qu’elle se sent patraque et qu’elle désire qu’on la laisse se reposer.
— Avec qui êtes-vous ? demande Dicky.
— Mais je suis seule ! s’exclame Maud.
Il y a à peu près autant de sincérité dans sa voix que dans celle d’un marchand de voitures d’occasion.
— Ouvrez-moi ! dit sèchement le type.
Maud me semble paralysée par l’effroi.
Alors j’ajuste le rigolo dans ma pogne et je vais ouvrir la porte.
Le Dicky est un zigoto qui ressemble à une gravure de mode. Il est plutôt grand, avec un visage hâlé, des cheveux blonds, des yeux veloutés et des dents que je crois avoir aperçues sur la réclame d’une pâte dentifrice.
Son tailleur lui a mis ce qu’il fallait comme rembourrage pour lui donner l’allure d’un athlète de foire, mais je suis persuadé qu’une fois à poil il ne doit pas être plus musclé qu’un pain au lait.
En m’apercevant, il ouvre des falots grands comme les trous d’un billard russe et une bouche qui découvre son intérieur jusqu’au slip y compris.
— Qui… qui… Qui êtes-vous ?
Je regarde par-dessus son épaule, le couloir est vide.
— Entrez, vieux, je lui fais, je vais vous donner l’adresse d’une école de rééducation du langage, pour votre bégaiement.
Je lui montre le revolver et, d’un signe de tête, lui ordonne d’entrer. Il obéit. C’est inimaginable, le nombre d’actes qu’on peut obtenir de ses semblables avec un feu non chargé. Au fond, ce qui compte, c’est la gueule du mec qui l’a dans les pattes. La mienne doit être expressive, probable car je leur ferais décrocher l’étoile polaire avec ce morceau de ferraille.
Il met un moment à retrouver ses esprits. Il regarde Maud à poil sous le peignoir, puis moi, à poil sous le mien.
— Ça vous la coupe, hein ? je lui demande. Nous nous sommes un peu mis à notre aise, ta future et moi, à cause de la chaleur.
Il fronce le sourcil.
— Pour l’amour, elle est comme ça, cette gamine ! Tu ne vas pas t’embêter, je te jure !
La dose est trop forte. Il serre les poings et s’avance sur moi. Je le calme d’un swing à la mâchoire qui le renvoie à l’autre bout de la pièce. Quand il se relève, il est gris comme la page d’annonces du Star-Express.
Il crache nostalgiquement un morceau de dent et glaviote dans son mouchoir, pour vérifier si ça saigne. Effectivement, ça saigne ! Alors il pousse une plainte lamentable.
— Sans blague ! je fais à Maud, c’est ce pauvre minable que tu vas épouser ! Il est tout juste bon à passer les fringues d’hiver à l’antimite !
Je gouaille, pour gagner du temps.
Vous conviendrez que le baromètre a tendance à se remettre à l’orage depuis un instant. Qu’est-ce que ce pauvre tocasson de Dicky avait besoin de ramener sa physionomie ! Il ferait de l’effet comme cloche chez un pâtissier, pendant les fêtes de Pâques. Maintenant, fini le bon temps, les gueuletons et les bains spéciaux, va falloir agir. Et agir vite ! Et agir prudemment !
Maud n’est pas encore sortie de son désarroi. Elle a juste la bouille de la petite fille qui trouverait un ménage de crocodiles dans son dodo en se réveillant.
— Habille-toi ! lui dis-je…
Je saisis le fiancé par le revers de son veston.
— Quitte tes fringues, Toto.
— Quoi ! s’exclame-t-il, malgré la frayeur que je lui cause manifestement.
Je lui cloque un paquet d’os sur la pommette gauche, pour lui faire comprendre que le silence est de rigueur. Alors, sans plus hésiter, il ôte son costard. Et son costard est une petite merveille du genre, croyez-moi. Il est aubergine avec un filet bleu. La chemise est mauve et la cravate, noire, avec un petit paysage en médaillon — comme le veut la mode —, qui doit représenter un concours de pêche aux îles Hawaï. La chemise me gêne un peu aux entournures, mais le complet me va pas mal, car il était à l’avantage pour Dicky.
Dès que je l’ai revêtu, je me tourne vers Maud.
— Tu te manies, oui ?
— Où… où allons-nous ?
— En voyage.
— Et Dicky ?
Je me frotte le nez, ce qui dénote toujours chez moi la plus grande perplexité.
— Dicky, je fais, il va venir avec moi dans la salle de bains. Nous avons à discuter tous les deux.
Maud s’interpose.
— Ne lui faites pas de mal, ou bien j’appelle !
— Suffit ! Je suis assez grand pour sortir sans ma bonne, non ?
Je jette un regard au mec, effondré, à demi-nu, sur le tapis, et il me vient une idée.
— Écoute, Toto, tu as tout du boxeur, dans cette tenue. Alors je vais te laisser ta chance. On va se battre à la loyale pour les beaux yeux de mademoiselle, vu ? Celui qui dérouillera l’autre la gardera pour lui.
Mon discours est destiné à Maud. Dans l’état de débilité mentale où est Dicky, il me la cloquerait de grand cœur, sa douce fiancée, simplement contre la permission de filer. Mais les gerces, vous les connaissez, je pense ? Dès qu’il est question de se châtaigner pour elles, elles ont le palpitant en cale sèche.
C’est avec des yeux brillants d’excitation qu’elle nous contemple maintenant.
— Allez, Dicky, debout !
Il se lève sans enthousiasme.
— Qui êtes-vous ? demande-t-il.
Je ricane :
— Monsieur ne se dérouille qu’avec les gens de son monde ?
— C’est l’Ange Noir ! dit calmement Maud. Il a abusé de moi, Dicky, cogne-lui dessus !
Cette exhortation, je m’en doute, a pour but de stimuler l’adversaire. Elle veut un vrai combat, la donzelle.
Dicky se met en garde, vert de frousse, il se protège le visage d’une façon si serrée qu’un moustique n’arriverait pas à le piquer.
Sans poser sa veste je m’avance sur lui, la garde très basse. Il se laisse prendre à ma première feinte. Je le sonne d’un crochet du gauche assez sec. Puis je lui mets un solide paxon au foie. Si le mur n’était pas derrière lui, il s’écroulerait. Le pauvre locdu ne songe plus à se couvrir, il a les bras pendants et il bave comme un escargot en train de visiter une mine de sel. Comme je n’ai pas de temps à perdre, je lui mets toute la sauce dans un direct qui foudroierait un rhinocéros. Il émet un petit bruit rigolo, genre soupape de sûreté en fonction, et tombe évanoui.
Je le charge sur mon dos et l’emporte à la salle de bains.
— Un peu de flotte ne lui fera pas de mal, dis-je à Maud.
Elle me fait oui de la tête. Cette exhibition a achevé de lui ravager le palpitant. Le Dicky pourrait vaincre Joe Louis, maintenant, qu’elle ne lui accorderait pas plus d’attention qu’à un peigne hors d’usage.
Je dépose Dicky dans la baignoire, la nuque portant sur le rebord de marbre, puis je pèse de tout mon poids sur la bouille du dandy. Les vertèbres craquent comme des coquilles de noix.
Cette précaution est peut-être superflue. En tout cas, je pars du principe que les morts ne l’ouvrent plus. Si ma petite combine réussit, il est préférable que le gars ne puisse plus parler pendant un bout de temps.
Je reviens à la fillette.
— Voilà, dis-je, il reprendra bientôt ses esprits, en attendant ne moisissons pas ici.
Je m’arrête, la main sur la poignée de porte.
— Je suppose que tu as une voiture personnelle ?
— Oui.
— Gi ! on va aller au garage. Tu prendras le volant. On peut rejoindre le garage sans passer tous les larbins en revue ?
— Viens, fait-elle, pleine de décision.
Elle sort la première. Il n’y a personne dans le couloir. Je prends la clé, donne un tour et la mets dans ma poche.
Si la July se pointait, elle penserait que Maud en écrase. Ce dont j’ai le plus besoin, c’est de gagner du temps. M’est avis que ça va faire un drôle de bouzin lorsqu’on découvrira le cadavre de Dicky et qu’on s’apercevra que la riche héritière s’est fait la paire avec le roi des gangsters…
Tout de suite à droite, il y a une petite porte. Maud s’engage par là. On trouve un escalier de fer qui descend directo dans le garage. Ma compagne ouvre la portière d’une bagnole italienne, au capot long comme un tremplin de plongeoir.
— Monte.
Je grimpe dans le bolide et m’assied à même le plancher. Elle se glisse derrière le volant.
— Où allons-nous ?
— N’importe où, je lui dis.
Elle n’insiste pas et met le moulin en marche. J’entends crisser les graviers de la terrasse sous les roues.
— La police ! s’exclame brusquement Maud.
— Ne t’en occupe pas. Si on t’arrête, dis qui tu es et barre !
Mais personne ne l’arrête. Le moteur tourne rond. Au bout d’un moment, elle me dit que la voie est libre.
Je me relève et m’assieds à ses côtés.
— Tu as du fric ? je questionne.
— Non…
— Et un revolver ?
— Non plus.
Je fais la grimace. J’ai oublié mon feu dans la chambre. Ça la fout mal ! Dans la vie, on ne peut espérer se faire une situation stable si, au départ, on n’a ni pèze ni artillerie.
Elle me regarde avec ses grands yeux éplorés. Alors moi, après lui avoir collé une petite claque sur les cuisses :
— T’inquiète pas, Cocotte, on se débrouillera tout de même…
Il fait complètement nuit. Je me sens revivre. La nuit, c’est mon élément ; je m’épanouis dans le noir comme une plante tropicale au soleil.
Cela fait près d’une heure qu’on se vadrouille dans Chicago. Cette heure-là, bien que nous n’ayons rien fait d’autre que de suivre des rues et des rues, n’a pas été du temps perdu. J’ai mis au point un sérieux plan d’action. Car dans cette bon Dieu de vie, voyez-vous, la réussite ne sourit qu’aux bonshommes organisés.
Le premier point de ce programme consistait à attendre la nuit. Maintenant je l’ai, alors plus une minute à perdre.
J’ai fait une rapide allusion, plus haut, à un vieux casseur plein de jugeote qui m’avait donné la bectance à une période où je ne me défendais pas encore bien. Ce mec-là s’appelait Sam Patelli, et on l’avait surnommé le Crabe, parce qu’il était courtaud et poilu comme un crabe. Il s’est fait descendre tout culment une nuit qu’il disait deux mots à la serrure d’un coffre ; mais il a un rejeton. Bob. Cet héritier, c’est un pauvre gars qui s’est cassé les deux flûtes en étant pilon et qui, depuis, balance sa conne de vie entre deux béquilles. Il a autant d’énergie qu’une cuillerée de sirop, et il vend des journaux pour pouvoir croûter. De temps en temps, il vient me dire un petit bonjour, car j’ai pris l’habitude de lui refiler cent dollars en lui serrant la pogne. C’est le seul gnace, dans ce con de bled, sur qui je peux moralement compter. Il sait combien j’étais pote avec son dab et il me témoigne, à cause de ça, une espèce de respectueuse amitié.
Bob Patelli pioge un peu en dehors de la ville, dans une petite bicoque grande comme une cabine téléphonique. Y a un bout de jardin devant et derrière, avec des arbres gros comme des rayons de vélo, mais dont il est plus fier que s’il s’agissait de baobabs. Tout à l’heure, après mon évasion, je n’ai pas pensé à lui, mais à la réflexion je crois qu’il peut me donner un sérieux coup de main.
Justement y a de la lumière chez lui, lorsque nous stoppons.
— Attends-moi une seconde, je dis à Maud, je vais en éclaireur.
Par mesure de sécurité, je prends la clé de contact.
En m’apercevant, Bob manque de tomber à la renverse, ce qui, dans son état, lui serait probablement fatal.
— Vous ! Vous ! s’exclame-t-il.
J’entre dans la cuisine-salle à manger. C’est pas rupin, mais c’est douillet comme un édredon, là-dedans.
— Allons, remets-toi, Bob, je ne suis pas le père Noël !
Je l’observe : il paraît sincèrement heureux de me voir. Heureux et fier. Il est content que j’aie pensé à lui, étant dans la pommade.
— Voilà, Bob, j’attaque, inutile d’y aller par quatre chemins, je te résume la situation : comme tu l’as appris, je me suis fait la paire. Je suis sans un, je ne sais pas où aller et j’ai tous les flics de la ville après moi. Est-ce que, malgré tout, tu prendrais le risque de m’héberger et de jouer une chouette partie avec moi ? Réponds franchement. Tu sais bien qu’à cause du vieux Crabe c’est à part, nous deux, hein ?
— L’Ange, balbutie-t-il, cette baraque est à vous, quoi, merde ! Faut-il vous l’écrire sur papier timbré ? Vous êtes le seul type qui ait jamais eu un peu de sympathie pour moi et qui m’ait considéré autrement que comme un chien galeux.
Je lui donne une tape sur le front.
— Tu le regretteras pas, Bob. J’ai avec moi une souris, et sais-tu qui c’est ?
— Non.
— La fille de Kerrer !
— Le financier ?
— Ouais. Elle est un peu singée, mais elle vaut cinq cents papiers comme un rond.
Patelli paraît sur le point de défaillir.
— Cinq cents mille dollars ?
— C’est le prix que j’en demanderai. Ton blot, à toi, consiste simplement à l’avoir à l’œil pendant que je négocierai la rançon. Si tout marche bien, y aura cent sacs pour toi.
— Cent mille !
— Tout rond. Avec ça tu pourras t’acheter un bar, et voir venir de derrière ton zinc, non ?
Je vais chercher la môme. Elle paraît intimidée, Maud. Elle doit commencer à réfléchir sérieusement.
Je fais les présentations.
— Tu as une piaule pour cette jeune personne, Bob ?
— Mais oui…
La piaule mesure un mètre cinquante sur deux. Il y a un lit pliant et une réclame de Coca-Cola au mur, c’est tout.
— Mais, l’Ange !… balbutie-t-elle en reculant.
Je lui mets une paire de tartes sur le museau.
— Le coin te déplaît ?
D’une bourrade, je la couche sur le lit, puis je referme la porte.
— Elle est O.K. cette turne sans fenêtre, Bob. Garde la clé sur toi et fais le guet. Dis-toi bien que si elle parvenait à s’échapper, non seulement la combine serait sciée, mais qu’on te collerait au trou pour plusieurs générations.
— Ne vous tourmentez pas, affirme Patelli, il faudrait un tank pour la sortir de là.
— Bien.
— Vous voulez dormir ?
— Non, j’ai du boulot.
Il est de plus en plus médusé.
— Au moins, vous, finit-il par dire, vous ne perdez pas de temps !
— Tu n’aurais pas un revolver d’occasion ?
Il sourit.
— La collection de papa est intacte, l’Ange ! Vous pouvez puiser dedans.
Dans le tiroir d’une commode se trouve un petit arsenal miniature. Bob entretient ces souvenirs de famille amoureusement. C’est graissé comme de l’outillage de précision. Le brave boiteux ne peut jouer au caïd, alors il se console en soignant le matériel de son papa.
Je glisse dans ma fouille un gentil 22 avec un paquet de chargeurs.
— Et maintenant, vieux, je vais te demander un peu de monnaie. Je suis fleur et je peux avoir besoin de fric d’ici que la rançon nous soit payée.
Il soulève le couvercle d’une soupière de porcelaine.
— Allez-y, patron !
S’il y a deux cents dollars, dans la soupière, c’est le bout du monde.
Je chope un biffeton de cinquante.
— Sucrez-vous davantage ! conseille-t-il.
— Laisse. Ça suffit pour mon argent de poche.
— En tout cas, le reste est à votre disposition.
— Merci. Sur ce je me trisse. Fais gaffe à la souris. Je reviendrai dans la nuit… si je reviens !
Une petite pluie fine et serrée tombe, oblique.
Je mets la Ferrari en marche et je fonce sur Chi. Les routes sont truffées de flics. Heureusement ceux-ci ne s’intéressent pas aux bagnoles allant sur la ville, mais seulement à celles qui en sortent.
Je tourne le bouton de la radio. Une gonzesse de Cuba susurre un truc gland, accompagnée par des instruments à cordes. Je cherche les informations.
Le speaker est en train de parler d’une tempête de grêle qui s’est abattue sur la Floride. Ensuite il prend une voix essoufflée pour dire que j’ai allongé la liste de mes méfaits. C’est le jargon dans lequel s’expriment ces bavocheurs de la presse. Ils ont une petite provision d’expressions toutes faites et ils puisent dedans sans se cailler le sang.
En tout cas son laïus m’indique que les condés ont pu reconstituer mes faits et gestes depuis que je leur ai faussé compagnie jusqu’au moment où je suis parti avec Maud. On vient de dénicher le corps du pauvre Dicky et ils en ont conclu hâtivement que, m’ayant découvert dans la maison, il s’est courageusement jeté sur moi et que j’ai eu le dessus. Ils pensent aussi que j’ai kidnappé la poulette, ce qui ne me déplaît pas outre mesure, car cela met les Kerrer dans l’état d’esprit de gens à qui on va demander une rançon.
Je stoppe dans une rue peu passante. La Ferrari se remarque comme une clé à molette dans un gâteau de semoule et si je continue à faire mon crack au volant de cet engin je n’irai pas loin.
J’allume ses feux de position, afin qu’elle n’attire pas trop vite l’attention d’un poulet, puis je me dirige vers le centre. À l’angle de Michigan Boulevard, je prends un taxi et me fais conduire au Relais de Frisco.
Si vous êtes né à Chi ou bien même si vous y êtes seulement demeuré quelques mois, vous devez connaître Le Relais de Frisco.
C’est cette grande maison qui s’élève au bord du lac, à gauche des docks. Le rez-de-chaussée se compose d’une boîte de nuit qui passe pour l’une des plus belles de la ville, le premier abrite des salles de jeu et le second forme le quartier général de Bessman.
C’est la boîte de l’Autrichien. Bessman tient la moitié de Chi sous sa coupe. C’est un sacré mec qui a plus d’envergure qu’un albatros. Il s’occupe de tout, on le rencontre partout où il y a du pognon à engranger et il s’entend avec les flics comme un saoulot s’entend avec un flacon de rye. Centanaro a eu la preuve qu’il avait organisé tout le cirque de chez Little Joly uniquement pour me faire arquincher ; c’est un genre de chose que je ne pardonne pas facilement. C’est pourquoi j’ai décidé, toute affaire cessante, d’avoir une petite explication avec lui.
Je règle le taxi en prenant soin de tenir ma physionomie dans l’ombre. Puis je m’engage dans la ruelle voisine de la boîte où je sais qu’aboutit l’échelle d’incendie.
Escalader les deux étages est un amusement.
Au lieu d’emprunter la petite porte d’accès de la plate-forme, je préfère suivre la corniche car je connais trop mon Bessman pour ne pas savoir que, chez lui, toutes les issues sont surveillées comme le lait sur le feu.
Tout en me plaquant de mon mieux contre le mur, je contourne la façade. À quelques mètres de l’angle, se trouve un balcon. J’enjambe la balustrade et je m’accroupis pour prendre un peu le vent. La pièce sur laquelle donne le balcon est plongée dans l’obscurité.
J’essaie d’ouvrir la porte-fenêtre à la française mais elle est fermée. Je regrette de n’avoir pas sur moi un diamant de vitrier. Mais je m’aperçois, après avoir examiné de près cette porte-fenêtre, que le mastic cernant les carreaux est vieux comme ma grand-mère et qu’il s’effrite lorsqu’on le gratte.
Je me mets donc au boulot.
La pièce où je viens de pénétrer sent le moisi et la poussière chaude. À la faible clarté de la lune je repère des rayons chargés de paperasse. On se croirait chez un notaire. Ce doit être le coin où ce fumier de Bessman entrepose ses archives. Ce serait un peu balaise de lâcher une allumette enflammée là-dedans ! Vous parlez d’un chouette brasero, Madame !
Je prête l’oreille : une sourde rumeur monte des étages inférieurs. Les tables de jeu du premier ne doivent pas chômer et il doit y avoir assez de belles poupées pas trop habillées dans la salle du bas pour amuser une compagnie de fusiliers marins.
La porte de la pièce est, bien entendu, fermée à clé, mais je crois vous avoir déjà dit qu’une serrure n’a jamais contrarié outre mesure un type comme moi. Les serrures sont comme les gonzesses ; faut savoir leur parler. Y a la manière de se faire écouter d’elles, et moi je la connais.
J’ouvre la lourde sans bruit, et je débouche sur un étroit couloir couvert d’une moquette si épaisse qu’on a envie d’y passer la tondeuse à gazon. Ce couloir s’embranche dans un autre plus grand, et, juste à l’intersection des deux se trouve un fauteuil de bureau. Le fauteuil donne asile à la plus belle paire de fesses qui se soit jamais posée sur un siège. Cette portion d’humanité appartient à un type dont la maman a certainement fauté avec un hippopotame, un dimanche qu’elle allait donner des gâteaux secs aux animaux du zoo.
Il est un tout petit peu plus petit que la locomotive nouvelle mise en service sur la ligne de Los Angeles, et rien que sa tête ne tiendrait pas dans une lessiveuse. Cette tonne de viande me tourne le dos. C’est un des chourineurs dont aime à s’entourer Bessman. Il surveille les lieux, ce mammouth ! M’est avis qu’il faut montrer patte blanche pour pouvoir déambuler dans la crèche de l’Autrichien.
La montagne de viande émet un bruit qui veut être mélodieux et je me rends compte qu’il siffle. À pas de loup, je m’avance sur lui. Lorsqu’il est à portée de la main, je lui touche le lobe de l’oreille, très doucement, avec le canon de mon feu. Il doit s’imaginer qu’il s’agit d’une bestiole, car il se donne une tape sur la joue. Les cinq saucisses qui lui servent de doigts entrent en contact avec l’acier du revolver. Dans son crâne, les idées n’avancent pas plus vite qu’un enterrement en musique. Avant qu’il ait eu le temps de réaliser ce qui se passe, je lui ai balancé un coup de crosse que tous les sismographes des U.S.A. ont dû enregistrer. Le coup démolirait un troupeau de buffles ; j’ai la stupeur de constater qu’à lui, ça ne lui fait pas plus d’effet que s’il avait reçu sur la tête une fleur en papier. Il se redresse et fait une brusque volte-face. S’il avait eu cette gueule-là en naissant, la sage-femme serait morte de saisissement. Je n’ai jamais rien vu de plus affreux sous un chapeau mou que cette face tuméfiée, au nez écrasé, aux lèvres lippues, aux énormes yeux globuleux, tout injectés de sang.
Il avance ses deux pattes et m’attrape par le colback. Pas besoin de sortir de West Point pour comprendre que lorsqu’on a un tel collier de bidoche au-dessus de la cravate, on est bon pour un aller simple.
J’appuie mon revolver contre sa bedaine et je lui lâche une dragée. Son étreinte se desserre. Il se met à danser lourdement d’un pied sur l’autre, avec des grâces de plantigrade ; sa physionomie n’exprime rien, sinon une indéfinissable surprise. Un peu de sueur apparaît au-dessus de sa bouche. Puis, comme n’en pouvant plus, il lâche tout et s’écroule.
Le bruit de sa chute fait plus de raffut que mon coup de feu, lequel a été étouffé, car je l’ai tué à bout portant.
J’entends une porte qui s’ouvre.
— Qu’est-ce qui se passe, Heinrich ? demande quelqu’un.
Comme vous vous en doutez, Heinrich ne répond pas. Désormais, on ne peut plus converser avec lui que par l’intermédiaire d’un guéridon tournant.
Un bruit de pas dans le couloir principal. Heureusement, le gros lard est tombé dans le vestibule où je me trouve et il faut venir jusqu’à celui-ci pour s’apercevoir de ce qui se passe.
Je m’adosse au mur de gauche et tiens mon revolver braqué, le doigt sur la gâchette. Je suis tranquille. Même si l’effet de surprise ne jouait pas en ma faveur, l’arrivant ne pourrait tirer avant moi. J’ai du réflexe, et le réflexe, je vous le dis, c’est beaucoup plus utile que l’appareil à débiter les tomates en tranches.
Quand le mec apparaît, il est atterré. Ses yeux se portent tout d’abord sur mon arme. C’est fou ce qu’un revolver attire les regards, presque davantage qu’une jolie femme. Puis son regard descend au cadavre du mammouth et il fait aussitôt une relation de cause à effet.
Je lui fais signe de lever les pattes. Il ne demande pas mieux que de me faire plaisir. C’est un type maigre et menu, genre jockey raté, avec une petite gueule désenchantée.
Je vais me placer derrière son dos. Je lui enfonce mon artillerie dans les côtelettes, et lui fais rebrousser chemin.
La porte de la pièce qu’il vient de quitter est encore ouverte. Il était seul dans la piaule.
Cette dernière est une sorte de poste de garde. Il y a un panneau vitré dans le mur, pour permettre de bigler les gens qui entrent.
— T’es tout seulard ? je lui demande.
Il secoue la tête affirmativement.
— Bessmann ?
— Dans son bureau.
— Seul ?
— Oui.
Je ricane :
— Ça tombe aux pommes, j’ai justement deux mots à lui dire. Où il est, son burlingue, hé, tordu ?
Il me désigne une porte à double battant, qui forme le fond du couloir. Le Bessman doit se prendre pour le roi du pétrole. Sur sa lourde est vissée une plaque de cuivre large comme une affiche de mobilisation, où est écrit le mot « Private ».
Je m’apprête à me diriger vers le bureau de l’Autrichien mais je me ravise. Si l’homme s’entoure de gardiens, c’est qu’il est méfiant comme un renard ; il est donc probable qu’on ne peut pas pénétrer dans son antre aussi aisément que dans un drugstore.
— Comment on entre chez lui ? je demande à Fesse-de-rat.
— Faut s’annoncer.
— Et c’est toi qui annonces ?
— Y a un téléviseur. Il regarde à quoi ressemblent les visiteurs qu’il ne connaît pas.
Je fais la grimace. Décidément, Bessman est un coriace.
— C’est bon, on va tâcher de le doubler ! Dis à ton boss que quelqu’un vient d’apporter une enveloppe cachetée pour lui.
— Il me demandera de l’ouvrir, fait le jockey triste.
— Tu feras semblant d’ouvrir quelque chose et tu lui diras que ce sont des billets de cent : une grosse liasse. Bon Dieu, merde ! ça le fera peut-être remuer. Et vaut mieux pour ta santé qu’il morde dans l’astuce, sinon je vais te cloquer un tel paquet de ferraille dans le buffet que tu deviendras aussi lourd qu’un scaphandrier.
Je repère le cadre du téléviseur et je m’en écarte comme d’un lépreux pour ne pas être dans le champ.
Fesse-de-rat décroche un téléphone intérieur.
— Allô, Monsieur Bessman ?
Y a comme un aboiement à l’autre bout ; j’ai l’impression qu’il discute le bout de gras avec un setter irlandais.
— Un type vient d’apporter une enveloppe cachetée.
Un autre aboiement. Je déchire une demi-feuille du journal que lisait le jockey navré.
— Ce sont des dollars, balbutie-t-il.
Sa trouille peut fort bien passer pour de la fébrilité.
Un troisième aboiement. Fesse-de-rat raccroche.
— Alors ?
Il m’a dit de les lui apporter.
— Eh bien, allons-y !
Comme il ne paraît pas très chaud, je le stimule avec un coup de genou dans le bas-ventre. Pendant qu’il se palpe la brioche, je plonge la main dans sa poche et m’empare de son feu.
— Manie-toi, petit gars, ou sinon, je vais me fâcher. Et quand je me fâche, ça donne presque toujours un tas de viande froide. T’as vu ton copain sac-à-graisse ?
Nous arpentons le couloir. Une fois devant la porte il presse à quatre reprises, sur un rythme convenu, une petite sonnette qui n’est autre que l’un des quatre cache-vis de la plaque de cuivre.
Le zonzonnement bref d’un contact électrique retentit et nous pouvons pénétrer dans le bureau de Bessman.
J’ai déjà vu l’Autrichien à plusieurs reprises. Il nous est même arrivé de bosser ensemble pour une affaire de faux dollars, il y a deux ans ; je sais à quel point il est maître de lui. Mais là, il dépasse mes prévisions.
L’Autrichien est un homme de taille moyenne, un peu grassouillet. Il a une quarantaine d’années, et il est toujours fringué d’une façon stricte et surannée, comme certains vieux professeurs de facultés.
Son teint est jaunâtre. Il a les cheveux rares, très bruns, huileux, collés sur un crâne drôlement accidenté. Ses yeux bleus, trop clairs, sont aussi expressifs qu’un crochet à bottines.
En m’apercevant, il ne bronche pas. Son visage sévère se fend d’un sourire.
— Hello, l’Ange ! J’ai appris votre évasion, boy. Magnifique…
Il regarde Fesse-de-rat d’un air qui flanquerait la chair de poule à un crocodile affamé.
— Pourquoi cette sotte histoire de dollars ? demande-t-il.
Sa voix est nette, tranchante, froide comme une banquise. Fesse-de-rat a les jetons, et comment ! Ses mandibules produisent un bruit de castagnettes.
— C’est… C’est lui, bégaie-t-il enfin.
C’est tout ce qu’il est capable de proférer. Il est gris et flageolant. Il doit maudire le jour qui m’a vu naître.
— Exact, fais-je à Bessman, c’est moi qui lui ai fait dire ce pieux mensonge ; j’espère qu’on lui en fera rémission, là-haut.
— Pourquoi ! s’exclame mon hôte avec une surprise admirablement bien jouée… Vous savez bien que vous êtes toujours le bienvenu chez moi, l’Ange.
— Je sais, Bessman. En attendant, je vous demande de laisser vos mains à plat sur votre sous-main.
Je jette un coup d’ail circulaire dans la pièce.
— Dites, je n’étais jamais venu dans votre repaire : c’est gentil. Seulement, y a une petite erreur d’aménagement, mon vieux : le capitonnage. Vous ne percevez pas ce qui se passe à l’extérieur. J’ai assaisonné les quelques quintaux de lard que vous entreposiez dans le couloir pour vous servir de bouclier et vous n’avez rien entendu !
— Vous avez tué Stil ? murmure-t-il.
Sa voix a perdu de sa neutralité. Elle contient beaucoup plus qu’une menace.
— D’une balle dans le ventre, oui, je lui fais.
Je fous un pet dans la brioche du jockey.
— Juste comme ça, Bessman, vous comprenez ?
Fesse-de-rat se tord en gémissant sur la moquette. Je lui ferme son bec d’un coup de talon.
L’Autrichien ne bronche pas. J’admire son calme, c’est quelqu’un que cet oiseau-là !
— Je ne comprends rien à votre attitude, déclare-t-il au bout d’un bref silence.
— Ouais ! Eh bien je vais vous affranchir, mon vieux. Figurez-vous que je n’aime pas les types qui me poussent par-dessus le mur d’un pénitencier.
— Expliquez-vous…
— Little Joly… Ça ne vous dit rien ? Vous avez peut-être déjà oublié ? Pas moi, Bessman. Depuis toujours vous avez l’œil de la police, c’est couru. Ou ne peut pas mener une affaire de l’envergure de la vôtre sans avoir un tas de flics et de grosses légumes dans sa manche. Ça coûte cher, mais c’est indispensable.
— Où voulez-vous en venir ?
— À ceci : c’est vous qui avez arrangé le guet-apens dans lequel je suis stupidement tombé chez la vieille fiote. Tout ça a été combiné de première, je le reconnais. C’est bien dans votre style.
Mon regard croise le sien. Pas un cil de ses paupières ne bouge. Il est aussi démonstratif qu’une statuette de plâtre.
— L’Ange, dit-il, vous raisonnez comme un tambour. Nous avons toujours entretenu des relations amicales, vous et moi. Pour quelles raisons vous aurais-je joué un tour de cochon pareil ?
— C’est ce que je viens vous demander.
— D’abord, pourquoi avez-vous décidé que j’étais l’instigateur de cette affaire ?
— Je ne l’ai pas décidé, dis-je, j’en ai eu la preuve. Et pour vous montrer que je ne bluffe pas, je peux même vous dire que c’est Dark-Eyes qui a liquidé le vieux. Dark-Eyes étant votre homme de main, on peut raisonnablement en conclure que c’est vous qui avez mijoté cette petite surprise-party, non ?
Il conserve son énigmatique sourire. Ses mains cultivées sont parfaitement immobiles sur le buvard rose de son sous-main, comme une paire de gants de chevreau dans une vitrine.
Son assurance commence à me taper sur le système.
— Écoutez, Bessman, je vous donne une minute pour m’expliquer la raison de votre coup bas. Au bout de ce temps, je vous abats comme j’ai abattu vos pieds nickelés, vu ?
Il hausse les épaules.
— Crânez bien, je lui fais, soixante secondes, c’est pas un avenir tellement copieux.
Je n’ai pas plus tôt achevé de parler qu’il se produit un truc absolument inouï. C’est l’ahurissement de toute ma personne ! Le plancher se dérobe sous moi ; d’un seul coup je croule dans un gouffre, j’éprouve un choc au cœur. Mon but heurte une surface dure. Un grand jaillissement d’étincelles se fait sous ma rotonde ! Puis une immense vague noire se gonfle et s’avance sur moi. Je perds les pédales et je fais un valdingue dans le cirage.
Une nouvelle vague, mais d’eau glacée cette fois.
Je suffoque. Je me sens trempé comme une algue…
Un formidable éternuement me secoue.
— Il revient à lui, dit une voix.
Je m’ébroue et me mets sur mon séant.
Devant moi se tiennent plusieurs personnages peu sympas. Au premier plan, Bessman, toujours très maître de lui, puis, à ses côtés, Dark-Eyes le boiteux. C’est cet enfant de salaud qui vient de me balanstiquer un seau de flotte dans le portrait. Il paraît satisfait de sa thérapeutique, le frangin.
— Alors, l’Ange ? me fait Bessman, trouvez-vous toujours que les aménagements de mon bureau ne sont pas judicieux ? Le parquet qui se dérobe est une gentille invention, non ? Déclenchement au pied et la moitié de la pièce s’effondre. Cela m’a déjà servi plusieurs fois…
— Un vrai Luna-Park ! dis-je.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demande Dark-Eyes. On le liquide ?
Silence.
Cette fois, la voix de l’Autrichien est redevenue un aboiement. Il s’approche de moi et me décoche un coup de savate dans les gencives.
— Petit dégourdi, hein ?
Je ne bronche pas. Je sais que c’est cuit pour ma tronche, mais je tiens à lui montrer que j’ai autant d’empire sur moi-même que lui.
Mon calme brise le sien. Je ne l’ai jamais vu ainsi, je suis certain que ce type est un sadique. Les bruits qui courent sur lui, concernant certaines sales histoires de mœurs ne doivent pas être dénués de fondement, comme disent ces tordus de la presse.
Il pique une crise de gamine vicelarde. À coups de pied, à coups de poing il me bille dessus, les yeux fous, les lèvres vidées de sang.
Ses zouaves le regardent avec respect et effroi. Les coups de rogne du boss, ça doit être un événement dans la bande. Y en a pas un qui oserait se gratter l’oreille. Ils sont tous là, médusés, comme s’ils voyaient pousser un palmier dans la main tendue d’un mendigot.
Je prends la crise de Bessman en pleine poire, sans broncher. Comme tous les rageurs, il est maladroit. Ses coups n’ont pas, Dieu merci, l’efficacité qu’il voudrait leur donner.
J’ai la tête pleine de bruits étranges et de lumières célestes lorsqu’il s’arrête, haletant. Le sang pisse de mon pauvre tarin. Mes pommettes enflent tellement que j’ai l’impression d’avoir un fromage de Hollande de chaque côté de la bouche.
Bessman s’essuie le front avec un mouchoir de soie blanche.
— Eh ben, mon vieux, qu’est-ce que vous lui avez collé comme vermifuge, patron, balbutie Dark-Eyes.
— Il m’a tué deux hommes, grommelle l’Autrichien, dont Stil.
— Ce qui fait au moins quatre, je lance joyeusement, j’ai jamais vu une pareille quantité de bidoche à la fois !
Je torche d’un revers de manche le sang qui ruisselle de mon pif.
— Je suppose que vous allez me cloquer aux flics, non ?
— Non, fait Bessman, décidément ils sont trop maladroits. Je préfère prendre votre exécution à ma charge, l’Ange.
— Ça se passe ici ?
— Ça se passera dans la rue. Et c’est Dark qui s’en chargera. Il y a une prime promise pour toute personne qui vous livrera à la police, mort ou vif.
— Vous ne voulez toujours pas me dire pourquoi vous m’avez balancé aux bourres alors que je ne vous ai jamais enchetibé ? Voyez-vous, Bessman, ça me casse les bonbons, l’idée que je vais lâcher la rampe sur un point d’interrogation.
Il me considère en souriant. On dirait qu’il va raconter une histoire pour noces et banquets.
— Vous êtes un idiot, l’Ange.
— O.K.
— Vous étiez sur quel coup, au moment de l’affaire Little Joly ?
— Les lingots de la Nationale de l’Illinois.
— Voilà.
— Et alors ?
— Quel est le principal actionnaire de la Nationale ?
— Vous, non ? Mais nom de Dieu, Bessman, qu’est-ce que ça pouvait vous branler que j’embarque les briques de jonc puisqu’elles sont assurées. Vous ne perdiez pas un pélot dans l’histoire.
Il hoche la tête d’un air dubitatif.
— Qu’en savez-vous ? J’aurais peut-être perdu beaucoup plus.
— Sans blague !
Brusquement, il parait excédé et il fait claquer ses doigts.
— Dark-Eyes ! déclare-t-il, prends Balmini avec toi. Vous allez filer du côté de l’hôtel de police. Vous balancerez ce fumier-là sur le perron, aussi mort qu’une côtelette frite. Si ça vous amuse de palper la prime, dites aux flics qu’il vous a attaqués : légitime défense. Du reste, Hoggard ne vous demandera pas d’explications superflues…
— O.K., patron, dit Dark-Eyes en me soulevant par le revers de mon veston.
Je regarde l’équipe. Chacun tient un pistolet. Si je remuais le petit doigt ce serait comme une rétrospective en chambre de la bataille du monte Cassino.
— Adieu ! jette l’Autrichien.
— Adieu.
Il arrête Dark-Eyes par le bras.
— Truffez-le copieusement, hein les gars. C’est un coriace. Mettez-lui deux bons chargeurs, comme s’il s’agissait d’un fauve. Et que la première balle soit pour son bide, il aime ça !
Nous quittons la pièce. Mes deux convoyeurs se placent chacun derrière moi.
Ils tiennent le canon de leur sulfateuse appuyé tout contre mes côtelettes, prêts à me faire une petite transfusion de plomb. Nous quittons Le Relais de Frisco par une porte dérobée et nous prenons place dans une voiture.
Balmini s’empare du volant. Moi je suis sur le siège arrière, en compagnie de Dark-Eyes et de son flingue.
La petite flotte de tout à l’heure s’est arrêtée. Il fait une belle nuit à fabriquer du macchab !
Nous roulons assez lentement en direction de l’hôtel de police. C’est un endroit que je connais bien. Il n’est pas tellement éloigné du Relais de Frisco, c’est vous dire qu’il ne me reste pas longtemps à vivre.
C’est pas folichon d’absorber du métal brûlant, mais je préfère encore ça à être pendu.
Je vous le redis, lorsqu’on pratique un turbin dans le genre du mien, ce sont des aléas auxquels il faut s’attendre.
Je m’accagnarde dans le fond de la bagnole. Tant qu’à se faire démolir, autant que ce soit dans une position commode.
Dark-Eyes mérite bien son surnom. Il a les châsses d’un noir épais, ses gros sourcils et ses paupières sont noirs aussi, ce qui lui donne un aspect inquiétant.
Il me surveille, sans se détendre le moins du monde. Il est prêt à tout. C’est un des plus solides durs à cuire de Chicago. La liste des mecs qu’il a descendus ne tiendrait pas sur une bobine de papier de cinq cents kilos. En me reculant dans le fond de la banquette, je sens sous mon derche un objet dur. Comme je tiens ma main droite de côté, je puis me permettre quelques légers tâtonnements sans que mon tueur m’aperçoive.
Tout en gardant le buste absolument immobile, j’arrive à identifier l’objet.
Il s’agit d’une torche électrique. Je l’assure dans ma main.
— Oh ! merde ! je m’exclame soudain en regardant fixement sur la gauche.
Dark-Eyes connaît toutes les ruses, mais un homme est un homme et il a des réflexes qu’il ne peut jamais maîtriser complètement.
Pendant une fraction de seconde, il détourne la tête. Puis il réalise ma ruse, mais c’est déjà trop tard pour sa pomme. De toutes mes forces je lui ai balancé la torche électrique dans le visage.
Il pousse un hurlement qui doit être entendu depuis Montréal et tombe en avant. Personne n’aurait résisté à un parpaing semblable.
Balmini flanque un coup de frein qui fait miauler les pneus.
— Conserve ton sang-froid, petit, je lui dis.
Mais autant essayer de chapitrer un chien enragé. Il se retourne, le pistolet au poing, et fait feu. Je n’ai eu que le temps de plonger. La balle siffle à mon oreille.
Comme il a un flingue à répétition, la fête promet d’être joyeuse.
Sur le plancher de l’auto où je suis tombé à genoux, se trouve le revolver de Dark-Eyes. Je m’en empare et je me mets à tirer à travers la banquette, car il m’est impossible de me relever sans être certain de choper de la ferraille dans l’œil. Je prie le diable pour que le rembourrage de ladite banquette n’arrête pas les balles. Il faut croire que non, car le chauffeur se fout à gueuler aux petits pois.
Je lâche encore deux giclées en remontant. C’est le silence.
Je me relève et m’assieds pour souffler. Il sera dit que je devrai toujours semer la mort sur mon passage. Tout à coup, je me sens saisi à la nuque. Dark-Eyes me fait lui aussi le truc de la surprise.
Et c’est de la belle ouvrage, car je n’ai pas eu le temps de réaliser ce qui se passait.
Il a des mains puissantes comme un étau. Il serre, serre, et je sens ma glotte qui s’enfonce dans mon gosier. C’est du boulot dans le genre de celui que voulait pratiquer le gros mec du couloir tout à l’heure. Seulement, tout à l’heure, j’avais du champ et je pouvais tirer, tandis que maintenant je suis coincé proprement dans l’angle de la bagnole. L’oxygène se taille de mes poumons à la vitesse d’un raz de marée. Je vois des choses en rose, j’entends des chiées de cloches… Et pas moyen de remuer. La rage décuple la force de Dark.
Tout à coup, au moment où je vais défaillir, la portière s’ouvre, de mon côté. Une voix s’exclame :
— Et alors ! Qu’est-ce qui se passe, là-dedans ?
J’aperçois, au fond d’un horizon pourpre, la casquette d’un cop.
L’étreinte de Dark-Eyes se détend.
— Désarmez-le ! grogne-t-il, c’est l’Ange Noir !
Le flic se baisse, une lampe électrique à la main. Il en projette le faisceau sur ma figure.
— Bon Dieu, oui ! s’exclame-t-il. Vous dites qu’il est armé ?
— Sûr, sa main droite… Démerdez-vous, il vient d’assaisonner mon pote, devant. Il a voulu faucher notre bagnole.
Je vous l’ai dit, ma main est coincée entre mon corps et le fond de l’auto. Pour me désarmer, le policier est obligé de me dégager le bras. Il me ramène lui-même le poignet en avant, ce tordu, si bien que je n’ai qu’à presser la détente de l’arme pour lui cloquer une balle dans le cœur.
D’une secousse je m’arrache à l’étreinte de Dark-Eyes et je me rue par la portière ouverte. J’enjambe le corps du flic et je me mets à galoper sur le trottoir.
Seulement l’enfant se présente mal, car j’aperçois une tripotée de flics qui arrivent en courant… Les coups de feu attirent les condés comme le sucre attire les mouches.
— Arrêtez-le ! hurle Dark-Eyes, derrière moi, c’est l’Ange Noir !
L’avertissement leur donne des ailes. Ils font un forcing terrible, les matuches. L’un d’eux, qui a dû remporter les premiers prix de course à pied à l’école, est à un mètre de moi. En tendant la main, il pourrait me toucher.
Je stoppe net, fais un saut de carpe et le cueille au menton d’une gauche fulgurante. Ses croquantes font un bruit de dés remués dans un cornet et il s’arrête avec l’air de se demander s’il s’appelle bien Smith ou si on est mardi.
Je ne perds pas mon temps à le contempler. Les coudes au corps, je fonce. Je sens tout de suite que les grandes artères me seraient fatales, et j’oblique dans des voies secondaires.
À peine engagé dans une rue tranquille, je pousse un juron. Je viens de faire une connerie maison. En effet, dans les secteurs vides, les flics peuvent me tirer dessus sans crainte de démolir les passants, comme c’est le cas ailleurs.
Et ils ne s’en privent pas, les vaches ! S’il ne faisait pas aussi sombre et si l’allure était moins rapide, je ne pourrais pas cavaler longtemps.
Le feu d’artifice devient vite intenable pour ma santé. Une porte à ma gauche ! Je m’y rue et je la repousse vivement.
Pendant que les matuches s’escriment à taper dessus, je prends connaissance des lieux. Je me trouve sur l’arrière d’un grand building commercial. Il y a l’ascenseur devant moi. Je m’y précipite et j’appuie sur le bouton du dernier étage, en souhaitant de toutes mes forces que la porte résiste tant que durera l’ascension, car autrement je me ferais bloquer dans cette cage comme un rat.
Mes vœux sont exaucés. Je mets le pied hors de l’appareil lorsque, des profondeurs, monte un craquement significatif.
Je laisse la porte de l’ascenseur ouverte et je la bloque au moyen d’une pièce de monnaie. Ainsi l’élévator est inutilisable pour les usagers des étages inférieurs.
N’en concluez pas que je sois hors de danger.
Je ne fais que reculer de quelques minutes l’échéance, car je me rends bien compte que je suis bon comme la romaine. C’est seulement dans les bouquins que les outlaws se barrent d’un immeuble cerné par les flics.
Autour de moi c’est le silence. Il y a des couloirs froids et des portes anonymes ; le tout étant éclairé par les ampoules bleues des veilleuses.
En vitesse je secoue les portes, toutes sont fermées. Je n’ai pas le temps de m’arranger avec leurs serrures. Et d’abord, à quoi cela me servirait-il de me barricader dans un burlingue ? Ça n’est pas avec les deux ou trois balles restant dans le feu de Dark-Eyes que je peux soutenir un siège !
Au fond d’un des couloirs il y a une porte de fer, très étroite, avec un mot écrit dessus : Secours.
Secours ! C’est un mot qui semble être fait pour ma pomme.
J’ouvre la porte sans difficulté. Un coup d’air froid se plaque sur ma frimousse. La porte donne sur le ciel, c’est-à-dire sur la terrasse surmontant le building. Ça sent bon la nuit de printemps, ici, et on a l’impression de se baguenauder dans les étoiles.
Je cours sur la terrasse, zigzaguant pour éviter les multiples cheminées. De l’autre côté, c’est un immense fossé lumineux. Je m’approche de l’étroit parapet. Tout en bas, il y a une avenue bien éclairée, avec une foule noire qui se coagule autour de l’immeuble.
Le bruit lamentable des sirènes de police retentit. Il en arrive de toutes parts. Une vraie mobilisation générale. Si les Martiens débarquaient, ça ne ferait pas un plus gros raffut. L’immeuble est cerné ; à moins qu’un hélicoptère ne vienne se poser sur la terrasse, ce qui est improbable, je ne puis espérer m’évader de ce sacré building. J’ai été vachement con de céder à l’impulsion qui me portait vers cette porte ouverte ! Et d’abord, pourquoi était-elle ouverte cette porte ? Hein ? Ordinairement on ne laisse pas les maisons de commerce accessibles à tout venant, la nuit surtout !
Je jette un dernier coup d’œil dans la rue, comme je vais m’éloigner du parapet, et j’ai un sursaut. À la fenêtre qui se trouve immédiatement sous moi, il y a un homme qui, lui aussi, regarde dans la rue. Ce doit être le gars qui a ouvert la lourde : un homme d’affaires quelconque, venu dans son burlingue étudier un dossier ou je sais pas quoi !
Il me vient alors une idée. Elle ne vaut pas un clou, mais je n’ai pas mieux dans le citron pour l’instant. Je quitte la terrasse par la porte de secours et je trotte dans le couloir jusqu’à ce que je voie un rai de lumière sous une porte. Avant d’ouvrir cette lourde je tends l’oreille : les condés font le bruit d’un troupeau d’éléphants en balade chez un marchand de porcelaine. Ils investissent le building minutieusement, étage par étage, ce qui me donne un peu de temps.
Je tourne le loquet de la porte. Celle-ci s’ouvre.
Le type qui est à la fenêtre se retourne. Je lui montre mon revolver et lui fais signe d’approcher. Il obéit. C’est un garçon un peu plus jeune que moi. Comme moi il est brun et nous devons être sensiblement de la même taille.
— Tu vas te désaper, dis-je, et manies-toi, car je suis drôlement pressé.
Lui a l’air de ne rien piger à rien. Je commence à quitter mes fringues. Cela lui fait réaliser mon ordre et il se déshabille aussi, toujours sans comprendre.
Je peux vous dire que ça n’est pas pratique de troquer ses vêtements avec un type que l’on est obligé de tenir en joue. Mais je commence à prendre l’habitude de ces petits numéros à transformation.
Il nous faut cinq minutes pour opérer le changement. Je m’approche de lui et je lui flanque un petit coup de crosse, très sec, sur le dessus du crâne. Il s’écroule.
Je vais donner un double tour à la porte, je traîne un bureau devant et je hisse des classeurs métalliques sur le bureau. Voilà qui va encore freiner l’avance des bignolons.
Par terre, à l’emplacement primitif du bureau, il y a un tapis. Je le retourne, je traîne mon bonhomme dessus et je me mets à lui écraser la figure à coups de pied. C’est pas un travail rigolo, mais pour la réalisation de mes plans il est nécessaire. Lorsque le mec est défiguré et que je suis certain que sa propre mère elle-même ne le reconnaîtrait pas, j’éteins l’électricité et je vais le porter devant la croisée. Puis je retourne encore le tapis de manière à ce que le sang résultant de l’opération ne soit pas apparent.
Il ne me reste plus qu’à attendre. Ça ne traîne pas. Les flics envahissent le couloir de mon étage. Je les entends ouvrir des portes et traîner leurs godasses un peu partout. Ils gueulent, ils s’exclament, ils jurent. Une vraie bande de pilleurs de ranchs, comme dans les westerns !
Enfin, ils arrivent à ma lourde. Le zig qui se charge des serrures fait jouer son passe. La serrure cède. Il pousse, mais le bureau et les classeurs bloquent la porte.
— Il est là ! gueule une voix.
C’est la ruée. J’entends des « han ! » Ils se mettent à plusieurs pour pousser la porte.
Alors je m’approche et je tire mes dernières balles à travers le bois. Ça gueule de plus belle.
— On le tient !
— Mes fesses ! je leur réponds…
— Laissez-moi lui parler, dit un gnace qui doit sûrement avoir des trucs dorés sur ses manches.
— Allô ! l’Ange ! crie-t-il.
— Et après ?
— Rendez-vous !
— T’as lu ça à la page humoristique de ton journal habituel, Toto !
— La lutte est inégale, reprend le gars.
— Et ta sœur ? Elle est inégale ?
— Nous allons appeler la brigade des Gaz si vous persistez, l’Ange. Et vous serez enfumé comme un bon vieux jambon de Francfort !
C’est le moment de leur jouer ma sérénade.
— Vous avez de la chance que je n’aie plus de munitions, dis-je, sans ça vous verriez un drôle de cirque, bande de fumelards ! En tout cas, vous ne m’aurez pas vivant !
Je me précipite à la croisée, je soulève le zig que j’ai pommadé et je le hisse par-dessus la barre d’appui.
— Adieu à tous, tas de bourriques, j’hurle. Et gare aux taches, là-dessous !
Je catapulte le mort, tête première.
Un immense cri s’élève de la foule, en bas. Des mecs voyant descendre un corps croient que je viens de me défenestrer et s’écartent afin de se garantir des taches !
Grâce à l’obscurité ils ne se rendent pas compte que le bolide qui tombe en chute libre est plus mort que le premier des Mohicans.
Je ne perçois pas le bruit de l’écrasement, mais au brusque silence qui se fait dans la foule, je comprends que mon voyageur vient d’arriver à destination. Et il ne doit pas être joli à photographier, le frangin. Quand on dégringole d’un trentième étage, on ne ressemble plus à grand-chose. J’enjambe la barre d’appui. Je n’ai pas peur d’être repéré car, pour l’instant, tous les gens se battent afin d’approcher le cadavre. L’échelle d’incendie est à droite. Il y a près de deux mètres entre le rebord de la fenêtre et elle, et il faudrait travailler chez Barnum pour oser tenter le saut. Mais je n’ai pas le choix. C’est ça ou bien une rafale de mitraillette.
Je fais un ou deux mouvements pour me décontracter, je bande bien mes muscles puis je bondis, de côté, face au mur, les mains tendues pour essayer d’agripper les échelons de fer. Une seconde, je crois avoir raté mon coup. Mais mes pognes désespérées chopent un des montants de l’échelle. Je fais un petit rétablissement et me hâte de gravir les dix échelons me séparant de la terrasse. Une fois sur la vaste plate-forme de ciment je cours jusqu’à un faisceau de cheminées contre lequel je m’adosse.
Je suis en nage, mes membres tremblent comme si on m’avait branché un vibrator dans le pétrus. Je me fous de tout, brusquement. On m’apporterait des millions sur un plateau et miss Amérique sur un autre que je ne lèverais pas la main pour les palper. L’effort que je viens de fournir m’a usé. J’en ai ma claque !
Vous ne me croirez sans doute pas si je vous dis que j’ai pioncé, et pourtant c’est vrai.
Je ne sais pas comment la chose s’est produite, mais, là-haut, sur ma terrasse, l’univers a cessé d’exister. J’ai dû rester dans la vape un sacré moment car, lorsque je reviens à moi, une vague lueur rôde du côté de l’horizon. Je suis transi de froid.
Je me lève en geignant ; je me sens salement courbaturé. Je m’approche du parapet ; tout est désert et silencieux. Les avenues sont inanimées. On pourrait presque croire que j’ai rêvé.
C’est alors seulement qu’une bouffée de joie m’inonde. Mon truc a réussi. Les flics ont pris le cadavre du type pour le mien. Je les ai eus avec ma mise en scène. Seulement la confusion ne va pas durer longtemps. Ils ont emporté le corps à la morgue et tout à l’heure les zèbres de l’Identité vont se rendre compte qu’il ne s’agit pas de l’Ange mais d’un pékin anonyme. Alors tout recommencera.
Je me démerde de descendre par l’échelle d’incendie car je ne tiens pas à me casser le blaire sur un veilleur.
J’atterris dans une rue déserte. Il n’y a pas un greffier à l’horizon, la ville semble moite. C’est le moment où les noctambules sont rentrés et où les ouvriers ne sont pas encore partis au tapin. Le bruit de mes pas fait un barouf du diable. J’ai toujours la frousse de voir se dresser la silhouette d’un flic. Comme je n’ai pas de pétard, ce serait assez déprimant. Mais les flics doivent boire à la damnation de mon âme, probable !
Je fouille, tout en marchant, les poches du nouveau costard que je véhicule. Elles contiennent quatre-vingts dollars, des papiers au nom d’un certain Fergusson… un paquet de Lucky et un briquet.
J’allume une cigarette. Ça fait une paie que je n’ai pas fumé. Je m’aperçois illico que c’était ce qui me manquait. Mes idées deviennent claires comme de l’eau de roche.
Je m’enfonce dans les quartiers populeux. La vie se met en mouvement tout doucement. Je ne tarde pas à dénicher un drugstore ouvert. J’ai idée qu’un café très fort et un verre de rhum ne me feraient pas de mal. Je ne risque pas encore d’être identifié car ma mort a dû être annoncée par radio et la population de Chi, si elle pense à moi, y pense comme à un tas d’os et de bidoche disloqués, entassés dans un des tiroirs du frigo municipal.
Le garçon n’a pas dû pioncer son chien de saoul car il somnole derrière son percolateur.
— Un jus, très noir, vieux !
Il verse une petite cuillerée de moka dans une tasse et manœuvre son perco.
Je sirote en connaisseur la mixture qu’il me sert. Malgré cette nuit blanche, je me sens dans une forme éblouissante. Il est vrai que je me suis un peu reposé sur la terrasse.
— Un rhum !
Pendant que je déguste mon verre d’alcool, une bagnole stoppe devant le drugstore. Une souris en descend et pénètre dans l’établissement. Je sursaute en l’apercevant, non pas parce que je la connais, mais parce qu’il est assez inattendu de rencontrer une gerce pareille à cette heure matinale dans un drugstore de quartier pauvre.
Elle se rapproche du comptoir et se fait servir un verre de whisky.
Du coup, le garçon somnolent est tiré de sa léthargie.
Il est probable qu’il n’a jamais vu une gonzesse aussi bien habillée dans son établissement depuis plusieurs lustres.
La môme est grande, brune, avec un teint blême qui lui donne un je ne sais pas quoi d’aristocratique. Elle a des yeux verts comme sur les couvertures des magazines féminins. Elle porte une robe noire, en ottoman, et, par-dessus, une cape d’hermine. Elle a autour du cou un collier de diamants épais comme la main.
Elle boit sans rien dire, sans rien regarder.
Le garçon m’adresse une mimique expressive, pour me faire comprendre qu’il la trouve à son goût. Je lui en adresse une autre, pour lui dire que je partage son opinion.
— Le temps a l’air de se rafraîchir, dit le barman à la môme.
Elle lui répond paisiblement qu’il est possible que le temps se rafraîchisse, et qu’elle est la première à s’en réjouir car une température élevée ne vaut rien pour les gars qui sont ramollis du cervelet, comme ça pourrait être son cas.
Le serveur n’en revient pas. On lit la stupeur sur son visage comme si elle y était écrite au néon.
Moi, je me cintre comme un petit fou.
— Vous prenez quelque chose ? je propose à la fille.
Elle me considère froidement.
— Pas le temps, fait-elle. Je dois emmener quelqu’un quelque part. Ce sera pour une autre fois.
Elle règle sa consommation et fiche le camp.
— Drôle de poupée ! s’exclame le barman.
— Plutôt ! admets-je.
Je pose un dollar sur le zinc et je m’évacue. Dehors, la voiture de la fille brune est toujours à l’arrêt. La propriétaire attend, derrière son volant.
Je passe ma tête par la vitre baissée.
— Alors, beauté, je fais, le quelqu’un que vous emmenez quelque part n’est pas encore arrivé ?
— Si, dit-elle, puisque vous voilà. Montez à côté de moi, l’Ange.
Ceux qui s’étonnent d’un rien sont les ballots de l’existence. Ils passent leur temps à être surpris, si bien qu’ils n’ont guère le loisir de réfléchir.
Je mets mes châsses dans ceux de la poupée.
— Vous êtes la fée Marjolaine ? je lui demande.
— Pourquoi pas ?
Ses paupières ne frémissent pas. Non. Elle me bigle, bien naturellement, comme elle biglerait un soutien-gorge dans une vitrine.
— Alors vous montez, oui ?
J’ouvre la portière et je me répands sur le cuir de son tombereau.
Elle s’apprête à démarrer.
— Une petite seconde ! je lui dis.
J’ouvre son sac à main posé entre nous. Il ne contient pas d’arme. J’inventorie également les niches du tableau de bord. Rien ! D’un geste rapide, je fais le tour de son anatomie.
— Excusez-moi, dis-je, je vérifie toujours les bagages des gens avec lesquels je voyage. Dans ma situation, on est obligé de s’asseoir un peu sur le protocole, vous comprenez ?
Elle ne paraît pas outre-mesure choquée par ma méfiance.
— Je comprends très bien, fait-elle.
Nous roulons à petite allure.
— Je peux vous poser une paire de questions, petite dame ?
— Allez-y…
— Qui êtes-vous et où allons-nous ? Vous pouvez répondre à tout ça ?
— Très bien : mon nom est Joan Moor.
— Heureux de faire votre connaissance, miss Moor. Et dans l’existence, qu’est-ce que vous fabriquez, lorsque vous ne servez pas de chauffeur aux gars qui ont des ennuis avec les flics ?
— Je me débrouille…
— Bon, et pour la seconde question ? Celle concernant notre destination.
— C’est à vous d’y répondre, dit-elle. J’irai où vous voudrez…
Elle continue à rouler, le menton relevé, le regard fixe.
— Stop ! je gueule soudain.
Elle appuie sur le frein.
— Qu’est-ce qui vous arrive ?
— Il m’arrive que j’aime y voir clair dans mes affaires et même dans celles des autres. Ça veut dire quoi, votre débarquement dans ma petite existence ?
— Ça veut dire que je n’ai pas froid aux yeux.
— D’accord.
— Et ça veut peut-être dire aussi que j’ai envie de mettre un peu de fric de côté pour m’éviter l’hospice, le jour où je serai pleine de rides et de rhumatismes.
— La prime pour ma capture ? je ricane.
— Pff ! murmure-t-elle, dix mille dollars ! Je ne demande pas la charité.
— Alors quoi !
Elle sort un paquet de cigarettes de son sac.
— J’habite California Avenue, fait-elle brusquement, au 1802.
— C’est un quartier très rupin, admets-je.
— Mon immeuble fait vis-à-vis avec celui où vous venez de passer des heures si mouvementées. Ce soir, je ne dormais pas. Je respirais l’air pur de la nuit, comme dans les romans pour jeunes vierges en délire. J’ai assisté à votre petit numéro, c’était très intéressant. Je vous ai vu changer de vêtements avec l’autre type, je vous ai vu le tuer… Je vous ai vu aussi sauter dans le vide pour attraper l’échelle : formidable ! Un singe s’y serait cassé les reins ! À ce moment, je ne savais pas encore qui vous étiez. Je suis descendue aux nouvelles. On m’a dit que l’Ange Noir, traqué dans un bureau du building, venait de se jeter par la fenêtre pour échapper aux flics. J’ai tout pigé.
— Vous ne l’avez pas ouverte ?
Elle hausse les épaules.
— Lorsqu’un homme réussit un coup pareil, on n’a pas le droit de lui en faire perdre le bénéfice.
— O.K., continuez…
— Ma voiture était stationnée en bas de chez moi. J’ai fait une manœuvre, je l’ai garée à l’angle de l’avenue et de la petite rue où débouche l’échelle d’incendie et la sortie de service, ainsi je pouvais surveiller toutes les issues de l’immeuble. Lorsque, beaucoup plus tard, vous en êtes parti, je n’ai eu qu’à vous suivre, de loin…
Je la regarde fumer. Elle tient sa cigarette entre deux doigts effilés, aux ongles peints en rose. Aussi calme qu’une borne kilométrique.
— Toute cette sauce pour bouffer de quel plat ? je lui demande.
Elle semble revenir d’un songe.
— Pardon ?
— Qu’est-ce que vous avez derrière la tête, petite ? En général, on ne fait jamais rien sans y mettre une intention. Quelles sont les vôtres ?
— J’ai lu les journaux, hier au soir.
— C’était bien ?
— Épatant. On disait que vous avez réussi un sacré doublé, primo en vous échappant ; deuxio, en emmenant la fille Kerrer… Le vieux Kerrer est en train de s’arracher ses derniers cheveux. Il est prêt à se mettre sur la paille pour retrouver sa fille.
— Ce qui veut dire ?
— J’ai pensé qu’un type qui avait la vedette ne pouvait guère se remuer à son gré, du moins un certain temps. N’est-ce pas ?
— Et alors ?
— J’ai pensé aussi que la collaboration de quelqu’un de tout neuf n’était pas faite pour vous déplaire.
— … alors ?
— Alors ? Eh bien, si on sait s’y prendre, on peut tirer une brique du vieux. Un million de dollars, c’est une somme. Si je joue votre carte, je sais que l’affaire réussira. Vous venez une fois de plus de prouver que Machiavel était un enfant de chœur à côté de vous. Le seul ennui c’est que, d’ici très peu de temps, Chicago va devenir brûlant pour vous ! Il va falloir vous planquer. Or, on ne peut pas se cacher et mener à bien une entreprise comme celle de la rançon. Conclusion, il vous faut quelqu’un. Je ne suis pas à la page et mon casier est blanc comme un lys, mais loin d’être un handicap. C’est le plus beau gage de sécurité que je puisse vous fournir. Tous les gens plus ou moins brûlés vont subir le « grilling » dans les jours à venir. Vous n’avez rien de bon à attendre d’eux…
— Bon, en admettant que j’accepte vos offres de service, vous attendez quoi en retour ?
— Dix pour cent sur l’opération. Cela représente cent mille dollars. C’est-à-dire, de quoi ouvrir une boîte dont j’ai l’idée à Miami. Je joue gros, mais ça vaut la gobille, non ? Sans compter qu’un jury est toujours sensible aux battements de paupières d’une fille convenablement fabriquée. Je suis convenablement fabriquée, à votre avis ?
— S’il y a mieux, ça doit coûter beaucoup plus cher, fais-je.
Je lui ôte le restant de sa cigarette du bec, je l’embrasse pour vérifier à quoi est son rouge à lèvres et je finis la cigarette.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que je serai réglo, Joan ?
— Si j’étais un gros bonhomme barbu, je ne le croirais pas une seconde, dit-elle ; mais je pense que vous devez, de temps à autre, vous offrir le luxe d’être régulier avec une fille pas trop laide à regarder… et pas trop désagréable à toucher.
Cette fille m’a l’air d’être une souris qui n’a pas tellement froid aux yeux. Dans un sens, je trouve que les petits lots de son espèce donnent de l’agrément à la vie.
Je fouille son sac car ses cigarettes me plaisent, et j’en allume deux. Je lui refile la seconde. Dans la fumée bleue on est aux pommes pour faire le point de la situation.
Moi, c’est radical. La fumée et le silence me titillent la matière grise formidablement.
Au bout d’un moment, je pose la main sur le poignet de la môme Joan.
— On va voir !
— Je suis embauchée ? demande-t-elle en souriant.
— On va faire un bout d’essai. Vous savez où se trouve le Park ?
— Je ne connais que lui.
— Alors, vous devez connaître la rue des banques ?
— Et comment !
— Je m’intéresse à ce quartier.
Elle décarre sans ajouter un mot. Dix minutes plus tard, nous sommes devant la Nationale de l’Illinois.
Vous devez penser que je suis un gnace incohérent qui mène sa charrue à hue et à dia ; en ce cas vous êtes bien les pauvres ramollis du bocal que j’avais estimé que vous étiez.
Ce qui m’a le plus réussi dans la vie, c’est de ne faire un pas en avant que lorsque j’ai ratissé le secteur où je me trouve. Il n’était pas tellement con, le gars qui a dit qu’il ne fallait jamais remettre au lendemain ce qu’on pouvait faire le jour même.
Ma dernière conversation avec Bessman ne vous a peut-être pas fait tiquer, mais, en tout cas, elle a déclenché un drôle de mécanisme d’horlogerie sous mon potager à tifs !
Je pense que l’Autrichien a maquillé quelque chose de pas net à la Nationale (qu’il contrôle), et qu’il m’a fait arrêter tout simplement parce que j’aurais certainement fait éclater un joli scandale en « opérant » la banque en question, comme j’étais sur le point de le faire.
Si j’arrive à découvrir ce qui ne tourne pas rond, mon petit doigt me dit que j’aurai barre sur lui. Or, pour mener ma petite enquête, je dois profiter de cette trêve dans la chasse à courre qui est intervenue du fait de ma « mort » provisoire.
— Arrêtez ici ! fais-je.
Joan obéit.
— Les banques ne sont pas encore ouvertes, objecte-t-elle.
— Ça dépend pour qui, ma jolie.
— Qu’est-ce que je fais ?
— Vous me suivez.
Elle descend à ma suite.
Le jour se lève doucettement. Ce quartier est vide et silencieux. Il y a des gonzes qui croient que minuit est l’heure idéale pour boulonner ; ils s’introduisent l’index dans l’œil jusqu’au slip. Le bath moment, c’est le petit matin. Personne ne se méfie plus de rien, les gens ont tous l’impression qu’avec le retour de l’aube, ils sont parés.
Paisiblement, je vais sonner à la porte de service de la Nationale, là où il y a écrit en blanc sur noir : « Entrée du personnel ».
Un long moment s’écoule, le gardien de nuit doit en écraser sauvagement. Je resonne. Un judas s’ouvre. Je respire, c’est toujours le mec avec qui j’avais réussi à me mettre en cheville au moment de mon arrestation.
— Qui est là ? demande-t-il.
— Le cousin de la bicyclette à Jules, je lui réponds. Ouvre vite la parenthèse, Johnson, il fait courant d’air.
Il plaque son visage contre la minuscule ouverture.
— Seigneur ! s’exclame-t-il en me reconnaissant.
Il doit se demander s’il est au paradis ou bien si, au contraire, mon ectoplasme n’a pas pu rejoindre sa base.
— Oui, c’est moi, démerde-toi d’ouvrir.
Il hésite.
— Grouille, ou sinon il t’arrivera des ennuis.
Je dois avoir le ton qui convient pour parler aux hommes, car il se hâte d’ouvrir. Nous pénétrons dans la banque, Joan et moi.
— Vous… vous n’êtes donc pas mort ? demande-t-il.
— On ne peut rien te cacher, Sherlock !
J’ai en mémoire le plan qu’il m’avait dessiné.
— Arrive !
Je m’engage dans l’escalier de gauche qui, je le sais, conduit à la chambre forte.
Avant de descendre plus avant, je rafle la mitraillette qu’il tient à la main.
— Un accident est si vite arrivé ! je lui dis.
L’accès de la chambre forte est barré par une grille dont chaque barreau est épais comme mon poignet. Cette grille nous a donné un mal fou. Un contact électrique la parcourt, il est branché à une sirène d’alarme donnant sur la rue. Si on a le malheur de toucher à la grille, la sirène se met à gueuler comme trente-six paquebots sur le point d’appareiller. Le contact n’est coupé que pendant les heures d’ouverture de la banque. Il a fallu que j’envoie un ouvrier pour débrancher le contact. Le mec, qui n’était pas plus bidon qu’un autre, m’a demandé une fortune pour exécuter le boulot. Je me rappelle le tintouin que ça m’a donné. Pour justifier l’entrée en fonction d’un électricien, nous avons dû faire sauter tous les plombs en branchant une fourchette à gâteau dans les trous des prises électriques. L’électricien a mis un coupe contact secret. Tout était au petit poil et j’allais m’occuper des lingots, lorsque Bessman a monté le coup de chez Little Joly. Probablement lui avait-on signalé mes longues stations devant la banque, et en avait-il déduit que je préparais un coup.
— Tout est demeuré en état ? je demande à Johnson.
— Oui.
— Alors, actionne le coupe-circuit.
Il tourne un petit commutateur.
— Voilà.
— Tu as le matériel ?
— Ben…
— Oui ou merde ?
— Je vais vous le chercher.
— On y va ensemble.
Au premier existe une petite pièce réservée au gardien. Elle est meublée d’un lit de camp, d’une chaise et d’un minuscule placard.
L’homme ouvre le placard et en sort une pile de vieux magazines. Ils sont ficelés. Je les reconnais. C’est moi qui lui ai passé ce paquet d’imprimés. Je sais qu’à l’intérieur se trouve un petit chalumeau électrique.
Il me faut un bon quart d’heure pour avoir raison d’un des barreaux. Et, une fois dans la chambre forte, un autre quart d’heure pour venir à bout du coffre aux lingots.
Ils sont là, les mignons, rangés en pyramides comme des boîtes de sardines.
J’en prends un et le soupèse.
— Qu’est-ce que vous dites de ça ? je demande à Joan.
— C’est de l’or ? balbutie-t-elle.
— De l’or, oui, dit le gardien d’une voix noyée d’extase.
Je lui demande :
— Tu as un couteau ?
Il me tend un yatagan de poche qui possède toute une théorie de lames à usages plus ou moins obscurs. J’ouvre le poinçon, et je gratte le lingot d’or.
— C’est bien ce que je pensais, fais-je en glissant la brique de métal dans ma poche.
Je repousse la porte du coffre.
— Vous laissez tout ça ? questionne la pépée.
Elle et Johnson doivent se dire que mes avatars m’ont encrassé la pensarde.
— Oui, je dis. Remarquez que le cuivre a une certaine valeur, mais ce qui n’est pas pur gold ne m’intéresse pas.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? bégaie le gardien.
— Ça veut dire que Bessman a possédé les coactionnaires de la banque. Il s’est farci la réserve d’or et leur a foutu des briques de cuivre plaquées or.
Qu’est-ce que je vais dire, moi ! se lamente le pauvre type.
— Rien, assurai-je, rien du tout, mon trésor.
Je lève le canon de la mitraillette et lui place à la base du cerveau une petite crotte calibrée.
— Vous avez fait chou-blanc ? me demande Joan.
— Plus ou moins…
Nous regagnons la voiture.
— Et maintenant ? fait-elle.
— Maintenant, je lui dis, il faudrait tout de même s’occuper de mon argent de poche.
Le soleil commence à ramener sa fraise. Il y a du bleu de partout. Les crieurs de journaux cavalent en gueulant que je me suis buté. Jusqu’à présent, ça n’a pas l’air de trop mal fonctionner pour moi.
— Arrêtons-nous, dis-je à ma compagne en avisant un petit bar tranquille. J’ai quelques coups de fil à donner.
— Pour la rançon ? demande-t-elle.
— C’est bien possible.
— Vous ne croyez pas qu’il serait préférable que je me charge de téléphoner à Kerrer ? Les flics pensent sûrement que vous avez des complices. Ils s’attendent à ce que ceux-ci contactent la famille pour parler fric, et il doit y avoir une table d’écoute chez le banquier. Ils peuvent reconnaître votre voix. Tandis qu’une voix de femme…
Je réfléchis.
— O.K., vous babillerez vous-même.
Nous entrons, je prends deux jetons à la caisse et je suis ma « collaboratrice » jusqu’à la cabine téléphonique.
J’attrape le Bottin pour chercher le numéro des Kerrer.
— North 60–40, je dis à la poulette. Dites simplement au vieux qu’il réunisse un million de dollars en petites coupures. Toutes inférieures à vingt, et que les numéros ne se suivent pas, de préférence.
Elle introduit son jeton dans l’appareil et compose sur le cadran North 60–50. Je vais pour lui dire qu’elle s’est gourée, mais à l’autre bout retentit une espèce de borborygme.
— Je suis chez Samuel Kerrer ? demande-t-elle.
Le borborygme se transforme en affirmation.
— Puis-je parler à Samuel Kerrer soi-même ? C’est vous ? Je téléphone au sujet de Maud. Veuillez préparer dans le plus bref délai un million en petites coupures, pas des neuves, s’il vous plaît. Vous recevrez ultérieurement des indications.
Elle remet l’appareil sur sa fourche.
— Ça colle comme ça ?
— Parfait.
Je reprends discrètement le Bottin afin de vérifier le numéro, et je constate que c’est moi qui me suis gouré tout à l’heure. Kerrer a bien comme indicatif North 60–50.
Y aurait de quoi faire méditer un fromage mou. Moi je ne médite pas car, Dieu merci, j’entrave rapidos. J’ai la preuve que mon « assistante » connaissait le numéro de Kerrer avant d’entrer dans la cabine, puisqu’elle a machinalement rectifié mon erreur. Je ne sais pas encore ce que cela signifie, mais, à coup sûr, ça ne signifie rien de bien fameux.
— Permettez-moi, fais-je, j’ai un petit coup de tube personnel à donner.
Elle sort et je ferme soigneusement la porte de la cabine. J’appelle Centa. Je suis coupé d’avec lui depuis l’instant où, hier après-midi, Sissy a actionné sa moulinette dans l’entrepôt de Little Joly.
— Qui est là ? demande-t-il.
— Dieu, t’es toujours aussi ahuri, je lui fais.
Il dit simplement, sur un ton incrédule :
— Non ?
— Si. Je parie que tu avais déjà commandé un tombereau de fleurs pour moi ?
— Comment as-tu pu ?
— Oh ! merde ! je ne te téléphone pas pour te dicter mes mémoires. Écoute, Centa, tu vas encore me donner un petit coup de paluche. Je ne te demande pas d’aller repeindre la lune, mais simplement de me retenir une place à l’aéroport pour l’avion de Mexico, demain matin. Tu la prendras au nom de Lattimer. Tu mettras le biffeton dans une enveloppe et tu laisseras le tout au bar de l’aérogare, vu ?
— D’accord, mais…
— Oh, dis, commence pas à bêler. J’ai besoin de changer d’air un petit peu. Adieu, fripouille !
Je raccroche et quitte la cabine.
— Bon, maintenant on va les mettre, n’est-ce pas, chérie ?
— Pour aller où ? questionne Joan.
— À nos affaires, mon canard.
Nous pédalons jusqu’à la première station de taxis que nous rencontrons.
— Laissez-moi là, Joan.
— Comment ! s’exclame-t-elle, nous nous séparons ?
— C’est plus prudent. Nous nous retrouverons ce soir, ça va ?
— Ça va.
— Refilez-moi votre numéro de téléphone, et attendez mon appel en fin d’après-midi.
— Entendu.
Je claque la portière et saute dans un taxi.
— Suivez la bagnole d’où je viens de descendre ! je dis au chauffeur. Et dites-vous bien que si vous la perdez, je fous le feu à votre tréteau !
Il démarre comme un cheval de course à qui on vient de faire une injection d’acide sulfurique !
La filature ne dure pas longtemps. La bagnole de Joan stoppe bientôt devant un pavillon de plaisance au bord du lac. Elle en descend et disparaît à l’intérieur de l’habitation.
— Ça joue, je fais au chauffeur, débarquez-moi là.
Je règle la course et, lorsque le taxi est reparti, je m’approche de la bagnole. Je pense que ce véhicule peut m’en apprendre sur la môme, car on laisse toujours des traces de son activité dans sa voiture.
J’ouvre la portière arrière et me mets à inventorier les poches à soufflets. J’y trouve ce qu’on a l’habitude de trouver dans ces sortes d’endroits : des cartes routières, une lampe électrique, de vieux gants.
C’est pas bézef.
Je passe devant et soulève la banquette, il n’y a absolument rien qui vaille la peine d’être enregistré : des poils de manteau, un tube de rouge…
C’est marrant, mais cette voiture m’avait causé une indéfinissable sensation de malaise. Les mecs comme moi ont un sixième sens qui leur fait renifler ce qui cloche…
Je regarde le tableau de bord ; il est tout ce qu’il y a de neutre, et je sais que ses niches sont vides.
Je regarde dessous, et je réalise brusquement ce qui m’avait inconsciemment choqué dans cette voiture.
Elle a quatre pédales au lieu de trois. Ordinairement, sauf dans les derniers modèles où tout est simplifié, une auto comprend la pédale de débrayage, celle du frein et enfin celle de l’accélérateur. Ici, il y en a une quatrième, nettement à gauche de la première.
Comme je suis d’un naturel curieux, j’appuie dessus. Un claquement sec se produit. Comme mue par un ressort, la portière de droite s’est ouverte et le siège voisin de celui du conducteur a basculé.
Je pousse un petit sifflement appréciateur.
J’avais déjà entendu parler d’un truc de ce genre, mais je croyais que c’était du bidon. Évidemment, avec une combine pareille à bord de sa carriole, la môme Joan n’a pas besoin de revolver. Ce machin-là doit faire un drôle de dégât lorsqu’on roule à cent à l’heure. J’appuie à nouveau sur la quatrième pédale et tout se remet en place.
M’est avis, les potes, qu’une souris qui possède une voiture de ce genre et qui connaît le numéro de téléphone que vous cherchez dans l’annuaire, m’est avis que cette môme-là n’est pas plus catholique qu’un rabbin ! Elle est même si peu catholique qu’il serait dangereux d’attendre davantage pour avoir une explication vraiment sérieuse avec elle.
Je pousse la porte de fer par laquelle elle est entrée. Je vois un jardinet coquet comme un jardin japonais, avec des dalles de ciment ocre et du gazon.
Sur la pointe des pieds, je grimpe un petit perron de quatre marches. J’entre dans un hall gentiment décoré et je tourne à droite, car c’est de cette direction que vient la voix de la fille. Un moment, je crois qu’elle discutaille avec un interlocuteur, mais je découvre que ça n’est vrai qu’à moitié, car elle téléphone. Son correspondant n’est autre que le père Kerrer.
Elle affranchit le vieux sur les dernières heures qui viennent de s’écouler. Elle lui dit qu’ayant été alertée par un rassemblement de badauds, cette nuit, elle a su que j’étais traqué dans un building. Elle avait cru voir, d’en bas, deux hommes à la fenêtre par laquelle j’avais soi-disant sauté. Elle explique qu’elle était restée après tout le monde, qu’elle avait pu me contacter et capter ma confiance (tu parles !). Que dès qu’elle saurait où j’avais planqué Maud, elle me liquiderait et que le vieux n’avait pas à se casser la tringle pour réunir le pèze de la rançon.
Comme vous le voyez, nous flottons en pleine trahison. Je me félicite d’avoir du nez, des nerfs et assez de jugeote pour doubler dix marchands de tapis réunis. Toujours silencieusement, j’entre dans la pièce : un gentil living-room dans les tons jaune citron, et j’arrache l’appareil des mains de la donzelle.
Elle a un haut-le-corps et pousse une exclamation.
Je la tiens par un bras, de ma main disponible.
À l’autre bout du fil, le père Kerrer, qui a senti qu’il se passait quelque chose d’insolite gueule « Allô ! » à s’en faire péter les cordes vocales.
— Allô ! fais-je à mon tour, c’est vous, Kerrer ?
— Oui… qui êtes-vous ? balbutie-t-il.
— L’Ange ! Je m’excuse d’interrompre cette petite conversation, mais je ne suis pas d’accord. Il me faut un million de dollars contre votre fille. Embauchez des experts-comptables pour réunir et étiqueter les images. Que tout soit prêt demain matin. Si vous me flanquez les flics au panier, mon premier turbin sera d’assaisonner votre lardonne ; vous devez comprendre que je parle sérieusement. Un cadavre de plus ou de moins sur ma route, ça ne se remarque presque pas, vous savez. Ma route, dans un sens — et même dans les deux sens —, c’est le Boulevard des allongés ! Donc, pas un mot aux condés, ils me croient encore mort et c’est votre intérêt comme le mien qu’ils continuent à le croire. Demain matin, je vous tuberai pour dire où vous devrez déposer le fric, compris ?
Il dit que c’est d’accord, qu’il a compris, qu’il ne préviendra pas la police et qu’il me supplie au nom de ce que j’ai de plus cher d’épargner sa fille. Je lui dis de ne pas me faire pleurer les fesses avec son cœur de vieux papa, et je lui révèle par la même occase que ce que j’ai de plus cher en ce monde, c’est le paquet de Lucky que j’ai trouvé dans la poche de ma dernière victime.
Sur ces bonnes paroles je raccroche, et je décide de m’occuper un brin de la môme Joan.
— Qui es-tu ?
— Je vous l’ai dit, répond-elle avec lassitude.
Je lui triture l’orgueil avec une baffe qui doit lui donner l’impression que sa tête est devenue une grenade à manche en action.
— Je suis pour les vieux principes, lui dis-je. Les bonnes femmes doivent respecter les bonshommes ; je ne permettrais pas qu’une souris me parle sur ce ton !
Elle commence à en rabattre un tantinet.
— Je répète ma question, qui es-tu !
— Je suis détective privée, fait-elle.
J’éclate de rire.
— Toi ! Sans blague ! Non, c’est trop drôle ! Les gerces qui jouent au flic, maintenant ! On aura tout vu ! Tu ne vas pas me faire croire qu’un magnat de la finance comme Kerrer t’a chargée de l’enquête ! Tout ce que tu pourrais trouver chez lui, c’est une place de brodeuse…
— C’est moi qui me suis présentée à lui. Je lui ai fait comprendre qu’une femme a des moyens, des arguments, qu’un homme n’a pas ! Je lui ai sorti le même boniment qu’à vous : un homme traqué qui désire négocier une rançon a besoin de quelqu’un. J’ai voulu être ce quelqu’un…
Elle paraît navrée. De la main, elle flatte des fleurs disposées en gerbe dans un vase grand comme une potiche chinoise.
— Tu sais ce qui va se passer, maintenant ? je lui fais.
— Oui.
— Ça ne peut plus se passer autrement, sois logique.
— Je sais.
— C’est dommage, tu as du cran. J’aime les filles qui sont gonflées…
— Vous n’avez pas d’arme, objecte-t-elle.
Je ris.
— Et ça !
Je lui tends mes pognes. Elles sont baths, mes mains, je vous jure. Pas du tout des paluches de chourineur, non plus que des petites mains de vicieux. Ce sont de bonnes pattes d’homme, fabriquées comme de la mécanique de marque.
— Ça ne vaut pas ça ! fait-elle.
Elle vient de plonger la main dans les fleurs et d’en ramener un pistolet-mitrailleur modèle commando.
Je la salue d’un geste.
— Mazette ! tu es une fille organisée…
— Toujours, lorsque je suis sur une enquête délicate.
— Et tu sais te servir d’un joujou comme celui-ci ?
— Vous allez vous en rendre compte.
Nos yeux s’observent. Elle va tirer. Je sais, je vois qu’elle va presser la gâchette. Il y a dans son regard une petite lueur qui ne trompe pas un initié.
— Si tu me déboulonnes, la môme Kerrer passera à la casserole, lui dis-je.
J’ai lancé ça comme on dit n’importe quoi pour meubler un silence intolérable. Ce qu’il faut à tout prix, c’est discuter. Une femme ne tire jamais en parlant.
— Je la retrouverai, fait-elle.
— Possible, mais ce sera trop tard. Elle est chez quelqu’un de confiance qui lui réglera son compte.
— Votre quelqu’un de confiance résistera à une annonce lui promettant la forte somme, et l’impunité, s’il rend Maud Kerrer à sa famille ?
Elle marque un point. Il n’existe certainement pas un bipède sur cette planète qui laisserait échapper une occase pareille. Malgré qu’il soit réglo, Bob Patelli, me sachant mort, fera comme les copains.
— Écoute, fillette, on fait un marché. Au lieu de me buter, tu me remets à la police, et à eux je propose la restitution de Maud contre ma peau.
— Ils ne marcheront jamais, fait-elle.
— Kerrer fera le nécessaire pour qu’ils marchent.
Je sais bien que tous ces boniments sont cousus de fil blanc, mais qu’est-ce que ça peut fiche ? Ce qui compte, c’est de gagner du temps. Le temps a toujours marné à mon service.
Elle médite une minute.
— Appelez la police ! fait-elle. Je supose que vous connaissez le numéro ?
Elle a un vilain sourire et ajoute :
— De toute façon, c’est utile.
Je comprends parfaitement son point de vue. Dès que j’aurai alerté les flics, elle me tirera dessus. Seulement, avant, elle pense que je lui cracherai peut-être l’adresse de la planque de Maud.
Le canon du pistolet-mitrailleur ne me perd pas de vue. Je n’aime pas bien ces regards de cyclopes noirs et terrifiants, des feux !
Il ne faut pas longtemps pour remuer un index… J’attrape lentement le téléphone, et pose mon doigt sur la première lettre de l’indicatif de police. Je fais mine de me raviser, sans lâcher l’appareil.
— Oh ! merde ! je fais, pourquoi on ne se mettrait pas d’accord nous deux, hein ?
Presque en même temps que je prononce ces paroles, je lance l’appareil dans la direction de Joan. Elle devait s’attendre à une réaction de ce genre, car elle fait un saut de côté et ouvre le feu. Heureusement, son recul m’a fait sortir de sa ligne de mire. Les balles arrachent tout un côté de ma manche gauche et je sens une brûlure à mon épaule.
Comme elle ouvrait le feu, je fonçais en avant, ce qui fait que ma tête entre en contact avec sa poitrine lorsque la seconde rafale part.
Je saisis le canon court et brûlant de l’arme. Je le braque en direction du plafond où vont s’écraser les balles, ce qui déclenche une pluie de plâtras. Elle tient bon, la bougresse. Elle sait que si elle lâche sa seringue, ses carottes seront cuites.
Elle a une force peu commune pour une bonne femme.
Je me trouve dans une fausse position. Mais j’ai, dans toutes les circonstances, un très joli coup de reins. D’une poussée, je m’écarte un peu d’elle et accentue ma torsion.
Elle gémit et devient très pâle.
Quelques secondes de résistance, encore, puis le pistolet tombe sur le parquet. Je plonge et m’en saisis.
Nous sommes essoufflés comme si nous venions de faire un cent dix mètres haies.
— Et alors, miss Sherlock ? On ne crâne plus…
Elle balbutie :
— Non… non…
Je m’approche d’elle et elle recule lentement. Parvenue contre le rebord de la table, elle s’immobilise. Je continue d’avancer. Mon corps est tout contre le sien. Je sens sur ma poitrine le mouvement de sa poitrine, qui se soulève et s’abaisse. Ce contact me fout de l’électricité dans le corps. Toutes les fois que je passe une nuit blanche, je suis certain, le lendemain, d’avoir mon instinct de reproducteur en éveil.
Et, pour tout vous dire, cet instinct, je l’ai aussi lorsque je passe des nuits noires !
De ma main libre, j’arrache les fringues de la môme Joan.
Elle demeure passive, les yeux dilatés. Elle se dit que c’est sa seule chance de voir le soleil se coucher ce soir et se relever demain. Et puis, c’est une gonzesse, et une gonzesse sait toujours donner un coup de main au guerrier en transes…
Je la renverse sur la table. J’embrasse ses lèvres. Elle est douce et tiède, cette fille ! Jamais vu une souris de cette trempe. Je la prends contre la table, toujours sans lâcher le revolver.
J’ai déjà fait pas mal de choses compliquées dans ma garce de vie, mais je n’ai encore jamais passé un moment ayant cette saveur ! Un vrai tourbillon ! Lorsqu’on vit à la minute la minute, comme vivent tous les truands de la terre, on sait apprécier ce comprimé de paradis qu’est l’amour. On sait vivre lorsque la mort vous suit comme un chien perdu. Vous n’avez qu’à demander des renseignements à ce sujet à votre gangster habituel !
Joan gémit de plaisir et de peur. C’est une vraie femme, c’est-à-dire qu’il y a en elle de la passion, de la ruse, de la crainte, de la soumission, de la rébellion, tout, quoi ! Tout !
Lorsque je reviens de mon grand vertige, j’ouvre les yeux et je la regarde. Elle est inerte. De la sueur perle au-dessus de sa lèvre et ses cheveux fous sont collés sur ses tempes.
— Embrasse-moi ! soupire-t-elle.
Je l’embrasse. Comme c’est une opération qui ne nécessite pas la participation des mains, j’en profite pour lui cloquer dans la région du cœur les dernières balles restant dans le pistolet.
Elle a un soubresaut, la table se renverse et elle tombe au milieu des fleurs. Je la quitte en me disant qu’il y a vraiment des souris qui ont une belle mort !
Tout compte fait, la voiture de feu notre brillante détective me plaît beaucoup. Tout chiard, déjà, j’avais la marotte des pochettes-surprises. Comme elle devient disponible, je décide de l’adopter. C’est donc au volant de cet engin à siège éjecteur que je regagne la masure de Bob Patelli.
La journée s’annonce bien. L’air est frémissant, odorant et tout le bordel… Un poète vous décrirait ça mieux que moi sans doute, mais il n’aurait pas le chic.
Je me sens optimiste à faire péter le baromètre ! C’est bon de se sentir mort pendant quelques heures, lorsqu’on sait que des milliers de gens donneraient le bras droit de leur petit frère pour vous découper au chalumeau ! C’est pas mauvais non plus de sentir qu’on a bien balayé sa route derrière soi. Comme ordure, il ne me reste que Bessman à évacuer, mais je crois avoir pris une option sur sa tranquillité.
Je tourne le coin de la rue provinciale où crèche mon petit pote déclaveté. Elle est charmante, cette ruelle, avec l’herbe qui pousse le long des trottoirs, les haies échevelées, les masures qui la bordent ! Y a pas d’erreur, je deviens vachement bucolique ! C’est le printemps, probable ! Si je me retenais pas, je graverais mon nom dans les arbres. Seulement, le hic, c’est qu’il n’y a pas d’arbres et que, même s’il y en avait, j’irais pas leur confier mon identité.
J’arrête le carrosse devant mon petit marchand de journaux. Il doit en écraser encore car la tôle est silencieuse.
Je traverse en deux enjambées le petit jardin aux pêchers gros comme des crayons, et je pousse la porte de Patelli.
Elle n’est pas fermée au verrou, mais quelque chose en gêne pourtant l’ouverture. Je donne une poussée et le quelque chose recule. En entrant, je constate qu’il s’agit de la carcasse de Bob. Des messieurs très comme-il-faut lui ont pratiqué une incision à la gorge par laquelle on pourrait faire passer la cavalcade du Zoo-Circus. Sa carrée est pleine de raisiné.
Je vois illico que je ne peux plus grand-chose pour lui, si ça n’est de faire brûler des cierges. Le seul service qu’on puisse encore rendre à un mec portant une blessure de cette dimension, c’est de lui commander une gentille boîte en chêne capitonné, avec des poignées imitation bronze. À moins que son rêve n’ait été de se déguiser en poudre à priser dans un bocal du crématorium.
J’enjambe la carcasse du pauvre Bob et je cours à la petite chambre où était enfermée Maud Kerrer. Bien entendu, la fille n’est plus dans sa cage. Comme la porte de son réduit a été enfoncée de l’extérieur, je comprends que quelqu’un a donné l’assaut à la boîte de Patelli. Et ça n’est pas la police car, bien qu’ils soient plus salingues que des macaques, les flics n’ont pas pour habitude d’ouvrir la gorge des mecs auxquels ils rendent visite.
Ou je suis aussi futé qu’un yaourt, ou la voix de ma raison, malgré qu’elle ait tendance à parler du nez, met dans le mille en me chuchotant qu’il y a du Bessman dans tout ça.
Au moment où il me confiait aux bons soins de Dark-Eyes, l’Autrichien n’avait pas encore entendu les dernières informations à la radio et ignorait que j’avais dans mes cartons la plus riche héritière de Chicago. Lorsqu’il a eu connaissance de la chose, plus tard dans la nuit, il a dû se dire qu’il pourrait tirer, de mes affaires en cours, un honnête profit.
Ce qui me surprend, c’est qu’il soit venu chez Bob. Mes très vagues relations avec le boiteux n’étaient pas tellement connues… À moins que….
Je vais à la commode où Patelli serrait les armes du Crabe. Je saisis un revolver et je l’examine. Il porte, sur la tranche de la crosse, une minuscule initiale en nacre. C’est un P. Et je me rappelle que le Crabe avait la manie des initiales. Comme tous les ritals, il avait à peu près autant le sens de la discrétion que de la géométrie dans l’espace. Dans le milieu, tout le monde est au courant des petites habitudes de chacun. Bessman, s’il a examiné le revolver dont j’étais porteur — et je le connais assez pour savoir qu’il l’a fait —, n’a pas eu de peine à comprendre comment et où je m’étais procuré le pistolet. Ses Pieds-Nickelés ont fait une descente chez Bob, et j’ai les résultats de l’opération à portée de la main.
Je me penche sur le corps, et je trempe le bout de mon doigt dans le sang, comme font les cuistauds pour goûter les sauces. C’est à peine coagulé. D’autre part, le corps est encore tiède.
Je pense qu’il n’y a pas de temps à perdre.
Un qui ne sait plus bien s’il est le fils aîné de Pierre-le-Grand ou le butteur assermenté de Bessman, c’est bien Dark-Eyes, lorsqu’il me voit pénétrer, par la grande porte cette fois, au Relais de Frisco.
Il est en train de se taper un triple whisky au bar lorsque je fais mon apparition. Et quand j’emploie le mot apparition, je sais ce que je dis, les gars ! Si le général MacArthur quittait son pantalon dans la grande salle de réception de l’ambassade de Papouasie, mon dur ne serait pas plus éberlué qu’il ne l’est en m’apercevant. Il ouvre une bouche qui livre l’accès de son gosier jusqu’au rectum et un mince filet de bave coule aux commissures de ses lèvres.
Ce tordu a la bouille tapissée de toile gommée. On a dû lui colmater le masticateur avec de la paille de fer, car lorsqu’il parle, ça fait comme lorsqu’un canard s’entête à repêcher un bouchon de carafe dans une fosse à purin.
— L’Ange… éructe-t-il.
Vous pouvez chasser le naturel à coups de savate dans le pétrousquin, il revient au galop. C’est pas moi qui ai inventé ça, je ne fais que vérifier l’exactitude du proverbe, lorsque je vois Dark-Eyes sortir une bombarde grosse comme la cuisse d’une Peter Sister.
— Remise ta quincaillerie, figure ! je lui fais.
Je m’exprime avec un tel calme qu’il hésite.
Alors je me hisse sur un des hauts tabourets du bar et j’attire à moi la bouteille de rye. J’en verse une coquette giclée dans un verre qui se trouve là comme par hasard, et je le sirote.
— Va dire à ton patron que je veux lui parler, Toto !
Il ne bronche pas. Il me regarde et triture sa pétoire de l’air du mec qui ne parvient pas à prendre une décision.
— La manipule pas comme ça, je lui dis, tu vas la casser.
J’avale ma potion. C’est du chouette.
Je chope à nouveau le flacon.
— Pose ça et suis-moi ! dit brusquement le tueur.
Je me sers une nouvelle tournée aux frais de l’établissement.
— Si tu ne radines pas tout de suite, je te déguise en passoire !
— Bessman ferait un drôle de cirque si tu lui démolissais son comptoir. Va le chercher, je préfère lui parler tranquillement devant un glass plutôt que dans son palais des mirages.
— Il ne descendra pas, il n’est pas à ta disposition.
— Ça reste à prouver. Manie-toi la rondelle, beau merle. T’entends ?
Il secoue ses épaules de bigorneur et se dirige vers un appareil téléphonique placé sous le comptoir.
— Boss ?
L’aboiement que je connais bien se fait entendre.
— Y a quelqu’un qui vous demande, en bas.
Il savoure son petit coup de théâtre en chambre.
— C’est l’Ange, fait-il avec emphase.
L’autre doit lui faire répéter à plusieurs reprises.
Puis c’est un martelage de la plaque vibrante, car Dark-Eyes est obligé d’éloigner un peu l’appareil de la coquille Saint-Jacques qui lui tient lieu d’oreille.
— Il t’attend en haut, me fait-il brusquement.
— Et moi je l’attends en bas. Si chacun reste sur ses positions, on n’est pas près de se rencontrer. Dis-lui de descendre et qu’il n’ait pas les jetons, je ne porte pas d’arme. J’accepte que tu me passes à la fouille avant de le rencontrer.
Il répète tout ça à Bessman.
— C’est bon, fait-il, il va venir.
Dark s’approche de mon tabouret.
— C’est vrai ce mensonge ? T’as pas de seringue sur toi ? Ça te ressemble pas beaucoup, tu dois te sentir un peu nu…
Il me palpe consciencieusement. Elle aurait fait un douanier de première classe, cette crème de nave.
Il tire de ma poche la plaquette de métal que j’y ai glissée à la banque.
— Qué zàco ?
— Du truc qu’on fabrique les robinets.
Il ne sait pas s’il doit garder le lingot ou me le laisser.
Il choisit un moyen terme et le pose sur le comptoir d’acajou.
C’est la première chose qu’aperçoit l’Autrichien en se radinant.
Il fronce le sourcil et se mord le coin de la lèvre.
Nos regards se croisent. L’Autrichien s’assied sans rien dire à mes côtés.
— Alors je lui fais, tu ne me félicites pas ? Des coriaces comme moi, on n’en fait plus que comme modèle d’exposition, tu ne penses pas ?
— Très fort, murmure-t-il. Je serais curieux de savoir comment vous vous y êtes pris pour vous sortir de ce guêpier ?
À ce moment, un zig de sa bande entre en courant, un journal à la main.
— Patron ! crie-t-il, il paraît que l’Ange…
Puis il m’aperçoit et ses châsses s’agrandissent comme deux gouttes d’encre sur un buvard.
Il tend le journal à Bessman.
— Voilà qui m’évitera de parler, dis-je.
Je jette un coup d’œil à l’édition spéciale.
On annonce la sensationnelle méprise. Les types du laboratoire ont éventé la substitution. Le journaliste écrit en toutes lettres que je suis le gangster numéro 1 ; le roi des rois, le dur des durs, le champion des champions. Il emploie tous les superlatifs que la cervelle moisie d’un scribouillard peut dénicher.
Bessman lit, sans sauter une lettre, la totalité de l’article. Il ressemble de plus en plus à un professeur.
Quand il a fini, il replie le journal et le dépose sur un tabouret voisin.
— Vous êtes une force de la nature, dit-il simplement.
Il regarde ses ongles soignés et souffle dessus comme font les gangsters de cinéma. Puis il les polit sur le revers de son veston.
— Je vous écoute, l’Ange.
Je me racle un peu la gorge.
— Voilà, commencé-je… En sortant du building cerné, je suis allé faire un petit tour à la Nationale. J’ai fait un peu de dégâts, là-bas. Vous n’en savez encore rien parce que nous sommes dimanche et que les banques sont fermées. Mais le gardien est mort, les grilles forcées et le coffre ouvert. J’ai prélevé un petit souvenir.
Je désigne le lingot.
— Pendant que je manœuvrais chez vous, vous manœuvriez chez moi. Vous avez su que j’avais kidnappé, la fille Kerrer, et vous vous êtes dit qu’il y avait un gros paquet à ramasser. Le kidnapping, c’est pas votre job, hein, mais là, l’occase était trop belle. Vous pouviez entreprendre toutes les négociations avec le financier en les mettant à l’actif d’un soi-disant complice à moi.
« Vous continuiez à garder votre nez propre, comme toujours.
« Alors après avoir remué vos méninges, vous avez fait opérer une descente chez le pauvre Crainquebille, vos foies blancs l’ont saigné et se sont emparés de la souris.
« Elle est ici. Alors je crois que le moment est venu de faire un grand trou et d’y foutre la hache de guerre. Voici ce que je propose : nous allons ramasser la rançon de la poulette et nous la partageons gentiment. Et puis, on tire un trait sur le passé. C’est O.K., Bessman ?
— Et en admettant que cela ne le soit pas ?
— Vous pensez bien que je ne suis pas venu ici, sans arme et le sourire aux lèvres, sans avoir mis ma part d’atout au frais. Avant de rappliquer ici, j’ai écrit plusieurs lettres à la police et aux coactionnaires de la Nationale, afin de les affranchir sur la question des lingots truqués. Si le pot aux roses est découvert, ça va donner une drôle de séance dans ce coin !
« Ces bafouilles, je les ai postées dans différentes boîtes aux lettres de quartier. La levée de ces boîtes ne sera faite que demain à huit heures. À ce moment, nous serons en possession du fric et je vous donnerai la liste des boîtes. Vous pourrez envoyer vos gnaces les relever avant les types des postes.
« Autre chose, n’espérez pas me faire dire où sont postées ces lettres en employant les grands moyens. Je ne suis pas le genre de fillette qui se met à table facilement. D’autre part, comme vous ne savez pas le nombre de lettres qui ont été écrites, vous ne pourriez jamais vérifier si je vous dis la vérité. Or il suffit qu’une lettre, une seule, parvienne à destination pour que votre beau château de cartes s’écroule.
Bessman se gratte le bout du pif.
— Qui me dit que vous serez régulier, et que vous me donnerez la liste complète des boîtes postales ?
— Nous sommes arrivés à un point où nous devons avoir confiance l’un en l’autre, car nous n’avons plus les moyens de faire autrement. C’est ma parole contre la vôtre car, à moi, qui me dit que vous ne voudrez pas essayer de me doubler malgré tout, et que vous ne m’assaisonnerez pas ?
Un faible sourire fleurit sa tronche austère.
— Marché conclu, l’Ange, dit-il enfin. Vous me plaisez.
— Parfait. En ce cas, je vais prendre pension chez vous jusqu’à demain. La chasse à l’homme a repris et je ne vois pas d’autres coins en ville pour être en sécurité.
Un quart d’heure plus tard, je suis attablé en compagnie de Maud Kerrer devant un poulet froid presque aussi sensationnel que celui qu’elle m’a offert la veille. Elle paraît inquiète, mais pas tellement effrayée, la gosse. Ces filles à papa ont le chic pour savoir crâner, même lorsqu’on leur cloque un cigare allumé dans le baigneur après les avoir assises sur un tonneau de poudre !
Il fait à peine jour. Je suis au volant de la voiture de feu la môme Joan. Bessman, à mes côtés, tient la mallette de dollars que le père Kerrer a déposée à l’endroit convenu.
— Le compte y est, dit-il soudain.
— C’est bon, posez-la sur la banquette arrière, je deviens nerveux lorsque je vois tant de fric à la fois.
Il hésite, puis glisse la mallette à l’arrière de l’auto. Alors, j’appuie à fond sur le champignon.
— Hé là ! fait Bessman, vous êtes déjà à cent trente !
— Un peu de vitesse, c’est excitant, vous ne trouvez pas ?
Non, il ne trouve pas.
Il sort sa montre de son gousset, car il a un vieil ognon en or avec une chaîne grosse comme l’amarre du Queen Mary.
— Déjà six heures, fait-il. Alors, cette liste des boîtes, l’Ange ?
— Il n’y a pas de liste, je lui dis. Tout ça, c’était du bidon ; du reste j’ai horreur d’écrire, vous savez…
— Prenez garde ! grommelle-t-il.
— Je vous dis la vraie vérité du bon Dieu, Bessman.
Je le vois tirer un superbe colt de sa poche.
— Arrêtez, fait-il.
— Pourquoi ?
— Le coin me paraît propice à une mise au point — disons… définitive.
— Exactement ce que je pensais, fais-je en appuyant sur la quatrième pédale.
Ce coup du siège éjecteur, c’est la plus grosse surprise de sa vie. C’est aussi sa dernière. Je vous le recommande lorsque vous voulez vous marrer en société. Ça remplace avantageusement le poil à gratter ou la poudre à éternuer.
Je remets le siège en place et commence à siffler « It was a wonderful boy », en prenant le chemin de l’aéroport.
Y a un bout de temps que je n’ai pas vu le Mexique. C’est un patelin où les filles ne sont pas plus mal tortillées qu’ailleurs et où, avec une brique en poche, on peut passer de gentilles vacances.
DU PLOMB DANS LES TRIPES !
Le prochain épisode des « Confessions de l’Ange Noir » vous entraînera, aux côtés du dangereux bandit, dans les services de contre-espionnage des États-Unis.
DU PLOMB DANS LES TRIPES !
Vous apportera une nouvelle ration d’émotions fortes.
DU PLOMB DANS LES TRIPES !
Poursuit la sanglante série du redoutable gangster.
Conté avec la même fougue, le même langage pittoresque, le même dynamisme.
DU PLOMB DANS LES TRIPES ! Vous assurera une nouvelle nuit blanche.