DEUXIÈME ÉPISODE LE VENTRE EN L’AIR !

À la mémoire d’Al Capone,

et d’un certain tordu de la 14e Rue.

L’Ange

Notes liminaires

Mon éditeur m’apprend que des locdus, des mous de la calbombe et du calbard ont émis des doutes sur l’authenticité des aventures que je relate dans mon premier grimoire : LE BOULEVARD DES ALLONGÉS. J’ai failli en manger ma cravate.

Ces gaziers-là n’ont qu’à venir me trouver. S’ils n’ont jamais vu un feu d’artifice, je comblerai cette lacune.

Lorsqu’un gnace a eu mon passé, et lorsque ce mec apprend qu’une bande de foies blancs, de pêcheurs de têtards, de nénuphars d’égouts, d’escaladeurs de plaines viennent lui baver sur les bonbons, forcément il voit rouge.

Tous les zigotos qui sont dépeints dans mes books, toutes les javas auxquelles ils sont mêlés, sont garantis vrais de vrais… … Les sceptiques n’ont qu’à échanger ce bouquin contre le Journal officiel.

Qu’on se le dise ! Si incrédule, s’abstenir.

Chapitre premier

Greenwich Village est vide comme l’estomac d’un fakir après douze années-lumière de jeûne, lorsque je quitte la station du subway.

Cette station noire et métallique est un peu moins gaie qu’une épidémie de fièvre aphteuse. Tout naturellement je mets le cap sur l’une des deux avenues qui s’enclenchent dans le carrefour. Les lumières m’attirent, tous les papillons sont comme ça !

J’avise une vitrine derrière laquelle on aperçoit des paumés déguisés en artistes peintres, qui somnolent derrière leur bouteille de Coca avec l’air de penser.

Je me dis qu’un coup de raide serait tout indiqué pour célébrer mon retour à New York.

Ça fait une paie que je n’ai pas ramené ma cerise dans le patelin. La dernière fois que j’ai vadrouillé dans Manhattan il faisait un vilain temps, les gars. Dites que c’est le petit doigt de votre cousine germaine qui vous le dit.

C’était tout de suite après la guerre ; pendant cette période d’euphorie collective où les petits dessalés de mon gabarit s’en mettaient plein les poches. Y avait tellement de macchabés dont on devait graver le nom dans le marbre qu’une douzaine en plus ou en moins passait royalement inaperçue. Ce que j’ai pu en dessouder, des mecs, à ce moment-là ! Fallait des bottes d’égoutier pour traverser les rues, because le raisiné.

Puis ça s’est tassé. Les Fédés sont devenus chinois comme point et je me suis fait la valise du côté de Chicago[13].

Pourtant, je gardais New York dans mon palpitant. C’est la ville la plus chouïa qui existe, car on s’y sent en sécurité. Y a tellement de pèlerins qui s’agitent les couennes à l’ombre des gratte-ciel ! C’est tellement grand… Tellement bath…

Pourtant, en ce petit matin, Greenwich Village qui est, comme vous le savez, le quartier des artistes et des locdus, paraît triste.

Le bar où je viens d’entrer renifle la bière aigre et le mégot froid. Il est plein de mecs qui attendent le jour, simplement parce qu’ils se croient déshonorés d’aller se mettre dans les torchons tant qu’un pouce de nuit flotte encore dans cette portion de planète.

Le barman est un type désenchanté qui ne doit pas avoir de plus gros poumons qu’un ver à soie. Ses cils sont farineux, ses joues mal rasées, et c’est d’une voix lamentable qu’il s’informe de mes aspirations.

— Un rye, p’tit gars…

Il verse dans un verre une rasade d’un truc à base de lotion capillaire et lance adroitement le glass sur le comptoir ciré. Je l’attrape et trempe mon nez dedans. Si ce machin-là est du whisky, moi je suis le roi Farouk… Mais je n’aime pas chicaner pour des misères. J’offre ma consommation à une plante verte qui croule sous la poussière dans un coin du bar, et je me fais servir un Cinzano Dry.

Tout en dégustant, je laisse flotter mon regard velouté sur l’assistance. J’ai dans le ciboulot des idées de gonzesse et de jambes en l’air… Dans le ciboulot et ailleurs. Voilà trois jours que je n’ai pas prouvé à une représentante du beau sexe qu’à côté de moi, le marquis de Sade n’était qu’un enfant de chœur…

Mais les gonzesses sont aussi rares dans ce bar que les idées dans le crâne d’un policeman.

Soudain je tique. Je viens d’arnoucher un pégreleux occupé à lire un journal. Il le lit en le tenant devant lui, ce qui est fort incommode lorsqu’on a une table à sa disposition pour l’étaler. De plus, il y a un trou à son journal. Et j’ai pris l’habitude, depuis des temps immémoriaux, de ne pas piffer les gnaces qui lisent à proximité de mon espace vital dans un journal percé. Mine de rien je siffle mon verre et je sors. Je file quelques mètres, puis je me planque derrière un pilier de soutènement du subway.

Je n’ai pas longtemps à attendre. Le bonhomme au canard percé quitte le bar et se dirige dans ma direction d’un pas tranquille.

C’est un grand type bien balancé, qui a des épaules de cariatide. Si son tailleur n’est pas passé par là, il doit être drôlement baraqué, le Monsieur…

Je porte la main à mon aisselle gauche, car il faut toujours avoir de quoi accueillir les zigotos qui ont tendance à mettre le pied dans votre vie.

Mais le costaud ralentit. Il s’arrête, tire une cigarette de sa poche et se la colle dans un coin de la bouche, puis il reprend sa marche en avant.

— Hello, l’Ange ! chuchote-t-il… Lâchez la pétoire que vous devez être en train de caresser et ne faites pas le méchant, on va causer gentiment.

Je reste pantois. Il a un drôle de coup d’œil, le mec ! Le voilà à ma hauteur. Sa cigarette toujours éteinte dans le bec. C’est un bipède de quarante ans environ. Sur ses gigantesques épaules, il y a une tête de zig qui a marné pendant trois générations comme punching-ball dans une salle d’entraînement. Il a le nez de travers, les arcades sourcilières et les pommettes proéminentes. Des petits yeux de goret frileux luisent au fond des orbites. Lui ne me regarde même pas. J’ai jamais vu un bonhomme aussi calme et sûr de soi.

— Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ? je demande.

Il mâchouille sa sèche et dit en guise de réponse :

— Mon nom est O’Massett, Jak O’Massett.

— Joli, fais-je, ça doit avoir une certaine allure, gravé en lettres d’or sur une pierre tombale. Et à part ça, qu’est-ce que vous faites dans l’existence ?

— Je suis agent spécial attaché au département d’État…

Intérieurement, je tique vachement. Mais mon self-control est à toute épreuve.

— Y a pas de honte, dis-je… Il faut de tout pour faire un monde…

O’Massett ne sourcille pas. Il broute un centimètre de sa cigarette et me montre un drugstore.

— Vous n’avez pas soif ?

— J’ai toujours soif. Chez moi c’est à l’état endémique.

Nous nous dirigeons vers la boutique. Elle est vide. O’Massett et moi nous nous asseyons à une table. Il commande deux bières-cognacs sans me demander mon avis…

— Alors, attaquai-je, n’en pouvant plus… Vous attendez quoi pour déballer votre paquetage ? Que je claque de curiosité ?…

— Vous avez quitté Mexico hier au soir, murmura-t-il, ses petits yeux perdus dans un rêve lointain.

— Et alors ?

— Nos services vous y avaient repéré.

— Vous n’avez pas demandé d’extradition ?

— Si…

— Mais vous avez préféré que je revienne tout seul ?

— C’est ça, oui…

— Vous m’avez suivi depuis l’aéroport ?

— Oui…

— Il y a plein de flics dans le secteur ? Vous allez me dire que le quartier en est pourri. Je parie que si on écartait ce bocal, là-bas, sur l’étagère, on en trouverait un derrière !

— Vous avez du feu ? coupe-t-il.

Je lui tends ma boîte d’allumettes. Il en frotte une et tire quelques bouffées. Puis, pour la première fois depuis notre rencontre, il sourit. C’est un rictus plus qu’un sourire.

— Regardez la porte de l’arrière-boutique, fait-il.

Je regarde. Je ne vois rien qu’un canon de colt braqué sur moi.

— Le garçon qui est de l’autre côté du canon, me dit O’Massett, s’appelle Swift. À trente pas, il coupe une carte à jouer placée de profil.

— Pas mal, appréciai-je. Pourquoi ne travaille-t-il pas dans un cirque ?

— Parce que, fait O’Massett, dans les cirques, on ne tire que sur des boules de verre. Lui préfère tirer dans la carcasse des gangsters…

Je réfléchis à toute allure. Je viens de me laisser fabriquer proprement.

Jamais arrestation ne se sera opérée avec autant de souplesse.

J’ai envie de jouer mon va-tout. Mais ce diable d’O’Massett a le don de lire dans les pensées de ses contemporains comme dans son journal habituel.

— Je sais que vous avez le secret de sortir votre feu en moins de deux secondes, l’Ange. Je vous prie de considérer qu’il ne vous serait d’aucun secours. Je me suis placé à votre droite, intentionnellement. Il faudrait au moins cinq secondes pour me descendre et jamais Swift ne vous laisserait vivre cinq secondes avec un feu dans les pattes. Il est très à cheval sur la consigne, vous savez…

— Conclusion ? je demande…

— Tirez-là vous-même, l’Ange.

— Je suis bon…

— Comme la romaine.

— Je suppose que je dois allonger mes mains bien à plat sur la table tandis que vous me passerez les bracelets ?

Il a un nouveau rictus.

— Vous avez deviné recta jusqu’à présent. Mais voilà que vous mettez le nez dans l’erreur, l’Ange.

Je tique drôlement, je vous jure.

— Sans blague, vous n’allez pas me faire croire que vous avez organisé ce nouveau Pearl Harbour simplement pour me faire une farce ! On n’est pas le premier avril, que je sache…

— Je pense que je ne vous arrêterai pas, dit O’Massett.

— Pourquoi ? C’est votre semaine de bonté ?

— Je suis convaincu que vous accepterez la proposition que je vais vous faire.


Il y a un instant de silence. Je regarde tour à tour le canon du colt qui ne frémit même pas, la gueule bosselée et impassible d’O’Massett, et celle, livide, du barman, qui joue au type très occupé.

— Une proposition ! C’est bien la première fois qu’un flic me tient ce langage, Monsieur O’Massett.

Je pousse un petit ricanement très réussi et j’ajoute :

— Une proposition, c’est un marché. Un marché, c’est un échange… Je suis à votre merci, O’Massett. Je n’ai rien à proposer. En ce moment, je suis à sec. Je ne détiens aucune riche héritière, aucun joyau rare, aucun document secret. Je suis tout seul dans le monde avec pour toute fortune quelques centaines de dollars et un luger. Et vous voulez me faire une proposition.

— Oui, dit résolument le grand type.

— Vous m’offrez quoi ?

— Un coup d’éponge sur votre passé et un passeport pour un autre continent. Le plus éloigné du nôtre de préférence.

— Hum, fais-je, ça doit être cher…

— Très cher…

— Je vous répète que je n’ai rien…

— Si vous n’aviez rien, vous auriez déjà du fer au poignet ou dans la viande, l’Ange.

Il a le sens du coup de théâtre, O’Massett. La progression dramatique n’a pas de secrets pour sa pomme.

— Allez-y, énumérez-moi mes richesses…

Il écrase sa cigarette à demi consumée sous son talon. Décidément, ça n’est pas un fumeur.

— Vous êtes un hors-la-loi, l’Ange, et le type le plus coriace que nous ayons connu ; vous êtes gonflé à bloc et puis…

— Et puis ?

Il vide son verre de bière, par-dessus son godet de cognac.

— Et puis vous savez tuer, conclut-il.

* * *

Je mets plusieurs minutes à récupérer. Si je n’avais pas qu’un simple godet dans la brioche, je jurerais que je suis miro. Le gars qui trouverait une chauve-souris dans son ice-cream ne serait pas plus ahuri que je le suis présentement.

— Si on cessait de faire du cinéma, O’Massett ? je propose brusquement. Ça vous consisterait d’étaler vos pions sur le tapis ?

— J’ai besoin de vous, l’Ange.

— Pour une mission délicate ?

— Tellement délicate que je ne puis la confier à un homme de chez nous, même au plus fortiche, et nous en avons qui valent leur pesant de moutarde.

— Cambriolage ?

— Non, autre chose…

— Un meurtre ?

— Mettons, une exécution… Il y a des circonstances où la loi doit rester à la porte. Raison d’État, l’Ange. Il existe en ce moment, dans cette ville, un homme que le gouvernement des U.S.A. souhaiterait enterrer en musique.

— O.K., dis-je. L’ambassadeur soviétique, je parie ?

— Les Soviets, pour une fois, n’ont rien à voir là-dedans. Et puis je vous fais remarquer au passage, que l’ambassadeur soviétique ne réside pas à New York, mais à Washington. Il s’agit d’une personnalité d’un autre ordre.

Il se passe la main sur le visage.

— Nous sommes aujourd’hui le mercredi 18 septembre.

— C’est ça, oui.

— Il faut que, vendredi prochain, l’homme en question soit mort…

— Vendredi prochain ?

— Avant six heures du soir, c’est capital.

Chapitre II

Le silence retombe sur nous comme un brouillard.

O’Massett pousse un grognement.

— À vous de parler, fait-il.

— On pourrait avoir un double Cinzano ? À valoir sur le contrat ?

— Vous acceptez ?

— Vous avez déjà vu un type qui se noie refuser la bouée qu’on lui balance ?

— Non, admet-il, jamais.

— Alors ?

Il frappe dans ses mains.

— Un double Cinzano ! lance-t-il au barman.

Le barman prépare la consommation en tremblotant. Ses croquantes font le même bruit que le cube de glace qu’il agite au fond du verre.

O’Massett se penche sur moi.

— Vous devez agir seul et rapidement, l’Ange…

— Qu’est-ce que vous vous figurez ? Que je vais aller au bureau de placement du coin, pour chercher de la main-d’œuvre ?

Il paraît vaguement gêné.

— Je pourrais vous prendre en traître, ajoute-t-il, mais ça n’est pas mon genre. J’aime mieux jouer franco avec vous.

— Merci.

— Le personnage à abattre est bien gardé. C’est un renard qui se doute de ce qui l’attend. Il ne sera pas facile à toucher.

— O.K.

— Autre chose…

Il paraît de plus en plus embêté, O’Massett.

— Oui ?

— Outre ses gardes du corps, il est aussi protégé par nous.

J’ouvre des cocards grands comme la piste de Cincinnati.

— Par vous ?

— Oui. Vous aurez donc à jouer contre nous, l’Ange. Nos hommes feront tout ce qui est en leur pouvoir pour sauvegarder la vie du type. Ce sont des coriaces ; ils ont la consigne de veiller sur lui et ils le feront. Nous leur avons donné cette consigne parce qu’il ne nous est pas possible d’agir autrement. Vous jugez si l’affaire est compliquée !

— Du vrai goudron ! dis-je.

— Vous n’avez donc rien à attendre de nous, pas la moindre complaisance. Rien. Évitez surtout de tomber entre nos pattes, car je vous ferais descendre pour être assuré de votre silence. Si tout marche bien, rendez-vous vendredi soir, mettons à huit heures, ici. Je vous apporterai les paperasses et un billet d’avion. Vu ?

— Vu. Qui est le type en question ?

Il tire son journal crevé de sa poche.

— Sa photographie est en première page, et vous trouverez les renseignements nécessaires dans l’article qui l’accompagne.

— Parfait.

— Vous allez vous lever et partir. Avez-vous de l’argent ?

— Si peu, qu’un mendigot me traiterait de pingre si je lui refilais ce que je possède…

— Voilà cinq papiers, l’Ange.

Je regarde les cinq billets de mille dollars qu’il me tend, en un minuscule rouleau.

— Merci.

Je jette un dernier regard au canon de colt embusqué derrière le rideau de perles. Il me suit du regard lui aussi.

Je touche le bord de mon feutre.

— À vendredi, murmure O’Massett.

— C’est ça, je lui réponds, à vendredi… Sinon, rancard en enfer, un de ces quatre…

Je sors. Le jour est complètement levé.

* * *

Mon premier soin est de chercher un petit hôtel peinard où je pourrai prendre une bonne douche.

J’en déniche un pas très loin. Je prends une chambre et, comme je n’ai pas de bagages, je paie trois jours d’avance pour tranquilliser le taulier.

La piaule est modeste, mais confortable. Il y fait tiède et doux. Je me dessape et me glisse dans le tub. Rien de tel qu’une bonne douche froide pour rebecqueter un mironton fatigué. Je sonne le garçon d’étage et je lui dis d’aller m’acheter une chemise neuve et des chaussettes. En attendant qu’il revienne, je me glisse dans le plumard et j’ouvre enfin le journal. En première page trône la photographie du sénateur Pall. Je regarde au-dessous, il y a celle de miss Amérique, puis, plus bas, une vue panoramique des nouvelles cités Ford.

Je pousse un petit sifflement.

En effet, O’Massett voit grand s’il compte me faire liquider le sénateur Pall. On ne parle que de ce mec-là depuis plusieurs semaines. Il s’est fait le champion du désarmement et a pris la tête d’un vaste mouvement en faveur de la cessation de la guerre de Corée, de la divulgation des secrets atomiques et d’un tas d’autres trucs. Son patacaisse a pris une telle extension que le Sénat est sur le point de voter des lois dans le sens désiré par Pall. L’opinion publique est de son côté. M’est avis que le gars en question est un utopiste ou, alors, un drôle de petit combinard.

Je regarde sa bobine. C’est un type assez jeune, maigre, l’air farouche derrière de petites lunettes à monture de métal.

Je lis l’article qui lui est consacré. Le canard en question paraît être à fond pour lui et le célèbre en termes qui feraient rougir de confusion un ténor d’opéra.

Les idées de Pall me laissent de glace. Je suis quelque chose comme le monument du « je m’enfoutisme ». Que la bombe H soit la propriété exclusive des U.S.A. ou qu’on la vende dans tous les Prisunics de l’Univers m’importe peu.

Ce qui compte, c’est le moyen d’atteindre Pall. Pour cela, le côté mode de vie du zigoto m’intéresse davantage que sa profession de foi.

L’article m’apprend qu’il crèche dans une maison particulière près du pont de Brooklyn. Il est gardé par deux hommes de confiance qui couchent devant sa lourde, et plusieurs fédés se baguenaudent dans sa rue. Lorsqu’il sort, il y a deux bagnoles, et on ne sait jamais dans laquelle des deux, il a pris place. Bref, ce champion de la paix mène une existence de dictateur. M’est avis que ça va être vachement coton de l’envoyer au tas !

Le garçon radine avec une limace jaune canari qui flanquerait le hoquet à un daltonien.

Je lui allonge une demi-jambe et je me fringue.

La journée s’annonce assez belle. Mais un vent violent court dans les rues.

Je serre la ceinture de mon trench-coat et j’entre dans une cafétéria pour m’expédier un petit quelque chose dans le cornet. Un hot dog et un café achèvent de me mettre en état de marche.

Je me dis alors que le mieux est d’aller faire un petit tour de reconnaissance du côté de Brooklyn.

Je murmure « En avant » et je prends le commandement de ma patrouille.

* * *

Je n’ai aucun mal à dénicher la rue où se terre le sénateur Pall. J’en ai encore moins à repérer son terrier.

Il me suffit de voir les types aux larges feutres qui stationnent dans une portion de la rue pour comprendre que c’est là. Ces mecs sentent tellement la bourdille qu’il faudrait se mettre des boules de naphtaline dans les narines pour ne pas les flairer. Ils ont de ces attitudes innocentes comme on n’en voit guère que dans les studios de cinéma. Les uns lisent le journal, d’autres font mine d’attendre quelqu’un, d’autres encore se contentent de mastiquer de la gum, adossés à des façades.

On les sent tous prêts à porter la main vers la même partie de leur habillement. Un type qui aurait le malheur d’éternuer serait illico déguisé en ruban de limonaire.

Je passe paisiblement, comme un brave mec qui s’en va au blot, sous les regards méfiants des condés. En dépassant la porte cochère je jette un coup d’œil rapide. J’aperçois une cour avec des pelouses et des jets d’eau. Il y a encore des mecs par là. Il est rudement bien gardé, Pall. Il doit avoir des matuches jusque dans la chasse d’eau de ses waters, probable. Je m’éloigne en réfléchissant sérieusement. La partie va être duraille. D’autant plus duraille qu’il n’est pas un flic dans tout le pays qui ne possède mon signalement. Si j’ai le malheur d’attirer un tant soit peu l’attention, je vais être repéré, et ce sera la corrida.

Vous allez me dire, futés comme je vous connais, qu’il y aurait bien une solution. Cette solution consisterait à tirer mes poils de ce merdier. Je n’ai pas signé de contrat avec O’Massett. Rien ne m’empêcherait de jouer la fille de l’air en le laissant en carafe. Après tout, il ne m’a rien fait, le sénateur Pall. Si ça lui chante de jouer les Don Quichotte, c’est son affaire… Ils me courent tous, ces pieds nickelés, avec leurs raisons diplomatiques. J’ai autre chose à maquiller sur terre que de jouer les tueurs à gages, même lorsque le patron s’appelle l’oncle Sam.

Pourtant je suis fait comme un rat. Je connais les fédés, et je ne les sous-estime pas. On n’a jamais intérêt à sous-estimer un adversaire, au contraire. Je sais pertinemment que, de la manière dont s’est engrenée cette histoire, je n’ai pas d’autres ressources que de jouer les cartes qu’on m’a refilées. O’Massett est là, dans l’ombre, avec ses zouaves, des champions ceux-là, qui ne perdent pas un pouce de mes faits et gestes. Si je rends les billes avant la fin de la partie, il m’arrivera une rafale de moustiques en acier calibré et ces salauds palperont encore un paquet de biffetons impressionnants pour les récompenser d’avoir lessivé l’ennemi public numéro 1. Conclusion, je dois donner satisfaction à mes employeurs, sans quoi, c’est l’Ange Noir qui débarquera chez Saint Pierre, sa valtouze de peccadilles sous le bras.


Tout en m’éloignant, je réfléchis. Il faut absolument que j’étudie de près la vie de la maison Pall pour trouver le défaut de sa cuirasse. Seulement, étudier la vie d’une ruche n’est pas facile. Et pour une ruche, c’en est une, une chouette : avec les flics en guise d’abeilles…

Je tourne dans une autre rue, toujours plongé dans mes pensées comme dans un tas de foin.

J’avise soudain un marmot en arrêt devant un bazar. C’est un gosse d’environ six ans, pauvrement, mais correctement vêtu, comme on dit dans les romans pour les jeunes filles lymphatiques. Je lui caresse la tête en passant, il se retourne et me sourit. Il a une bonne bille, le chérubin. Je vais continuer mon chemin, quand il me vient une idée.

— Comment t’appelles-tu ? je demande.

— Peter, M’sieur…

— Tu habites le quartier, Peter ?

— Au bout de la rue, oui, M’sieur.

— Que font tes parents ?

Il est pratique, le chiard, car il commence par le commencement.

— Mon père est mort, dit-il.

C’est en effet une fameuse raison sociale.

— Et ta mère ?

— Elle travaille…

— Tu es seul ?

— Oui, Monsieur…

Je pousse un grand soupir, car la chance est avec moi.

Je lui prends le menton.

— Écoute-moi, Peter, sais-tu aller à bicyclette ?

— Non, M’sieur…

— Ça te ferait plaisir, si je t’apprenais à aller à vélo ?

Ses yeux brillent, puis s’éteignent presque aussitôt.

— Mais j’en ai pas, M’sieur…

Je désigne le bazar.

— J’en aperçois un rudement beau, là-dedans, Peter. Ça te dirait que je te l’achète ?

Il ne sait plus que penser. Il me regarde, puis regarde la bécane. Ses grandes oreilles de gosse mal nourri semblent remuer. Elles deviennent cramoisies.

— Un vélo, balbutie-t-il.

— Oui, Peter.

— Pour… pour moi ?

— Pour toi tout seul, Peter.

— Je pourrai le ramener à la maison ?

— Évidemment, puisqu’il sera à toi. Mais avant, je t’apprendrai à aller dessus, tu veux bien ?

— Oh oui !

Nous entrons dans la boutique et j’achète le vélo. C’est un chouette petit engin, bleu, avec une sonnette nickelée.

Lorsque nous sortons l’enfant bat des mains.

— Merci, M’sieur ! s’écrie-t-il.

J’ôte ma ceinture et je la lui passe autour de la taille en conservant chacune des extrémités dans ma main.

— Tu verras, Peter, ça ira tout seul.

Il commence à pédaler en zigzaguant dangereusement, mais grâce à la ceinture, je réprime ses embardées. Comme il a le sens de l’équilibre, je me dis qu’il ne mettra pas longtemps à apprendre.

— Écoute, Peter, on va faire le tour du bloc, tu veux ?

— Oui, M’sieur.

— Ne m’appelle pas Monsieur. Appelle-moi Dick… Tu veux ?

— Oui, M’sieur.

— Oui, qui ?

— Oui, Dick !

Je l’oriente du côté de la baraque du sénateur.

— En route, fiston.

Chapitre III

Nous voilà en vadrouille sur le trottoir, Peter et moi. J’ai tout du bon papa qui est ravi d’initier son mouflet aux joies de la bicyclette. Rien de tel pour passer inaperçu. L’enfance est le symbole de confiance.

En effet, les matuches se mettent à nous bigler d’un œil amusé. Ce petit intermède leur change les idées, à ces pauvres chéris.

Adroitement je guide Peter, sans en avoir l’air, vers la porte de la propriété. Parvenu devant la vaste grille, je m’arrange pour qu’il fasse un valdingue. Il s’amoche le pif sur le bitume, Peter. Mais c’est un vrai Jules, et il ne chiale pas. Je lui tamponne la façade avec un mouchoir en prononçant des paroles de réconfort. Tout en agissant de la sorte, je reluque soigneusement l’intérieur de la cour. Au fond il y a un perron et, devant ce perron, deux bagnoles sont rangées. Elles sont de même marque, de même couleur. Ce sont certainement les deux carrioles dont parlent les journaux… Donc le sénateur n’est pas encore sorti…

Je remets le gamin en selle et nous pédalons plus loin, en direction d’une autre petite rue où j’ai repéré une floppée de magasins populaires.

Du premier coup je trouve celui qu’il me faut : une quincaillerie. D’où je conclus que la chance a l’air de se mettre de mon côté.

— Attends-moi une minute, Peter.

J’entre et je demande des clous de tapissier. Le marchand me montre des échantillons. J’en choisis une série ayant la tête bien plate et la tige longue et très pointue.

— Mettez-m’en une demi-livre, patron.

Voilà le gars qui commence à préparer de quoi faire un paquet soigné.

— Laissez choir, je lui dis, c’est pas pour offrir, c’est pour manger tout de suite.

Et, sous ses yeux médusés, j’enfouis les clous dans la poche de mon trench-coat.

— Demi-tour, Peter…

La séance d’apprentissage continue. Avant de parvenir à la hauteur de la zone dangereuse, je dis à Peter :

— Tu commences à pouvoir te débrouiller tout seul, non ?

— Oh, oui, Dick !

— Montre un peu…

Je relâche l’étreinte de la ceinture et je lui donne du mou. Il continue à pédaler crânement…

— Parfait… On peut pratiquement dire que tu sais aller seul. Il ne nous reste plus qu’une chose à étudier, Peter…

— Quoi donc, Dick ?

— Les virages. Tu vois cette porte là-bas ?

Je lui désigne la porte cochère de la maison surveillée.

— Oui.

— Lorsque nous arriverons à sa hauteur, tu tourneras…

— Oui, Dick, c’est ça, je tournerai…

Il ajoute :

— Seulement, faudra me tenir, hein ?

Visiblement, il se souvient du valdingue qu’il vient de faire devant.

— Je te tiendrai, promets-je…

Je tire sur la ceinture pour le mettre en confiance. Il tire la langue comme un vrai coureur dans une côte et appuie sec sur ses pédales. Je suis obligé de trotter pour rester à sa hauteur. À ce régime-là, tout marchera bien…

Intérieurement je me cintre, en pensant à la gueule que doivent faire les hommes d’O’Massett chargés de me surveiller. S’ils entravent quelque chose à ce micmac, je veux être pendu. Enfin, lorsque je dis que je veux être pendu, c’est vraiment une façon de parler.

J’ai eu de la chance de tomber sur un chiard comme Peter. C’est un môme qui fera son chemin si les petits cochons ne le mangent pas.

Il s’avance au milieu des matuches avec une aisance qui force l’admiration, puis, résolument, il pique par l’ouverture de la porte. À cet instant, je fais semblant d’être surpris par sa manœuvre et je lâche la ceinture. Il ne s’en aperçoit pas et continue de foncer. Tout ça va très vite. Les bourdilles se marrent. J’attends qu’il ait traversé le porche et soit parvenu à hauteur des graviers parsemant la cour, et je feins de revenir de ma stupeur.

— Peter ! je crie…

C’est radical. Je vous recommande le truc ! Le pauvre gosse sursaute en réalisant qu’il est livré à lui-même, et il y va de son second plongeon. Je me précipite pour le relever. Un gars amorce un mouvement pour s’interposer, mais j’ai tellement l’air contrit qu’il me laisse passer tout en me regardant. Je cours à Peter et le relève. Je m’affaire autour de lui comme précédemment, et je vous prie de croire que je ne perds pas mon temps. Les clous de tapissier voltigent. Je les balance à poignées dans mon dos. Si les bagnoles, en sortant, n’en ramassent pas de quoi blinder leurs pneus, c’est à désespérer de tout.

Nous repartons, j’accompagne Peter au coin de la rue.

— Voilà, lui dis-je, je vais te lâcher, petit gars…

On se serre la paluche comme deux vieux potes.

— Merci, Dick, fait-il.

Je murmure entre mes dents :

— Y a pas de quoi, vieux lapin, c’est moi qui te remercie.

Je questionne :

— Y a-t-il une station de taxis, par là ?

— Oui, M’sieur… La quatrième rue sur la droite…

Je m’éloigne à grandes enjambées. Il ne s’agit pas de rater le coche, maintenant que la partie est commencée.

Plusieurs taxis stationnent effectivement à l’endroit indiqué par le gosse. Je m’approche des deux premiers. Ce sont des guimbardes dernier jus, avec tout le confort : télévision, téléphone à l’intérieur… Peut-être que si on cherchait bien, on y trouverait un cabinet de toilette et une salle de billard.

Je dis au premier :

— Je suis de la presse, j’ai besoin de deux voitures pour réussir un reportage meû-meû, y a-t-il moyen de s’entendre avec vous et votre pote qui est derrière ?

— On peut toujours s’entendre, lorsqu’il y a du dollar dans l’air, fait l’homme.

C’est un type renfrogné au regard cupide.

— Y en a, je dis, en faisant bruire les fafs dans ma poche. Y en a même tellement que si vous continuez à renifler, vous allez choper le rhume des foins…

— Alors j’en suis, approuve-t-il.

Il descend de son carrosse et s’approche du second taxi.

— Dis donc, Tribble, y a là un journaliste qui veut nous enrichir.

L’autre qui lisait le New York Herald lève le nez de son canard. Et ça doit lui demander un certain effort, car ce nez est gros comme une tomate. Il n’a pas dû attraper çà en suçant de la glace !

Il me regarde d’un air méprisant.

— Les journalistes, fait-il, ce qu’ils écrivent c’est du vent.

Ils commencent à me faire tartir, les deux charretiers.

— Écoutez-moi bien, je leur fais. Je ne suis pas venu ici pour vous interviewer. J’ai du boulot. Si vous m’aidez, y a cinq cents dollars pour chacun de vous…

Du coup, ils sont pétris de respect.

— Pour cinq cents dollars, affirme le premier, y a pas dix trucs que je ne puisse faire.

— O.K., ouvrez bien vos esgourdes. J’ai ordre d’arracher une interview au sénateur Pall. Seulement, ce mec-là, je ne sais pas si vous êtes au courant, joue les chevaliers mystères. Il ne reçoit personne et, lorsqu’il sort, prend deux voitures pour égarer les suiveurs éventuels. À vrai dire, il n’en prend qu’une, n’ayant pas le don d’ubiquité. Le hic, c’est qu’on ignore dans laquelle il se trouve. Alors voilà ce que j’ai décidé. Vous allez vous embusquer à proximité de chez lui. Lorsque les deux voitures sortiront, vous en prendrez chacune une en filature. Je vais monter avec l’un de vous. Si je suis dans la bonne bagnole, je téléphone à l’autre qu’il peut aller se faire voir. Si au contraire je me suis trompé, je téléphone tout de même à l’autre pour lui demander sa position et pour aller le rejoindre.

Je prends un billet de mille et le partage par le milieu.

— Prenez-en la moitié, dis-je au second chauffeur. Je garde l’autre. Si tout marche bien je la refilerai à votre copain avant de quitter son tank et vous vous démerderez par la suite, vu ?

— Vu, disent-ils.

— Alors on y va. Vous avez vos numéros de téléphone respectifs ?

Ils s’aperçoivent que non et les échangent.

On décarre sans plus attendre.

Tout se passe admirablement bien, comme dans un ballet dûment mis au point. Nous ne sommes pas en arrêt dans la rue du sénateur depuis une demi-heure que nous voyons sortir les deux bagnoles. Comme je l’avais prévu, la première tourne à gauche et la seconde à droite de la porte. J’ai si bien prévu la chose que j’ai fait stationner un taxi dans chaque sens, de la sorte y a pas de question : nous filons chacun l’auto qui part devant nous. C’est plein de mecs à l’intérieur.

— Pas trop près, dis-je au chauffeur, il est méfiant, le bougre.

La voiture débouche sur l’East River et s’engage sur le pont de Brooklyn. Je surveille intensément ses pneus et j’ai la satisfaction de constater que celui de l’arrière droit se dégonfle rapidement, il est constellé de clous dorés.

Le chauffeur ne tarde pas à s’en apercevoir. Il stoppe.

— Arrêtez-vous aussi, ordonnai-je à mon chauffeur.

Il obéit.

— Sonnez votre pote de l’autre bolide.

Il obéit. Je lui attrape l’écouteur des mains sitôt qu’il a composé le numéro.

— Allô ! fait la voix de l’homme au gros nez.

— Ici le journaliste, comment ça se passe de votre côté ?

— Ça se passe pas ! gouaille-t-il. Les gars ont crevé avant d’arriver au coin de la rue.

— Et alors ?

— Alors ils sont retournés à pinces à la cabane. Ils ont dû rouler sur la planche à clous d’un fakir, car ils ont deux pneus ratatinés…

— Le sénateur était parmi eux ?

— Non.

— Vous en êtes certain ?

— Vous parlez que je connais sa bouille, à Pall, depuis quinze jours qu’on la voit sur vos sacrés journaux…

— Merci…

Il sent que je vais raccrocher, alors il beugle dans l’appareil.

— Hé ! patron, n’oubliez pas l’autre moitié du biffeton…

— Qu’est-ce qu’on fait ? me demande mon voisin de siège.

C’est justement ce que je suis en train de me demander. La circulation est dense sur ce sacré pont et notre arrêt provoque un léger embouteillage. Un flic en uniforme nous fait de grands gestes pour nous donner l’ordre d’avancer.

— Si je reste là, je suis certain de dérouiller une amende, se lamente mon chauffeur.

Il a raison. Je me fous de l’amende qu’il peut attraper. On le passerait à la chaise électrique que ça n’aurait pour moi pas davantage d’importance, mais je comprends que le temps presse et que le moment d’agir est venu. Le chauffeur de Pall est descendu pour constater les dégâts. Il voit les clous qui garnissent son pneu, fait un grand geste et appelle l’un des gardes du corps pour lui faire constater le désastre. Je m’aperçois alors qu’il ne reste plus que trois hommes à l’intérieur de l’auto. Je les distingue confusément par la vitre arrière. Il y en a deux derrière et un sur le siège avant. Celui de l’avant ne peut pas être le sénateur.

— Avance ! dis-je sourdement au chauffeur.

Il est un peu surpris par le tutoiement, choqué peut-être, mais il serre les dents et embraye.

— Doucement ! dis-je, et au moment de doubler notre mec, ralentis le plus possible, je veux vérifier que le sénateur se trouve bien à l’intérieur…

Il doit y avoir quelque chose d’insolite dans ma voix, car brusquement il sursaute et demande :

— Vous devez bien avoir une carte de presse, si vous êtes journaliste ?

— Et comment ! je lui dis…

— On peut voir comme c’est fait ?

— Bien sûr, mon bijou, bien sûr…

Je tire mon feu et je lui colle sous le nez.

— Ça te va, comme ça ?

Il pâlit, et devient extrêmement grave.

— Réponds ! Ça te va ? Il est plein comme un boudin, tu sais. Et il ne fait pas plus de bruit qu’un pétomane. Avec le tohu-bohu de la circulation, je pourrais te loger une paire de dragées dans l’estomac et m’éclipser sans que personne s’aperçoive de rien. Tu piges ça, avec ton petit cerveau déshydraté ?

— Oui, oui…

— Alors fais ce que je te dis, rien que ce que je dis, comme je te dis…

Chapitre IV

Ceux qui n’ont jamais discuté le bout de gras avec un pégreleux tenant un Luger dans les pattes ne peuvent pas savoir à quel point votre interlocuteur est d’accord avec vous. Toutes les difficultés s’aplanissent ; tout devient facile et cordial dans les relations.

Mon chauffeur serre un peu les mâchoires et s’apprête à doubler la voiture du sénateur. Moi je baisse la vitre de mon côté et j’ajuste mon distributeur d’auréoles dans ma main. Il s’agit d’avoir le coup d’œil et le réflexe à la hauteur des circonstances. Pour ces denrées-là, faites confiance à l’Ange Noir. Je suis le type qui remplace la graisse de cheval mécanique.

La circulation est telle qu’il n’est guère aisé de doubler. Nous y parvenons pourtant. Comme nous atteignons la voiture accidentée, je repère le sénateur Pall. Il est juste comme sur sa photo, avec un air lointain que le portrait ne rendait pas bien. Il paraît être ce qu’on appelle dans les nuages. Tant mieux, il aura moins de chemin à faire pour se pointer au paradis.

Pour plus de sûreté, je replie mon coude droit et utilise mon bras comme point d’appui.

Maintenant je pourrais fermer les deux châsses, si ça vous faisait plaisir, cela ne m’empêcherait pas de faire mouche. Comme vous ne me demandez rien, je n’en ferme qu’une. L’autre place exactement le guidon de mon arme dans la calebasse du père Pall. Je tire.

La vitre de l’autre voiture fait des petits et le sénateur a un soubresaut terrible. Je constate qu’il a un œil qui lui pend sur la joue, au bout d’un filament rouge, comme un minuscule et sanglant yo-yo.

— Mouche ! que je m’écrie.

Mon chauffeur est pâle comme un pot de yaourt.

— Tu peux mettre les gaz, lui dis-je, c’est même recommandé dans un cas pareil.

Pour le stimuler, je lui pique la brioche avec le canon de mon feu.

Ça lui fait l’effet que les épinards font à Malhurin Popeye. Brusquement il se prend pour Nuvolari et, au mépris de toutes les lois de la circulation, fonce comme un bolide dans le flot des véhicules.

— Molo, coco ! fais-je sèchement. T’as des fourmis rouges dans ton slip, ou quoi ?

Il revient un peu sur terre et conduit plus raisonnablement. Pour ma part, une joie très pure m’inonde. J’avais pas des magnes à chercher au père Pall, mais ça m’a fait bigrement plaisir d’avoir accompli si rapidement et d’une façon si impeccable ma mission. Les gardes du corps n’en sont certainement pas encore revenus.

Une chance que leur bagnole soit inutilisable. Une chance que l’attentat se soit produit au milieu d’un pont. Nous filons à tout berzingue à travers la ville.

— Où qu’on va ? demande le pilote du taxi.

— Ailleurs, fais-je simplement.

Il n’insiste pas et continue d’enfoncer son accélérateur dans le plancher. Il est plutôt hébété, le loufiat, des trucs comme celui qui vient de se passer, il n’en a jamais vu qu’au cinéma jusqu’à présent. Il me vient une idée.

— Conduis-moi dans la 34e Rue, Toto, devant le Waldorf Astoria.

Il est temps, en effet, que j’évacue ce tréteau, car sur les trois gnaces accompagnant le sénateur, il y en a peut-être un qui n’a pas une cuillerée de caviar à la place du cerveau et qui a noté le numéro de notre bolide.

L’endroit où je me fais conduire est idéal, parce que le Waldorf Astoria est traversé par un passage, l’allée du Paon, qui fait communiquer la 34e et la 33e Rue. Façon discrète de disparaître dans le brouillard.

Nous atteignons bientôt l’endroit indiqué.

— Range-toi un peu plus loin, Toto.

Il obéit.

L’idée me vient de le farcir histoire de supprimer un témoin gênant, mais je pense à son collègue du second taxi. Celui-là donnera de toute manière mon signalement. Inutile donc de prendre des risques inutiles.

— C’est bon, je fais, voilà l’autre moitié de billet pour acheter un bouquet de violettes au cher sénateur.

D’un coup de crosse, je démolis l’installation téléphonique afin de gagner un peu de temps.

— Écoute, Petit Homme, tu as pu apprécier mon adresse au tir ?

Il approuve énergiquement.

— O.K. Alors tu vas me promettre de ne pas ouvrir ton bec avant d’avoir compté jusqu’à cent, bien lentement. Tu piges ?

— Oui.

— Si tu cherches à me doubler, ce soir, ta bonne femme sera en train de corriger les épreuves d’un faire-part. Compris ?

Il a compris. Faudrait être une enclume pour ne pas comprendre un langage aussi choisi.

Je lui refile un dernier regard qui flanquerait les flubes à une compagnie de fusiliers-marins et je m’engouffre dans le passage.

* * *

Jamais un gnace ne s’est fait autant tartir que moi durant les deux jours que je passe, claquemuré dans une chambre d’hôtel d’avant-dernier ordre. La prudence la plus élémentaire me commande de ne pas vadrouiller dans les rues de New York en ce moment. La ville est en plein berzingue. Le chauffeur de taxi a donné mon signalement et on sait maintenant en haut lieu que c’est l’Ange Noir qui a dérouillé le sénateur.

J’ai hâte de me faire la valise. Vivement vendredi soir qu’O’Massett me refile le passeport promis.

Ces deux jours, je les passe à bouquiner les magazines et à lichetrogner. Le patron de l’hôtel qui m’héberge est un homme de confiance. Il loue ses piaules le prix aux gars qui ont des ennuis, mais on est sûr de ne pas être empoisonné.

Le vendredi soir arrive. J’achète des lunettes et j’ai laissé pousser ma moustache. En deux jours, elle ne vaut pas celle d’un Gaulois, évidemment, mais elle ressemble tout de même davantage à une moustache qu’à un pied à coulisse. Ainsi attifé, je me pointe dans le drugstore où O’Massett et moi avons passé nos accords.

L’établissement est vide. Le barman ne me reconnaît pas tout de suite. Je passe ma commande et j’attends tout en surveillant le cadran de la pendule accrochée au mur.

Il indique huit plombes, puis les aiguilles continuent leur petit viron, et mon « employeur » ne ramène toujours pas sa tronche de tirelire cabossée. À la demie je commence à tiquer. M’est avis que cette ordure de flic m’a royalement laissé glaner. Je lui ai livré la marchandise et il oublie tout bonnement d’acquitter la facture…

Je fais un signe au garçon. Il s’approche et c’est à ce moment-là seulement qu’il fait abstraction de mes lunettes et de mon embryon de moustache.

— Je vois que les présentations sont superflues, je lui dis.

Il est un peu pâle et sa pomme d’Adam devient si proéminente qu’elle va sûrement crever son cou de poulet.

— Tu n’as pas vu le gros zig qui était là l’autre soir ?

Il secoue négativement la tête.

— Non plus que son copain, l’homme à la seringue, qui était planqué derrière ton rideau de perles ?

— Non, M’sieur.

— Tu le connaissais, ce type, avant ?

— Non, M’sieur.

— Comment s’est-il présenté ?

— Il est venu avec son ami. Il m’a dit qu’il était une légume dans la police et qu’il avait besoin d’avoir une conversation privée avec un type…

— Vas-y !

Le terme lui fait peur. Ses croquantes me font un petit récital de castagnettes au passage.

— Et puis ?

— Il m’a dit que je ne craignais rien. Il a embusqué son compagnon là où vous savez et m’a donné mille dollars.

— Et alors ?

— Il est sorti, puis longtemps après est revenu avec vous. Quand vous avez été partis, il a gagné aussi le large en me recommandant le silence, afin, a-t-il dit, de ne pas m’attirer d’ennuis. Mais j’ai rien fait, moi, M’sieur… Je suis pour rien dans tout ça.

— Et tu ne l’as pas revu ?

— Non.

— Aucune nouvelle ?

— Aucune.

— C’est bon. Où est le téléphone ?

Il me désigne une petite cage vitrée. Avant de pénétrer dans la cabine, je lui montre mon feu.

— Tiens-toi peinard derrière ton zinc. Si tu remues le petit doigt, je te fais une bouche d’aération dans l’œsophage !

Je potasse l’annuaire sans lâcher mon arme. Je trouve le numéro du département d’État, et je demande Washington.

Un type grogne « Allô » dans l’appareil.

— Je voudrais parler à O’Massett, dis-je d’un air entendu. C’est pour une communication de la plus haute importance.

— À qui ?

Je répète en détachant bien chaque syllabe :

— O’-Mas-sett.

— Connais pas… Qu’est-ce qu’il fait, ce type ?

— Il est quelque chose d’important et de volumineux dans votre flicaillerie.

— Jamais entendu parler. O’Massett, dites-vous ?

— Oui ! Je ne vais pas vous le répéter jusqu’à ce que nous ayons usé le fil téléphonique !

— Je ne crois pas que ce nom-là existe dans nos services, mais je vais vous mettre en communication avec la section spéciale.

Il y a une brève interruption, puis une autre voix masculine dit :

— C’est vous qui demandez un certain O’Massett ?

— Oui.

— Personne répondant à ce nom n’appartient à la maison.

— Vous êtes sûr ?

— Certain. C’est tout ce qu’il y a pour votre service ?

— C’est tout.

Je raccroche, les mâchoires serrées, l’œil mauvais — c’est la petite glace occupant le fond de la cabine qui m’indique ces détails.

Je viens de commettre un meurtre sensationnel, un meurtre politique pour ballepeau. À peine arrivé à New York, je me suis foutu la ville à dos pour rien. C’est la première fois que je suis victime d’un bluffeur.

O’Massett n’est pas un flic. O’Massett est le gars le plus culotté qu’une femme ait jamais enfanté. Il m’a eu au baratin, je lui tire mon chapeau. Il m’a fait commettre gratis le boulot qu’il rêvait d’accomplir. À cause de ses boniments, je suis dans des draps épouvantables. Je sors de la cabine, les poings fermés. Ma gueule doit être tellement expressive que le garçon manque de prendre une embolie.

Il regarde avec insistance ma main gauche crispée sur la crosse du Luger. Sa frousse me dicte ma conduite. Ce type-là est de trop dans ma vie.

— Viens par ici, lui dis-je, en désignant l’arrière-boutique.

— Vite !

Il ne bronche pas.

Cette fois, il se met en marche, d’un pas d’automate. Nous passons le rideau de perlouzes.

— Qu’est-ce que… qu’est-ce que vous me voulez ? bégaie-t-il. Je n’ai rien fait, moi, j’ai rien fait, moi, j’ai rien fait…

— Mais bien sûr que t’as rien fait, hé, endoffé ! Seulement, y a des mecs qui sont pas vergeots dans la vie, et tu dois être de ceux-là… Je ne peux pas me permettre de te laisser cuisiner par les flics. La seule chose qui me gêne, c’est que tu sois vivant, à part ça, j’aurais plutôt de la sympathie pour ta pomme…

Je lève mon revolver à la hauteur de sa tempe et, avant qu’il ait le temps de comprendre, je lui cloque une balle dans l’oreille.

Je dois avoir le sens du parallélisme car, au moment de filer, je m’aperçois que ladite balle est ressortie par l’autre manette.

Le crépuscule descend majestueusement sur New York au moment où j’abandonne le drugstore. J’ai pris soin de vider le tiroir-caisse, histoire de grossir mon pécule. Mais la boîte du type devait être sur le bord avancé de la faillite, car elle contenait des clopinettes. Au fond, je crois que je lui ai évité bien des enchosements, au frangin.

Paisiblement, je me dirige vers l’East River.

Il faut que je fasse le point de la situation et que je tire les conclusions. Voyons : O’Massett me fait un grand coup de bluff pour que je démolisse le sénateur. Il s’adresse à moi car le boulot est si trapu qu’il n’y a pas dans tous les U.S.A. dix mecs capables de réussir un exploit de cet ordre.

Pour éviter de me donner l’éveil, il dit que sa requête est ultrasecrète et que même ses pieds-nickelés me feront la chasse. Ça, c’est sa suprême habileté.

Reste à savoir pour le compte de qui travaille O’Massett. Mon petit doigt — qui est un pote de bon conseil — me dit de ne pas lâcher l’affaire. Je peux encore, avec le vase qui me caractérise, rentrer dans mes débours pour peu que je pousse un peu loin mon esprit de suite. Je me marre soudain comme un fou. Vous ne trouvez pas cocasse, vous autres, que je passe brusquement de l’autre côté de la barrière, et qu’après avoir lessivé le sénateur Pall, je me mette à enquêter sur les véritables mobiles de son assassinat ?

J’interromps net mon hilarité car un bruit caractéristique retentit derrière ma pomme. Ce bruit, c’est celui d’une mitraillette Thomson. Les balles qui ricochent sur le trottoir me sont certainement destinées, car je suis seul sur le quai.

Chapitre V

La seule chose à faire, en pareille circonstance, c’est de se balancer les couennes par terre et d’attendre que ça se tasse en se racontant des histoires de voyageurs de commerce.

Ça crépite ferme autour de moi. Mais tout ça est très rapide, et j’ai immédiatement pigé que c’est un drôle de cave qui tient le manche de la sulfateuse, car toute la seringuée passe à cinquante centimètres de moi.

Un bruit de voiture démarrant. Je me mets sur un coude et je tire mon Luger. C’est certainement la toute dernière connerie à faire, car le petit bombardement qui vient d’avoir lieu est suffisant pour mettre en état d’alerte tout ce qui porte un uniforme dans l’État de New York et ses environs immédiats. Mais, quand on s’appelle l’Ange Noir (et même quand on s’appelle Duschnock), on est toujours tenté de sauter sur un pétard dans ces sortes d’aventures.

— Fumier ! je crie.

Et je lâche trois pets en direction de la guinde, qui n’a pas eu encore le temps de prendre de la vitesse.

J’appuie trois fois sur la gachouze, et quatre détonations retentissent. Le fait s’explique par l’éclatement d’un pneu qu’une de mes balles a transpercé. Décidément, je fais travailler les fabricants de chambres à air depuis quelques jours.

La bagnole fait une terrible embardée et grimpe sur le quai. Le gnace qui la pilote a autant de réflexes que mes fesses, et il ne réussit pas à prendre le contrôle de son carrosse. L’auto percute un arbre et stoppe enfin, par la force des choses.

Je me rue en direction de l’accident. Quelle n’est pas ma stupeur de constater que seule une souris se trouve à l’intérieur ! Je comprends pourquoi la rafale de mitraillette ne m’a pas atteint, et pourquoi l’éclatement d’un pneu arrière a amené cette voiture dans cette fâcheuse position.

Une femme ! C’était une femme qui jouait à la petite guerre, au lieu d’aller tricoter des layettes dans un ouvroir, en buvant des tasses de thé.

Le choc l’a un peu étourdie, pas trop pourtant. Elle produit de vains efforts pour sortir de son tank dont les portières sont bloquées. La tronche qu’elle fait vaut le déplacement.

Je fracasse la vitre de gauche avec la crosse de mon feu et je lui tends les bras. Elle ne les refuse pas. L’extraction s’opère assez bien. Seules les fringues en souffrent, mais la toilette semble être le cadet de ses soucis. Lorsque je l’ai dégagée, je bigle autour de nous et je fais la grimace. C’est noir de trèfle dans le secteur. Les bons badauds, captivés par ce cinéma sont là, attendant la suite, un peu pâlichons dans l’ensemble, car des coups de feu produisent toujours leur petit effet.

Ils ne disent rien et nous regardent, la fille et moi, avec des airs modestes. Je fais sauter mon feu dans mes pognes, comme fait Bill Vengeance dans « La Fiancée du ranch maudit ». Puis j’attrape la souris accidentée par la paluchette et, le revolver en avant, je nous ouvre un chemin dans la foule. Les passants s’écartent respectueusement, glacés de frousse. Comme j’arrive au bout de la foule, je me trouve nez à nez avec un cop qui ramène son grand tarin de flic. Ce type-là regrettera toujours de n’avoir pas été de service au Metropolitan Opera à cet instant.

— Qu’est-ce qui se passe ? bavoche-t-il.

— Ça, je fais en lui tirant dans le buffet.

Il se met à tousser en se tenant la poitrine à deux mains.

— La fumée vous incommode ? je murmure, excusez-moi.

Et je me mets à galoper comme un dératé, traînant toujours la môme qui fait de son mieux pour tenir le rythme.

Je jette des regards éperdus tout autour de moi. La situation se gâte. Nous avons autant de chances d’échapper aux bourdilles que Bing Crosby en a d’être proclamé roi du Soudan.

Un taxi passe. Je gueule :

— Hep !

Il stoppe. Mais le conducteur aperçoit mon arsenal et veut se tailler.

— Attends-nous ou je tire !

Il obéit.

J’ouvre la portière arrière et je catapulte ma compagne à l’intérieur du véhicule. J’y prends place à mon tour.

— Fonce, dis-je sèchement au gars. Si on est pris, ma première dragée sera pour toi.

Cela l’incite à la vélocité, comme un bourrin auquel on glisse un cigare allumé dans le pétrousquin. On décolle à une allure terrible. Ce chauffeur, je lui rends hommage, c’est quelqu’un. On dirait qu’il espère crever le mur du son…

Je jette un regard par la vitre arrière ; personne ne paraît s’être lancé à notre poursuite. Je ne vois qu’un flot de mecs qui gesticulent loin, là-bas. Les badauds ont comme par miracle retrouvé leur présence d’esprit et leur courage, depuis que mon Luger n’évolue plus dans leur espace vital.

Je pousse un soupir d’aise et regarde enfin ma voisine. Le spectacle vaut le jus, croyez-moi ! Quand je pense qu’il y a des pauvres tordus qui s’en vont par paquets de mille en Europe pour se faire faire le truc d’Adam et Ève par des Parisiennes…

Cette poulette est belle comme le jour où j’ai réussi le coup de la Nationale de l’Illinois ! Elle a des châsses bleu azur, des cheveux bruns, un teint mat, une bouche dessinée par un peintre japonais, des roberts qui ne doivent pas se gonfler avec une paille et un petit je-ne-sais-quoi qui vous fait passer des grands frissons dans le corps, comme si vous vous étiez assis par mégarde sur un fil de ligne à haute tension.

— Alors, miss Manchot, je demande, vous êtes contente de votre petit rodéo ?

Elle s’accagnarde dans un coin du taxi, plus renfrognée qu’un ours auquel on vient d’arracher le pot de miel qu’il dégustait.

— Vous faites un drôle de branquignol quand vous jouez à la bataille de Cassino, poursuis-je. Vous maniez la mitraillette et le volant comme un rossignol manierait une locomotive !

Je sursaute en entendant la sirène caractéristique d’une voiture de police.

— Grâce à vous, je suis dans de jolis draps !

Elle frémit.

— J’ai peur, dit-elle bravement.

Je ne peux m’empêcher de rigoler, malgré la gravité de l’instant.

— Vous n’auriez pas pu aller au cinéma, si vous aimez les sensations fortes ?

Je touche l’épaule du chauffeur.

— Tourne à gauche, Toto.

Heureusement, je connais mon New York comme la poche des gars qui se serrent trop contre moi dans les meetings d’aviation.

Je sais que non loin de là se trouve Harlem. Et dans Harlem, il y a une ribambelle de petites rues où nous avons quelques chances d’échapper à la meute qui se constitue.

Malgré le coup de volant de notre taxi, nous ne pouvons espérer nous tirer de ce pétrin autrement que par la ruse, car avec toutes les bagnoles de police patrouillant dans la ville et qui manœuvrent déjà pour nous couper la retraite, tout coup de force serait téméraire et ne nous amènerait qu’au grand plongeon.

Je quitte ma veste et la tends sur les vitres qui nous séparent du chauffeur. Il s’aperçoit du truc dans le rétroviseur et semble ne rien comprendre à la chose.

— T’occupe pas, lui dis-je, fonce en zigzaguant dans les rues, un coup à gauche, un coup à droite. Vu ? Et fais pas le malin, ou le gouverneur te décorera demain à titre posthume !

J’attire la fille contre moi et je lui susurre à l’oreille :

— Nous n’avons qu’une seule chance de salut, c’est de sauter de la voiture en marche. Si nous sautons sur la droite, le chauffeur ne s’apercevra de rien à cause de ma veste qui masque cette partie de la bagnole. Nous avons suffisamment d’avance sur les matuches pour nous permettre cette tentative. Je vais sauter le premier et vous sauterez tout de suite après. J’essayerai d’amortir votre descente, car vous m’avez l’air plus manche qu’un manche de pioche. Vu ?

Elle fait un signe approbateur.

Le chauffeur vire une fois à gauche. Je laisse glaner et commence à ouvrir en douce la portière.

— Plus vite ! je gueule pour le stimuler.

Il amorce un virage à droite. C’est le moment de descendre dans l’arène. Je repousse la portière et me laisse aller. Ça n’est pas la première fois que je quitte une auto en marche, et je me reçois très bien. Je titube, puis cours en avant, et c’est tant mieux pour la môme brune, car cela me permet de lui donner le coup de reins qui l’empêche de se rompre le cou. Elle part en biais sur la chaussée. Je la rattrape une seconde fois. Elle s’en tire avec un petit ébranlement général qui lui calme les nerfs. Le taxi est déjà hors de vue. Par contre, la sirène est toute proche. Je tire la souris sur la droite et je la pousse dans la boutique d’un marchand de légumes nègre qui, sur le seuil de sa porte, a suivi notre petit numéro avec des yeux blancs.

La voiture des flics passe en trombe.

— Ça boume, fais-je à la fille.

Elle a un petit rire frileux. Le nègre louche sur mon pétard.

— Il est chouette, hein ? je fais au moricaud.

Je reviens sur le pas de la porte. La ruelle est vide. À part le commerçant, personne ne s’est aperçu de rien. Il faut dire que tout s’est déroulé en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire…

La poursuite ne doit pas continuer longtemps. Le taxi sera appréhendé. Ils constateront qu’il est vide. Le chauffeur se souviendra approximativement de l’endroit où j’ai tendu ma veste entre lui et nous, et tous les flics de New York entreprendront la plus gigantesque battue qu’on ait vue dans cette putain de ville depuis plusieurs générations.

Je pense à tout ça en continuant de tenir mon négro en respect.

— Écoute, Boule-de-neige, lui dis-je, tu vas être un petit chérubin, veux-tu ? Sors et ferme ton estanco.

— C’est pas l’heure, objecte ce candide.

— Mais si, c’est l’heure ! affirmai-je, et si tu joues au petit pompier, je peux te confier que ça va être ta dernière. Va, mon fils.

Je lui pique le gras du ventre avec le canon de mon appareil à déboucher les éviers.

Il sort mélancoliquement et tire le rideau de fer de sa boutique.

— O.K. On se sent tout de suite mieux, fais-je, lorsqu’il revient. Visitons les lieux, pour voir, j’adore partir à la découverte !

Après le magasin, il y a un petit entrepôt regorgeant de victuailles, puis, derrière, c’est l’appartement de l’épicier. Une grosse négresse est en train d’éplucher des pommes de terre. Notre arrivée la foudroie. Elle ouvre grande sa bouche, ce qui permet de l’inventorier jusqu’au slip.

— Bonjour, chère Madame, dis-je bien poliment. Ne vous dérangez pas pour nous.

Je me tourne vers l’épicier.

— Tu dois bien avoir un véhicule quelconque, pour faire tes livraisons ?

— Oui, dit-il, j’ai une camionnette.

— Montre un peu…

Il m’entraîne dans une cour malodorante qui chlingue le légume pourri, et au fond de laquelle s’ouvre une porte de remise.

Avant de sortir je dis à la fille :

— Surveillez-moi ce tas de gélatine…

Je désigne la grosse négresse.

— Si elle se lève, collez-lui un coup de tisonnier sur la noix, et si elle gueule, enfoncez-lui une patate dans le bec ! Compris ?

Puis, je suis l’homme jusqu’à la remise.

Dedans, il y a une jolie petite camionnette fermée.

— Admirable, dis-je. Tu es un homme de ressources. Je parie que tu as une blouse blanche à me prêter ?

De temps en temps, pour lui rappeler que nous ne jouons pas à la poupée, je lui mets mon soufflant sous le nez.

— Oui, j’ai…

— Chéri, va !

Retour à la cuisine où la négresse est toujours affalée sur une chaise, une pomme de terre dans une main, un couteau dans l’autre.

— Deux blouses ! dis-je au patron.

Il ouvre un placard. Nous trouvons les deux blouses. J’en revêts une et je tends l’autre à mon héroïne de romans noirs.

— Ça doit être trop grand pour vous, mais tâchez d’arranger ça avec des épingles.

Elle se débrouille pour que ça cadre sur sa géographie. Les filles sont étonnantes ! Vous leur donnez une pèlerine de facteur et elles s’en font une cape du soir. Elle est croquignolette tout plein, ma tueuse à la manque, ainsi attifée.

— Ça ira, admets-je après un bref coup d’œil.

J’enlève au nègre sa casquette de laine et je m’en coiffe.

— Comme ça, on est parés, dis-je.

Le moment de la séparation est arrivé. C’est un moment toujours délicat dans un cas pareil.

Je m’apprête à liquider le couple d’épicemards, mais il y a en eux une telle candeur que je m’offre pour trois ronds de sensiblerie.

— Tu dois avoir un grand frigo, ma vieille engelure, pour conserver toutes les saloperies que tu vends ?

— Oh, oui, missié.

— Allons le visiter. Debout ! ordonnai-je à la femme.

J’ouvre la large porte du frigo et je pousse le couple à l’intérieur.

— Je vous donne votre chance, mes petits noircicauds. Si vous ne voulez pas jouer à la banquise, dansez un chouette boogie-woogie… Ça te fera maigrir ton Himalaya de lard, j’ajoute avant de fermer la porte.

Chapitre VI

Il y a des moments où la vie est tellement marrante qu’on est obligé de lire le journal pour redevenir sérieux et ne pas se tirebouchonner dans la rue devant ses contemporains ébaubis.

Si vous ne prisez pas l’humour, prisez du tabac râpé, ou collez-vous de l’huile goménolée dans le fouinard, mais laissez-moi me cintrer un bon coup. Car prendre un glass de bon sang est ma préoccupation dominante du moment. Enfin, je vous fais juge : je commets un meurtre politique et, aussitôt après, je décide d’enquêter sur les mobiles de cet acte. À peine viens-je de prendre cette décision qu’une petite dessalée me souhaite la bonne année à coups de mitraillette, et mon premier soin est de lui sauver la mise…

Y a vraiment de quoi se faire décaper la glande thyroïde, vous ne croyez pas ?

Pourquoi ai-je agi de la sorte ? C’est pas dans ma profession de foi de moucher les petites filles, ni de laver les pieds aux vieillards impotents. Je distribue plus facilement des bonbons en nickel chromé que des aumônes…

Alors, à quel mobile ai-je obéi ? Ça n’est pas à la galanterie ; je ne suis pas non plus le genre de type qui se met à manger sa cravate parce qu’une poupée à peu près baraquée se fait une entorse.

Va falloir que je surveille mes impulsions…

C’est cette résolution que je prends en conduisant la camionnette du négro. On sort de Harlem. Le quartier nègre est plein de flics qui perquisitionnent dans les maisons… Ce qu’il y a de soin-soin avec les bourres, c’est qu’ils n’ont pas plus de vivacité d’esprit qu’une bouteille d’huile de foie de morue.

Ils cherchent deux fugitifs et l’idée ne leur viendrait jamais d’arrêter un couple en blouse blanche qui se pavane dans une bagnole de livraison.

Je vadrouille dans le quartier résidentiel. Là, au moins, la circulation n’est pas trop encombrée et on peut réfléchir. Je bigle la môme Mitraillette.

— On pourrait peut-être faire les présentations, dis-je gentiment.

Elle se tourne vers moi et me regarde d’un air chaviré. Les instants qui viennent de s’écouler lui ont montré que des types dans le genre de l’Ange, on n’en trouvait pas toutes les années bissextiles…

— Quel est votre blaze ? je lui demande.

— Carolina, murmure-t-elle.

Elle a une voix suave comme un gâteau à la crème.

— Joli, appréciai-je, ça fait roman de la collection pervenche.

Elle a un fugitif sourire.

— Pourquoi jouez-vous à tirer sur les mecs qui ne vous ont rien fait, Carolina ?

— Parce que vous avez abattu lâchement le sénateur Pall, gronde-t-elle.

Son air gentillet s’est fait la malouze comme le soleil lorsqu’un gros nuage l’intercepte.

Je sursaute.

Voilà qui devient palpitant. Si je travaillais comme clébard dans un dessin animé, vous verriez mes manettes se dresser toutes droites avec un bruit approprié.

Pall ! Pall ! Mais c’est que ça m’intéresse prodigieusement, ça !

— Voyons, fillette, je murmure, gardons notre sang-froid et mettons-nous à jour. C’est la condition essentielle pour faire de la belle ouvrage… Je vais vous poser une question, et je vous demande d’y répondre bien franchement… Comment avez-vous fait pour me trouver ? Pourquoi le fait que j’ai liquidé Pall vous pousse-t-il à me dégringoler comme une vulgaire pipe en terre ? Allez-y, je vous écoute…

Elle hésite un peu. Ses doigts se tortillent comme un paquet de minuscules reptiles.

« O’Massett », me dis-je. Et cela renforce mes projets concernant ce zigoto. En voilà un qui maudira sa mère de l’avoir mis au monde le jour où nous nous trouverons face à face.

Elle me regarde avec une sorte de hardiesse déconcertante.

— J’étais la maîtresse de Pall, dit-elle, et, qui plus est, sa collaboratrice…

Cette révélation me déconcerte un peu. Je feins de me concentrer sur mon volant.

— Hum, dis-je enfin, il avait bon goût !

Nous n’ajoutons plus un mot pendant dix bonnes minutes. Je décide de remettre mes réflexions à plus tard et de m’occuper d’un problème beaucoup plus immédiat.

Je me dis que si les bourdilles vont chez l’épicier, et il n’y a pas de raison qu’ils n’y aillent pas étant donné qu’ils ont entrepris une opération de grande envergure dans Harlem, ils le découvriront, lui et sa grosse patate, dans le frigo où ils doivent mener un cirque du diable. Ils sauront alors que je me suis taillé dans la carriole et ce sera un jeu d’enfant pour eux que de retrouver le bolide.

La prudence m’ordonne de ne pas moisir.

Où aller ? That is the question. À part le petit hôtel où je me suis terré ces deux derniers jours, je ne connais aucune planque sûre. Or, je ne puis gagner ce secteur éloigné, ce serait beaucoup trop risqué.

— Posez votre blouse ! dis-je à Carolina.

Elle s’exécute. J’en fais autant, je choisis un coin obscur où remiser la guinde et nous descendons.

Je constate que nous nous trouvons à la limite du Bronx, près de Mount Vernon. C’est la banlieue et c’est la nuit, deux éléments majeurs à mon sens.

— Venez, Carolina…

J’oblique sur la gauche, en direction de l’Hudson. La nuit est fraîche. Des chiées d’étoiles vachement encaustiquées brillent comme dans un sapin de Noël.

— Écoutez, trésor, je fais. Au moment même où j’ai l’honneur de vous parler, votre signalement et le mien sont diffusés dans le plus humble des postes de police de la région. Où que nous essayions d’aller ce soir, nous éveillerons l’attention car les journaux « Éditions spéciales » sont pleins de moi et de vous. Des primes sont promises pour ma capture, bref, c’est l’hallali… Nous n’avons aucun endroit où nous réfugier pour l’instant. D’ici quelques minutes, la voiture sera retrouvée et le secteur mis à l’envers… Si nous voulons fuir, nous devons prendre un moyen de locomotion quelconque. Or, ce faisant, nous nous ferions donc repérer immanquablement. Vous suivez mon raisonnement ?


— Très bien, approuve-t-elle, et alors ?

— Alors, je ne vois qu’une solution pour dépister les recherches, mais elle n’est pas très séduisante…

— Allez-y.

— Nous allons gagner les berges de l’Hudson, là où c’est tellement infesté de clochards qu’on écrase les poux en marchant…

— Ah…

— Oui, et nous y passerons la nuit.

— Dehors ?

— Oui.

— Au milieu de… Avec ces gens-là ?

— Oui…

Elle n’a pas l’air ravie du tout, Carolina.

— On y sera moins bien qu’à l’Astoria, dis-je, mais les flics ne viendront pas nous chercher là.

— Pourquoi ?

— Parce que ce procédé ne correspond pas à mon personnage, vous comprenez ?

— Mal…

— C’est pourtant bien simple. Les flics sont des fonctionnaires. Ils ne prennent que rarement des initiatives. Ils se contentent de régler leur conduite sur celle des gens qu’ils traquent. Et ils ont raison, car, en général, un gangster a des habitudes. Il se comporte toujours d’une même manière en de mêmes circonstances. Mais je fais exception au lot, vous y êtes ? J’ai été souvent traqué. J’ai souvent eu des brigades de flics entières au sac, en pareils cas, il m’est arrivé de me planquer chez des gens de confiance, ou bien dans une maison inconnue, en neutralisant les proprios, ou bien encore de filer d’une façon ou d’une autre, mais je ne suis encore jamais allé tout bêtement à la belle étoile, à deux pas du point de départ des recherches, et parce que je n’ai encore jamais fait cela, les matuches ne s’occuperont pas des clochards, cette nuit. C’est lumineux, non ?

— Mais nous allons avoir horriblement froid ! s’exclame-t-elle.

C’est toute la gerce, ce cri ! Elles veulent jouer les amazones avec une couverture chauffante, ces tordues !

— On aurait plus chaud à Sing Sing, c’est évident, dis-je. Allez, marchez, gamine, et faites bonne figure, c’est préférable. Ne me faites pas souvenir que vous me tiriez dessus il y a moins d’une heure…

Cette fois, elle n’insiste pas et se met à marcher à mes côtés, la tête basse.

* * *

Il faut croire que la cloche est en nette régression car il n’y a presque personne sur les bords du fleuve.

Un type, çà et là, est blotti contre un pilier…

Je prends Carolina par la taille et l’enlace. On dirait qu’on vient d’introduire une vipère dans sa culotte. Elle fait un saut de chevreau pour se dégager. Elle n’est pas tellement sociable, la donzelle.

— Vous excitez pas, poulette, je susurre. C’est pas pour vos beaux yeux que je fais ça. Seulement, il est inutile de nous signaler à l’attention des quelques mecs qui essaient d’oublier leur garce de vie dans le patelin. Il vaut mieux qu’ils nous prennent pour un couple d’amoureux à la recherche d’un coin tranquille.

Elle ne répond rien et se laisse enlacer. Moi, pour tout vous dire, de sentir sa hanche ondulante contre la mienne, ça me flanque dans un état indescriptible, parole !

Nous arquons un bout de chemin. Soudain, j’avise un énorme tuyau de canalisation, un tronçon de tuyau plus exactement. Il fait près d’un mètre de diamètre.

— Voilà une piaule toute trouvée, murmurai-je.

Elle regarde le tuyau sans comprendre.

— Aidez-moi à ramasser de grosses pierres et des morceaux de bois et de carton, on va calfeutrer une des extrémités…

Il me faut cinq minutes pour obstruer le tuyau.

— Au dodo ! fais-je…

Je me glisse à quatre pattes dans le conduit. Carolina me suit, après une inévitable hésitation. Nous nous allongeons l’un contre l’autre.

— C’est plus dur qu’un matelas de plumes, dis-je, mais on n’aura pas trop froid.

Elle ne répond rien. Quelques minutes passent, puis je sens que son dos a des soubresauts.

Elle pleure…

— Alors, on est en perte de vitesse, Carolina ?

Elle hoquette :

— Qu’allons-nous devenir ?

— Je vous dirai ça demain…

Elle fait un demi-tour sur elle-même, dans ce putain de tuyau, et je sens son souffle sur mon visage.

C’est doux et parfumé.

J’allonge mon bras par-dessus ses épaules et elle se serre tout contre moi. Une statue de marbre n’y résisterait pas. Or, je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais je ne suis pas une statue de marbre.

Chapitre VII

Un bougnoule[14] nous réveille le lendemain matin… Ce tordu passe sa tronche par l’ouverture du tuyau et admire les semelles de nos pompes. En soulevant la tête au maximum, je l’aperçois…

En quatre reptations je m’évacue du conduit de fer.

— Et alors, cauchemar, je lui dis, qu’est-ce qu’il y a pour ton service ?

Il se fend le parapluie et, tout en rigolant, gratouille dans son calbart où doit s’agiter une vraie population.

— Ti bien dormi ? il me fait gentiment…

— Qu’est-ce que ça peut te branler ?

Mais ma mauvaise humeur ne paraît pas l’affecter le moins du monde.

— Ti pas froid avec ti dame ?

— Non.

— Ti pas savoir où coucher ?

— Quand on vient flanquer sa couenne dans un bout de tuyau, c’est qu’on n’a pas un bungalow à sa disposition ! Tu ne veux pas connaître l’adresse de mon pédicure, pendant qu’on y est ?

J’ai jamais vu un négro aussi effronté, aussi loquace… Comme je le regarde sévèrement, il rit de plus belle. J’ai beau mettre dans mes châsses tout ce dont je dispose en fait de hargne, pas moyen d’attaquer son optimisme délirant.

Carolina nous rejoint en se massant le dos.

— Qu’est-ce que c’est ? fait-elle.

Le nègre dit, bien cordialement :

— Ti y est l’Ange Noir, dur gangster, bon !

Je sors mon vaporisateur.

Le nègre ne s’arrête pas de rire pour autant.

— Ni mi tire pas dessus, tu serais perdu… Li flics courent partout, partout…

Il ajoute :

— Il y a photo di toi dans li journal, et de la dame. Bon ! Bon !

— Si tu ne stoppes pas illico ton rire de crétin, je te démolis le clavier ! fais-je.

— Ti y es traqué par li police… Pas ?

Et alors il devient grave :

— Ji peux ti cacher, ti dis oui ?

Drôle de proposition, et drôle de bonhomme…

— Tu peux me cacher ?

— Oui, oui… bonne cachette…

— Et pourquoi tu me cacherais ? Tu joues les Saint Vincent de Paul tous les matins, avant de prendre ton breakfast ?

— Ji lu li journal…

— Tu me l’as déjà dit, et alors ?

— Ti, épargné bons nègres…

Je vois où il veut en venir : au cours de l’hécatombe d’hier, mon seul bon mouvement a été en faveur du couple d’épiciers nègres que je me suis contenté d’enfermer dans le frigo.

— Bon ça, épargné nègres, reprend notre interlocuteur…

Il jubile, il frémit, il rit…

— Et où tu me planquerais, négus ?

— Viens…

Il m’entraîne le long du fleuve… Nous marchons prudemment dans le petit jour cafouilleux. En aval de notre tuyau-chambre-à-coucher, une barque est amarrée.

— Montez ! ordonne le nègre.

Je saute dans l’embarcation et je tends la paluche à la souris.

Elle vient s’asseoir à mes côtés, au fond du barlu.

Elle claque du bec, la poulette, c’est maintenant que la réaction se fait. Le nègre s’installe entre les rames.

— Où nous emmènes-tu ? demandai-je.

— Ti vas voir, plus loin, vieille maison, personne dedans, moi gardien.

Une chose me tracasse : pourquoi ce nègre est-il animé de si bonnes intentions à mon égard ? Comment a-t-il fait pour me repérer dans ce tube de fer ? Pourquoi est-il venu en bateau ?

Je me mets la cervelle en ébullition sans parvenir à me faire une opinion valable. Je me tiens sur mes gardes, simplement.

Carolina est blottie contre moi. Je caresse son dos, son cou, tiède et duveteux.

— Tiens, fais-je ! tu as perdu ton collier, Carol.

Elle porte la main à sa gorge.

— Oui, murmure-t-elle, c’est vrai.

Elle se tourne vers moi :

— Vous l’aviez donc remarqué ?

— Je remarque toujours tout, surtout lorsqu’il s’agit de la plus belle gerce des U.S.A. Ton collier était en pierres d’Italie, de toutes les couleurs ; et ça t’allait si bien que n’importe qui aurait cru que tu étais née avec ça autour du cou.

Elle a un beau sourire, comme je les aime.

Nous sommes maintenant au milieu de la flotte. Le nègre rame toujours. Il est sérieux, maintenant, presque attentif, exactement comme un gars qui est en train de jouer une partie coton et qui va risquer le pognozoff de son patron sur un coup de banco.

Moi, je deviens presque aussi méditatif que lui…

Je ne lâche pas ma petite môme. En voilà une qui devient drôlement championne lorsqu’on lui met la main au réchaud.

Quelque chose me meurtrit la cuisse. Je vérifie : c’est un corps dur qui se trouve dans la poche de sa robe. En loucedé, je palpe du dos de la main. Cela fait comme un sac de gobilles… Comme dans ma prime jeunesse j’ai été le champion de tirette de mon quartier, je glisse deux doigts négligents dans sa fouille. Ce ne sont pas des billes, mais les pierres d’Italie de son collier.

Le fil ayant craqué, ça n’est plus un collier, mais une simple poignée de pierres. Il n’y en a pas lersche du reste ! La môme en aura perdu un wagon. Je réfléchis : à quel moment cet incident s’est-il produit ?

D’ordinaire, lorsqu’on perd un collier on le perd entièrement ou bien, si l’on s’aperçoit que le fil s’est rompu, on ramasse toutes les perles qui le composent.

Là, c’est vachement bizarre : Carolina a fait craquer son collier et n’a ramassé que quelques pierres… Pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas eu le temps d’en récupérer davantage ? Ou bien, les ayant toutes ramassées, en a-t-elle reperdu par la suite ?

Le point mystérieux qui me contriste, c’est que, n’ayant pas lâché la petite d’un poil — si je puis dire —, je ne me sois aperçu de rien !

Et puis, brusquement, ça se met en place sous mon caberlot. Vous savez, ça fait comme les boules dans le billard russe. Ça passe dans les bons trous numérotés.

Je me cintre ; le nègre me regarde en riant.

Nous abordons sur l’autre rive de l’Hudson.

Il y a toute une floppée de barlus amarrés là. Le nègre attache sa barque à une bitte, et nous ordonne de le suivre.

J’obéis, mais sans lâcher mon petit ramoneur. Mon index est bien accroché à la gâchette, le museau du feu est juste en face du dos puissant du nègre. S’il jouait au con, il y aurait illico un trou dans ma poche et, presque simultanément, un autre dans ses reins.

— On va loin ? je demande à Blanche-Neige.

— Ci tout à fait là, dit-il.

Je décide de la fermer et d’attendre la suite du programme.

Nous quittons la berge et empruntons un petit chemin champêtre qui se faufile au milieu de superbes propriétés. Nous arpentons une centaine de mètres et parvenons devant la grille d’une superbe maison de style « Sécession ». C’est imposant comme un sermon évangélique. Il y a du fromage au-dessus des portes et des fenêtres, des amours joufflus sous le toit, des pelouses mal entretenues, des massifs abandonnés, des haies non taillées.

Le nègre ouvre la grille. Il s’engage dans l’allée principale. Carolina est sur ses talons, l’Ange Noir sur ceux de Carolina. On dirait trois mômes en train de jouer au chemin de fer. Dans ces sortes de jeux, je préfère figurer le fourgon de queue, c’est tellement plus prudent !

Le négro escalade le perron et introduit une clé dans la serrure. La porte s’ouvre. Nous entrons. Il y a un grand hall avec des tentures défraîchies. Je dis :

— Stop !

Mes compagnons se retournent.

Alors je tire mon feu de ma poche.

— Écoutez-moi un peu, mes agneaux, fais-je avec un petit sourire engageant.

Ils me regardent, le sourcil froncé.

— Avant d’aller plus loin, poursuis-je, je vais vous raconter une histoire : celle du Petit Poucet.

« Il y avait une fois, une jolie grognasse nommée Carolina qui s’était lancée dans un pastaga maison avec un gangster réputé, nommé l’Ange Noir.

« Cette môme avait des idées plein sa jolie caboche. Elle avait pris soin, avant de s’embarquer dans cette aventure, de se faire suivre par un bon négro. Mais l’homme propose et, en l’occurrence, le moricaud dispose. Les choses tournèrent de telle manière que l’ange gardien perdit la trace de sa patronne. Celle-ci s’en aperçut et, pour se manifester, ne trouva rien de mieux que de casser le fil de son collier et de semer çà et là les pierres d’Italie qui le composaient.

« Le bon négro retrouva la trace de la ravissante jeune fille. Ils emmenèrent le vilain gangster dans une maison abandonnée, lui mirent une balle dans le bocal, et coulèrent des jours heureux.

J’éclate de rire en voyant leur trompette.

— Allons, dis-je, si on cessait de tricher pendant un moment ?

Je fais tourner mon feu au bout de mon index, juste comme fait Dick Raffal dans « La Fille du ranch » avant de bigorner le faux jeton qui mettait du carbure dans les encriers de l’école de filles.

— Annoncez la couleur, les petits, et le premier qui joue au gland, je le perfore, vu ?

Ils sentent que c’est du sérieux et la bouclent. Le nègre ne rigole plus, il pâlit, ce qui est assez pittoresque pour un Noir.

— Vous êtes le diable, murmure enfin Carolina sur un ton de fervente admiration.

— Possible, fais-je, y a même des jours où je me palpe le front pour voir s’il n’y pousse pas de cornes.

Carolina s’avance d’un air déterminé jusqu’à une porte et l’ouvre.

— Entrez, propose-t-elle.

— Après vous.

Nous pénétrons dans une pièce qui a dû être un salon mais qui n’est plus qu’un dépôt de bric-à-brac. Des fauteuils munis de housses, des meubles empilés, des toiles d’araignées et une tenace odeur de moisi.

Nous nous asseyons dans la poussière.

— Je parie que vous allez me proposer une tasse de thé !

— Non, fait-elle, pas du tout… Je vais vous proposer autre chose…

— Allez-y, je serais curieux de savoir quoi.

Elle fait signe au nègre de s’éloigner.

— Hé, fais-je, minute ! Je tiens à avoir tout mon monde sous la main.

Carolina hausse les épaules.

— Que craignez-vous ? demande-t-elle. Vous m’avez à votre merci. Au moindre fait insolite, vous pouvez m’abattre.

Je me rends compte qu’elle dit vrai, mais je continue à jouer les gros durs méfiants qui ne s’en laissent pas conter.

— Ce que j’ai à vous dire doit se dire entre quatre zyeux, l’Ange.

J’hésite, puis je dis au nègre de s’éclipser. Il se fait la valise comme une ombre.

— Alors ? je demande.

Elle me regarde bien calmement, bien cordialement, et tout à coup je reçois une secousse. Une secousse provoquée par la surprise. Car, soudainement, le regard de Carolina s’est modifié. Il ne reflète plus cette crainte de la petite môme capricieuse qui s’est fourrée dans un merdier dont elle rêve de sortir. Non, ce qu’on lit dans ses ravissantes prunelles, c’est une calme, une froide, une implacable résolution. Je comprends qu’elle n’a pas du tout une nature passive et que, si elle a joué les fillettes apeurées jusqu’à présent, c’était uniquement pour pouvoir me voir venir à son aise.

— Pourquoi croyez-vous qu’on a abattu le sénateur Pall ?

Sa question me déconcerte.

— À vrai dire, ma chérie, je n’en ai plus la moindre idée ! Je me suis fait doubler par O’Massett et, depuis, je suis dans la position du gars qui apprend à nager dans une cuve de goudron.

« Je croyais servir des intérêts nationaux, occultes, certes, mais nationaux tout de même, et je m’aperçois que j’ai été victime d’un dégourdoche…

Elle prend son temps…

— On a liquidé Pall, fait-elle calmement, parce que Pall était détenteur d’un secret ; c’est ce secret qui lui permettait de faire pression sur certains personnages…

— Ah ?

— Oui.

Je hausse les épaules.

— Écoutez, Carolina, entre nous et l’Empire State Building, que pensez-vous que tout cela puisse me foutre ? Je vais vous exposer ma façon de penser : vos salades m’enchosent. J’ai, pour l’instant, deux objectifs : primo, me sortir de ce pétrin par n’importe quel moyen ; secundo, remettre la main sur O’Massett et lui prouver qu’on ne prend pas l’Ange Noir pour une portion de moules.

Elle laisse passer ma crise, puis elle me regarde à nouveau, et ses châsses, une fois de plus, me mettent les doigts de pied en bouquet de violettes.

— Je peux continuer ?

Je fais un signe d’assentiment.

— Bon, écoutez-moi. Quelqu’un a tout mis en œuvre pour qu’on liquide le sénateur. Ce quelqu’un est un type à la hauteur en la personne de cet O’Massett. Maintenant, Pall est mort.

— Je sais.

— Mais son secret demeure un secret, c’en est même de plus en plus un…

— Allez, continuez. Qu’est-ce qui vous intéresse ? De venger Pall, ou de découvrir son petit jardin intime ?

Elle énonce d’un ton glacé :

— Je me moque de Pall.

— Je croyais que vous étiez sa maîtresse ardente ?

— J’étais sa maîtresse, pour mieux pénétrer dans son intimité.

Tout s’illumine comme une vitrine de Noël.

— Vu. Mais alors, pourquoi avez-vous tenté de me scraper ?

— Parce que je craignais que vous fussiez arrêté.

Je fronce le nez.

— Ma parole, nous flottons en plein délire. Qu’est-ce que ça pouvait vous fiche que je sois arrêté ?

— On vous aurait interrogé, vous auriez donné le signalement de l’homme qui vous avait proposé cette affaire. Peut-être, à travers lui, serait-on remonté à la source, et la source, c’est le secret. Un secret pareil, mon cher, doit valoir plusieurs millions.

Je tique.

— Plusieurs briques !

— Si vous voulez… Puisque nous avons décidé de jouer cartes sur table, je vais vous avouer une chose : voilà plus de six mois que je suis devenue la secrétaire d’abord, puis la maîtresse du sénateur, dans l’unique espoir de découvrir cette vérité qu’il cache. Une vérité qu’on cache s’appelle un secret. Les choses ont évolué depuis hier, et je crois que vous êtes exactement l’homme qu’il me faut. L’Ange, voulez-vous que nous mettions nos cartes en commun pour jouer cette partie ?

Sa proposition m’arrive en plein dans les gencives.

Ma première réaction est la stupeur, ma seconde, la joie. Je trouve que l’existence est marrante. C’est l’imprévu qui donne à la vie tout son sel. Et de l’imprévu, je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais il y en a autant dans ma vie qu’il y a de trous dans une tonne de gruyère.

Lorsque je me suis gondolé la prostate tout mon chien de saoul, je prends Carolina par les épaules et je l’attire contre moi. Je vais pour l’embrasser, mais elle fait un saut de carpe et dit, presque brutalement :

— Je vous en prie ! Nous nous connaissons maintenant, alors cessons ce genre de plaisanterie.

Comme je n’ai pas l’habitude qu’on me parle sur ce ton, je lui sucre une mornifle, histoire de la remettre au pas.

Puis, malgré les yeux de tigresse en délire qu’elle me coule, je la serre contre moi et je lui refile un baiser tellement long qu’un pêcheur de perles aurait été obligé de remonter à la surface avant qu’il soit terminé.

— D’accord, Carolina, je lui dis, on s’associe. Seulement mon amour, à partir du moment où on est deux quelque part, c’est moi qui commande, faut pas m’en vouloir, ça doit être congénital. Je tiens à ce que tu te pénètres bien de cette vérité première.

Elle baisse la tête. Visiblement, sa rancœur est duraille à gober, mais elle reprend le dessus.

— Marché conclu, fait-elle.

— Tu ne crois pas que la première chose à faire, serait de se mettre à jour ?

— Qu’entendez-vous par là ?

— Tu peux me tutoyer, je t’y autorise.

Elle hausse les épaules.

— Si vous voulez ! Qu’entends-tu par se mettre à jour ?

— Tu sais à peu près tout de mon rôle dans l’affaire, je ne peux en dire autant de toi, Carolina. Or, on ne réussit jamais de la belle ouvrage si l’on n’a pas une idée précise de quels outils on dispose. En conséquence, je te serais reconnaissant de répondre à mes questions avec le maximum de précision. Tu y es ?

— Oui.

— Comment as-tu découvert qu’il existait un secret Pall ?

Elle secoue légèrement la tête.

— Ça remonte à l’année dernière, fait-elle mollement.

— Même si ça remontait au déluge, je serais curieux de savoir…

— Eh bien…

Elle hésite à nouveau.

— Non ! criai-je, je ne vais pas t’arracher chaque syllabe avec des forceps. Ou tu parles, ou j’agis. Choisis.

Le langage est déterminant.

— J’étais secrétaire chez Marrow…

— L’industriel ?

— Oui.

— Secrétaire à la flan, ou secrétaire pour de bon ?

— Secrétaire pour de bon.

— Et alors ?

— Un jour, Pall, que je ne connaissais que de nom, a demandé audience. Marrow, qui n’appartenait pas du tout au même parti politique, craignant de se compromettre, a refusé. Alors Pall a griffonné une lettre et m’a prié de la remettre à Marrow. Il m’a dit : « Lorsque M. Marrow sera décidé à me recevoir, prévenez-moi. » Et il a laissé son numéro de téléphone.

— Tu as lu la lettre ?

— Oui.

— Que disait-elle ?

Elle se recueille.

— C’était très bizarre. Le texte disait mot pour mot : « Pourquoi ne parlerions-nous pas du petit homme dont les carottes sont cuites ? » Et c’était simplement signé P.

— Captivant ! Alors ?

— Marrow, lorsqu’il a eu lu ça, est devenu tout pâle. Je me rappelle, ses doigts tremblaient.

— Et puis ?

— Il m’a dit de téléphoner à Pall qu’il l’attendait. Ils se sont vus. Depuis lors, tous les mois, j’ai remis à Pall un chèque au porteur de dix mille dollars.

— Tous les mois ?

— Oui.

J’émets un petit sifflement pour traduire mon sentiment personnel.

— Jolie rente.

— C’est au cours de ces entrevues que le sénateur et moi avons lié connaissance. Je crois que je lui ai plu. Il m’a demandé de travailler pour lui. J’ai accepté. Je sentais qu’il y avait quelque chose de pas très net dans sa vie. Je n’ai pas pu découvrir quoi, mais tous les mois, des tas de types venaient apporter des chèques importants. Parfois, il recevait des coups de téléphone mystérieux. Les correspondants, lorsque je prenais la communication, disaient : « Prévenez Pall que c’est au sujet du petit homme. » Alors, il lâchait tout pour répondre.

— Tu ne l’as jamais questionné à ce sujet ? Tu pouvais te permettre des questions indiscrètes, du moment que tu pageais…

— Je l’ai fait, discrètement. Pall n’était pas le genre d’homme auquel on pouvait tirer les vers du nez.

— Ça a donné quoi ?

— Rien, il a fait semblant de ne pas comprendre.

— Et tu n’as rien trouvé d’autre ?

— Non, rien.

Je la regarde.

— En somme, la mort de Pall t’arrange, mais elle t’a inquiétée lorsque tu as su que c’était ce gangster d’Ange Noir qui l’avait flingué, parce que tu as redouté de la concurrence, n’est-ce pas ? Enfin, tu le vois, tout va bien. On va récupérer les filons de rente. Autre chose, comment as-tu su que j’allais me trouver à huit heures au drugstore ?

— Un coup de téléphone est parvenu chez Pall.

— De qui ?

— Je l’ignore, sans doute était-ce O’Massett. C’est moi qui ai pris la communication. Le type m’a simplement dit : « Prévenez les flics que l’Ange Noir sera ce soir à huit heures dans un drugstore de Greenwich Village. »

— Pourquoi n’a-t-il pas averti directement les matuches ?

— Sans doute parce qu’il sait qu’on peut repérer le poste d’appel ; il ne tenait pas à avoir des ennuis. Par le truchement d’une secrétaire, il ne risquait rien. Ce qu’il voulait, c’était vous faire prendre avant que — vous sachant berné — vous ne vous lanciez à ses trousses.

Je pense un peu à tout ça. Je mets mes idées en place, soigneusement, comme on empile des chemises dans une malle.

Tout ce que la môme Carolina vient de me bonnir est, décidément, très instructif. Mon petit doigt me dit que je viens de pousser une bonne porte. Doit y avoir du fric à glaner pour un gnace débrouille.

Et croyez-moi, dans le genre débrouillard, on ne fait pas mieux que bibi.

Chapitre VIII

Je demande à Carolina :

— À qui est cette turne ?

— C’est la maison de mes parents… Ils sont morts à peu près ruinés. Cette demeure est la seule chose qui nous reste, à mon frère et à moi. En ce moment, il voyage en Europe. Lorsqu’il sera de retour, il est vraisemblable que nous la vendrons, à moins que d’ici là…

— À moins que tu n’aies dégauchi un filon, pas vrai, ma jolie ?

— C’est un peu ça, oui.

— Et le négro ?

— Rémus ?

— Je ne savais pas qu’il s’appelait ainsi. Qu’est-ce qu’il branle dans l’histoire ?

— C’est un ancien domestique, il continue d’habiter la maison. Je lui sers une petite mensualité. Il nous est très attaché, il est né ici… Nous avons été élevés ensemble.

— Touchant, fais-je, si tu continues, tu vas me faire chialer. Appelle-le, veux-tu, et dis-lui qu’il aille ratisser les allées, je n’ai pas besoin de ton frère de lait pour boulonner. Tu comprends ça avec ton joli cerveau en forme de papillon ?

Elle crie à la cantonade :

— Rémus !

Le bougnoule ne devait pas être loin, car il surgit avant qu’elle ait prononcé la seconde syllabe de son nom.

— Rémus, lui dis-je, je vais te montrer un truc. Si tu le réussis, tu trouveras de l’embauche dans n’importe quel cirque. Tu vois, je range mon flingue là où il doit faire dodo : sous mon bras gauche. Bon. Maintenant, tu vas porter la main à ta poche, aussi vite que tu le peux…

Il obéit sans comprendre. Sa main n’est pas entrée à l’intérieur de sa fouille que j’ai déjà ma pétoire dans la mienne. Tous deux sont sidérés par ma promptitude.

— Simple avertissement, dis-je. Ce petit truc, non pour vous épater — je ne suis pas un flambeur — mais pour vous montrer que le mec qui veut me faire faire le grand plongeon doit se graisser les jointures au préalable… Ceci étant précisé, Rémus va aller effectuer différents achats.

Je vais me planter devant un magnifique miroir, genre vénitien, et je m’examine…

— Enregistre la commande, Boule de neige. Tu vas acheter de l’eau oxygénée, de l’ambre solaire, un complet clair, avec des carreaux, quelque chose de très mauvais goût, enfin, fais comme pour toi, je ne peux pas mieux te dire… Tu me prendras avec ça une chemise jaune canari, et une cravate peinte. Si tu en trouvais une, qui représente une bataille d’Indiens, ou les Jeux Olympiques, n’hésite pas à l’acquérir, même à prix d’or. Et pour finir, il me faut des lunettes à verres teintés, avec une monture carrée. Tu vois ce que je veux dire ?

Je me tourne vers Carolina.

— Tu penses qu’il s’en sortira, oui ?

— Faites confiance à Rémus, murmure-t-elle, il vous a prouvé ce matin qu’il sait être à la hauteur des circonstances…

— Tu as de l’auber, pour ces menus achats ? Ce sera à valoir sur nos prochaines rentrées…

— Ji di sous, affirme le nègre.

— Alors va, et si tu trouves un poulet en gelée sur ta route, ramène-le avec une bouteille de vin. J’ai la dent !

* * *

Une heure plus tard, Rémus est de retour. Nous cassons une sérieuse graine, tous les trois. Ensuite, j’opère mon numéro de transformation habituel.

Je commence par me décolorer complètement les tifs jusqu’à ce qu’ils soient d’un blond-blanc, puis je me bronze le teint au moyen de l’ambre solaire. Une fois que j’ai revêtu les fringues excentriques et chaussé mon pif des lunettes de soleil, vous ne pourriez jamais admettre que je ne suis pas un zigoto fraîchement débarqué d’Honolulu.

— Tu n’as pas un appareil photographique ? je demande à Carolina.

— Si…

Elle dit au nègre d’aller le chercher. Je passe la bride de la sacoche sur mon épaule ; cette fois, l’illusion est complète.

— Qu’allez-vous faire ? demande Carolina…

Je lui caresse un peu l’avant-scène, et je souris tendrement.

— Voilà. Je vais attaquer, et j’attaquerai comme ça me chante, sans rendre de comptes à personne, tu comprends ? Toi, tu vas rester ici avec ton négro. Donne-moi le numéro de téléphone de la cambuse, si j’ai besoin d’un coup de main, je préviendrai. En attendant, ne quitte cette maison sous aucun prétexte. Il suffirait que tu te fasses harponner pour que toute notre combinaison s’effondre, tu piges ?

— Qui me dit que tu reviendras ?

— Moi.

— Qui me prouve que tu es sincère ?

Je ris.

— Je vois que, décidément, tu me connais mal, Carolina. Si je comptais te doubler, je ne prendrais pas de risques inutiles en vous laissant sur vos deux pattes, toi et ton cauchemar…

Son regard croise le mien ; il est calme et inexpressif.

— Que veux-tu, lui dis-je, j’ai du sentiment pour toi, ma jolie… Faut croire que ça ne me réussit pas, de passer la nuit dans un tuyau…

Je les regarde une dernière fois avant de vider les lieux.

— Pas d’imprudences, mes amours, pas d’imprudences, ou alors…

Je me taille, le cœur léger.

* * *

La petite standardiste à qui je m’adresse n’est pas jolie comme un cœur (car, au fait, je trouve qu’un cœur n’a rien de séduisant), mais c’est un adorable petit lot. Pas beaucoup de personnalité, mais des rondeurs et du sourire à tous les étages.

Elle me regarde avec un petit air ironique. Cet air que les gens de la ville croient spirituel d’adopter lorsqu’ils ont devant eux un mec qui ressemble à un étranger ou à un péquenot.

— Vous désirez ? demande-t-elle.

— Si je vous le disais, vous me flanqueriez sûrement une baffe, dis-je, avec mon assurance coutumière.

Elle cille, car elle découvre avec surprise que, pour la question du baratin, ce gars d’Honolulu rendrait des pions à un placier en aspirateurs…

Elle prend le parti de me sourire.

— Vraiment ? fait-elle.

— Parole ! S’il y avait dans mon bled une fille qui soit la moitié aussi chouïa que vous, je n’aurais jamais fait le voyage… Dites à M. Marrow que je désire lui parler.

Son visage se crispe. Je lui demanderais de monter à cheval sur une torpille téléguidée qu’elle n’aurait pas l’air plus épouvanté.

— À M. Marrow ! s’exclame-t-elle.

— Oui, je lui dis, à lui-même, en personne.

— Mais il ne…

Elle a envie de dire : « il ne reçoit pas n’importe qui » mais, plus poliment, elle explique :

— M. Marrow est un homme terriblement occupé. Il ne reçoit que sur rendez-vous, et encore seulement lorsqu’il sait de quoi il retourne…

Elle s’empare d’un feuillet imprimé, où sont ménagées des réserves en blanc. C’est la formule classique : « Nom du visiteur, objet de la visite, etc… » Je repousse la feuille.

— Écoutez, mon petit oiseau des îles, je n’ai pas le temps de fabriquer des cocottes en papier. Vous allez cramponner votre bignou illico et dire à Marrow qu’il y a là un drôle de mec avec une cravate impossible, qui insiste pour le voir, c’est compris ? Et s’il vous demande — ce qui ne manquera pas de se produire — le nom de cet étrange visiteur, affirmez-lui qu’il n’a pas voulu le dire, mais qu’il vient de la part du petit homme.

La souris se décide à flanquer une fiche dans un trou, une petite ampoule rouge s’allume sur son cadran. Une voix pousse un grognement de molosse dérangé.

— M. Marrow, il y a là un Monsieur qui insiste pour vous voir ; il ne veut pas donner son nom, mais me prie de vous dire qu’il vient de la part du petit homme…

Ça doit faire un vrai effet au zig, car il y a un silence. Ce silence se prolonge tellement que la standardiste balbutie :

— Allô, M. Marrow ?

Alors l’appareil se met à vibrer. Puis la môme raccroche. Je la regarde, triomphant.

— Alors, mon poisson exotique, qu’a dit Marrow ?

Ses yeux pétillent.

— Il a dit qu’il n’avait pas de temps à perdre avec des plaisantins et que si je l’importunais encore avec des idioties de ce genre, je pourrais me chercher un autre emploi…

C’est juste le genre de réponse auquel je m’attendais le moins. Une bouffée de colère m’envahit. Si je m’écoutais, j’attraperais la téléphoniste par le cou et je lui extirperais le gros intestin pour en faire un presse-papier. Je commence à en avoir marre d’être pris pour un locdu. Depuis le début de mon arrivée à New York, on me prend pour une seringue à lavements. Je décide que ça ne peut plus durer…

— Très bien, fais-je. Veuillez recramponner votre siphon et dire à votre singe que je lui donne quatre minutes pour me recevoir. Passé ce délai, je fous le feu à sa carrée…

À ma voix, elle se rend compte que c’est du sérieux et qu’il vaut mieux indisposer Marrow que m’indisposer moi, because, il y a plusieurs cloisons entre elle et son patron, tandis qu’il n’existe pas cinquante malheureux centimètres pour nous séparer…

La voilà qui rebranche sa fiche.

— Pardonnez-moi, M. Marrow, mais cet homme dit qu’il vous donne quatre minutes pour le recevoir. Il est menaçant…

Nouveau crachotement véhément. La souris dit en tremblant :

— Parfaitement, M. Marrow.

Puis se tournant vers moi :

— Il dit qu’il vous donne quatre minutes pour disparaître…

— O.K. ! fais-je, l’avenir nous dira qui a raison de s’entêter…

Je tourne les talons, pousse la porte à va-et-vient, et me dirige vers l’ascenseur.

J’y pénètre en même temps qu’un grand type chauve à la mâchoire proéminente. Il est un peu voûté, et il possède les yeux les plus inexpressifs de la création.

Tout à ma rancœur, je ne prête aucune attention à lui. Je suis furax parce que l’enfant se présente mal. Marrow — si l’histoire de Carolina est vraie — est le type le plus méfiant que je connaisse. Il faut qu’il soit bien sûr de lui pour ne pas recevoir un gars qui vient lui chuchoter la formule magique. Le signet de cuivre qui indique la marche de l’ascenseur arrive à la rubrique « Rez-de-chaussée ». Je pose la main sur la poignée de la grille lorsque je sens quelque chose de dur entre mes côtes. La voix du grand type chauve murmure :

— Mettez vos deux mains derrière vous et ne faites pas un geste ou je vous farcis. Je suis le détective de l’immeuble…

Lorsque la môme Joan of Arc a entendu le baratin des archanges anglophobes, elle n’a pas été plus épatée que moi.

Je suis cuit comme une frite. Pas moyen de me retourner dans cette cabine vitrée.

Le type appuie sur le bouton du sous-sol. Notre descente se poursuit.

En bas, ce sont les garages. Il y a un jeune mec en blouse blanche qui attend devant la porte. Je le regarde avec intérêt. Peut-être sa présence déconcertera-t-elle le grand seringueur qui me surveille. Mais je les vois échanger un regard d’intelligence. Le jeune gars plonge rapidement sa main à l’intérieur de mon veston et me chauffe mon feu.

Puis il va vers une grosse voiture dont il ouvre la portière arrière et m’y fait grimper.

Tout s’est passé dans le silence le plus complet. Le grand chauve s’assied à mes côtés. Le jeune s’installe au volant, et nous partons.

Trop de questions me viennent aux lèvres pour que je les formule. Je préfère la boucler et voir venir.

Je m’installe confortablement dans un coin. J’allonge mes guiboles et je me mets à pioncer comme un petit ange.

Les deux gars, qui n’ont encore jamais vu un kidnappé réagir de cette façon, en sont babas.

* * *

Une bourrade me tire de ma somnolence. Je m’aperçois que l’auto est rangée devant une porte étroite. Nous descendons et le chauffeur ouvre la petite porte. Celle-ci donne accès à l’arrière d’un vaste corps de bâtiment. À l’intérieur, ça sent la ferraille et l’huile. On n’entend pas un bruit. Tout est mort. Et le grand type à la pétoire est silencieux comme un sépulcre. J’espère que son feu le sera longtemps, lui itou.

Il fait sombre dans ce patelin, comme dans une cave. Le chauffeur en blouse ouvre sans cesse des portes nouvelles. J’ai l’impression que cette promenade va se terminer dans un coffre-fort. On n’arrive pas dans un coffre-fort, mais peu s’en faut, car la pièce où nous aboutissons n’a pas de fenêtre. Elle est meublée de fauteuils et d’une cave à liqueurs.

— Assis, fait gentiment l’homme chauve.

Je m’assieds. Il s’installe en face de moi. Le gars à la blouse blanche disparaît.

— Que voulais-tu à Marrow ? demande alors le grand désossé.

Je me recueille, les paupières mi-closes. J’aperçois, à la hauteur de mon fauteuil, un tableau. Ce tableau représente deux poires sur une assiette. Il offre une particularité. Au lieu d’être peint sur de la toile ou du bois, il est peint sur un grillage extrêmement fin. Il faut les yeux de lynx de l’Ange Noir pour découvrir ça.

— J’ai horreur de parler devant un dictaphone, dis-je. Je ne parlerai qu’à Marrow soi-même. Je suppose qu’il est à l’autre bout du fil et qu’il écoute.

Je me tourne vers les poires.

— Écoutez-moi bien, Marrow, vous avez tort de le prendre de cette façon avec moi. Cela va vous coûter beaucoup plus cher que je n’en avais primitivement l’intention. Vous pensez bien que je ne me suis pas embarqué sur ce navire sans m’être préalablement muni d’une bouée de sauvetage. Rappliquez vivement et dites à votre grand Duconneau qu’il remise sa seringue avant que je prenne le mors aux dents.

Je m’accagnarde de mon mieux dans mon fauteuil, et je commence à siffler « It was a good friend ».

— Fais pas le malin, grommelle mon garde du corps.

Comme il se tait, une sonnerie éclate, dans une pièce voisine.

— Ça, je dis à « Trompe-la-Mort », je te parie le costume de bain de ta grand-mère contre une locomotive en platine que c’est Marrow qui entend te donner des instructions nouvelles.

En effet, le type à la blouse blanche radine en disant : « Marrow ! » Le chauve se lève, tend son arme à l’autre et sort.

Je pousse un soupir d’aise dans mon fauteuil et, innocemment, je masse ma cheville.

Mais, en douce, je délace ma godasse de droite et la fait glisser de mon talon.

— Dis donc, fais-je à mon nouveau gardien, ce tordu a laissé la lourde ouverte ! Ça t’ennuierait de la fermer, j’ai horreur des courants d’air…

C’est un prétexte à la flan ! Je ne le sortirais pas à une endive comme Trompe-la-Mort, parce que ça n’est pas un gnace influençable, et parce qu’il se rendrait compte, lui, que la porte étant l’unique ouverture de la pièce, il ne saurait être question de courant d’air, d’autant plus que cette porte est fermée.

Mais l’autre est un jeune blanc-bec qui n’a jamais fait travailler ses réflexes. Il se retourne.

En moins d’une seconde j’ai saisi ma godasse et la lui balance à travers le gicleur. J’y suis allé de si bon cœur qu’il pousse un grognement et pique du nez. Il l’a prise en pleine tempe. Le choc l’a mis groggy.

Je bondis, rafle le pétard, ratifie la mission de mon soulier en cloquant un coup de crosse sur la nuque du petit mec, et je réintègre ma savate-torpille. Ce changement de décor me rend joyeux.

Je me rassieds.

Lorsque le grand affreux rentre, il me trouve en train de siffloter. Son premier regard est pour son petit pote allongé sur le parquet.

Son second, pour le feu que j’ai récupéré.

— Acte deux, je lui fais, c’est à toi de lever les pognes.

Il les lève.

Il ne répond pas. Je me dresse et, d’un coup sec, j’élève mon pied gauche jusqu’à sa mâchoire. Ça craque un bon coup.

Le grand serin se frotte la margoulette. Sa pogne est vite rouge.

— Laisse, tu compteras tes croquantes tout à l’heure. Je veux savoir ce qu’a dit Marrow.

— Il vient.

Je ricane.

— Tout de même !

Chapitre IX

— Maintenant, j’aimerais que tu m’affranchisses sur votre petit rodéo. Tu es au service de Marrow en qualité de détective ?

— Ouais.

— En fait de détective, tu me fais un beau pied-nickelé. Tu es plutôt le garde du corps, ou quelque chose de ce genre, non ? Son homme à tout faire, son ange gardien. C’est toi qui couches sur son paillasson, en travers de sa porte, et qui lui débouches son évier ? Je connais ce genre de turf. Tout à l’heure, il t’a commandé de m’emballer.

— Ouais. J’étais dans un petit bureau, à côté, il m’a dit qu’un type essayait de faire le malin avec lui et qu’il ne voulait pas le recevoir. Il m’a ordonné de vous amener ici et d’avoir une conversation devant le microphone.

— Où sommes-nous ?

— Dans un des ateliers désaffectés de l’entreprise. Ça, c’était l’ancien bureau du chef d’atelier.

— Et vous vous en servez pour des petits travaux à façon. Il sera là dans combien de temps, Marrow ?

— Il ne va pas tarder.

— Il rentre seul, ou bien l’un de vous deux va-t-il le récupérer ?

— Jim va l’attendre.

Comme si de prononcer son nom lui faisait l’effet d’un flacon de sels, le Jim pousse un soupir tellement important qu’il effeuillerait un chêne du Liban.

— Hello, gamin, je lui fais, ça va mieux.

Il se met lentement sur ses genoux, secoue la tête comme un clébard qui vient de faire trempette et me regarde avec des yeux qui lui pendent jusque sur la poitrine.

Histoire de le remettre dans l’ambiance, j’appuie le canon du flingue sur la calbombe de « Trompe-la-Mort », et je presse la détente. La cervelle du grand lugubre va se plaquer contre le mur. Quant à lui, il est tellement attristé de cette séparation, qu’il prend le parti de se répandre sur le parquet.

— Mords la came, dis-je au petit tordu en blouse. Tu parles d’une java, lorsque j’ai mes nerfs.

Le Jim, si vous le voyiez, vous le feriez passer au papier de verre pour essayer de lui enlever sa vilaine couleur vert olive.

— Marrow va se pointer, dis-je. Tu l’attendras à la porte de l’usine comme si de rien n’était, et tu l’amèneras ici. Ne lui dis pas un mot de travers, tâche de paraître naturel. Si ça ne tourne pas rond, je te plombe la pensarde comme je viens de le faire à ton collègue, compris ?

Il approuve d’un signe de tête.

— Allez, go !

Je le suis, et m’embusque derrière le portail. Je suis prêt à tout : des fois que le Marrow, qui m’a l’air d’un petit futé, s’annoncerait avec du renfort.

* * *

Marrow est un petit futé, mais c’est aussi un gars qui prise la discrétion à pleines narines ; il arrive seulard au volant d’un cabriolet qui n’entrerait pas au Stadium.

Je le surveille à travers le portail. Je le vois descendre de son contre-torpilleur. C’est un homme assez corpulent, d’une cinquantaine d’années. Il a le visage plat, un front bas sur lequel tombent des mèches noires, frisées. Il est vêtu d’un pardessus taillé dans une étoffe plus épaisse qu’un tapis de haute laine, porte un chapeau à bord roulé et, malgré son léger embonpoint, il paraît agile comme un chevreuil.

— Tout va bien ? demande-t-il à Jim.

— Oui, M’sieur, fait ce dernier.

Sa voix est aussi assurée que le pied du type qui traverse les chutes du Niagara sur une corde raide. Mais l’autre est trop préoccupé pour s’en rendre compte.

Il marche d’un pas décidé, en roulant légèrement les épaules.

Il s’engage dans l’usine. Alors, je traverse l’espace à découvert en quatre bonds et je pénètre à l’intérieur des locaux.

— Hello, Marrow !

Il sursaute comme si on lui prenait sa température avec une aiguille à tricoter.

Il me regarde et je remarque qu’il a des petits yeux canailles, enfouis derrière des paupières bouffies.

Il ne bronche pas. Le self-control de ce bonhomme, c’est une page d’anthologie, parole !

— C’est vous qui désirez me parler ? demande-t-il.

— Oui. Et c’est vous qui ne désirez pas m’entendre. Ce que vous pouvez être secret ! J’ai bien cru qu’il faudrait aller dans les montagnes Rocheuses, pour pouvoir bavarder avec vous.

— Qui êtes-vous ?

— Lui ou un autre.

Il pince les lèvres.

— Et peut-on savoir ce que vous faites dans l’existence, Monsieur l’inconnu ?

— Bien sûr… Je fais des tas de choses.

J’ouvre la porte du petit bureau.

— Des morts, entre autres, poursuis-je. La plupart des hommes fabriquent des vivants, moi je fabrique des morts. Ça va plus vite, et ça impressionne davantage !

Il jette un rapide regard à « Trompe-la-Mort ».

— Je le croyais plus malin que ça, dit-il simplement.

C’est, vous en conviendrez, tout ce qu’il y a de sommaire en fait d’oraison funèbre.

— On se fait des illusions, comme ça, sur les gens. Surtout sur les gens qu’on paie, M. Marrow. On s’imagine que, parce qu’on les paie, ils valent quelque chose. Ça n’est pas toujours vrai. Asseyez-vous.

Il s’assied.

— Vous avez encore besoin de Jim ?

— Non, dit-il, pourquoi ?

— Moi non plus.

Je me tourne vers le petit locdu.

— En ce cas, bonsoir, mon gros.

Je lui mets deux pruneaux dans la poitrine. Tout ça est assez superflu, j’en conviens, mais dès qu’on se met à jouer au bonhomme impassible, avec moi, faut que je monte un spectacle de music-hall.

— C’est pour vous faire la main, ou pour m’impressionner ? demande Marrow.

Il est paisible comme un lac de montagne. Les détonations ne lui ont même pas fait battre des cils.

— Ni l’un ni l’autre, Marrow. C’est pour pouvoir parler sans témoin. Pour ce que nous avons à traiter, quatre oreilles suffisent : les vôtres et les miennes.

Je m’approche du petit tableau aux poires et, par mesure de sécurité, j’y loge une balle, histoire de faire sauter la plaque vibrante du microphone.

— O.K., dit le gros homme, nous voilà chez nous.

Il sourit.

— La parole est à vous, je suppose.

— Je le suppose aussi.

— Je vous écoute.

— Je viens de la part du petit homme, dis-je, vous savez ? Celui dont les carottes sont cuites.

Je le fixe d’un air entendu, mais en réalité je me demande ce que peut signifier cette phrase. Je me demande aussi de quelle manière va réagir le Marrow.

— Qui est ce petit homme ? demande-t-il.

Si j’étais acrobate, je m’enverrais cent mille douzaines de coups de pied aux fesses pour ne pas m’être douté qu’un mot de passe de cette importance en implique forcément une chiée d’autres.

Marrow ne va pas se laisser cueillir par un petit dégourdi qui vient lui tendre la main en prononçant le mot magique. Il veut se rancarder, sonder le terrain, pour vérifier l’étendue de mes connaissances.

Tout ce que je trouve à lui rétorquer c’est un faiblard :

— Vous le savez bien ?

— Allons donc, fait-il, je ne sais rien de rien.

— Vous êtes innocent comme l’agneau qui vient de naître, en somme ?

— À peu près…

— Alors pourquoi m’avoir fait kidnapper par vos cloches ?

— Parce que je suis un homme prudent : il le faut dans ma position. Ma standardiste me dit qu’un énergumène tient à me parler et qu’il profère des menaces. Moi je ne le reçois pas, mais je dis à mon détective : Voyez ce qu’il veut.

— Et le détective privé ne se prive pas de me demander ce que je veux en me collant un pétard dans les côtelettes ! Il a lu tous les fascicules de Nick Carter, ou quoi ?

— Il a peut-être forcé la dose, j’en conviens.

Il désigne le cadavre de « Trompe-la-Mort ».

— Mais vous n’êtes pas en reste.

Croyez-moi ou ne me croyez pas, je suis aussi désarçonné qu’un paralytique qui s’est mis dans l’idée de monter un alezan sauvage.

L’entretien tourne au cafouillage. Marrow me possède. Je pige vite que si on se lance dans le baratin, il me rendra des pions.

— Bon. Mettons, Marrow, que Blanche Neige soit la dernière des roulures à côté de vous. Comment se dénoue alors la situation présente ? Si vous êtes un parfait honnête homme, vous ne pouvez pas enjamber ces deux viandes froides en fermant les yeux et les oublier. Vous avez été témoin d’un meurtre.

Il veut parler, mais je le stoppe d’un signe impérieux. Si j’ai le malheur de lui laisser le crachoir, je serai repassé. Je continue :

— Je ne puis donc me permettre de laisser derrière moi un Monsieur respectable, témoin d’une partie de mon activité. Conclusion, je vais vous offrir une fève. Tout ce que je peux faire pour vous, c’est vous la mettre dans l’oreille, pour que ce soit plus rapide.

Il hausse les épaules.

— Écoutez-moi, Monsieur l’inconnu, vous développez mal le problème. Ce qui vous intéresse, je le suppose du moins, c’est l’argent. Présentement, je n’ai qu’une chose à vous acheter, qu’une seule, vous m’entendez ? C’est ma peau. Combien ?

Je le regarde.

— Votre peau a trop de prix. Vous n’auriez jamais assez de fric pour me l’acheter. Je préfère vous vendre autre chose.

— Quoi ?

— Mon silence.

— On n’achète que le silence des gens qui ont quelque chose à dire.

Pour le tac au tac, il en connaît un brin, le gars Marrow, c’est pas votre avis ?

Je commence à me faire un vrai parapluie avec ce pignouf.

— J’ai peut-être quelque chose à dire.

— Vraiment ?

— Vraiment.

— À quel sujet ?

— Par exemple au sujet du petit homme… et des carottes cuites ?

— Oui.

— Non.

Je le regarde.

— Non, reprend-il, vous n’avez rien à dire là-dessus, car vous l’auriez dit déjà. Vous avez pêché cette phrase je ne sais où, et vous l’essayez comme un voleur essaie une clé qu’il a trouvée.

Je rougis. Voilà que je passe encore pour une patate. L’envie me prend de l’attraper par le colback et de lui crier dans le nez que je suis l’Ange Noir. Peut-être, alors, perdra-t-il de sa superbe, le Marrow ? Je freine sur les bouchons de roues juste au moment où je vais crachouiller le paxon. Je la boucle en me disant qu’il est inutile de m’être déguisé en schnock pour aller balader mon blaze à tout venant.

— Écoutez, Marrow, je vais allumer votre lanterne. Montez un peu la mèche pour faciliter les choses. Je sais que feu le sénateur Pall vous faisait gazouiller, et vous lui chantiez une jolie romance : dix papiers par mois, avec ça il avait de quoi voir venir.

Il fronce le sourcil. De toute évidence, il ne me croyait pas aussi affranchi. Donc, je tiens le bon bout. Je crois le moment venu d’y aller un peu à l’oseille, je suis bien obligé de marcher à tâtons puisque mes tuyaux sont limités.

— Je sais aussi que c’est vous qui êtes l’instigateur du meurtre de ce populaire sénateur Pall…

Il sursaute :

— Pardon !

— Ce n’est pas à moi qu’il faut demander pardon, M. Marrow, c’est à la mémoire de Pall… De Pall, que vous avez fait liquider par l’intermédiaire d’un certain O’Massett…

Là, il ne sourit plus du tout. Je crois que j’ai mis dans le mille.

— Qui êtes-vous ?… demande Marrow.

Cette fois, il y a de l’âpreté dans sa question.

— Un individu sans moralité, lui dis-je. Un individu qui sait déterrer les sales histoires mieux encore que les cochons déterrent les truffes.

— Si vous ne voulez pas me dire votre nom, du moins pouvez-vous me dire ce que vous désirez ?

— De l’argent, vous le savez bien…

— Combien ?

— Beaucoup…

— C’est vague…

— Cent sacs…

— Oui, murmure Marrow, en effet, c’est beaucoup…

— Cela représente dix mensualités à Pall. Et je vous tiens quitte… Ça n’est pas cher, au fond… À cette somme, nous ajouterons, si vous le voulez bien, dix billets de supplément pour le petit kidnapping…

— Pourquoi vous donnerais-je cette somme ?

— Parce que la police en offre autant à qui livrera l’assassin de Pall. Et que vous n’avez pas intérêt à ce qu’on arrête cet assassin, Marrow…

Chapitre X

Il paraît soucieux.

— D’accord, dit-il soudain.

D’après le gabarit du bonhomme, je n’estimais pas la victoire si facile, ni si prompte.

— Minute, fais-je, avant de vous lâcher j’aurai l’auber, mon bon Monsieur. Je conserve vos os en garantie… Vous avez un chéquier sur vous ?

Il secoue la tête.

— Non.

— Ça ne vous ressemble pourtant pas. Un businessman sans son chéquier, c’est un facteur sans sa sacoche…

D’un geste rapide, je plonge la main à l’intérieur de sa veste. J’en retire un portefeuille plus gonflé qu’un chien noyé. Toujours d’une seule main, je l’ouvre. Il contient une gentille liasse de dollars, plus un minuscule carnet de chèques.

— Et ça ? je demande, c’est peut-être une soucoupe volante ? Marrow ! Marrow, ça n’est pas gentil de vouloir me bourrer le mou ! Vous savez qu’on ne construit rien de solide sur du mensonge… Purifiez votre âme, mon cher, purifiez-la ! Je me vois dans l’obligation de majorer la note de cinq sacs pour le mensonge.

Je considère la liasse.

Elle se compose d’une demi-douzaine de grands papiers.

— Et ça, ce sera le pourliche… Allons ! qu’attendez-vous pour faire un chèque ?

Il obéit en soupirant. Pendant qu’il libelle le petit rectangle de couleur, je mets debout un petit plan d’encaissement.

— Au porteur ! lui dis-je…

Je secoue le chèque pour en sécher l’encre.

— Maintenant, j’ai un petit coup de tube à passer.

Nous sortons du bureau et allons dans la pièce voisine, laquelle n’a, pour tout ameublement, qu’un poste de téléphone.

— Tournez-vous face au mur, les pognes en l’air…

Je compose le numéro de Carolina. Elle doit vachement guetter mon appel, car elle décroche illico.

— Allô ! Bonjour, ma petite reine de beauté… J’ai besoin de votre négro. Envoyez-le d’urgence ici…

Je lui refile l’adresse exacte, après l’avoir demandée à Marrow.

— L’enfant se présente bien, lui dis-je… Attendez sagement dans votre castel…

* * *

Rémus amène sa bouille de ramoneur une demi-heure plus tard.

— Tu sais conduire, Rémus ?

— Oui…

Il louche discrètement sur les deux cadavres. C’est vraiment un garçon bien stylé, car il fait semblant de ne pas les voir, ce que je considère comme une preuve de tact.

— Puisque tu sais conduire, tu vas piloter le grand tombereau qui se trouve devant la porte. Moi je vais monter derrière avec Monsieur. Tu sais où se trouve le siège de la Chase Bank ?

— Oui.

— Tu es une vraie encyclopédie. Tu t’arrêteras à vingt mètres de la banque, et tu iras toucher le chèque que voici. S’il y avait la moindre contestation, tu dirais que tu es au service de M. Marrow et que c’est pour lui que tu palpes cet osier, qu’il est dehors, en conversation dans sa voiture et qu’on peut aller lui demander ratification du chèque… Sois très calme, très sûr de toi…

— Oui…

Il jette un regard rapide à la somme inscrite sur l’image, et son visage sombre s’épanouit.

— En route !

Nous pédalons jusque dans la 43e Rue Ouest, où se tient le siège de la banque. Rémus arrête notre baquet à une certaine distance et descend de voiture.

Je le rappelle.

— Il est bien entendu que, sitôt en possession de l’osier, tu reviens ici, hein, Toto ?

— La confiance règne, remarque Marrow qui, depuis un bon moment, ne l’a pas ouverte.

— Vous occupez pas de ça, Marrow, j’ai de quoi la faire régner, la confiance. N’est-ce pas ?

Ce disant, je lui enfonce un peu plus ma seringue dans les flancs.

Il ne répond rien. Il paraît de plus en plus soucieux… Cinq minutes s’écoulent, puis dix, Rémus n’apparaît toujours pas. Je commence à tiquer. S’il se heurtait à une contestation quelconque, il aurait beau jeu d’aplanir toute difficulté, puisque Marrow est à proximité. D’autre part, il n’a pas pu se faire la valise avec le pognozof, car je ne perds pas de vue l’entrée de la banque.

Au bout d’un petit quart d’heure, je le vois apparaître, enfin.

— Alors ? lui dis-je, tu as mis le temps ; quelque chose ne tournait pas rond ?

Il hausse les épaules.

— Li missié du guichet m’a dit qui demander directeur di son service. Li parti. J’ai attendu. Li revenu. Li dit d’accord, li paye…

— Envoie le bébé !

Il tire de sa poche une liasse épaisse comme ça. Je la transvase dans la mienne.

— O.K., filons…

Nous larguons les voiles.

— Et maintenant ? interroge Marrow, qu’est-ce qui se passe ?

— On se quitte et on s’oublie, lui dis-je…

— Cela vous contristerait de me déposer à proximité de mes bureaux ? J’ai un conseil d’administration à présider…

Je n’ai pas le loisir de lui répondre. Un choc terrible se produit. Je fais un valdingue monstre dans les bras de Marrow. Le temps de me ressaisir, et je pige ce qui vient de se passer… Une autre bagnole vient de nous rentrer dans le lard.

Le pauvre Rémus a passé la tronche à travers le pare-brise et, la gorge tranchée net, il gigote comme un perdu. Je me mets à rouscailler vilain. Un accident, c’est la plus moche histoire qui puisse nous arriver, because les condés vont radiner, nous questionner, etc.

De plus, je vais perdre le contrôle de Marrow…

À propos, qu’est-ce qu’il devient celui-là ?

Je le regarde, il est à genoux sur le plancher de la bagnole, l’air tout chaviré.

Prompt comme l’éclair, je lui télégraphie un coup de crosse sur le sommet du dôme et je lui enfonce son bada sur les châsses. Il glisse dans les pommes.

J’ai juste le temps de remiser mon artillerie. Déjà trois gnaces de bonne volonté s’arc-boutent pour essayer d’ouvrir ma portière. Elle est bloquée, mais l’autre fonctionne toujours…

Je descends. Les badauds s’empressent :

— Vous n’avez pas de bobo ?

— Non, ça va, mais mes compagnons sont amochés, il faut prévenir l’hosto… Je vais téléphoner pour avoir une ambulance…

Je vais pour m’esbigner sous cet heureux prétexte, mais le type qui nous a tamponnés (un grand mec au teint olivâtre), me dit qu’il vient de téléphoner au plus proche poste sanitaire.

Force m’est donc de rester. Je rage si vous saviez…

C’est rien de le dire… Je me demande comment je vais pouvoir tirer mon blair de ce merdier… Ma bonne étoile a l’air de subir une éclipse, et ce, précisément au moment où j’ai un urgent besoin d’elle. On entend le timbre grêle d’une ambulance. Une voiture ornée d’un drapeau à croix rouge débouche. Deux mecs en descendent. Ils tirent un brancard et commencent à charger le corps de Rémus. Ensuite c’est le tour du Marrow. Heureusement que je lui ai mis la bonne mesure et qu’il en aura pour un petit moment à se baguenauder dans le pays du cirage noir !

À cet instant, je vois radiner une voiture de matuches. C’est le grand barnum qui se déclenche. Comme je suis le seul rescapé de notre bagnole, c’est sur bibi que va se concentrer l’attention… Les « bobos » vont éplucher ma physionomie et me réclamer mes papelards.

S’ils me trouvent un tantinet suspect, ils me fouilleront, car ces mecs sont d’un sans-gêne révoltant. Et alors ils mettront leurs sales paluches sur mon feu et sur le pognon, si bien que vous n’aurez plus l’occasion de m’offrir un Cinzano !

Je porte les mains à ma poitrine et je pousse un cri horrible, un cri inhumain. Puis je m’écroule et je me mets à me tordre sur le trottoir.

— Il a été secoué, dit un des infirmiers, faut le charger itou.

Ils me cloquent sur la civière et me hissent dans l’ambulance.

C’est justement ce que je désirais le plus. Me voici soustrait à l’inquisition des bignolons pour un temps.

Vous m’objecterez qu’il n’est pas très mariole de se faire emmener dans un hosto lorsqu’on est dans ma situation. Je vous répondrai alors que je sais ce que je fais, et qu’il est autrement plus facile de se tailler d’une clinique que de Sing Sing.

À toutes fins utiles, je glisse la main dans ma poche tandis que nous roulons. J’ai une sueur d’angoisse en constatant que mon feu a disparu. J’ai dû le larguer lorsque je faisais mon petit numéro d’épileptique. Ça, c’est moche.

Je palpe mon autre poche, pour le cas où j’aurais varié mes habitudes, mais il n’y est pas non plus et non seulement il n’y est pas, mais encore la vaisselle de fouille que m’a donnée le négro a-t-elle disparu également.

— Te casse pas le bol, murmure une voix. Si c’est le feu et les jetons que tu cherches, c’est moi qui les ai.

Je me mets sur mon séant et je constate que celui qui me parle de la sorte est l’un des deux infirmiers. Il tient un Smith et Wesson de toute beauté dans les paluches, un instrument assez insolite et qui n’a pas beaucoup d’emploi en chirurgie.

— Tiens-toi peinard, me dit-il. Les zigotos qui jouent au con, je les envoie chez le petit Jésus.

Je retiens un juron. Mais un de ces jurons à faire rougir une mère maquerelle.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? je demande culment.

Le type se fend la cerise.

— Ça veut dire que Marrow n’est pas un tordu de ton espèce, hé ! ballot.

Je lui bondis sur le paletot, mais il esquive et me rentre durement le canon de son Smith et Wesson dans le gras du bureau.

— Un geste comme ça, et c’est un macchab de plus qu’on descendra de cette guinde ! grogne-t-il.

Je le reluque sauvagement. C’est un petit rital, carré d’épaules, qui possède une sérieuse tronche de vache.

Sur ces entrefaites, Marrow fait diversion en revenant à lui, et, par la même occasion, à nous. Il embrasse la scène de ses petits yeux porcins, et un rictus lui déforme la bouche.

— Très bien, murmure-t-il.

Il se frotte le crâne.

— Voilà une bosse qui va vous coûter cher, me dit-il.

Je dois faire une bouillote marrante, car il éclate de rire.

— Vous ne vous attendiez pas à celle-là, avouez-le ?

— O.K., Marrow, vous m’avez possédé. On peut savoir ce qui s’est passé ?

— Très simple. Dans ma situation, on est souvent victime de maîtres chanteurs. Alors j’ai un chéquier au flan, en accord avec la Chase. Lorsque quelqu’un présente un de ces chèques à l’encaissement, on alerte aussitôt mon homme de confiance. J’ai choisi la Chase parce qu’elle est proche de mon bureau. Mon homme de confiance est un garçon qui mérite bien ce qualificatif. Célérité, efficacité. Comme les réclames de détectives privés. Il a lancé ses hommes à nos trousses. L’accident, l’ambulance. Tout ça est prévu depuis longtemps, c’est un des nombreux plans dont le dispositif se met illico en place.

— En somme, c’est moi qui suis refait ?

— En somme, oui.

— Où allons-nous ?

— Moi, à mon bureau.

— Et moi ?

— Ailleurs.

— Les carottes sont cuites ?

— Sans doute.

Il saisit un cornet acoustique et parle au chauffeur.

— Stoppez-moi à la prochaine station de taxis, ordonne-t-il.

— Parfaitement, M. Marrow.

— J’ai assez perdu de temps avec vous, dit-il sèchement. Je croyais avoir affaire à quelqu’un de costaud…

Il a une moue méprisante.

— … Mais je suis tombé sur un petit tueur de banlieue qui veut jouer les caïds.

Des paroles pareilles me perforent le tympan, parole !

Je le cravate par son revers.

— Hé ! intervient le faux infirmier, bas les pattes, Azor.

Comme je n’obéis pas assez vite à son gré, il me met un taquet juste sur la pommette gauche. Il a un punch terrible, ce niaquoué ! Il me semble que mon œil s’enfonce à l’intérieur de la tête.

— Écoutez, Marrow, fais-je soudain, j’ai l’impression que le moment est venu de vous donner ma carte. Savez-vous qui je suis ?

— Je serais heureux de l’apprendre. On aime toujours pouvoir mettre un nom sur la physionomie des gens dont on se débarrasse.

Je me fais un tantinet théâtral.

— Je suis l’Ange Noir.

Je lui balance ça dans les badigoinces comme si je prononçais une formule magique. Ordinairement, ça fiche une secousse aux mecs qui ont tendance à me chahuter, d’apprendre brutalement mon blaze.

Lui reste impassible. Ça lui fait autant d’effet qu’une photo porno à un aveugle.

— Et alors ? rétorque-t-il paisiblement.

Je lui réponds avec des points d’exclamation.

— Ça prouve simplement qu’il y a des réputations surfaites !

Je bave de rage.

— Des réputations surfaites, hein, mon enflure ? Qui est-ce qui a dessoudé Pall, quelques heures après qu’on lui a demandé de le faire ?

— C’est ce que je disais : vous êtes un tueur, l’Ange, un tueur et rien que ça. Si vous aviez fait la guerre, vous l’auriez terminée commandant.

Il ne prend pas garde à mon teint apoplectique. L’ambulance ralentit. Il s’apprête à descendre.

— Votre carcasse est mise à prix cent sacs, morte ou vive ! Conclusion, l’Ange, c’est Marrow qui réussit une affaire.

Il dit au rital :

— Ayez-le à l’œil. Au moindre geste, tirez ! Cet homme est en réalité un loup enragé. N’attendez pas qu’il vous morde !

Il redresse tant bien que mal le bord déformé de son élégant chapeau, avant de le remettre sur son crâne. Il arrange sa mèche frisée sur son front bas, rajuste ses manchettes.

— Voilà, fait-il. Nos routes s’écartent définitivement, l’Ange.

Il ouvre la porte et saute lestement sur la chaussée.

Chapitre XI

Je reste seul, dans la guinde, en compagnie du cadavre de Rémus, du faux infirmier et de son gros pétard.

Les choses prennent une tournure qui ne me plaît pas. Si je fais le point de la situation, je peux constater que je suis au fin fond de l’impasse. Me voici en effet aux mains de gens qui ont un intérêt primordial à me dégager du champ de courses. Je ne puis lever le petit doigt. Et les flics de New York remuent toute la ville pour m’arquincher. Bref, mon avenir ressemble à n’importe quoi, sauf à une image en couleurs ! À vrai dire, il a plutôt tendance à faire carte de deuil.

Je m’assieds sur ma civière, et je lorgne le rital du coin de l’œil pour étudier son comportement, et voir s’il n’y a pas moyen de moyenner avec lui. Mais ce gnaf est un coriace, un dur en nickel chrome. Je m’y connais en hommes. Ça se lit sur son portrait comme sur un panneau réclame, qu’il donnerait le râtelier de sa grand-mère pour pouvoir m’assaisonner.

— Ainsi, c’est toi l’Ange Noir ? il fait.

— T’as quelque chose contre ?

— Marrant, je te voyais autrement.

Je me souviens alors que je suis camouflé, et je rigole.

— Faut pas se fier aux apparences, dis-je. J’ai le physique malléable. Y a que les faces de rat comme toi qui ont une trogne coulée dans le bronze.

Il pousse un rugissement et ses phalanges deviennent blanches autour de la crosse de son arme.

— Fais bien ton malin ! Dans un moment, tu te marreras moins, promet-il.

J’hausse les épaules.

— Tu te figures peut-être que je vais pâlir parce que tu m’appuieras ton composteur sur le ventre, hé ! paumé ! Je l’ai fait si souvent aux autres que je n’y prêterais même pas attention.

— On verra, dit-il, on verra.

M’est avis qu’on ne va pas tarder à voir en effet, car la guinde s’arrête. Le conducteur ouvre la porte. Il tient lui aussi une pétoire à la main, car il sait qu’un dur met souvent à profit ce que les cinéastes appellent si joliment « les mouvements de la foule ».

Nous sommes dans la cour d’une maison de style californien. La cour est pavée de granit rose. La cabane, à un étage, comprend un bungalow. Les volets sont fermés.

Le chauffeur y pénètre le premier. Je l’entends parler à quelqu’un, puis il fait signe à son pote de m’amener.

Nous entrons dans la cambuse qui est bien l’une des plus élégantes qu’il m’ait été donné de voir. Il y a du marbre, des meubles sensationnels.

Nous passons devant des pièces aux portes ouvertes et je peux en apprécier le luxe. On ne voit personne. Je voudrais pourtant bien arnoucher le mec avec qui vient de jacter le chaufaillon.

Mes gardes du corps m’entraînent tout à fait au fond de la maison, et ils ouvrent une porte. La seule qui soit fermée, ce qui ne manque pas plus de sel qu’une tranche de morue. Tout de suite, je me crois dans un cabinet de toilette. La pièce est exiguë, peinte en blanc, et comporte des ustensiles chromés. Mais je m’aperçois vite que ça n’est pas un cabinet de toilette. Au beau milieu de ce mince local, il y a un tabouret. Les types m’y font asseoir. Ce tabouret de métal est rivé au sol. Les pieds de devant sont ornés de grosses boucles ouvertes. Dès que je suis assis, le chauffeur referme les boucles sur mes chevilles, ce qui m’immobilise totalement les flûtes. Puis il décroche une paire de menottes et me les assujettit aux poignets, après m’avoir fait mettre les mains derrière mon dos. Cette fois, les gars, l’Ange Noir est à peu près aussi dangereux qu’une limace. In petto, je me passe un savon monstre, car il faut être le dernier des tordus pour m’être laissé entortiller à ce tabouret sans réagir. Où qu’ils sont passés mes fameux réflexes, je vous le demande ? J’ai des nouilles de mauvaise qualité à la place du système nerveux, ou quoi ? Il aurait cent fois mieux valu que je risque le paquet, quitte à bloquer une pastille dans le battant, plutôt que de me laisser entraver.

Je cesse brusquement de m’invectiver, car un mec vient de faire son apparition, et ce mec, je vais vous le dire, n’est autre que ce bon vieux O’Massett.

Je regarde sa grosse tête cabossée, son nez de travers, ses arcades proéminentes.

— Tiens, fais-je, voilà le champion du F.B.I. ! Tout s’enchaîne harmonieusement.

Il ne réagit pas. Ses petits yeux ont une lueur d’ironie.

— Toujours la plus belle gueule de chaudron cabossé que j’aie rencontrée, fais-je. Et toujours aussi fumelard, je parie, n’est-ce pas, O’Massett ?

Le faux infirmier pousse un gémissement comme un chien qui a envie de pisser. Lui a simplement envie de tuer.

— J’y mets un taquet dans le portrait, chef ? demande-t-il.

O’Massett hausse les épaules.

Il me regarde et me dit, de son ton calme et assez cordial :

— C’est un Italien, ces gens-là sont des nerveux.

Puis il ajoute :

— Je vous fais tous mes compliments pour la façon dont vous avez expédié le sénateur. Je vois que j’ai eu raison de vous faire confiance, vous avez été à la hauteur des circonstances.

— Je ne peux pas en dire autant de vous. Vous m’avez possédé comme un collégien, O’Massett.

— Pas complètement, dit-il. J’ai péché par excès de prudence. J’aurais dû envoyer un de mes hommes au bar pour vous abattre, mais cet assassinat du sénateur a fait un tel bruit que j’ai eu peur qu’il commette une imprudence et se fasse prendre. Alors j’ai téléphoné à la secrétaire de Pall. J’étais loin de me douter que cette fille tenterait de vous occire elle-même, au lieu de prévenir la police.

« Bien entendu, c’est vous qui l’avez roulée, j’ai appris qu’elle est une ancienne collaboratrice de Marrow, et je suppose que c’est par elle que vous avez obtenu certains renseignements concernant un petit homme dont les carottes sont cuites ?

Je la boucle.

— Je vais vous faire une proposition, l’Ange.

— Ah ! non, je m’exclame, passez la paluche, mon vieux, vous m’en avez déjà fait une, et ça ne m’a pas tellement réussi.

— Ne vous excitez pas, l’Ange, écoutez-moi, ça vaudra mieux. Après ce qui vient de se passer, il n’est pas question de vous promettre la vie. Vous connaissez trop la question pour comprendre que ce n’est pas possible.

Je bats des paupières pour admettre la logique de son raisonnement.

— Dites-moi où je peux trouver la fille, et je vous loge aussitôt une balle dans la nuque.

— Sinon ?

— Sinon, il faudra que vous le disiez tout de même, et alors les moyens que je mettrai en œuvre pour cela vous paraîtront certainement… mettons, excessifs !

— Vous voulez la fille pour la scraper ?

— Parbleu. N’en feriez-vous pas autant à ma place ?

— Évidemment.

— Alors, nous allons nous entendre parfaitement.

— Pas sûr, dis-je.

— Comment ?

— Écoutez-moi, O’Massett, je suis un coriace. La douleur m’est aussi familière qu’une amie d’enfance. Vous pouvez mettre en chantier tous les supplices que votre imagination enfantera, je ne parlerai pas. Et je me tairai, non pas pour sauver cette môme (je ne suis pas un sentimental) mais simplement parce que ça vous emmerde et que ma suprême consolation aura été de vous emmerder. Dans la position où je me trouve, ça n’est pas mal, pas mal du tout, n’est-ce pas ?

Il me regarde pensivement. Il doit se dire qu’il a mal présenté les choses et il le regrette.

Je viens de marquer un point, c’est un tout petit, petit, un minuscule succès d’orgueil, mais qui me galvanise.

J’exploite mon avantage moral.

— La fille en question est une petite dégourdie, soyez-en sûr, elle l’a du reste prouvé. En ne me voyant pas revenir, en apprenant l’accident de tout à l’heure — car il sera forcément mentionné dans la presse, puisque les bourdilles se pointaient et qu’il y a eu mort d’homme —, en apprenant que M. Marrow a été télescopé et que son copain le Négus est clamsé, elle fera le seul truc qu’une môme futée peut faire : elle ira trouver les flics et leur crachera le morceau. Elle dira qu’elle était la maîtresse de Pall, qu’elle a voulu le venger, que, prévenue par téléphone, elle a essayé de m’abattre, etc… Elle ajoutera que je l’ai kidnappée, que je l’ai questionnée sur Pall. Vous me suivez bien, O’Massett ? Les flics, qui donneraient la moitié de leur solde annuelle pour m’avoir la questionneront. Ils sauront qu’en réalité je n’ai été qu’un instrument de Marrow. Et ce sera très, très embêtant pour vous tous.

Je me tais. Il y a un silence épais comme du miel.

Les gardiens n’ont pas l’air tranquilles et regardent O’Massett avec des yeux d’épagneuls.

Moi aussi, je regarde O’Massett. C’est lui qui tient les brèmes et chacun se demande comment il va les jouer.

Il se frotte le nez et commence à brouter une cigarette. Puis, sans un mot, il s’en va.

Son absence dure cinq bonnes minutes.

— Qu’a dit Marrow ? je lui demande.

Il me jette un regard qui signifie quelque chose dans le genre de : « Toi, mon vieux, je te tire mon galure ! »

Visiblement, il ne partage pas le mépris que me témoigne Marrow. Il me dit d’un ton dépourvu de passion :

— Il veut que vous parliez. Il n’y a pas d’autre issue. Vous parlerez, l’Ange, on fera ce qu’il faudra pour ça…

Je soupire.

— Très bien, à vous de jouer…

Le rital a un nouveau hennissement rentré.

— La cigarette, chef ?

O’Massett fait un signe d’approbation. Alors le tordu allume une sèche et, lorsque le bout en est bien incandescent, il me l’applique sur la joue. Vous me croirez si vous voulez, mais je suis plus écœuré par l’odeur de cochon grillé qui se dégage que par la douleur elle-même.

La souffrance est abominable, mais je tiens bon. C’est pas la première fois qu’une bande d’enfoirés s’est mis en tête de me faire cracher une arête. Je serre très fort les mâchoires.

— Change de joue, Toto, si ça ne te fait rien. Moi, ça me réchauffe.

Il en est baba, le chourineur.

Son copain, le chauffeur, un blond fadasse, dit :

— Laisse-le-moi une minute.

— Qu’est-ce qu’il a inventé, ce résidu de cauchemar ?

Je ne tarde pas à comprendre.

Il se saisit d’une boîte d’allumettes et il se met à en tailler quelques-unes, dans le sens opposé au phosphore.

Ensuite, il m’ôte mes menottes et ordonne à son collègue de me maintenir solidement le bras. À eux deux, ils m’entravent… Ce salingue enfonce les allumettes sous mes ongles.

C’est intolérable ! Jamais on n’a eu l’idée de me faire ça, et jamais je n’ai autant souffert. Je serre si fort les dents qu’il me semble que jamais plus je ne pourrai ouvrir la bouche.

O’Massett me regarde, toujours impassible.

— C’est douloureux, n’est-ce pas ? fait-il.

Si je me risquais à ouvrir la bouche, la beuglante que je pousserais s’entendrait jusqu’en Californie. Et je ne veux pas leur accorder cette satisfaction. Il ne sera pas dit qu’un trio de vachards aura tiré une onomatopée de l’Ange Noir.

La sueur ruisselle de mon front. Je le regrette, mais c’est un signe extérieur de faiblesse qu’il m’est impossible de dissimuler…

— À quoi bon prolonger cette séance, me dit O’Massett. Parlez et vos souffrances seront finies.

Du sang coule entre mes ongles et la chair de mes doigts. J’ai l’impression que ma main gauche est broyée dans un étau.

— Ça n’est pas fini, dit le blondasse.

Je l’aurais jamais estimé si fumelard, ce manche !

Il reprend sa boîte d’allumettes, en frotte une et s’en sert pour enflammer les cinq autres…

Je vois les cinq petites flammes courir sur les brindilles, à la rencontre de mes doigts. Le contact s’effectue, ça grésille à nouveau. La douleur est si forte que, durant un certain temps, je suis comme insensibilisé.

— Parlez, fait O’Massett, d’une voix hargneuse.

J’essaie de claper, et à ma profonde surprise, j’y parviens.

— Va te faire cuire un œuf, O’Massett, dis-je avec effort.

Je m’aperçois que de l’invectiver, cela me soulage un peu. Je ne m’en fais pas faute…

— Tu es le tordu le plus tocard que j’aie jamais vu, O’Massett, si je te tenais tu verrais un peu ce que c’est que du vrai turbin. Si tes pieds-nickelés croient me faire dire où est la souris, c’est qu’ils croient au père Noël, à leur âge, c’est triste…

Il hausse les épaules. Il prend un petit réchaud… Ce réchaud est posé à ma droite, sur une étagère. À côté se trouve une bouteille, et cette bouteille contient de l’essence ou de l’alcool à brûler, puisqu’il verse un peu de son contenu dans le réchaud…

Il met le feu à la mèche, va au fond de la petite pièce et s’empare d’un tisonnier à manche de bois. Il dépose celui-ci sur la flamme. Puis il dit à ses ouistitis :

— C’est bon, je vais m’occuper personnellement de lui. Vous autres, allez vous débarrasser du cadavre du nègre et remisez l’ambulance. La police va peut-être se demander où elle est passée.

Ils me lâchent à contrecœur. Je n’ai pas la force de retenir ma main meurtrie. Elle tombe et cela me produit dans le corps tout entier un tel déchirement que je ne puis résister davantage. Un brouillard rouge m’envahit…

Chapitre XII

Ce vertige est passager. Je ne dois guère rester plus d’une minute dans la vapeur, pourtant, lorsque je recouvre mon entendement, je suis seul dans la pièce.

La porte en est demeurée ouverte et j’entends toute proche la voix d’O’Massett donnant des instructions à ses zouaves.

Le tisonnier à manche de bois rougeoie toujours sur le réchaud.

J’ai mal… Une espèce de rumeur triste emplit mon crâne. Mais, par-delà ma souffrance atroce, une idée germe. Un projet plutôt. Il me semble que c’est un autre qui échafaude la combinaison extravagante qui s’organise sous mon dôme. Si je vous en faisais part, vous diriez que je suis complètement déplafonné… Mais je m’en tamponne que les idées me viennent de la fièvre ou d’autre chose. Avec des gestes de somnambule, j’attrape la bouteille d’essence posée sur l’étagère, je la porte à mes lèvres et j’introduis dans ma bouche la valeur d’un verre du liquide qu’elle contient, en prenant bien soin de ne pas l’avaler. Après quoi, je m’empare du briquet qu’O’Massett a laissé près du réchaud et je le fais jouer. Contrairement à la plupart des briquets, celui-ci s’enflamme au premier titillement. Je l’étreins et je le cache dans ma main. J’attends, j’espère qu’O’ Massett ne tardera pas car il est rudement difficile de rester longtemps avec la bouche pleine d’essence !

Mais mes craintes ne sont pas justifiées. Mon ennemi radine.

Il repousse la porte.

— Vous êtes revenu du cirage ? demande-t-il.

Je conserve la tête inclinée pour qu’il ne s’aperçoive pas que ma bouche est pleine.

— À nous deux, l’Ange. Je vous ai laissé aux mains d’apprentis, car il faut toujours servir les hors-d’œuvre avant le rôti. Mais je vais vous arracher votre petit secret, mon cher. Mettez-vous bien dans l’idée que chaque souffrance que vous supportez me cause, à moi, plutôt de la satisfaction… Notez que je ne suis pas un sadique, du moins je ne le pense pas…

« Je suis simplement, un homme, avec des pauvretés très humaines… Il est grisant d’avoir sous sa coupe un caïd comme vous et de jouer au tortionnaire avec lui.

« Ce petit discours, l’Ange, pour vous dire que vous allez parler… Vous taire jusqu’au bout serait une preuve de sadisme de votre part. Pour vous, tout est liquidé. La mort doit vous faire envie, comme un lit de repos…

« Vous n’en pouvez plus, l’Ange… Vous avez votre compte et il ferait bon mourir… Que vous importe la vie de cette fille ? Que vous importe d’embêter des types comme Marrow ou moi en l’épargnant ?

Je lui tire moralement mon chapeau. Il a le chic pour saper les énergies, ce mec-là.

Est-ce qu’il ne va pas bientôt cesser ses discours évangélistes ? Est-ce qu’il ne va pas s’approcher ?

Si. Il la boucle et saisit le tisonnier. Il vient tout près de moi. Le rougeoiement de la tige de fer incandescente met des traînées flamboyantes sur son visage. Il ressemble à une espèce de démon formidable.

Il s’approche encore, il s’approche à me toucher. Alors je bats le briquet, je mets sa flamme vacillante devant ma bouche et, de toutes mes forces, je crache mon essence à la figure d’O’Massett.

Il est tellement paralysé par ce lance-flammes d’un nouveau genre qu’il ne fait pas un geste pour parer le jet de feu, et qu’il a le visage atrocement brûlé. Il se courbe en avant brusquement et étouffe le feu qui a pris à ses cheveux, dans les pans de sa veste. Moi je me dresse et, de toutes mes forces, je lui assène mon poing sur sa nuque. Cet effort m’a complètement ébranlé. Je tombe assis, haletant, réprimant des petits cris de douleur. Quant à O’Massett, il n’est là pour personne. Il gît en travers de la pièce, la tête posée sur mes godasses. Le feu s’est éteint. Mais il n’a plus qu’une plaie rosâtre à la place des cheveux. Et ça fouette le cochon grillé à plein tarin.

Lorsque j’ai repris quelques forces, je me penche, retourne mon ex-tortionnaire et le fouille tant bien que mal. Je récupère sur lui un superbe pétard à crosse de nacre.

Les dragées dont il est garni doivent faire éclater la calbombe d’un rhinocéros !

Je palpe encore ses fouilles en espérant dégauchir la clé des bracelets qui m’emprisonnent les pinceaux, mais il ne l’a pas. Décidément, ça déguille moins bien que je ne le croyais. J’ai eu raison de cette grosse vache d’O’Massett, il est à ma merci, mais moi je reste à la merci des pieds-nickelés.

Un grésillement et une odeur d’étoffe brûlée me fouettent les sens. C’est le tisonnier qui consume la veste d’O’Massett. Je le saisis… Il commence à pâlir. Alors je l’approche du visage de mon ennemi. La chaleur le tire de sa léthargie.

Il porte lentement les mains à son visage brûlé.

— Hello, O’Massett, je lui fais… Que dites-vous de cette petite séance ? Vous voyez : tant qu’il y a de la vie…

Il a un œil fermé, mais l’autre me regarde intensément, et ce qu’il exprime n’est pas tendre pour moi.

Je rigole.

— C’est à moi de jouer, mon petit père.

À moi tout seul… En ce moment vous êtes une vieille savate et tout à l’heure vous serez un tas de viande en route pour faire de l’engrais.

Je pique le tisonnier sur son œil ouvert. Il pousse un hurlement atroce et a un soubresaut. Alors, j’appuie de toutes mes forces… Le tisonnier s’enfonce dans la tête d’O’Massett, en dégageant une fumée écœurante. Il se tord à mes pieds, comme un reptile embroché par une fourche. Je le regarde crever et il me semble que ma souffrance disparaît comme par enchantement.

Des instants pareils, c’est une drôle de jouvence, moi je vous le dis. Maintenant, en mettant les choses au pire, je peux y aller de ma croisière de l’au-delà… Je ferai mes valoches de bon cœur. O’Massett dessoudé, je me sens libre et presque pur. Je ne pouvais pas tirer ma révérence en laissant une ordure pareille sur ses deux pattes.

J’attends. Ma main gauche me fait toujours très mal, c’est même intolérable lorsque je bouge les doigts ! Je la colle dans l’échancrure de ma chemise et, le soufflant bien arrimé dans ma pogne valide, j’attends.

Un petit quart d’heure s’écoule. Un bruit de pas retentit. Ce sont les deux zigotos qui radinent. Pour que le silence ne leur semble pas insolite, je me mets à gueuler :

— Assez ! Assez, O’Massett, d’accord, je vais parler…

La voix de l’Italien s’élève :

— Pas la peine de vous cailler le sang, patron, regardez qui on amène…

Il entre. Il fait deux pas, s’arrête et ouvre de grands yeux en voyant le spectacle.

Derrière lui, il y a Carolina, et derrière Carolina, l’autre archer, le blondasse.

Je me dis qu’il faut agir, et agir vite. Dès qu’ils découvriront que je suis toujours entravé, ils se jetteront en arrière et ce sera macache pour les cueillir. Ils n’auront plus qu’à enfumer la pièce pour m’avoir sans risque… Je vise le blondasse et je presse la détente. Le feu fait un badaboum terrible qui me rend sourdingue pour plusieurs secondes.

J’ai tiré le blond parce qu’il est en travers de la porte et que c’est lui qui aurait pu le premier m’échapper. Par ailleurs, il entrave l’issue.

Carolina pousse un cri et se fige. Le rital fait volte-face.

— Halte ! je gueule.

Il s’immobilise.

— Si tu fais un pas de plus vers la porte, je te brûle. Tu as la clé de ces bracelets ?

Il fait un signe affirmatif.

— O.K. Lève les mains.

Il obéit.

— Carolina, fouille les poches de ce tordu. Mais pour éviter toute surprise, fouille-les en te plaçant derrière lui.

Elle comprend et glisse ses jolies mains dans les vagues du rital. Elle en extirpe une petite clé entre autres objets.

Je la reconnais.

— Très bien, écarte-toi !

Elle s’écarte.

— Adieu, salopard, dis-je alors à l’infirmier. Tiens, ça, c’est pour le coup de la cigarette.

Je lui flanque une balle au bas du ventre.

Il hurle de douleur et se plie en deux.

— Et voilà pour t’apprendre le savoir-vivre.

Le second pruneau l’atteint au milieu du front.

— Ça barde, hein ? dis-je à Carolina. Viens vite me libérer.

Elle se précipite.

— Comment se fait-il que tu sois ici ? je questionne.

Ses doigts tremblent tellement qu’elle ne parvient pas à introduire la clé dans les serrures des entraves.

— J’ai suivi Rémus… Je…

— Tu avais peur que je te double, hein ?

Elle ne répond pas.

— J’ai assisté à l’accident, ensuite j’ai suivi l’ambulance. Ma voiture est garée à quelques mètres d’ici. Je me suis approchée pour essayer de voir ce qui se passait dans cette maison, et alors les deux hommes m’ont découverte. L’un d’eux, celui qui avait la clé, s’est écrié : Je parie que c’est elle !

À mon tour, je lui fais le récit des chapitres précédents. Quand elle apprend que j’ai subi ces affreux sévices parce que je refusais de la donner, elle se plaque contre moi et, au milieu des trois cadavres, nous échangeons un baiser comme vous n’en goûterez jamais.

Un baiser possédant un goût de mort et d’horreur !

Chapitre XIII

Je fais quelques pas dans la minuscule chambre des tortures. Ma nervosité revient, ma souplesse, mon cran, tout mon attirail de bagarreur, quoi !

Nous enjambons les cadavres et gagnons un coquet living-room pimpant comme une comédie musicale en technicolor.

— Si tu trouves une bouteille de rye dans cette baraque, pense à moi, dis-je à Carolina.

Elle se manie la rondelle pour me découvrir l’objet de mes aspirations.

— En voici une ! fait-elle au bout d’un instant.

— Débouche-la !

Je prends le flacon, je me carre dans un fauteuil moelleux comme un tonneau de mélasse, et je m’introduis le goulot sous le renifleur.

Souvenez-vous que le mironton qui a découvert le principe des vases communicants n’était pas la moitié d’un trognon de chou !

Je m’inocule deux bons décilitres de bourbon dans l’œsophage.

C’est le truc qui remplace le beurre !

Je me sens mieux.

Carolina, qui a découvert la salle de bains — la vraie ! — ramène une bande de gaze et un flacon d’huile pour les brûlures.

En un tournemain, elle m’a confectionné un pansement tout ce qu’il y a de meûh-meûh. C’est à croire qu’elle a passé toute sa vie dans un hosto.

— Ouf ! je fais.

Elle tient dans le creux de sa main un gros cachet.

— Avalez ça ! C’est à base de quinine.

J’avale.

Et comme je m’enfonce le cacheton dans l’intérieur à grands mouvements de glotte, voilà la sonnerie du téléphone qui se déclenche.

Nous nous regardons.

— Il faut répondre, dis-je.

J’avance la main vers l’appareil.

Aussitôt, je reconnais la voix sèche de Marrow :

— O’Massett ? demande-t-il.

— Ouais.

— Alors ?

— Il a parlé, mes hommes sont allés cueillir la fille.

— O.K., voilà du bon travail. Débarrassez-vous immédiatement, je ne veux pas courir de risques supplémentaires.

— Entendu.

— Ensuite, vous irez où vous savez.

Je grogne un second :

— Ouais.

Du diable si je sais de quoi il est question.

— Mais attention, continue Marrow, l’avion aura du retard. Il n’atterrira qu’à seize heures, vous comprenez ?

— Très bien.

— Lorsque vous aurez la chose, prévenez-moi, je passe l’après-midi chez Pills.

Il raccroche.

Je l’imite et je confie au fauteuil le double élément qui me sert de prose.

— Qui était-ce ? demande Carolina.

— Marrow.

— Je m’en doutais. Que veut-il ?

— Tu connais un certain Pills, toi ?

— Oui, c’est un de ceux qui servaient une pension au sénateur.

Je lui fais signe de la boucler, et je me plonge jusqu’au baigneur dans des réflexions.

Le fameux petit homme n’est pas un simple mot de passe, il existe. Il va s’annoncer dans quelques heures à New York.

Comment pourrais-je savoir où il arrive ? À quel aérodrome ? Je me tourne vers Carolina :

— Tu m’as dit que ta voiture était devant la porte. De quelle voiture s’agit-il ? Tu en as donc plusieurs ?

— Celle de Georges.

— Qui est cet oiseau ?

— Mon frère.

— O.K. Ce serait sans doute mieux de partir.

C’est aussi son avis. Visiblement, le voisinage des trois macchabées ne l’enchante guère.

Je me téléphone une nouvelle rasade de Cinzano et je lui déclare que je suis prêt.

* * *

Après avoir téléphoné à plusieurs endroits, nous finissons par apprendre que plusieurs avions auront du retard cet après-midi, à cause de la météo qui est tout ce qu’il y a de locdue.

Mais un seul doit se pointer à quatre heures de l’après-midi, et c’est celui en provenance de Las Vegas.

Ce Constellation doit s’amener sur l’aéroport de La Guardia. Inutile de vous confirmer que nous sommes embusqués à l’ombre de la tour de contrôle lors de l’atterrissage.

Nous tenons en effet à éviter les halls de départ et d’arrivée, car ces endroits fourmillent de flics.

— Avez-vous une idée de ce que peut être ce fameux petit homme ? me demande Carolina.

— J’allais te poser la même question. À moins que nous ne voyions débarquer un nain, je ne vois guère ce que nous pouvons espérer.

Je secoue la tête.

— Nous verrons bien, de toute façon nous n’avions pas d’autres conduites à tenir.

Sur ce, les haut-parleurs se mettent à dégoiser que le taxi de Californie est annoncé.

Effectivement, un point argenté surgit de l’ouest. Il grossit. L’avion décrit une vaste courbe pour prendre son terrain. Il se pose majestueusement. Les employés de l’aéroport cavalent en poussant l’escalier roulant.

La porte de la carlingue s’ouvre, l’hôtesse de l’air distribue ses sourires et ses jeux de jambes. Carolina et moi ouvrons grands nos châsses, car les voyageurs se mettent à dévaler l’escalier.

C’est la foule ordinaire des voyageurs par air : des gros lards à binocles et serviettes de cuir, des poules de luxe, des stars, des amoureux en voyage de noces.

Je vous assure que j’ai pris le grain pour cataloguer les gens. Faites confiance à mon diagnostic : en trois coups de cuillère à pot, j’ai accroché aux épaules d’un gnace sa raison sociale, son curriculum et la couleur des dessous de sa bonne femme.

Les types apparaissent par la porte de l’avion. Au fur et à mesure, je les classe.

Je murmure : « Un homme d’affaires, une putain, un notaire, un riche financier… »

Tout comme les grognasses qui se tirent les brèmes, histoire de voir si un barbu pourri d’osier va pas se ramener dans leur garce de vie un de ces quatre.

Qui peut être le petit bonhomme ?

Il n’y a pas de petit bonhomme. Tous les voyageurs ont quitté le zinc et je reste grosjean, les poings serrés, ou plutôt, le poing serré, car ma paluche endolorie me fait horriblement souffrir.

Carolina est frémissante comme une chienne en chaleur.

— Nous ne saurons rien ! gémit-elle en tapant du pied. Rien ! Rien !

Les gonzes du coucou s’engouffrent dans le hall des arrivées. Il ne reste sur la piste qu’une jeune femme et son enfant, un beau petit luron habillé en petit lord Fauntleroy. La jeune femme tient une mallette en porc à la main. Elle regarde autour d’elle comme si elle attendait quelqu’un. C’est une souris épastrouilliante, dans les blonds cuivrés, je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire ? Elle a une ligne du tonnerre, comme on en voit dans les pages d’annonces de Life. Elle est habillée d’un tailleur de velours noir à fines côtes, et tient une gabardine blanche sur son bras.

— Attends une seconde, je fais à Carolina.

— Que fais-tu ?

— La ferme ! Une idée à moi.

Je m’approche de la dame blonde. Elle me regarde venir d’un air interrogateur. Cet air me fait comprendre qu’elle n’attend pas un être cher, tel que son mari par exemple.

— Vous attendez quelqu’un ? je demande.

Elle me regarde et j’ai une petite secousse dans la moelle épinière, car cette souris a des yeux extraordinaires. Les plus beaux yeux du monde, des yeux, mes amis, qui, dans l’ombre, paraissent mauves.

— Qu’est-ce que cela peut vous faire ? dit-elle.

J’encaisse très bien la réplique.

— Des fois que je serais celui que vous attendez ?

— Pas possible ?

Je lâche mon gros effet :

— Des fois que je viendrais au sujet du petit homme ? Hein, du petit homme dont les carottes sont cuites.

— Oh ! je vois, fait-elle en souriant.

Elle fronce le sourcil.

— J’attendais quelqu’un d’autre, dit-elle.

— O’Massett ne peut pas venir.

— Vraiment ?

— Il est mort. C’est une raison valable, je suppose ?

Elle sursaute.

— Mort ?

— Exactement comme la grand-mère de Charlemagne. Il est tombé ce matin sur un petit coriace qui lui a enfoncé un tisonnier rougi dans l’œil. C’est tellement mauvais pour la santé qu’il en est mort.

— Qui vous envoie ?

— Marrow, parbleu ! Il nous attend chez Pills.

Cette dernière phrase paraît triompher de ses ultimes hésitations.

— Parfait. Allons-y.

— Je suis avec la secrétaire de Marrow.

Je fais signe à Carolina. Elle s’approche ; les deux femmes se considèrent avec beaucoup d’antipathie mutuelle.

— Tout est O.K., fais-je, barrons-nous.

Je me dirige vers la voiture. J’ouvre la lourde à l’arrivante afin de la faire grimper à mes côtés. Son petit garçon s’installe derrière avec Carolina.

— Il est chouïa, votre mouflet, je dis. Comment s’appelle-t-il ?

Elle me regarde à nouveau ; ses yeux mauves sont pailletés d’or.

— Adlaï, répond-elle.

— Très joli.

Je fonce en direction de la crèche à Carolina. C’est le seul coin de New York que j’estime propice à une explication.

Au bout d’un moment, la femme demande :

— Où allons-nous ?

— Mais… chez Pills.

— Non, fait-elle, Pills habite dans le Bronx.

— Erreur, il a déménagé.

Elle serre les lèvres puis, brusquement :

— Qui êtes-vous ?

— Je vous l’ai dit : l’envoyé de Marrow.

Elle secoue la tête.

— Non. Vous m’avez eue. Vous êtes du F.B.I., n’est-ce pas ?

— Je vous dis que je suis…

Elle a un geste d’agacement.

— Inutile de mentir. Je sais que vous ne venez point de la part de Marrow.

— Sans blague.

— Oui.

— C’est votre petit doigt qui vous rancarde aussi mal ?

— Non, simplement le fait que vous m’ayez demandé comment s’appelait Adlaï.

— Pourquoi ?

Elle enchaîne :

— Plus le fait que vous me demandiez pourquoi.

Je comprends que c’est scié. J’ai fait une connerie et, maintenant, notre petit cinéma est dans les gogues.

Le parti le plus sage est de la boucler jusqu’à ce que nous puissions avoir une conversation soignée, à l’abri de tout esclandre et des oreilles indiscrètes.

— Où me conduisez-vous ? demande-t-elle.

— Bouclez-la, cocotte. On parlera de ça dans un instant.

Elle s’adosse à la banquette et regarde défiler le paysage d’un air absent.

* * *

Cette réaction ne me paraît pas catholique. C’est la première fois que je trouve sur ma route une femme et son chiard mêlés à une vieille combine ! Carolina ne bronche pas. J’arrive à la propriété près de la River. Ce coin est rêvé pour faire raconter sa vie à quelqu’un qui a envie de la boucler. Je fais entrer tout mon monde au salon désaffecté.

— Carolina, dis-je, peut-être ce chérubin aimerait-il manger un morceau de chocolat ?

Je lui fais signe d’évacuer le lardon. Ce dernier est docile comme un caniche. Il accepte la main qu’elle lui tend et ils nous laissent en tête à tête, la dame en noir et moi.

— Écoutez, dis-je à celle-ci, mieux vaut ne pas perdre son temps. Avez-vous entendu parler de l’Ange Noir ?

— N’est-ce pas ce gangster fameux qui a mystifié si souvent la police ? N’est-ce pas lui qui, tout récemment, a abattu le sénateur Pall ?

— Exact. Il a fait bien d’autres choses depuis. Il a mis le nez dans les affaires de Marrow, et lui a lessivé cinq hommes, y compris O’Massett. Et O’Massett n’était pas un branque, vous pouvez m’en croire…

— Je sais, fait-elle.

— Il y a une chose que vous ne savez pas…

— Je vous écoute…

— L’Ange vient d’enlever le petit homme…

Elle hausse un sourcil, comme Marlène lorsque le gars qu’elle ne peut pas piffer vient lui vendre des salades flétries.

— Tiens, dit-elle, ainsi c’est vous ?

Elle me regarde.

— On se fait des idées fausses sur les gens ; je m’imaginais qu’un gangster comme l’Ange Noir devait être un garçon séduisant, quelque chose comme un loup ardent, vous saisissez ?

Décidément, mon déguisement nuit à mon esthétique car c’est la seconde fois dans la journée qu’on me balance en pleine poire une réflexion de ce genre.

— Nous ne sommes pas venus ici pour discuter les canons de la beauté chez les durs…

— Nous sommes venus ici pour quoi au juste ?

J’y vais à la loyale :

— Pour que vous m’affranchissiez sur l’histoire du petit homme…

Elle a un mouvement de recul…

— Vous ne savez donc pas ?

— Non. Je ne connais que le mot de passe, c’est maigre. J’ouvre des portes, mais je ne sais plus où je me trouve… Alors, vous allez être gentille et me rancarder…

— Jamais, dit-elle.

Elle n’a pas crié… Elle n’est pas théâtrale, elle a parlé tranquillement, fermement, et son ton a sonné désagréablement à mes esgourdes.

— Il vaut mieux ne pas provoquer le matelot, poupée… Depuis ce matin on joue à qui fera jacter son prochain, et jusqu’ici c’est moi qui ai gagné. À votre place, j’irais carrément…

— À votre place, je n’insisterais pas, dit-elle…

— Il existe des moyens de faire parler une jolie fille… Il en existe surtout pour les mères de famille. Que diriez-vous si je ficelais Adlaï entre deux planches, et que je le scie en deux ?

— Vous feriez ça ?

Elle me questionne, non pas d’une voix épouvantée, mais d’une voix curieuse.

— Vous voulez une démonstration ?

Ses yeux plongent dans les miens comme des dards.

— Inutile, dit-elle, je sais que vous êtes capable d’une chose pareille, cela se lit dans votre regard aussi clairement que dans un livre…

— Alors ?

Elle porte la main à la petite poche de son tailleur et en extrait une minuscule ampoule.

Avant que j’aie eu le temps de réaliser ce qui se passe, elle se fourre l’ampoule dans le bec et y donne un coup de dents.

Aussitôt son visage prend une teinte violette, ses yeux s’agrandissent, elle essaie de lever un bras, puis elle bascule sur le plancher.

Carolina entre.

— Que lui avez-vous fait ? s’enquiert-elle.

— Je lui ai posé une question…

Elle se baisse et pose sa paume sur la poitrine de la femme blonde.

— Et c’est avec une simple question que vous l’avez tuée ?

Je réfléchis. C’est possible…

— Elle a croqué une ampoule de strychnine, si tu ne me crois pas, ouvre-lui la bouche…

— Qu’est-ce que ça veut dire ? questionne Carolina.

— Rien de bon… Ce procédé n’est employé que dans certains services d’espionnage : la mort plutôt que la trahison, air connu… Je croyais que c’était un truc pour les romanciers, mais tu vois que non…

Je demande :

— Où est le gamin ?

— À la cuisine. Il boit du lait…

— Allons le rejoindre…

Adlaï est paisible. C’est un gosse au regard triste.

— Alors, lui dis-je, ça marche l’appétit, garnement ?

Il me jette un regard peureux et prononce un « oui » étranglé.

— Comment s’appelle ta maman ? je lui demande…

Il secoue la tête.

— J’ai pas de maman…

— Alors qui est la dame qui t’accompagne ?

— Ferna…

— C’est ta tante, ta grande sœur, ou quoi ?

— C’est Ferna.

— Tu habites avec elle ?

— Oui…

— Depuis longtemps ?

— Oui…

— Tu as quel âge ?

— Six ans.

— Où est ton père ?

— Je n’ai pas de père…

Carolina et moi, nous nous regardons. L’arrivée de ce gosse dans cette aventure est pour le moins déconcertante.

— Où habites-tu ?

— À East Los Angeles…

— Seul avec Ferna ?

— Oui…

— Qui vient vous voir, dans votre appartement ?

— Oncle Sikha…

— Souvent ?

— Je ne sais pas…

— Tu viens fréquemment à New York ?

— Des fois…

— Tu connais quelqu’un, ici ?

Il semble ne pas comprendre la question.

— O’Massett, lui dis-je, tu sais qui c’est ?

Son visage s’éclaire.

— Oh oui, il m’a acheté une petite auto qui ne tombe pas de la table…

— Et M. Marrow, tu connais ?

Là encore, il paraît ne pas très bien comprendre.

— Quand vous venez à New York, Ferna et toi, où couchez-vous ?…

— Dans la maison de M. O’Massett…

Je crois qu’il n’y a rien de plus à tirer de ce petit.

Je retourne dans le salon et je me mets à fouiller les fringues de Ferna.

Elles ne recèlent absolument rien d’intéressant. Son sac à main contient deux mille dollars (je les rafle au passage) et des bricoles de gonzesse…

— Elle avait un sac en peau de porc, je dis à Carolina, qu’est-il devenu ?

— Il a dû rester dans la voiture…

Nous allons voir… Il s’y trouve en effet, nous l’ouvrons. Je suis plus fébrile qu’à l’ordinaire…

Le sac ne contient qu’un volumineux livre de cuisine…

Chapitre XIV

— Faisons une mise au point, dis-je à Carolina… Nous nous trouvons à la tête d’un cadavre de jeune femme, d’un gosse mystérieux et d’un livre de cuisine…. Nous n’avons pas perdu notre temps !

Je ricane et, pour atténuer ma déception je me pousse sous le nez un flacon de whisky de feu Rémus…

— Et pour en arriver là, je renchéris, quelle hécatombe ! Sans parler de ma main amochée…

Je tète la dernière larme de la bouteille et je la balance dans une glace de Venise qui me renvoyait ma mine déconfite.

Elle ne me fait aucun reproche, ce qui est heureux pour elle, because, dans l’état de nervosité où je suis, je lui aurais fait manger son slip.

Je me lève.

— J’ai failli réussir, dis-je. J’ai eu cent dix mille papiers dans cette poche !

Et alors une vache aurore boréale pointe sous mon chapiteau.

— Après tout, il me reste le Marrow…

Maintenant que je lui ai démoli sa vieille garde, je vais peut-être pouvoir le manœuvrer un peu, c’est affreux, d’autant qu’il a une façon de me considérer qui me déplaît souverainement.

— Cette fois, Carolina, va falloir que ça pète ou que ça casse !

— Qu’allez-vous faire ?

— Je vais m’occuper de Marrow. Toi, tu vas gaffer le lardon. Surtout, qu’il ne se fasse pas la paire ! Je te laisse aussi le cadavre et le livre de cuisine. Sur le bouquin tu trouveras peut-être une recette pour accommoder les cadavres de femmes blondes…

Elle ne goûte pas beaucoup la plaisanterie et fait la grimace.

— J’ai peur, murmure-t-elle.

— Peur de quoi ?

— Peur pour toi !

Voilà que, sans savoir comment ça s’est fait, j’ai sa langue dans ma bouche. S’il y a une souris qui m’a à la chouette, c’est bien ma Carolinette. En voilà une qui grimperait contre les murs pour ma pomme, maintenant.

Faut dire qu’il y a comme ça, sous le grand ciel du bon Dieu, une chiée de grognasses qui deviennent toutes choses en pensant à l’Ange Noir…

* * *

Chez Pills, c’est un hôtel particulier vachement rupin dans le quartier des légumes.

Je sonne carrément à la grille. Un maître d’hôtel, qui doit dater de la guerre de Sécession, m’ouvre et me regarde comme si j’étais un colombin oublié par le balayeur.

— M. Marrow est-il ici ?

Il élude ma question, mais je décide que sa réponse contient une affirmation.

— C’est à quel sujet ? demande-t-il…

— Dites-lui que c’est de la part de son copain O’Massett. Et maniez-vous, ça fera du bien à vos rhumatismes !

Visiblement, mes façons ne l’enchantent guère. Il me désigne un canapé du hall, grand comme un terrain de base-ball, et s’éclipse, raide comme un dindon.

Il ne tarde pas à revenir.

— Ces messieurs vous attendent !

Je le suis. J’ai mon pétard dans ma poche et du soleil plein le cœur. Je vais lui en boucher une surface, au Marrow…

Le larbin me fait entrer dans une vaste pièce qui, si elle n’est pas un hangar d’avion, doit être un bureau. Il y a quatre types icigo, dont Marrow.

Lorsque j’entre, Marrow ouvre une bouche tellement grande qu’on pourrait y faire passer un ferry-boat !

— Vous ! Vous ! balbutie-t-il.

— Oui, papa. Moi, moi ! Le retour de Zorro, si tu préfères… Tout locdu que je suis, tu vois que je ne me défends pas trop mal…

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demande l’un des assistants, une espèce de vieux schnock qui a une belle salle à manger démontable, ce qui le fait un tantinet zozoter…

— Qui est cet homme ? questionne un autre…

Le quatrième ne dit rien, mais il fronce tellement les sourcils qu’on ne lui voit plus les châsses.

Marrow murmure :

— C’est l’Ange Noir.

Vous parlez d’une réaction, mes aïeux !

Tous sursautent comme s’ils venaient de s’asseoir par mégarde sur un brasero.

Je tire mon feu. C’est une manie, voyez-vous, dont je ne parviendrai jamais à me débarrasser.

Quand je joue à l’archange Gabriel, faut toujours que j’exécute mon numéro de cirque.

Je vise le fil téléphonique qui pend du bureau et, croyez-moi ou ne me croyez pas, je m’en tamponne, mais ma balle le sectionne net !

Le vieux larbin s’annonce à tout berzingue. Il ouvre la lourde en criant : « Qu’est-ce qui se passe ? »

Je le chope par son revers, je le propulse dans la pièce et je referme la porte.

— Messieurs, dis-je, j’aime bien m’exprimer sans que subsiste la moindre équivoque. Je vous ai donné un petit échantillon de mon adresse, en voici un maintenant de ma brutalité.

Je lève mon feu et je braque une pastille dans la tronche de méduse du larbin. Quand je vous disais que le pétard d’O’Massett faisait du dégât ! Sa trompette éclate littéralement. Y a des morcifs de cervelle collés au plaftard, du sang sur les fringues des bonshommes et, sur le tapis, au milieu d’une mare de sang, on aperçoit le râtelier du maître d’hôtel.

Les gonzes sont blancs comme des merdes de laitiers. Les plus vioques tremblent tellement que si on leur cloquait une clochette dans les paluches, on aurait l’illusion de se baguenauder dans les pacages du Haut-Tyrol.

— Avis aux amateurs ! je lance. C’est mon indicatif. Marrow, je vais m’adresser à vous puisque nous nous connaissons déjà. Je vais vous bonnir ce que vous ne lirez pas encore dans votre journal habituel.

J’ai scrapé O’Massett. Il est mort d’un tisonnier rougi dans l’œil. J’ai buté aussi les deux zouaves qui jouaient les caïds, lorsque vous avez téléphoné à O’Massett, je venais juste de terminer l’hécatombe maison ; c’est moi qui ai pris la communication, et, malgré que je ne sois qu’un pauvre tueur de patronage ou de périphérie, je vous ai possédé jusqu’à la moelle épinière incluse. Je suis allé attendre l’avion de Las Vegas et j’ai réceptionné Ferna.

Ils sursautent tous.

Je poursuis :

— J’ai emmené en lieu sûr Ferna, le môme Adlaï et… le reste.

Là, c’est une phrase au bidon. Je ne sais pas s’il y a un reste, mais il faut toujours donner aux mecs qu’on est en train d’arnaquer l’impression qu’on en sait plus long qu’en vérité.

— J’ai posé une colle à la belle Ferna, mais c’est une souris qui a horreur des questions. Quand on la contrarie, elle s’alimente à la strychnine… Bref, elle est morte à cette heure comme une tranche de thon à l’huile. Je ne puis donc vous proposer que le reste…

Je les regarde.

— Seulement, ce sera cher… Très cher. Ça va vous coûter deux cent cinquante sacs à chacun.

Je demande à Marrow :

— D’accord ?

Il regarde les autres. Tous ont un imperceptible signe d’acquiescement.

— D’accord, fait-il.

— Parfait. Voilà comment on va manœuvrer. Vous allez mandater l’un de vous pour aller récolter le pognon. Je garde les trois autres comme otages. Si celui qui sort joue au con, je continue le casse-pipe. Vu ?

« Il me faut toute la somme en liquide, et je vous déconseille de noter les numéros des billets. Personne ici n’a intérêt à ce que je sois arrêté, n’est-ce pas ? Allons, qui va aux provisions ?

Un grand zig se lève.

Je réalise que ce doit être Pills. Ses paroles me prouvent aussitôt que j’ai raison.

— J’ai la somme chez moi, dit-il.

— Vous avez une brique sous la main, vous ? Eh bien mon coco, vous trimballez quelque chose comme vaisselle de fouille !

Il se tourne vers les autres.

— Puisque nous lui remettons cette somme, autant lui donner l’argent que nous devions partager.

— Minute, fait le plus vieux qui rajuste sa salle à manger et paraît avoir repris quelque courage. Qui nous prouve que cet homme nous remettra bien le petit Sventson et le livre de cuisine, une fois qu’il aura l’argent ?

Je sursaute. Le petit Sventson ! Maintenant je comprends tout. Sventson est un savant qui, dans la région de Las Vegas, travaille aux recherches atomiques. Il y a cinq ans, son fils a été kidnappé ; c’était un poupon. On n’a jamais retrouvé les ravisseurs. Par la suite, le cadavre d’un bébé a été découvert du côté de Beverly Hills, méconnaissable. On a décidé qu’il s’agissait du petit Sventson. Mais le gosse vit toujours, la preuve !

La bande organisée qui l’a enlevé doit s’en servir pour faire pression sur le père et lui faire cracher ses secrets. Sventson sait que son fils vit toujours. On doit lui donner des photos, de temps en temps, pour le rassurer. Et alors la bande Marrow et Cie le tient à sa merci.

C’est recta. Du travail de grande classe. Et le livre de cuisine doit servir à véhiculer les documents.

J’éclate de rire.

— Tranquillisez-vous, dis-je, pour en revenir à la question posée par le vieux gland. Vous m’accompagnerez tous les quatre jusqu’à l’endroit où est planqué le mouflet. Une partie du groupe restera dans la voiture tandis que l’autre viendra avec moi dans la carrée, vu ?

Ils acceptent.

Chapitre XV

C’est un drôle de cortège qui stoppe devant la maison de la môme Carolina. Nous sommes cinq, empilés dans ma voiture. C’est Marrow qui conduit. Je suis assis à ses côtés et je lui indique la route tout en jouant avec mon feu.

Derrière, les trois pègreleux ne pipent pas mot. Ils ont le trouillomètre au-dessous de zéro, moi je vous le dis, et ils se demandent de quelle manière cette séance va finir.

Moi, je ne me le demande pas, j’ai ma petite idée là-dessus.

— Voilà, dis-je, je vais aller chercher le chiard avec Marrow. Vous autres, ne levez pas le petit doigt, ou y aura du pet.

Je rentre dans la bicoque. Carolina pâlit un peu en voyant radiner son ancien patron.

— Ayez pas peur, chérie, il ne mord pas. Ce Monsieur et ses acolytes sont devenus raisonnables.

Nous entrons.

— Maintenant, Marrow, j’ai un petit compte à régler avec vous.

Il pâlit et perd de sa superbe.

— Vos paroles de l’ambulance me sont restées sur la tomate, mon petit père. On va se mettre à jour, si vous voulez bien.

J’empoche mon feu, ce qui paraît le soulager passablement, et je lui mets un parpaing à la pointe du menton.

Ce mec a du nerf. Il riposte par un crochet du droit qui me fait craquer les mâchoires. Je suis un peu sonné, mais la douleur achève de faire monter ma tension. Je lui plonge dans le coffret, tête la première et, comme un taureau qui coiffe un toréro, je le plaque contre le mur. Il a le souffle coupé net. Alors, je me recule, et je lui fiche mon genou dans les précieuses. Il se casse en deux ; je prends un nouveau recul et je le redresse d’un coup de pompe sous le menton..

Ça fait comme dans un appareil à sous quand vous décrochez la timbale. Il s’effondre. Alors, peinard, je lui écrase le pif avec mon talon. Ensuite, je m’attaque à son pavage.

En trois minutes sa propre mère ne voudrait même plus en entendre parler et le ferait porter aux ordures. Un dernier coup de tatane l’envoie au pays des rêves. Quand il se réveillera, il faudra lui faire tellement de points de suture que sa gueule ressemblera à une fermeture éclair.

Carolina m’a regardé maquiller le bonhomme en silence.

— Où est Adlaï ? je lui demande.

— Dans ma chambre.

— Va le réveiller et amène-le !

Elle s’exécute. Lorsque le moujingue est là, j’attrape le livre de cuisine et je dis :

— En avant marche !

Les trois peaux de raves commençaient à se faire du mouron.

— Écoutez, dis-je, Marrow est fatigué, il vous rejoindra plus tard.

Ils baissent la tête.

— Faites pas ces gueules, il est simplement groggy ! J’avais une correction à lui administrer, c’est chose faite.

— Voici le bouquin et le gamin.

Ils sautent sur le livre et l’un des mecs le fait disparaître dans sa serviette.

— Maintenant, en route ! dis-je en m’installant derrière le volant.

— Où allons-nous ? demande Pills.

— Je vous ramène dans le centre.

Carolina prend le mouflet sur ses genoux ; je démarre.

On arrive dans le centre. Je ralentis en parvenant à la hauteur d’un flic.

— Monsieur l’agent, je fais. M’sieur l’agent.

Le gars s’approche.

— Ce qu’il y a ?

— Tenez, on vient de trouver ce pauvre petit mioche du côté de Brooklyn, il s’est perdu. Son prénom est Adlaï, paraît-il. Adlaï Sventson.

— Bon, fait l’agent, on va tâcher de retrouver sa bonne vieille maman, à ce chéri.

Il prend le gosse des mains de Carolina et louche un peu sur les genoux de ma belle.

Adlaï prend la main de l’agent. J’ai jamais vu un lardon aussi passif.

Je fais un geste cordial au flic et je redémarre.

— C’est une honte ! s’écrie Pills.

— Vous, le grand conard, mettez une sourdine ou je vous plombe ! Maintenant descendez, tous les trois. Estimez-vous heureux que je vous laisse le bouquin et la vie sauve !

Ils se trissent sans demander leur reste.

— Où allons-nous ? demande Carolina.

— À l’aéroport. On va fréter un avion-taxi pour le Canada et de là, ma jolie, ce sera l’Europe.

Je palpe mes profondes. Y a un de ces paxons de trèfle là-dedans qui laisserait rêveur le caissier principal de la Banque nationale.

— Pourquoi as-tu confié le gamin à l’agent ? Ça n’est pas prudent !

— Bast, je murmure, pour la première bonne action que je fais, tu ne vas pas me la reprocher, non ?

Conclusion

Des petits nuages s’effilochent autour de nous. Il fait bon vivre. Je finis d’expliquer à Carolina l’histoire du môme Adlaï.

— Tu comprends, lui dis-je, tant qu’il était aux mains du consortium Marrow, ces fumelards pouvaient faire chanter le savant. Sventson donnait les plans atomiques des U.S.A. pour conserver la vie de son momard.

— Ferna servait d’intermédiaire. C’était elle qui apportait la moisson de Sventson à New York. Et ces plans, sais-tu dans quoi elle les véhiculait ?

— Ça t’est venu à l’idée comme ça ?

— Dame, un livre de cuisine n’est pas un bagage bien catholique. J’ai examiné celui de Ferna.

— Ah…

Je dis « ah », sans prêter attention à ce qu’elle me raconte, mais elle s’y entend pour ménager l’intérêt, cette mômette.

— J’ai trouvé…

— Ah, tu…

Je sursaute.

— Tu as trouvé quoi ?

— Ben… les documents !

— Hein !

— Pendant que tu agissais, moi je réfléchissais. J’ai étudié le mot de passe. De la part du petit homme… (le petit homme c’est Adlaï) dont les carottes sont cuites.

Elle sort de son corsage une page du livre.

— J’ai arraché le feuillet consacré aux carottes. Examine-le, tu découvriras que les points au-dessus des i sont des microspoints collés. Voilà toute l’histoire de leur combine…

Je ne regarde pas la feuille, mais je la chope par le menton et je lui roule un baiser que je n’interromps qu’aux portes mêmes de l’asphyxie.

— Toi, je lui dis, tu vaux de l’or…

Et croyez-moi, bande de pauvres pedzouilles, ça c’est vrai ! Je peux vous parier un flacon d’anticorps contre une migraine de génisse qu’une souris de ce calibre, vous n’en trouverez jamais !

Prochain volume à paraître :
Java au cimetière [15]
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