TROISIÈME ÉPISODE LE BOUILLON D’ONZE HEURES

À Charles Moulin,

l’acteur le plus costaud « in the world »,

qui m’a donné envie de connaître la Provence.

L’Ange Noir

Première partie

Chapitre premier. Descendez, on vous demande !

— M. Mattiew, me déclare le portier, c’est au sixième.

Le portier a eu certainement une girafe ou une tringle à rideaux dans ses ascendants. Ça se voit à la façon dont il porte sa tête au bout de son cou, comme si c’était l’objet le plus précieux et le plus spectaculaire qu’on ait jamais vu circuler sur cette garcerie de planète.

— Merci, je lui dis.

Dans la vie, y a ceux qu’ont de l’éducation et y a ceux qui n’en ont pas plus qu’un anus de cheval. Y a aussi ceux qui font des valdingues dans les cages d’ascenseur, et c’est un de ces particuliers que j’aperçois trente secondes après avoir demandé mon petit renseignement au portier.

Quand je dis que je l’aperçois, c’est la vérité la plus homologuée que j’aie jamais proférée. En effet, le pèlerin passe devant mon pifomètre juste au moment où je m’apprête à appuyer sur le bouton d’appel.

Il dégringole en poussant un cri qui ressemble à celui d’un personnage de dessins animés.

Il y a un grand « plouf », puis c’est le silence.

Je ne suis pas le type à sortir de mon calme olympien parce qu’un pauvre locdu vérifie les lois de la pesanteur. Les mecs qui voltigent dans les cages d’ascenseur ne m’intéressent pas. Le cas échéant, c’est même moi qui les y pousse. Seulement, là, le cas est différent. Et je vais vous expliquer pourquoi.

Le signet de cuivre indiquant la marche de la cabine est immobilisé sur le numéro 7, ce qui indique que l’ascenseur est stoppé au septième étage. Or, sur le même tableau de cuivre, je vois une ampoule rouge qui clignote à la hauteur du 6, ce qui signifie que la porte du sixième est ouverte et que, par conséquent, c’est du sixième que le zigoto a piqué une tête…

Comme c’est au sixième que pieute Mattiew et comme ce Mattiew, que je n’ai pas encore l’honneur de connaître, m’a l’air d’un type pas comme les autres, vous comprenez que je sois tout de même intéressé…

J’attends une seconde de plus avant de prendre une décision, histoire de voir si le portier-à-coulisse ne va pas ramener sa calbombe. Mais il est en train de bâiller devant son poste de télévision, et on pourrait lui enlever son immeuble brique par brique qu’il ne s’en apercevrait pas.

Alors je fais demi-tour et m’engage dans l’escalier. Maintenant, le moment est peut-être venu d’allumer votre réverbère.

Voilà : comme je commençais à être sérieusement scié aux U. S. A., où rien que mon nom donne le cafard aux flics, j’ai décidé, dans l’intérêt de ma santé, d’accorder un peu de vacances à la flicaillerie de mon bled et d’aller visiter l’Europe.

Il paraît, aux dires de Pedovna, un dur de mes aminches qui s’est fait sucrer par un Fédé, dans un bar de Los Angeles, il paraît, dis-je, que l’Europe est un coin tout ce qu’il y a de tocasson pour les mecs de mon espèce. Avant-guerre, on y faisait son beef et les gars un tant soit peu dégourdoches ne mettaient pas longtemps à se construire une situation. Mais depuis le grand pastaga, il est apparu une foule de demi-sels qui se prennent pour des terreurs parce qu’ils ont appris à mâcher le chewing-gum avec des Ricains et ces pauvres tordus ont flanqué la perturbation dans le turbin !

Pourtant, je crois de toutes mes forces en ma jugeote et pour moi, toutes les villes sont des bons coins. Y a aussi une chose en laquelle je crois fortement, c’est en ma chance. Enfin, bon Dieu, quoi ! Je vous fais juge… J’ai débarqué à Londres hier, venant de Liverpool. Je suis allé prendre une chambre au Continental et j’ai commencé par quoi on commence toujours lorsqu’on arrive de voyage : par prendre un bain… Ensuite, comme il faisait un soleil à tout casser, ce qui est, paraît-il, exceptionnel en Angleterre, je suis allé me sécher sur le balcon. L’hôtel est ainsi fait qu’il y a un balcon pour deux piaules, ce balcon est coupé en deux par une grille. Moi, sur la pointe des pieds, je m’approche de la séparation, histoire de bigler par la porte-fenêtre d’à côté, s’il n’y a pas un couple en train de faire une partouze.

Je pars du principe que, dans la vie, il ne faut jamais rater l’occase de prendre un jeton.

Je glisse donc un regard de reptile dans la carrée, et, au lieu d’amoureux en délire, j’aperçois un type d’âge moyen. Il est habillé pour le voyage et ses valises sont faites. Ce mec a une gueule carrée, le teint brique et des épaules de déménageur… Je ne prêterais pas la moindre attention à lui s’il ne se livrait pas à une occupation passionnante. Ce mec est en train de plier une pile de billets de mille livres dans un morceau de papier d’emballage. Il écrit une adresse dessus, la sèche sur le buvard du sous-main et sonne un larbin. Le groom arrive.

— Monsieur désire ?

— Voulez-vous aller me poster ça, boy ?

Il lui tend le précieux paquet, plus un billet d’une livre qu’il maintient dessus avec son pouce.

— Comme quoi ? demande le groom.

— Imprimé, fait nonchalamment le type.

Moi, j’en suis littéralement sur le postère.

Envoyer une fortune comme de vulgaires imprimés, ça ne se voit pas tous les jours…

Et, je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais les gens qui font des trucs pareils m’intéressent plus que le ministre de la Guerre.

J’observe mon zig. Il dit au larbin :

— Dites qu’on vienne prendre mes valises, je m’en vais…

Et, effectivement, il se taille.

Je cours jusqu’au couloir afin de m’assurer qu’il les met bien, puis je reviens au balcon, enjambe la grille et pénètre dans la chambre du gars, le sous-main de ma chambre sous le bras. Je le troque contre celui de l’emballeur de sterlings et me voici à nouveau dans ma piaule. Tout cela ne m’a pas pris plus de soixante secondes, ce qui, en Angleterre, plus qu’ailleurs, fait une petite minute.

Je colle mon buvard devant la glace du lavabo ; ainsi procèdent tous les héros de romans policiers, et je déchiffre l’adresse que le voyageur a écrite sur son paxon ; Mattiew, Greenwich Street, III…

Je balance le buvard dans la corbeille. Je me loque et je descends à la réception.

— Pardon, fais-je au préposé, pouvez-vous me dire le nom du voyageur qui vient de quitter le 1416 ?

J’ajoute :

— Je l’ai aperçu et il me semble que c’est une de mes anciennes relations.

Du moment que j’aligne un biffeton sur le registre, le gars n’a rien à me cacher.

— C’est un certain M. Mattiew, me dit-il…

Je ne laisse rien voir de ma surprise.

— Je vois, n’habite-t-il point Greenwich Street, au III ?

Il potasse le livre des entrées.

— Exactement, Monsieur…

— O.K., ça va…

Et je m’en vais, en me demandant ce que n’importe qui se demanderait en pareil cas, y compris vous, qui êtes de solides mous de la tronche : quel est ce type qui s’envoie à lui-même une liasse de billets de mille, grosse comme un matelas pneumatique, et qui vient loger au Continental alors qu’il crèche à trois cents mètres d’ici ?

Tout en grimpant, j’ajoute : « Et qui demeure à un étage d’où dégringolent des bonshommes… »

Maintenant, si vous vous demandez ce que moi, je fiche dans cette turne, c’est que vous n’avez absolument rien compris à ma psychologie, auquel cas vous feriez mieux d’aller vous faire cuire un œuf.

On dit que les fleurs se tournent vers la lumière… Moi, quand je suis fleur, c’est vers le fric que j’ai plutôt tendance à m’orienter…

* * *

Tout en remuant ce petit cinéma sous mon chapiteau, j’ai gravi les six étages.

La porte de l’ascenseur est grande ouverte. J’examine le sol, mais je ne vois absolument rien d’insolite.

Alors je vais appuyer sur l’unique bouton de sonnette qui accompagne l’unique porte de l’étage.

Un court silence, puis, brusquement, la lourde s’entrouvre et j’ai devant moi une gentille déesse, construite comme si elle devait être exposée au musée.

Elle est brune, roulée comme une cigarette de luxe, et elle a le moins possible l’air anglais. Entendez par là que sa mâchoire inférieure ne précède pas l’autre de cinquante centimètres.

Ses yeux sont bleus. Ses lèvres appétissantes et des petits cheveux fous voilent ses oreilles. Bref, c’est mon genre.

— M. Mattiew, dis-je aimablement.

Elle me fait un sourire qui attendrirait un bandage herniaire. Mais je ne suis pas un bandage herniaire.

— Il n’est pas ici, me dit-elle.

Nouveau sourire qui me laisse extérieurement impassible.

— Quand rentrera-t-il ?

— D’ici une huitaine de jours, il est en voyage…

À ce moment-là, j’aperçois un imperméable d’homme accroché au portemanteau. Cet imperméable est mouillé et, voyez comme c’est marrant, il flottait il y a un quart d’heure.

— Je peux vous entretenir ?

— C’est à quel sujet ?

— C’est privé…

Et j’entre de force. Comme elle n’est pas de taille à s’opposer à mon intrusion, elle s’efface.

Je repousse la porte derrière moi.

— En voilà des façons ! s’exclame-t-elle.

Je la regarde bien posément et je m’aperçois qu’elle est plutôt pâle… Est-ce la colère ou bien autre chose : la peur, par exemple ?…

Je désigne l’imperméable humide.

— Je ne vous dérange pas, au moins ? Je vois que vous avez du monde…

— Mais je…

— Oui ?

— Il n’y a personne, je suis seule…

Je la regarde encore, bien droit dans ses châsses, et je comprends qu’elle ne ment pas. Comme je suis en forme, côté cérébral, je comprends aussi que cet imperméable appartient — ou plutôt appartenait — au brave homme qui gît tout au fond de la fosse de l’ascenseur.

Ce qu’elle peut être à ma main, la déesse.

Elle porte un peignoir de soie pourpre.

— Le rouge vous va bien, dis-je en souriant à mon tour. Vous êtes Mrs Mattiew ?

Elle réagit.

— Et vous, qui êtes-vous ?

— Oh moi, fais-je, ça n’a pas d’importance…

— Allez-vous finir cette plaisanterie !

Elle prend des couleurs, la donzelle.

— Ce que j’en disais, c’était pour savoir… Mais je saurai votre nom, demain… par les journaux.

Là, elle accuse terriblement le choc.

— Vous dites ?

— Que le premier journal venu parlera de vous demain et publiera votre photographie…

— Vraiment ?

— Oui…

— Et pourquoi ?

Je lui mets la main sur l’épaule et elle n’a pas l’idée de se dégager.

Elle est dans le cirage. Mon entrée l’a déconcertée. Elle s’attendait à tout, sauf à la visite d’un personnage pareil. Du reste, son « pourquoi » manque de vérité, voire plus simplement, d’effort. Il est vide, sans intonation, il n’espère même pas donner le change.

— « Pourquoi », je murmure…, pourquoi, ma beauté… Mais parce qu’une vieille coutume de la presse veut qu’on publie en première page la photo et le nom des assassins…

— Ça n’est pas vrai…

— Qu’est-ce qui n’est pas vrai ?

Elle baisse la tête, ce mouvement lui fait découvrir ma main, qui pend sur sa poitrine, elle esquisse un saut de carpe, son regard se voile comme celui de Lakmé.

— Qui êtes-vous ? crie-t-elle.

— Un homme, dis-je. Un homme qui se penche sur votre cas… et sur les cages d’ascenseur.

On a raison de dire qu’il ne faut pas parler de corde dans la maison d’un pendu. Le mot « ascenseur » la fait sursauter comme si elle s’était assise sur un chat crevé.

— Vous êtes américain ? demande-t-elle au bout d’un petit temps mort (c’est le cas de le dire).

— Ça s’entend ?

— Oui…

— D’accord, je suis américain… On peut s’asseoir et boire un coup ?

— Venez…

Elle me fait entrer dans un petit living-room gentiment arrangé.

Je me laisse choir dans un fauteuil. Elle m’imite, sans me quitter des yeux. Elle me fait penser à ces chiens maltraités qui ne perdent pas leur tourmenteur de vue dans la peur de recevoir un coup.

— Vous êtes la femme de Mattiew ?

— Oui.

— Il est parti pour longtemps ?

— Je vous l’ai dit : huit jours…

— Et l’autre, qui est-ce ?

Elle baisse les yeux.

— Ça n’est pas de ma faute, balbutie-t-elle.

— Ce n’est pas un nom, ou alors il est trop long et trop composé. Mrs Mattiew, je vous demande le nom de l’homme que vous venez d’expédier en bas…

— C’est Bobo Stone…

— L’acteur de cinéma ?

— Oui.

Je siffle.

— Mazette, vous travaillez dans les produits de luxe, mon chou. C’est une histoire dont on n’a pas fini de parler.

Je me lève et vais rafler une bouteille de Black & White.

Je la débouche, m’en jette un coup dans le portrait, suivant la méthode dite « à la régalade », et la pose sur la carpette à portée de ma main.

— Si vous me racontiez un peu comme ça s’est passé ?

— Bobo est un ami de mon mari… Voilà longtemps qu’il me fait la cour. Aujourd’hui, sachant mon mari parti, il est venu me trouver… Il était plus pressant que d’habitude. Au point que je lui ai demandé de partir… Il a gagné la sortie. Je l’ai suivi jusqu’à l’ascenseur. La porte n’en était pas fermée, mais il ne s’en est pas rendu compte.

— Et alors il a mis le pied dans le vide, le pauvre cher homme…

— Oui…

Je me lève, m’approche du fauteuil de mon interlocutrice et lui flanque une beigne sur la bouche.

Elle est étourdie, puis la voilà qui se met à pleurer.

— Cet avertissement pour te faire comprendre que j’ai horreur des gnières qui veulent me refaire le coup du Petit Chaperon rouge. C’est juste le genre d’histoire qu’on raconte aux chiards, mais pas aux loups. Moi, je vais te donner une autre version, poulette. Une bien meilleure, bien plus plausible que la tienne.

« Tu avais décidé de liquider ce mec. Tu savais qu’il viendrait à une heure précise, et tu savais qu’il ne se ferait pas voir, car il avait sûrement l’habitude de venir faire des galipettes pendant l’absence de ton singe. Il se planquait surtout pour éviter les commérages de la presse, toujours à l’affût d’une coucherie d’artiste. Bon, avant qu’il se pointe, tu es allée ouvrir la porte de l’ascenseur afin d’immobiliser celui-ci. Puis tu as attendu.

« Le Bobo a sonné, tu lui as ouvert. Il devait souffler comme un bœuf, six étages à pinces, ça vous bouscule l’aorte. Il a ôté son imperméable. Puis il a levé la tête en même temps que les bras, en raccrochant. Tu lui as mis un coup de quelque chose de dur à la base du crâne, ça l’a étourdi. Alors tu l’as traîné jusqu’à l’ascenseur et tu l’as balancé dans le cirage, au moment où il récupérait. Il a retrouvé l’usage de la parole à cet instant-là et tu n’es pas près d’oublier le beuglement qu’il a poussé.

Elle se mord le tranchant de la main.

— Comment savez-vous ça ? questionne-t-elle.

— Je connais la vie… Dans ton hall, il y avait des traces de godasses mouillées jusqu’au portemanteau, pas plus loin. Donc, le type n’a pas eu le temps de s’installer ici. Tu l’as poivré d’entrée. Et si tu l’as poivré d’entrée, c’est que tu étais prête à le faire.

Elle paraît songeuse.

Alors, il lui vient aux lèvres la question qu’elle aurait dû me poser depuis longtemps :

— Que voulez-vous ?

— Peu de chose… Mattiew s’est envoyé un paquet… Je me suis renseigné à la poste, la distribution aura lieu d’ici une demi-heure environ. Alors je vais l’attendre ici, gentiment, tout en bavardant avec toi. Et puis, lorsqu’il sera arrivé, je le mettrai dans ma poche et nous nous quitterons…

J’étudie son comportement. Le mot paquet ne l’a pas fait tressaillir.

— Un paquet ? demande-t-elle…

Son étonnement n’est pas imité. Est-ce même seulement de l’étonnement ? Non, plutôt un intérêt distrait. Elle est trop préoccupée par son histoire à elle.

— Qu’est-ce qu’il fait, Mattiew ? je questionne.

— Comment ?

— Dans la vie, par exemple : il est marchand de nougats, ou quoi ?

— Il fait des affaires…

— Quel genre ?

— Il achète et vend des bijoux…

Drôle de ménage. Le type s’envoie de l’osier dans du papier d’emballage, il crèche au Continental alors qu’il possède tout à côté un petit appartement chouïa. La bonne femme tue ses visiteurs…

Je bois une nouvelle rasade de whisky et je vais m’asseoir sur l’accoudoir de son fauteuil.

— Il a bon goût, Mattiew, fais-je.

Et je lui chope négligemment un sein. Elle m’écarte la main.

— À propos, dis-je, il paraît que l’Angleterre est un foutu pays : on met une cravate à tous les meurtriers ?

Elle comprend et décide de rester passive. Mon tempérament paillard reprend le dessus. Je n’ai jamais pu demeurer plus d’une paire de minutes, en tête à tête avec une souris fumable, sans avoir envie de jouer à des jeux comme on n’en enseigne pas dans les écoles maternelles. Ses lèvres sont tellement appétissantes que je ne peux me retenir d’y goûter. Au début, elle a tendance à se débattre, mais cette fille doit avoir de la braise dans les veines car elle répond bientôt à mes caresses par des caresses comme on n’en a jamais prodigué, même dans la tôle de mamie Rosenthal à Frisco, pourtant réputée pour le brio de ses pensionnaires.

Bref, je passe un moment délicieux en compagnie de la grognasse. Soudain, juste comme elle remet un peu d’ordre dans sa toilette, un coup de sonnette.

— C’est le courrier, chuchote la fille.

— O.K.

Je vais ouvrir au portier gourmé. Il me tend le fameux paquet.

Alors des cris retentissent, venant de l’intérieur de l’appartement, Et ces cris, c’est la môme Mattiew qui les pousse : « Au secours ! À l’assassin ! À moi ! »

Elle apparaît, les cheveux en désordre, les vêtements en lambeaux.

— Arrêtez-le ! hurle-t-elle en me montrant du doigt… Ne me laissez pas seule avec lui… Il vient de jeter quelqu’un dans la cage de l’ascenseur ! Il veut me violer !

Chapitre II. Du mouvement

Je ne sais pas s’il vous est arrivé, en étant lardon, de voir un de vos potes balancer une pierre dans un carreau et affirmer ensuite que c’est vous qui avez fait le coup. Moi, je reste un moment sans comprendre… Ou plutôt, je mets un moment à comprendre ce que la môme Feu-au-derche est en train de maquiller.

Les gonzesses sont pleines d’imprévu. En voilà une qui était terrorisée par moi, au point de loquer sa vertu pour m’amadouer, et, tout en poussant des cris d’amour, elle mijotait son petit cinéma.

L’espace d’un éclair, je comprends que, si les matuches se pointent, je vais avoir un patacaisse du tonnerre de Zeus sur le râble. On découvrira ma véritable identité ; et comme la souris doit avoir un casier judiciaire aussi blanc que le plastron du duc de Windsor, entre ma parole et la sienne, les condés n’hésiteront pas.

Le portier est là, bras ballants, le cou tellement étiré qu’on dirait qu’il a été pendu deux ou trois fois…

— Mon Dieu, balbutie-t-il, est-ce possible ?

La môme, maintenant, gueule à plein chapeau. On doit l’entendre jusqu’à Picadilly. M’est avis que si je ne prends pas l’initiative des opérations, va y avoir du remue-ménage dans les environs…

Il faut barrer, et barrer vite. Au fond, j’ai le paquet et c’est l’essentiel.

Je tire un ramponneau au bonhomme. Mais, pas un au chiqué, un vrai de vrai, de ceux qui vous font glavioter vos molaires. Son occiput se propage sur le mur. Il s’effondre.

Ensuite, je tire mon feu de sous mon bras et pénètre dans l’appartement.

Je dois avoir ma gueule des mauvais jours car la gosseline commence à jouer des castagnettes.

— Non, dit-elle, non ! Non !

— Écoute, mignonnette, tu as essayé de me bluffer une première fois, et je t’ai calottée. Cette fois tu as dépassé la mesure.

Je la chope à bras-le-corps et je la coltine, hurlante, sur le palier.

Elle a pigé illico mon intention.

— Je ne veux pas ! trépigne-t-elle. Je ne veux pas… !

Mais moi, je veux, je veux très fort, et lorsque je veux très fort quelque chose, une locomotive ne m’arrêterait pas.

Je la cloque au bord extrême du gouffre de l’ascenseur. Puis je me recule, et je la confie au diable, d’un coup de tatane dans le prose.

C’est marrant tout plein, ce cri de cinéma…

— Ah… ahôô ô…

Maintenant, au tour du portier.

Avec lui c’est du billard, il ne saura jamais ce qui lui est arrivé. Lorsqu’il se réveillera, il y aura un vieux barbouzard devant lui. Il lui dira « Bonjour, docteur », et l’autre lui expliquera qu’il y a erreur vu qu’il est Saint Pierre, une sorte de super-portier, quoi !

Reste maintenant à quitter l’immeuble en loucedé, sans attirer l’attention. Je ferme la porte de l’ascenseur, puis j’appuie sur le bouton d’appel.

La cage d’acier descend à ma hauteur. J’y grimpe et actionne le levier de descente.

Il était temps, j’entends une espèce de rumeur en provenance des étages supérieurs. Ce sont les voisins qui, malgré leur discrétion proverbiale, se décident à se manifester.

À l’entresol, rien à signaler. Je quitte l’immeuble sans la moindre anicroche.

* * *

Dans ma chambre du Continental je défais le paquet. Vous parlez d’un petit Noël… Il contient cent billets de mille livres. Avec ça, j’ai de quoi voir venir…

Il déconnait, Pedovna, lorsqu’il me disait que l’Europe était un terrain inexploitable.

Pour une chouette arrivée, c’est une chouette arrivée.

Je les aurai ramassés sans me fouler, ces fafs, et surtout sans les chercher… Comme quoi, voyez-vous, dans la vie, il suffit d’avoir un long nez et autre chose qu’une tomate pourrie sous le cuir chevelu.

Je divise la liasse en deux parties. Ne jamais mettre ses œufs dans le même panier ! J’en glisse une dans la poche secrète de ma veste, et l’autre dans la poche arrière de mon bénard.

Là, avec ce Dunlopillo, me voici garanti contre les coups du sort. Y a pas de plus chouette bouclier que le pognon.

Je commence à siffler la dernière scie à la mode à New York, je ne sais pas si vous la connaissez. Ça commence presque comme Saint Louis’blue, puis ça s’adoucit et ça vous fait penser à de baths coins de cambrousse… J’ai pas le temps de finir ma sérénade jusqu’au bout. Quelqu’un frappe à ma porte.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le garçon d’étage, monsieur…

J’ouvre.

D’accord c’est lui, mais il est accompagné de deux types en imperméable qui, s’ils ne sont pas de Scotland Yard, habitent la maison d’à côté.

Les bignolons sont des bignolons sous toutes les latitudes, pourtant, en Angleterre ils ne sont pas comme ailleurs, du moins pas tout à fait.

Ils ont un petit air plus sérieux, plus réfléchi que chez nous.

Une allure plus sobre, plus réservée.

Un visage où on lit quelque chose qui ressemble à de la politesse.

— Vous êtes Steve Martin ? questionne le plus vieux.

Il a une petite moustache roussâtre comme une brosse à dents sous le nez.

— Soi-même, fais-je.

C’est, en effet, sous cet état-civil d’emprunt que j’ai entrepris ma petite croisière. Henrico, le zig qui s’occupe des faux papelards à Brooklyn, m’a expliqué que Martin était un nom au poil, il est répandu sous tous les cieux et il inspire confiance.

— Veuillez nous suivre, dit le bourdille.

Il ajoute en me tendant sa carte :

— Je suis inspecteur de Scotland Yard, mon nom est Teamsbury ; le Chief-Inspector Mac Gwer désire recueillir votre témoignage…

— Mon témoignage !

— Oui…

— Mais de quoi s’agit-il ?

— Je n’ai pas qualité pour vous le dire…

Je réfléchis rapidement. Personne ne m’a vu agir dans l’immeuble de Mattiew. Et même si un témoin avait été là, la police n’aurait pu me retrouver aussi vite. Il n’y a pas une demi-heure que j’ai regagné l’hôtel… Si je m’écoutais, je sortirais mon colt et je m’évacuerais, mais ce faisant, je me mettrais dans de mauvais draps. Et ce serait ridicule pour le cas où il s’agirait d’une question anodine. Et puis le flic n’a pas parlé d’arrestation. Il est seulement question de témoignage… Je sais la police anglaise très prudente. Lorsque ces gars-là arrêtent un mec, c’est qu’ils en savent aussi long sur lui que sur la vie de la reine Victoria. Je peux toujours aller flairer le vent… Mes papiers sont en règle. Je n’ai encore jamais mis les pinceaux dans le Royaume-Uni.

— C’est bien, messieurs, je vous accompagne.

Nous quittons l’hôtel comme trois bons amis. Ces English sont d’une discrétion extraordinaire ; on ne pourrait jamais supposer qu’il s’agit là d’une opération ressemblant, somme toute, davantage à une arrestation, qu’à un congrès eucharistique. Jusqu’aux larbins du Continental qui prennent des airs innocents sur notre passage…

La bagnole des flics est là, en bordure du trottoir. J’y grimpe en me demandant vaguement s’il y a une réelle différence entre un cornichon et le fils unique de ma défunte mère.

Chapitre III. Des gens trop curieux

L’inspector-chief ou plus exactement, le Chief-Inspector Mac Gwer est un homme jeune, aux yeux froids. Il a un visage aigu comme un tranchet, des cheveux bruns peignés à la démocrate-chrétien, c’est-à-dire très plaqués avec une raie basse.

Il tourne dans ses doigts une boîte d’allumettes.

— Voici Steve Martin, fait le flic à moustache.

— C’est parfait, laissez-nous…

Il me considère un petit moment, un peu comme on regarde un objet dans une vitrine avant de se décider à l’acheter.

— Vous êtes américain ? fait-il.

— Voici mon passeport…

Il le prend, le pose sur son sous-main sans même y jeter un coup d’œil.

— Quelles sont vos occupations aux États-Unis ?

Je le regarde en souriant.

— À quel titre dois-je répondre à ce questionnaire ?

— Vous ne le devez pas, vous êtes ici en qualité de témoin.

Il secoue sa boîte d’alloufs.

— Cependant, je crois que vous auriez intérêt à me faire des réponses précises. Un homme qui ne répond pas aux questions d’un policier attire toujours l’attention de la police.

— Dois-je considérer cela comme une sorte d’ultimatum ?

— Oh ! comme voilà un grand mot… !

— Connaissez-vous cette personne, Mr Martin ?

Je donnerais gros pour savoir ce qu’il a derrière le crâne, ce chinois vert ! Il me tend une photographie. Je vais pour l’attraper, mais je me ravise. Je me lève et viens la regarder, en prenant garde de ne pas la toucher.

C’est une photographie pas catholique. Elle représente n’importe qui ; ce qui importe pour Mac Gwer, ça n’est pas son sujet, c’est la pellicule de gélatine qui la recouvre et qui prendrait un moulage parfait de mes empreintes.

— Non, dis-je, je ne l’ai jamais vue, et je parie que vous non plus.

Il accuse le coup sans broncher. Il reste impassible et je ne lis pas même une contrariété sur son visage.

Je me rassieds…

— Vous n’avez pas répondu à ma question : quelles sont vos occupations, de l’autre côté de la mare ?

— Vous n’avez pas compris que j’entendais ne pas vous répondre. Du moins sur ce sujet. Vous prétendez m’entendre en qualité de témoin. Très bien, dites-moi de quoi il retourne. Témoin de quoi ?

— De meurtres, dit-il.

— Au singulier ou au pluriel ?

— De préférence au pluriel…

— Bigre…

— Où étiez-vous, il y a… mettons une petite heure ?

Cette question, voilà un moment que je la prévois.

— Je ne connais pas Londres, alors je le visitais… J’ai marché dans les rues, regardé des monuments, des vitrines, souri à des filles…

— Oui, je vois…

Il enflamme une allumette, l’éteint d’un souffle nasal…

— Vous connaissiez déjà Eleonor Mattiew, avant de venir en Angleterre…

— Qui ?

— Eleonor Mattiew… III Greenwich Street…

— Non, pourquoi ? Elle vaut le voyage ?…

Il secoue la tête.

— Plus maintenant, dit-il.

— Elle est décatie ?

— Disons défigurée… et un peu morte…

— C’est gênant, admets-je.

Décidément les manières de ces matuches anglais commencent à me débecqueter sérieusement. Je n’aime pas du tout ces flics qui jouent au chat et à la souris.

— Je vous demande de répondre par oui, ou par non, à cette question : connaissiez-vous, ou plus simplement, avez-vous eu l’occasion de rencontrer Eleonor Mattiew de son vivant ?

— Non, jamais…

— Eleonor Mattiew a été précipitée dans la cage d’un ascenseur. Elle tenait ceci dans sa main.

Il ouvre un tiroir, y cueille un petit morceau de bristol qu’il jette devant moi.

Je reconnais la fiche de consigne rédigée à mon nom que le portier du Continental m’a remise. Je l’avais glissée dans la poche du haut de mon veston et cette garce d’Eleonor me l’a fauchée pendant que…

En voilà une qui en avait un drôle de paxon dans la théière. La garce, me jouer le grand bidule, et m’harponner ce carton, histoire sans doute de se rancarder sur mon identité, voilà qui est bien d’une femme.

Je comprends pourquoi Mac Gwer et ses archers ont si vite retrouvé ma piste.

— Très curieux, fais-je. Il est incontestable que ce carton m’appartient. Et il est non moins contestable que je n’ai jamais vu, ni vivante ni morte cette Eleonor Machin Chose…

— Vous voyez une explication, Mr… Martin ?

— Une seule ; j’ai dû perdre ce bulletin de consigne et cette femme l’aura ramassé.

— C’est ça, fait le Chief-Inspector de sa voix neutre. Et elle se sera prise d’un attachement tel pour ce bout de carton, qu’elle l’aura conservé dans sa main en rentrant chez elle ; se sera déshabillée, aura revêtu un peignoir et se sera laissé assassiner toujours sans le lâcher… Vous admettez le fait ?

— Je ne vois pas si loin. Vous avez trouvé une femme morte et, dans la main de cette femme morte ce bristol. Je vous dis, d’accord, il est à moi. Tout naturellement, vous me demandez si je connais la femme. Je vous dis non. Vous voulez que je vous explique comment une femme morte pouvait tenir à la main ce carton, alors je vous dis ceci, M. le Chief-Inspector : il y a dans ce bureau deux hommes, un policier et un anonyme quidam… Est-ce au quidam à résoudre les énigmes policières ? Non…

Il me fixe avec un brusque intérêt. De toute évidence, il est surpris de trouver en face de lui un adversaire de cette envergure, et je ne me balance pas de coups de tatane dans les chevilles.

— Je puis m’en aller ? dis-je gentiment.

Il bat des paupières.

— Très bien, au plaisir, M. le Chief-Inspector…

Il réagit.

— Oh ! dites-moi, Martin…

— Oui ?

— Vous comptez quitter Londres, ces jours ?

— Non, pourquoi ?

— Parce que je vous serais reconnaissant de rester à la disposition de la justice.

— Entendu…

Je me dirige vers la porte.

Tout bas, je ronchonne :

— Compte là-dessus, frangin, et passe la tondeuse à gazon en attendant…

Mais il est dit que je n’en aurai pas fini de sitôt avec ce damné policemard.

— Un instant.

Je m’immobilise.

— Vous avez un permis pour port d’arme ?

— Un quoi ?

— Vous avez parfaitement entendu ma question…

— Mais je n’ai pas d’arme !

— Sous votre bras gauche, si… Vous n’avez pas de permis ?

Il y a un silence.

— En ce cas je vous arrête…

Voilà, il a trouvé le prétexte qu’il cherchait.

Il s’est aperçu que mon veston formait une bosse caractéristique. Voilà une faute de mon tailleur qui va me coûter chaud. Jusqu’ici, Kromer avait toujours admirablement résolu dans mes costars la question de la sulfateuse. Faut croire qu’il baisse. Si jamais je remets les pieds à Los Angeles, je lui dirai deux mots…

La voix de mon subconscient me chuchote à l’oreille :

« Vas-y, l’Ange, cesse de jouer à l’honnête citoyen indigné. Les finasseries, c’est pas ton job… Redeviens un homme comme aux U.S.A… »

Quand mon subconscient jacte, je l’écoute…

Je m’avance sur Mac Gwer.

— Vous n’êtes pas sérieux ? fais-je d’un ton inquiet.

— Avez-vous entendu dire qu’un officier de police britannique était capable de plaisanter ?

Soudain il se tait. Un flic sait lire dans le regard d’un gangster, comme un gangster sait lire dans les yeux d’un flic. Il voit que ça va chauffer et il fait un pas en arrière. Il peut grimper au plafond s’il veut, ça ne l’empêchera pas d’écoper. Lorsque l’Ange Noir est en transe, le béton armé prend des allures de caramel mou.

Je fonce et je lui mets un coup de tête dans le placard. Il culbute sur son burlingue. Moi, j’ai peur que le chahut n’amène du trèfle. En plein Scotland Yard, une bataille rangée n’est pas indiquée.

Je le chope par la cravate et je lui plaque un crochet du droit à la tempe. Ce truc-là endormirait une baleine.

Mac Gwer reste inerte, le dos sur son bureau.

Je gagne prestement la porte. Sur le seuil, je me retourne. Je dis, d’un ton normal :

— Tout à votre disposition. Au revoir, M. le Chief-Inspector…

Puis je me dirige, lentement, vers la sortie.

Chapitre IV. Seruti

Plus question, évidemment, de retourner au Continental. Je ne sais pas comment je me débrouille, mais sitôt que j’arrive quelque part, voilà les flics qui s’agitent. Je crois, ma parole, que si je débarquais sur une île déserte, je trouverais, placardé à un cocotier, un avis disant que ma trompette est mise à prix.

J’ai des piastres, mais comment les utiliser ? À qui s’adresser pour pouvoir quitter en douce ce satané bled ?

Dans un instant mon signalement sera diffusé partout. D’ores et déjà, mon passeport est aussi inutile qu’une migraine de tortue marine et je peux le balancer dans la première bouche d’égout que je rencontrerai.

C’est alors que je me mets à repenser à ce vieux Pedovna — que le diable ait son âme !

Ce mec, qui connaissait l’Europe aussi bien que les poches de ses voisins de métro, m’avait dit :

— Si t’es dans la mouscaille à Londres, tu vas voir, de ma part, Seruti, le patron du « Red Dog » ; si t’es dans la mouscaille à Paris, tu vas chez Anatole, du « Cachalot-Bar » et si t’es dans la mouscaille à Naples, tu galopes chez le Chinois qui vend de tout, juste à côté de la gare. Je sais plus son nom, mais tu peux pas te gourer : il a eu le nez coupé en deux par une balle, comme déjà il était Chinois, ça n’a rien arrangé…

Heureusement que je peux concurrencer une caisse enregistreuse pour ce qui est de la mémoire.

Seruti… « Red Dog »…

Il doit y avoir moyen de trouver ça…

Je pénètre dans un bureau de poste et je vais consulter l’annuaire du téléphone. J’obtiens ainsi, facilement, l’adresse du bar…

Je prends un taxi et me fais arrêter deux rues avant mon point de destination. Je préfère parcourir pédestrement le reste du chemin car les chauffeurs de taxi ont le secret pour se souvenir de votre signalement jusque sur leur lit de mort. Et puis, j’aime bien renifler un peu l’atmosphère d’un lieu où je vais porter mes pieds.

À cette heure, l’établissement est fermé. Je vois une porte monumentale au sommet d’un perron de huit marches. Il y a de gros clous en cuivre et un petit dais dont la frange porte écrit en caractères dorés : « Red Dog Club ».

Je grimpe le perron et j’appuie de toutes mes forces sur le bouton de cuivre de la sonnette représentant en miniature une tête de molosse.

Un long moment se passe. Je n’entends absolument rien… Je remets ça… Alors, il me semble percevoir un faible bruit. J’éprouve le sentiment d’une présence derrière la porte. Que peut faire quelqu’un immobile derrière un pareil panneau de bois, sinon vous observer ? J’examine la porte ; je découvre alors que l’un des gros clous de cuivre est truqué. Il comporte un trou en son milieu, et ce trou est obstrué par une lentille grossissante. Je tire une banknote de ma poche et je la tiens devant le judas. C’est une carte de visite qui vous ouvre bien des portes. C’est le cas cette fois encore. L’huis s’entrouvre légèrement. Je vois apparaître dans l’ouverture une tronche de méduse. Un vrai cauchemar. Il me faut une année-lumière pour comprendre qu’il s’agit d’un homme. Le gars tient tout de la vieille cartomancienne. Il a la peau rose, lisse, se met du rouge à lèvres et porte des anneaux aux oreilles.

Je le bigle avec stupeur.

— Qui êtes-vous ? demande-t-il.

J’ai presque envie de lui répondre : « Et vous ? »

Mais je ne suis pas en partie de campagne.

— Un ami d’un ami de Seruti… Les amis de nos amis étant nos amis, je pense que rien de positif ne s’oppose à ce qu’il me reçoive ?

Je lui tends la banknote, mais il la regarde sans la prendre.

— Vous pouvez toucher, je lui dis, ça ne brûle pas.

Il me regarde et je découvre que, pour compléter son aspect bizarroïde, il a un œil de verre.

Il me demande d’une voix rêche comme du papier froissé :

— À quel titre ?

Il a des questions marrantes, Nonœil…

— À titre civil, lui dis-je, pour services rendus à un gars à la redresse. Car c’est un service que d’ouvrir une porte pareille à quelqu’un.

Il enfouit le billet dans sa main gauche et, de la droite, m’ouvre davantage la porte.

Un tas de clubs pratiquent de même… Je suppose que Seruti ouvre avant dix heures, car ce que j’ai à lui dire est urgent.

— C’est de la part de qui ?

— De Pedovna !

— Entrez…

Je pénètre dans un hall tendu de velours bleu de nuit clouté d’étoiles argentées.

L’homme va soulever un petit rideau de même couleur que les tentures. Le rideau masque une niche où est encastré un appareil téléphonique. Il décroche, appuie sur un bouton et attend. Il se fait un léger grésillement.

— Ici Tiarko, dit l’étrange bonhomme. Il y a là un type qui veut vous voir… Un certain Pedovna…

J’interviens :

— Hé, là… J’ai dit de la part de Pedovna.

Mais le Tiarko a déjà remis l’appareil à son crochet.

— Seruti vous attend.

Il me fait un signe. Nous pénétrons dans un petit vestiaire puis, de là, dans un étroit couloir. Il y a des portes à droite et à gauche et je devine que ce sont des portes de loges.

Au fond se trouve une autre porte, capitonnée, avec une petite plaque de cuivre sur laquelle on lit le mot « Direction ». Tiarko pousse la porte. Derrière, il y en a une seconde, j’en déduis que Seruti aime le recueillement et la discrétion.

L’homme aux boucles d’oreilles frappe.

— Entrez ! fait une voix doucereuse.

Je vois apparaître un homme fluet, au teint pâle, dont les cheveux d’un noir de corbeau sont séparés par une raie impeccable sur le milieu du crâne.

Il est assis derrière une table de jeu ; il ne se fait pas des réussites suivant la tradition, mais il classe des timbres dans un album.

Il lève la tête.

— Vous n’êtes pas Pedovna, dit Seruti.

— Je n’ai jamais affirmé le contraire. Si votre numéro de foire m’avait laissé le temps d’expliquer… Je suis un ami de Pedovna… Enfin, un ancien ami, car il s’est fait démolir par un dégourdi de G-man, dernièrement. Mais il m’avait souvent parlé de vous…

Seruti choisit un timbre, le saisit délicatement au moyen d’une pince et le glisse dans un étui de cellophane.

— Qui êtes-vous ?

— Je vous l’ai dit : un ami de…

Il a un geste agacé.

— L’ami d’un mort, je sais… C’est tout ce que vous avez à produire comme références ?

Bien qu’il ne m’invite pas à le faire, je tire une chaise à moi du bout de mon pied et j’y dépose mon pétrus.

— Écoutez-moi, Seruti. Je vous dis que je viens sur les conseils de Pedovna parce que c’est la vraie vérité du bon Dieu. Si j’étais pistonné par Winston Churchill, je n’aurais pas besoin de venir carillonner à votre estanco et si je mijotais un coup foireux contre vous, j’arriverais ici avec des « références » telles que vous feriez fabriquer un tapis de roses pour m’accueillir. Bon. Ceci étant admis, dites-moi si, oui ou non, vous pouvez donner un coup de main à un type qui a des ronds et qui vient de la part d’un ami mort. Si c’est oui, vous m’offrez un verre de Cinzano et on discute, si c’est non, votre boy-scout pour expositions foraines me raccompagne jusqu’à la lourde… J’attends.

Seruti a un petit sourire. Il se perd dans l’examen d’un de ses timbres.

— Tu peux disposer, Tiarko, dit-il enfin.

Le Saint Pierre de l’établissement se prend par la paluchette et s’emmène balader.

Lorsque nous sommes seuls, Seruti me demande :

— Vous avez des ennuis ?

— C’est quelque chose comme ça, oui.

— Graves ?

— Je ne sais pas, je n’ai pas l’habitude des méthodes anglaises. Ça fait du bruit, un crochet à la face d’un Chief-Inspector ?

Il sourit comme à un rêve.

— Sans blague, vous avez boxé un gars du Yard ?

— Oui…

— Il vous faisait des misères ?

— C’est un garçon qui ne peut pas admettre qu’on ait envie de se promener avec un colt sous le bras…

Seruti fait une rapide estimation.

— Hum, tout ça conjugué, avec un bon avocat et un certificat médical affirmant que vous êtes partiellement irresponsable, peut se solder par deux mois de prison.

— Impossible, je suis claustrophobe.

— Je m’en doutais… En somme, vous désirez quoi ?

Enfin ! Tous ces préliminaires pour en arriver là !

— Visiter la France… Ça peut se faire ?

— Oui…

— J’aimerais quitter l’Angleterre discrètement, je suis un furtif dans mon genre…

— Des tas de gars le sont…

— Vous pouvez arranger ça ?

— Pourquoi pas ?

Il ferme son album, jette sa pince dans un tiroir et va chercher une cave à liqueurs…

— Apéritif ?

— Oui…

Sa petite boutique est bien achalandée.

— Porto, whisky, Cinzano ?

— Cinzano…

Il ne verse pas en se retenant. Il y a justement une tinée que je désirais vider un verre.

— Ça coûte cher un voyage comme celui dont il est question ?

— Ça dépend, fait-il prudemment.

— Du mode de transport ?

— Non, du client…

— Prix suivant physique ?

— Voyez-vous, Monsieur… heu…

— Martin.

— C’est ça, Mr Martin, plus le client est furtif, plus c’est cher. Êtes-vous si furtif que cela ?

— Je crois que oui.

Il me regarde comme pour me déchiffrer, ou plutôt me chiffrer.

— Alors, il faut compter mille livres.

— Vos compagnies maritimes prennent le dixième de cette somme pour faire passer l’Atlantique et vous, vous exigez une fortune pour me faire franchir le pas de Calais…

— Nos compagnies maritimes ne s’occupent pas de Scotland Yard…

— C’est juste…

Je sors un billet grand format.

— Le départ est pour quand ?

— Demain matin, avant le jour… Une voiture vous emmènera à Douvres et vous confiera à un pêcheur… Le pêcheur vous mènera à un bateau et, si tout se passe bien, le bateau vous mènera en France.

— O.K. Et en attendant ?

— Tiarko vous prêtera sa chambre. Elle manque un peu de confort, mais pour quelques heures, je suis persuadé que vous vous en accommoderez. Avez-vous faim ?

— Plutôt… Mais surtout soif. Si je dois demeurer seul, la compagnie d’une bouteille me paraît tout indiquée.

— Tiarko vous apportera ce que vous voudrez…

Il appuie sur un timbre électrique.

— Il est vraisemblable que nous ne nous reverrons pas, murmure-t-il.

Il ne tend pas la main… Je suis certain qu’il pense déjà à autre chose. Curieux bonhomme, ce Seruti.

Chapitre V. Ça se gâte

C’est pas qu’elle soit tellement inconfortable, la piaule de Tiarko, mais elle pue la ménagerie négligée.

Et c’est compréhensible, car elle ne contient rien de moins qu’un singe, un chien, deux chats et une tripotée d’oiseaux de toutes plumes dans une immense cage.

Le singe est pelé comme la carpette d’un hôtel de passe, le chien a de l’asthme, les chats se soulagent un peu partout et les zoziaux font un tel boucan, qu’on se croirait dans la jungle de Birmanie.

— C’est pas une chambre, c’est l’arche de Noé, dis-je à Tiarko.

Il grommelle quelque chose de malveillant. Dans le genre de « Si ça ne vous plaît pas, allez ailleurs ».

Il n’est pas enthousiaste pour me prêter sa carrée, le dompteur. Cette piaule est située au fond des communs du Red Dog. Elle n’est aérée que par un vasistas haut placé.

— Écoute, Tiarko, tu serais un frère si tu pouvais me dégotter une bouteille de raide.

Il ouvre un petit placard et en sort une bouteille de gin. Je ne suis pas porté sur le gin, mais c’est mieux que rien.

— C’est dix livres, dit-il avec un aplomb qui laisserait rêveur un marchand de tapis arabe.

— Écoute, mon petit père Noé, j’ai l’impression que ta vue baisse, tu crois avoir affaire à un pigeon, et j’ai plutôt tendance à être un dur…

Je lui cloque une livre.

— Voilà, et décampe si tu ne veux pas que je t’arrache ces anneaux de rideaux qui te pendouillent aux étiquettes. Les mecs qui se déguisent en mage de Luna-Park, j’ai toujours envie de les déguiser en descente de lit…

Il me fait des yeux blancs. Tel qu’il est, si un jour je me noyais et que j’aie besoin d’un coup de bâton sur le crâne pour couler à pic, il me le donnerait, sans l’ombre d’une hésitation…

Enfin il barre et je reste seul avec la ménagerie. Je commence à savater le prose du clébard et à épouvanter les chats. Ensuite j’offre un verre de gin au singe qui le boit sans sourciller.

Je regarde le pucier. Il doit grouiller de vermine… Il s’est payé ma hure, Seruti, en me faisant poireauter dans cet antre. Je m’allonge dessus pourtant… Je m’enfile un coup de gin puis j’attrape une revue qui traîne sur la table de chevet. C’est un journal sur la vie à la campagne.

L’art et la manière de construire soi-même son poulailler. Vous voyez le genre. Il a des rêves ruraux, Tiarko… Il doit avoir envie d’agrandir son cheptel.

Bref, dix minutes plus tard, je roupille comme un honnête homme.

Des flonflons d’orchestre me réveillent. Je me souviens alors que je me trouve dans une boîte de nuit. Je regarde le cadran de ma montre : onze heures. J’ai encore plus de cinq heures à moisir dans cette tanière. Je trouve l’air irrespirable. Il doit apporter des ballons d’oxygène, le gitan. Je n’y tiens plus. Je sors dans le couloir… histoire de fumer une cigarette. La musique est endiablée. C’est un morceau de jazz qu’interprète l’orchestre. D’entendre ça, ça me donne des picotements dans les guiboles… Qu’est-ce que je risque d’aller jeter un coup d’œil dans la salle à travers une fente de la lourde ?

Je traverse le couloir. Je pousse un va-et-vient et je me trouve dans le quartier des goguenots. C’est désert. De là, je vois la salle. C’est un cabaret tout ce qu’il y a de sélect. Formule classique ; petits coins intimes, piste de danse et orchestre tout au fond.

Il y a peu de monde encore… Des couples d’amoureux qui viennent faire du dessous de table… L’orchestre joue pour la peau.

Je finis ma cigarette… Puis je fais une balade dans les couloirs. Mon idée c’est d’aller musarder du côté des loges où je suppose que doivent se fringuer des girls. Vous allez dire que j’ai des mœurs dissolues, mais moi, j’aime les girls. C’est les garces les plus impecs que la terre puisse porter. D’abord elles sont bien roulées, et puis elles ont un côté bonne fille qui est important. Important dans les relations avec les bonshommes.

Comme je m’apprête à déboucher dans le couloir, j’entends un bruit de voix, et ces voix, il me semble les reconnaître. Y a celle de Seruti d’abord, puis une autre, et c’est justement l’autre qui m’inquiète. Car je suis prêt à vous parier la cuisse de Jupiter contre une bouteille de Coca que la seconde voix est celle du Chief-Inspector Mac Gwer. Et en effet, c’est bien le policier qui se dirige vers la chambre de Tiarko, flanqué de Seruti et d’un de ses sbires.

Si je n’avais pas été attiré par la musique, j’aurais été fait comme un rat… Mais la situation n’est pas brillante. Seruti est un pauvre foie blanc qui s’est démerdé de prévenir les bourres. Qu’est-ce qu’il lui a pris à Pedovna de me donner le nom de ce mec ? J’espère qu’il est en train de rôtir en enfer, lui qui avait toujours si soif…

D’où je suis, je ne peux espérer me tailler car il m’est impossible de parcourir le couloir où se trouvent les policiers, et c’est justement ce couloir qui conduit à la sortie… Si je ne parviens pas à me planquer d’urgence, ça va mal aller pour votre pote l’Ange Noir !

Me cacher me paraît bien difficile car les condés vont fouiller la casbah, d’ici quelques secondes. Et qui sait, il est peut-être cerné, le Red Dog… Que faire ?

À ce moment, une fille survient. Elle me lance un sourire et pousse la porte d’une des loges.

Je n’hésite pas. Je fonce derrière elle au moment où elle referme la porte.

— Eh bien, vous alors ! s’exclame-t-elle. Vous avez un fameux culot !

Je mets un doigt sur mes lèvres et je repousse la porte.

Nos yeux se mélangent. C’est un beau brin de fille. Elle est grande, costaude, blonde, avec des cheveux coiffés à l’ange. Elle porte un imperméable en machin transparent bleu et des bottes de cuir fauve…

— Qu’est-ce qui se passe ?

— J’ai des tracas… Deux flics me cherchent. J’ai décidé qu’ils ne m’auraient pas.

— Qu’avez-vous fait ?

Ça c’est bien la première question que peut vous poser une femme en pareil cas.

— Rien de grave, j’ai grillé un feu rouge…

Elle n’a pas l’air satisfaite de cette plaisanterie.

Elle paraît intelligente cette souris. C’est rare pour une grognasse de cabaret ; pourtant, il paraît qu’en Angleterre, les girls ne sont pas fatalement des traînées.

Je lui montre mon revolver, afin de la faire réfléchir…

— Croyez bien que je n’aime pas ces façons de discuter avec une belle fille, seulement je dois planquer mes os. Si les flics veulent m’arrêter je tire dans le tas, et ce serait navrant que vous écopiez…

J’avise sa table à maquillage. Un rideau en cretonne l’entoure. Je le soulève. En me faisant petit, je peux tenir là-dessous.

Je prends la fille par son revers.

— Je me glisse là-dessous. Vous, vous ne quittez cette pièce sous aucun prétexte. Si on vous questionne, vous m’avez vu entrer dans les toilettes, compris ?

Elle hoche affirmativement la tête.

— D’accord, poulette… Et n’oubliez surtout pas ce jouet ! Il n’existe pas dans cette ville deux hommes sachant aussi bien que moi s’en servir…

Je m’accagnarde entre les montants de la table à maquillage ; avec l’ongle je pratique une petite fente dans le rideau et j’attends.

Il n’y a pas trois minutes que je suis là que la porte s’ouvre, sans que l’arrivant ait cru bon de frapper…

C’est Seruti et les matuches.

Mac Gwer salue la fille d’un mouvement désinvolte.

— Excusez-nous, mademoiselle. Nous cherchons un homme… Il n’y a personne ici ?

Il regarde rapidement dans la pièce.

— Un homme comment ? questionne la fille.

— Jeune, grand, assez beau garçon…

Il est gentil, le Chief-Inspector.

— Il porte un complet gris foncé, continue-t-il.

— Et une cravate verte ? complète la girl.

— C’est ça, vous l’avez vu ?

— Oui, il poussait la porte des toilettes lorsque je suis arrivée. Nous nous sommes croisés, il m’a souri… C’est un beau gosse, dites donc ; il a fait quelque chose ?

Mais les flics ne se donnent pas la peine de répondre…

— Il peut s’enfuir par les toilettes ? demande Mac Gwer.

— Oui, dit Seruti, car il peut fort bien gagner la salle et, de là, la sortie…

— Nous aurions dû laisser quelqu’un en faction devant la porte, murmure le Chief-Inspector…

Ils sortent. Je vois que la fille pousse la targette… Alors je quitte mon abri.

— Bien joué, dis-je… Je ne sais pas si votre numéro est bon, mais dans le privé vous vous défendez de première…

Elle ne répond rien. Elle cueille un cintre à habits après le paravent et y dépose son imperméable. Puis elle déboutonne sa robe, sans la moindre gêne. La voilà en combinaison rose chair… Elle pose la combinaison… La voilà en petite culotte et soutiens-truc ! Et moi, les gars, me voilà aussi frémissant qu’un étalon qui vient de brouter de la cantari de pendant trois jours… Si je ne me retenais pas, je marcherais au plafond.

— Qu’est-ce que c’est que ce numéro de strip-tease ?

— Je passe en scène dans un quart d’heure…

— Ça ne vous tracasse pas que je vous regarde ?

— Non, pourquoi ? fait-elle, surprise… Dans quelques minutes un tas de types vont baver dans leurs verres en louchant sur mes bas noirs, je ne vois pas pourquoi j’irais jouer les jeunes vierges outragées parce qu’un homme me regarde.

Je souris.

— Vous alors, vous n’êtes pas comme les autres…

Elle hausse les épaules et ajuste sur ses seins des espèces de coquilles scintillantes.

— C’est ce que disent tous les hommes à toutes les femmes, et au fond ils disent vrai, toutes les femmes sont pareilles mais aucune ne ressemble à une autre.

— Hé, philosophe ? murmurai-je, un peu déconcerté.

— Oh non, fait-elle, je suis bien trop optimiste pour être philosophe. Une philosophe vous aurait dénoncé… Il me suffisait, pour cela, de me plaquer contre le mur, de votre côté, et vous n’auriez pas pu me tirer dessus…

— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

— Parce que j’ai assez de me débattre avec mon destin pour vouloir intervenir dans celui des autres. Vous êtes recherché pour meurtre ?

— Plus ou moins…

Elle a un sourire méprisant.

— Et bien entendu, il s’agit d’une erreur judiciaire ?

— Sait-on jamais…

Je lui passe la main sur les hanches. Elle ne bronche pas. Et pourtant je m’attendais à une beigne.

— C’est vrai que vous me trouvez beau gosse ?

— Qu’est-ce qui vous prend ? Vous faites un complexe de modestie.

— Ben… C’est vous-même qui l’avez dit aux flics…

Elle hausse les épaules.

— Il fallait bien leur dire quelque chose…

Elle me regarde attentivement, tandis qu’elle agrafe un curieux tutu en plumes.

— Mais si ça peut vous faire plaisir, c’est vrai ; vous êtes très beau gosse… Un peu… Oui, un peu bestial pour mon goût personnel, mais je comprends que peu de femmes vous échappent.

Elle ôte ses bottes et les troque contre des escarpins.

— Voilà, dit-elle. Eh bien, je vais aller faire mon numéro si vous le permettez ?

Elle s’assied devant sa table et se passe un fond de teint. Je me dis que ma sécurité est entre ses mains. Seulement, je ne puis faire autrement que de lui accorder ma confiance. Si je la retiens prisonnière ici on viendra voir ce qui se passe…

Je découvre son regard dans la glace.

— Oh, n’ayez pas peur, murmure-t-elle. Je ne dirai rien. En sortant de ma loge je vous aurai oublié…

Je ne réponds rien.

Elle essuie ses mains enduites de fards après une serviette-éponge.

Une sonnerie discrète retentit dans le couloir.

Une ampoule rouge s’allume dans la loge de la fille.

— C’est à moi, dit-elle.

Je lui ouvre la porte.

— On se reverra peut-être un jour, je murmure.

Elle sort sans me répondre.

Une môme au poil, cette petite artiste…

Je vois son sac à main, jeté sur une chaise. Je l’ouvre et j’y glisse un billet de cent livres. Avant de le refermer, j’aperçois une carte d’identité. Elle comprend la photo de ma starlette. J’apprends ainsi son nom et son adresse : Lilion Palmer, 7, Chamberlain Street…

Je suppose que les flics ont achevé leur visite au Red Dog. Je pourrais peut-être aller demander deux mots d’explication à cette pourriture de Seruti, hein ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

Chapitre VI. Des plans sur la comète

Avant de frapper, je prête l’oreille. Ce serait vexant de se trouver nez à nez avec Mac Gwer. J’ai idée, en effet, que ce moineau-là ne me porte pas dans son cœur et donnerait les joyaux de la couronne d’Angleterre pour avoir le plaisir des me passer les poucettes.

Mais je ne perçois pas d’autre bruit que celui d’une plume griffant du papier.

Toc, toc !

— Entrez, répond Seruti.

Je fais comme il l’ordonne.

Je pensais que ce vachard allait sauter sur son feu ou bien se planquer contre le mur en tremblant comme un sismographe japonais, mais il n’en est rien.

— Tiens, fait-il, d’où sortez-vous ?

Il a un aplomb monstre, le rital.

Comme je tarde à lui répondre, il ajoute :

— Vous savez que la police vous cherche ?

— Je sais…

— Ah bon… Le Chief-Inspector que vous avez dérouillé a laissé un homme dans la salle, je vous conseille d’être prudent.

— Merci du conseil…

Je vais au bureau où il est en train d’écrire. D’un coup de manche, je balaie toutes les bricoles qui l’encombrent. Puis je m’assieds devant lui, mon pétard dans les mains.

— Qu’est-ce qui vous prend, Martin ?

— Il me prend que j’ai horreur des bourriques. Chaque fois que j’en rencontre une, j’ai tendance à la mettre à l’horizontale.

— Hum, je vois, murmure-t-il.

Je ne puis m’empêcher d’admirer son calme. On dirait que nous sommes en train de discuter de l’achat d’un frigidaire. Il met la main à la poche de son gilet, en extrait une boîte de cachous et la secoue au-dessus de sa main en creuset. D’une petite chiquenaude, il se les expédie dans la bouche.

— Je n’ai pas alerté les flics, contrairement à ce que vous avez l’air de penser. C’est eux qui sont venus ici. Vous avez été assez truffe pour prendre un taxi… Votre signalement a été diffusé par la police et le chauffeur vous a reconnu. Il a fait sa déposition.

Je vais pour lui dire que je ne me suis pas fait conduire jusqu’ici mais il me stoppe d’un geste autoritaire.

— Je sais, vous vous êtes fait arrêter avant ma boîte… (À ce détail, je comprends qu’il ne bluffe pas.) Mais vous avez eu la chance contre vous, mon vieux… Le chauffeur, après vous avoir débarqué, a maraudé un moment dans le quartier, et tout à fait par hasard, il vous a vu entrer ici.

« Si bien que, lorsque Mac Gwer est arrivé, il savait que vous étiez là… J’ai essayé de le chambrer au début, mais il a tiré la dernière édition spéciale de l’Evening Press ; à qui sait lire entre les lignes, il est dit que vous avez buté Bobo Stone, l’idole des foules, Eleonor Mattiew et un portier. Ici, nous ne sommes pas en Amérique, c’est beaucoup pour un seul homme, trois meurtres… Un portier, je m’en moque, un acteur de cinéma ne m’intéresse pas, mais pour la femme d’un champion de la drogue, je ne pouvais couvrir son meurtrier.

Ma curiosité est la plus forte.

— Mattiew est un gars de la drogue ?

— Vous voulez dire qu’il ne se vend pas dans toute l’île un gramme d’opium qui ne lui soit passé par les mains…

Je pige maintenant pourquoi il s’expédie des fortunes en imprimés… Je choisis bien mes victimes, lorsque je viens travailler en Angleterre. Voilà que je ratiboise le gros paxon d’un caïd et que je lui surine sa souris…

Il y a une autre chose que je pige aussi, c’est l’attitude de Seruti. Dans un cas pareil, il ne pouvait agir autrement qu’il a agi. Son comportement me plaît. La façon calme dont il m’a accueilli maintenant me fait comprendre que Pedovna ne s’est pas gouré.

— Écoutez, Seruti, fais-je en rengainant mon arme, il est bien rare que je laisse sur ses pieds un type après ce qui s’est passé, mais je vous trouve plutôt sympa…

Il prend mille livres dans son portefeuille et les jette sur le bureau.

— Merci de votre appréciation, Martin, voici vos mille livres. Vous pouvez filer… Dans les circonstances présentes il ne m’est pas possible de m’intéresser à votre cas.

La moutarde me monte au nez.

— Ça suffit, Seruti… Je crois que la conversation prend une tournure aigre-douce, et ce serait dommage pour tout le monde. (Je m’allume une sèche.) Voyez-vous, Seruti, quelque chose me dit que si vous me connaissiez mieux, vous changeriez d’opinion.

— C’est possible, dit-il.

Il est grave. Il ressemble à un jeune professeur de mathématiques.

— Vous connaissez un peu les U.S.A. ?

— J’y ai vécu quatre ans, avant cette guerre…

— Vous avez entendu parler de l’Ange Noir ?

Du coup il perd son flegme. Il ouvre la bouche, les yeux, les mains…

— L’Ange Noir !

Je tire une bouffée de fumée. Je l’expire par le nez.

— Je crois que ça vous dit quelque chose ?

— Vous seriez l’Ange Noir ?

— Laissez choir le conditionnel. Oui, je suis l’Ange Noir.

— Ça alors…

Il me regarde avec des yeux nouveaux. Pour dissiper ses doutes — au cas où il lui en resterait —, je lui demande :

— Puisque vous connaissez la réputation de l’Ange Noir, pouvez-vous me dire quelle est sa particularité ?

— C’est le plus fort tireur qu’on ait jamais vu, dit Seruti d’une voix où perce une sourde ferveur.

— Oui, c’est l’as du pétard.

Je vais fermer la double porte.

— Je vais vous faire une petite démonstration, Seruti. C’est un petit numéro qui m’a toujours valu le plus grand succès. Je défie quiconque de le réussir.

Sur sa cheminée, il y a des chandeliers de bronze. Ils sont munis de bougies. J’en allume une.

— Maintenant, mon vieux, vous allez tenir ce journal plié en deux devant la flamme. Je vous prie de constater que l’on distingue à peine un vague halo lumineux à travers le journal. Impossible donc de viser la mèche de la bougie, sinon au jugé…

Il en convient.

Je recule au fond de la pièce. Je sors mon feu. Je vise… Le coup part… La bougie s’éteint. Il faudrait être le dernier des peigne-culs, des manchots et des tordus pour ne pas éteindre cette camoufle, la combine du journal, c’est mon chef-d’œuvre, la grande trouvaille justifiant l’existence d’un individu, car la balle n’a rien à voir dans l’histoire, du moins directement, c’est le déplacement d’air produit par les feuilles du journal agité par le choc de la balle qui éteint la petite flamme.

Seruti, comme tous les types auxquels j’ai fait ce coup, n’en revient pas. Il aurait devant les yeux un canard sachant parler allemand et jouer de la trompette bouchée qu’il ne serait pas plus commotionné.

— Formidable, apprécie-t-il.

Il me tend la main.

— Pourquoi ne vous êtes-vous pas fait connaître tout de suite, l’Ange ?

Je hausse les épaules.

— Vous en avez d’excellentes, Seruti. J’ai plaqué momentanément les U.S.A. pour me faire oublier. Et vous voudriez que je me balade dans les rues de Londres, avec mon blaze accroché autour du cou ?

— Évidemment, murmure-t-il.

Et il ajoute, comme se parlant à lui-même :

— Ça change tout…

Il hésite, puis lâche le morceau qui lui titillait la langue.

— Dites, qu’est-ce que c’est que cette histoire avec Bobo Stone et la femme de Mattiew ?

C’est à mon tour d’hésiter… Est-ce que j’invente un conte de fées express ou bien est-ce que je me mets à table ?

Je décide de faire confiance à Seruti.

— Bon, ouvrez grandes vos étiquettes, Seruti, vous allez en avoir pour votre mornifle.

Et je lui raconte tout, très succinctement, en commençant par mon histoire du Continental et en continuant par ma visite à la môme Eleonor.

Lorsque j’ai terminé, il se gratte le crâne.

— On boit un coup ? demande-t-il.

— Je n’ai jamais répondu par non à une question pareille, affirmé-je.

Il s’attelle à sa cave à roulettes et commence à préparer un Cinzano-gin de première grandeur.

— Voyez-vous, fait-il brusquement, je pense que votre situation est, pour le moins, délicate…

— Les grands esprits se rencontrent, fais-je, je pensais aussi un truc de ce genre.

Il continue.

— Les types du Yard sont têtus comme des mulets. Ils sont tenaces, ils sont rusés… Avec eux, vous allez avoir affaire à forte partie…

— Je sais.

— Il y a, poursuit imperturbablement Seruti, une solution, celle que nous avons envisagée avant de… de nous connaître vraiment et qui consiste à vous faire passer en France… Seulement, il faut bien le dire, cela ne changerait rien à rien. Avez-vous entendu parler de l’Interpol ?

— Oui…

— Donc vous savez que c’est une union policière internationale dont le siège est à Paris. Sitôt qu’un individu traqué par la police passe dans un pays étranger, l’organisme se met en branle, il y a coordination des forces policières et le type n’a pas plus de chances en allant ailleurs qu’en restant où il est. Au contraire, en se déplaçant, il risque davantage de se faire remarquer.

— Alors ?

— Alors si vous passez en France, tôt ou tard le Yard le saura et vous serez traqué par les Français dont la flicaillerie n’est pas plus mauvaise qu’ailleurs. Vous parlez le français ?

— Non.

— Vous avez des amis sûrs, là-bas ?

— Non…

Seruti hausse les épaules.

— Alors croyez-moi, l’Ange, restez ici… Vous n’auriez pas la moindre chance de vous en tirer.

« Ici, le Yard recherche un inconnu suspecté de meurtre et accusé de voie de fait sur la personne d’un officier de police. Il ne sait pas que vous êtes l’Ange Noir. Ceci pour la bonne raison que le F.B.I. n’a pas signalé votre départ des États-Unis ; il se peut qu’il l’ignore, mais il se peut aussi qu’il se réjouisse trop de ne plus vous avoir sur les bras pour déclencher un pastaga contre vous, par-delà l’Océan.

Il poursuit encore, de plus en plus volubile.

— Moi, je peux vous planquer sérieusement. Je peux aussi, grâce à un léger tissu de faux bruits, faire croire à ceux du Yard que vous avez quitté l’île pour le continent. Si je veux, demain, des hôteliers de Bruxelles ou de Paris jureront que vous avez passé la nuit chez eux… Ainsi vous serez peinard en Angleterre… Et puis…

Il se tait. Je n’aime pas qu’un type s’arrête lorsqu’il vendait sa salade avec tant d’enthousiasme.

— Et puis ? je demande.

— J’y vais franco ?

— Allez-y !

— Eh bien, dans le coin ça manque d’hommes comme vous… J’ai toujours pensé que si je rencontrais un associé à la hauteur, je péterais des étincelles…

— Voyez-vous !

Il se frappe le front.

— Là-dedans, l’Ange, y a une idée qui est en train de moisir.

— Pas possible ?

— Si… Et cette idée vaut un tas d’or gros comme ça. Voilà des années que je la remue, que je la tourne, que je la cultive… Des nuits que j’en rêve…

— C’est si grave ?

— Ce qui m’a manqué, c’est un homme. Vous avez entendu parler de Diogène ?

— Le bonhomme à la lanterne ?

— Oui… Vous savez ce qu’il cherchait ?

— Un mec ?

— C’est ça. Moi aussi… Et ce mec, ça doit être vous, ou alors c’est que je fais un ramollissement de cerveau…

Il secoue la tête.

— Allez-y, je vous écoute…

— Pas maintenant. Ce que je veux savoir, c’est ce que vous décidez : vous partez ou vous restez ?

— Je reste.

— Well ! Alors la première chose à faire est de vous tirer de la mélasse. Ici vous n’êtes pas en sécurité depuis que ce salaud de Mac Gwer a reniflé votre trace. J’ai un coin où le bon Dieu en personne ne pourrait vous découvrir…

— O.K… Mais ça va être coton pour sortir de votre taule sans me faire remarquer…

Il sourit.

— Pour ça aussi je suis paré…

— Alors, je joue…

Le petit rital se lève, va allumer une bougie à ses chandeliers, puis il rafle un feu dans un tiroir, se recule, vise et tranche net la flamme de la bougie. Il se retourne et me regarde, froidement.

— Évidemment, dit-il, ça n’a rien de comparable avec votre numéro, mais ça n’est pas vilain non plus, n’est-ce pas ?

Chapitre VII. La grande idée

C’est par les caves du Red Dog que Seruti me fait quitter son établissement. Celles-ci communiquent avec celles d’un autre immeuble par une porte constituée par un rayonnage de bouteilles. Une fois dans l’autre cabane, un petit ascenseur privé nous hisse jusqu’au troisième étage où le rital possède une charmante petite planque.

Ainsi, je n’ai pas à fiche mon nez dehors. C’est du billard. La cambuse se compose d’une chambre-salon et d’une minuscule cuisine-salle de bains. Il y a un jambon dans la cuisine, des boîtes de conserve et des bouteilles de vin français. Bref, de quoi laisser passer le temps agréablement. Dans le salon se trouve un petit poste de radio et une bibliothèque bourrée de romans policiers et de revues déshabillées. Ça me botte comme pension. Je le dis à Seruti. Son appartement clandestin est supérieurement aménagé. Il me montre un tout petit appareil téléphonique.

— Vous appuyez sur ce bouton, me dit-il. Un grésillement se fait entendre dans mon bureau… Si je suis libre je réponds…

— Parfait…

— Je suis très content de cette installation, me dit-il. Elle permet de se retirer du monde avec le maximum de discrétion.

« Vous allez séjourner ici deux ou trois jours, le temps que je mette sur pied une petite combinaison pour le Yard… Lorsque tout danger immédiat aura disparu, nous aviserons…

— Merci, Seruti… Ça me plaît de marner avec vous, mon petit bonhomme. Vous n’êtes pas un marchand de salades et vous savez vous hisser à la hauteur des circonstances…

Il consent à sourire.

Il sort sa boîte de cachous.

— Je pourrais peut-être vous exposer ma grande idée, au fond, dit-il… De la sorte vous auriez tout le temps d’y réfléchir…

— Ça me paraît en effet fort judicieux.

Il s’assied sur le divan et demande, en tirant sur ses manchettes de soie crème :

— Est-ce qu’aux États-Unis on a parlé de l’affaire Roméo ?

Je feuillette mon album personnel.

— L’affaire Roméo… Attendez… C’est pas l’histoire de ce gars qui a poignardé son beau-frère dans une crise de folie furieuse ?

— Si… Des tas de gens poignardent leur beau-frère, ou leur oncle, ou leur ami… On n’en parle presque pas. Ce qui a donné de la publicité à cette affaire, ce sont les trente millions de livres qui ont disparu par la même occasion.

Je dresse l’oreille. Chez moi c’est instinctif, que voulez-vous… Toutes les fois qu’on cite une grosse somme, j’ai mon radar qui frémit. Et il prend pour ainsi dire la danse de Saint-Guy, lorsque cette grosse somme a — paraît-il — disparu. Y a un gnaf qui a dit quelque part : « Rien ne se perd, rien ne se crée » ; il était pas bouché, le copain. Trente millions de livres ! cela fait près de cent millions de dollars. Et ils ne sont pas perdus pour tout le monde.

— Allez-y, Seruti, j’adore les histoires de ce genre…

Il s’introduit quelques nouveaux grains de cachou dans la tirelire et plisse son front.

— Voilà toute l’affaire : les Roméo sont des Grecs installés en Angleterre depuis pas mal de temps. Peut-être un siècle, peut-être moins… Un arrière-grand-père a réalisé une fortune avec une histoire d’importation de vins. Cette fortune, le grand-père l’a décuplée dans les huiles, ou les savons, ou la poudre d’escampette ; bref, ces gars-là ont pris l’habitude de multiplier par dix la somme rondelette que leur avait léguée leur papa sur son lit de mort. Une véritable institution ! Ça a du moins fonctionné ainsi jusqu’au dernier Roméo. Antony Roméo a eu une commotion cérébrale lorsqu’il était môme et ça n’a jamais tourné rond du côté bocal. Il faisait des fugues, piquait des crises, commettait les pires folies… Vous voyez le topo ?

— Je vois…

— Bon, donc, pas question de lui laisser le gros paquet à la mort du vieux. La famille, tout entière, était bien d’accord sur ce point. À cause de cela, on avait marié sa sœur Maud à un cousin, un Roméo éloigné afin que le fric ne sorte pas du clan. Ce Roméo était un gars tout ce qu’il y a de bien ; pauvre, niais, agrégé en je ne sais pas quoi, intelligent, travailleur, honnête, habile…

— Une vraie annonce matrimoniale ambulante !

— C’est ça, dit Seruti… C’est lui qui, à la mort du vieux, a ramassé le gros paquet. L’autre, le jobré, a continué d’habiter l’hôtel particulier, mais il jouait au loto avec les larbins…

« Ça a duré comme ça un certain temps ; puis, un jour, le Roméo jobré a planté un coupe-papier japonais dans le cœur du Roméo annexé… Gros drame ! Sans appartenir à la gentry, cette famille occupe une place importante dans le “Tout-Londres”… Le scandale a été d’autant plus grand qu’on a découvert, en même temps que le cadavre, que la fameuse collection de pièces de monnaie estimée à trente millions de livres avait disparu. Parce que j’oubliais de vous dire, que les Roméo ont la passion du pognon au point d’être numismates de père en fils. Ils avaient, à travers les générations, accumulé des trésors ! Ils passaient pour posséder la première collection de pièces d’or du monde. Les monnaies d’or du monde entier, depuis l’existence du fric ! Je ne sais pas si vous voyez ça d’ici ?

— Je vois parfaitement. Et alors ? demandé-je… Dites, elle est de première votre historiette !

— Ces collections étaient dans un immense coffre situé dans le bureau du chef de famille. Or, le cadavre était dans ledit bureau, et la porte du coffre était ouverte. Le fou tenait le poignard coupe-papier à la main et il débitait des mots sans suite, lorsque les domestiques sont arrivés. On n’a pas pu lui tirer un mot sensé. Tout ce qu’il disait de cohérent, c’était : « J’ai tué Ben, j’ai tué Ben ! » De cela personne ne doutait. On l’a questionné au sujet des collections envolées, mais autant interroger une borne-fontaine… Il se marrait comme un crétin… On l’a bouclé… Voilà trois ans qu’il est enfermé à l’asile de Penbrook…

« Et depuis trois ans, on n’a jamais entendu parler des pièces. La police a remué tout le pays. Il y a eu des sommes extravagantes promises par la famille pour qui ferait retrouver le magot… Silence ! On n’a rien trouvé chez les receleurs spécialisés dans ces sortes de marchandises. Pas un des éléments — souvent uniques — de cette collection n’est apparu chez un numismate quelconque dans le monde. C’est à croire que la collection a été désintégrée ! Chose étrange, elle n’était pas assurée. Les Roméo, entre autres manies héréditaires, ont celle de la pie : ils entassent leurs biens. La perte a été sèche pour eux.

« Le Yard n’a pas eu l’impression qu’un personnage étranger ait été mêlé à cette affaire. D’après eux, c’est le fondu qui a crevé le magot, est allé le planquer quelque part, puis, toujours dans son délire de foccard, a poignardé son beau-frère, vraisemblablement au moment où ce dernier s’est aperçu de la disparition du paquet ! L’affaire a été classée… La police se borne à surveiller le marché aux pièces d’or.

Il se tait. Moi aussi. On entendrait bâiller un microbe.

— Et votre impression, à vous ? dis-je.

— Heeee…

— Vous pensez qu’un rigolo quelconque s’est occupé de ça, en profitant du jobré ?

Il hoche la tête.

— Je l’ai cru au début… comme la plupart des gens, car cette histoire a tenu l’Angleterre en haleine pendant des semaines. Mais j’ai fait ma petite enquête… Souvent, du côté crapule, on apprend beaucoup plus de choses que du côté police…

— Vous avez eu des tuyaux ?

— J’ai eu presque le fin mot de l’histoire. Les choses se sont passées de la façon suivante : Antony a été vampé par une souris, une certaine Martha Braun… Cette fille était une ancienne institutrice des enfants de sa sœur. Une Allemande. Antony et elle sont tombés amoureux l’un de l’autre. Je crois que la donzelle en avait plus à sa fortune qu’à lui-même. Seulement, la fortune était intangible à cause des troubles du gars.

« Elle a pensé à la collection. Elle a découvert le moyen d’ouvrir le vieux coffre. Mais comme la môme était prudente, elle a décidé de faire faire le coup par le tordu. Elle l’a éduqué, chapitré… Le gars n’était pas tout le temps en roue libre… Il avait de bons moments tout de même.

« Elle a mis au point un plan aux pommes. Le vendredi, les domestiques des Roméo procèdent au grand nettoyage. Ils sont donc pris dans les communs. Roméo-fondu est entré dans le bureau de Roméo-business. Il a ouvert le coffre, pris les collections et les a mises dans un sac de linge sale. Ce sac, il n’a eu qu’à le balancer de la fenêtre sur le perron où d’autres sacs attendent ce jour-là le blanchisseur… Sur ces entrefaites, le Roméo-businessman est entré à l’improviste. L’autre a perdu la tête et l’a poignardé. Son acte a déclenché en lui une espèce d’hébétude et l’a rendu intégralement siphonné.

— Et le sac ?

— Il a été enlevé avec les autres…

— Et qu’est-il devenu ?

— La môme l’a récupéré un peu plus loin, à un arrêt du livreur, qui joue aussi le rôle de collecteur.

— Comment savez-vous tout ça ?

— Ma petite enquête je vous dis… Ce livreur est le seul élément extérieur à être intervenu dans l’affaire. Je l’ai questionné adroitement… Il a remarqué que l’un des sacs qu’il enlevait était très lourd, mais cela ne l’a pas surpris outre-mesure car sa maison se charge aussi de l’entretien des chaussures et il a cru qu’il s’agissait d’un sac de souliers à vérifier.

« D’après moi, la fille avait tout combiné soigneusement. Après l’hôtel particulier des Roméo, l’employé de la blanchisserie s’arrête dans une impasse pour aller chercher d’autres sacs dans l’entrée de service d’autres particuliers. Sa camionnette est ouverte. Rien de plus aisé que de subtiliser l’un des sacs récemment chargés et de le remplacer par un autre de même aspect. L’employé a été surpris à l’arrivée de ne pas trouver de chaussures. Aucun de ses sacs marqués Roméo n’était lourd et le compte y était. Voilà les résultats de mon enquête, l’Ange.

Il se tait et en profite pour croquer ses affreux cachous.

Il a l’air de se nourrir exclusivement de ça…

— Cette fille, dis-je, cette Martha Braun, tel que je vous connais maintenant, je suis certain que vous vous êtes intéressé à elle ?

Seruti fait « oui » de la tête.

— Alors ?

— Alors rien… Peu de temps après le drame, elle a quitté la maison des Roméo. Elle prétendait rentrer en Allemagne où elle n’avait pas remis les pieds depuis une quinzaine d’années… Seulement elle n’a pas eu de veine…

— Je crois deviner : un accident, hé ?

— Non, justement. Tout simplement la poisse. Elle a été victime d’une attaque de polyomiélite et elle est morte en trois jours dans un hôpital de banlieue…

— Le hasard ?

— Pur et simple, impossible d’en douter. Il se serait agi d’une crise cardiaque ou d’autre chose, comme vous, j’aurais été sceptique, mais là, c’est sans bavure…

Je demande en fin de compte :

— Les pièces ?

— Disparues, je vous le répète… Plus question. La fille les aura planquées et elle est clamsée en emportant son secret…

J’allume une nouvelle cigarette. Il m’a vachement accroché, Seruti, avec ses bonnes histoires… Son idée, je commence à l’apercevoir. Elle montre le bout de l’oreille. Il veut mettre la main sur la collection, le brave rital. Seulement ça me paraît plus duraille à réaliser que d’éteindre une bougie placée derrière un journal.

— Maintenant, votre idée, petit vieux ?

— À mon avis, dit-il, il ne reste plus qu’un lien entre les pièces d’or et… et nous.

— Oui, dis-je : le cinglé.

— C’est ça.

— Vous ne croyez pas qu’on a dû le psychanalyser dans les moindres recoins ? Il ne doit plus avoir grand-chose à bonnir, l’Antony !

— D’accord, fait Seruti. Seulement, sans être le moins du monde piqué de psychiatrie, j’ai ma petite idée. Qu’est-ce qui lui a déboulonné complètement le citron, à ce garçon ? Un choc mental… Ce choc, c’était son meurtre. Si on pouvait le replonger dans une atmosphère semblable, recréer ce choc déterminant, il est vraisemblable, enfin, on peut espérer qu’il retrouverait, sinon la raison, du moins une certaine lucidité. C’est la base même de la médecine mentale…

— En somme, vous voudriez, pour le remettre sur ses rails, lui faire commettre un nouveau meurtre ?

— Oui…

— Bigre, vous voyez large !

Il admet d’un signe le bien-fondé de mon exclamation.

— Une expérience pareille, fait-il, ce ne sont évidemment pas des toubibs qui peuvent la tenter…

— Évidemment.

— D’autre part, nous avons sur les médecins, les parents, etc., d’Antony Roméo un avantage primordial…

— Lequel ?

— Vous ne voyez pas ?

Il y a de la provocation dans cette question. Seruti semble vouloir me dire : « J’ai besoin d’un gars à la hauteur. Pour moi, un gars à la hauteur n’est pas seulement celui qui sait épater les badauds avec un revolver, mais c’est surtout celui qui a autre chose qu’un cervelas truffé à la place du cerveau. »

Je réfléchis.

— Oui, je vois… Nous sommes les seuls à être au courant de l’histoire de l’institutrice chleu… Les Roméo n’ont pas attaché d’importance à cette toquade du jobré pour la môme. Ils ont pris ça pour un caprice de fondu… Ils ont eu tort. Un fondu, sa loufoquerie mise à part, est un type comme n’importe quel type.

— Nous disposons donc de cet argument de poids pour agir sur Antony… Pour lui tisonner le subconscient. Si le choc dont je parlais, réussissait, même partiellement, nous pourrions arracher à Roméo des bribes de tuyau, provoquer peut-être un délire quelconque, grâce auquel certains détails ignorés réapparaîtraient. Nous sommes suffisamment intelligents, vous et moi, pour être capables d’interpréter les incohérences d’un fou. Ça n’est pas votre avis ?

— Si…

— Autre chose, qui plaide en notre faveur ; Roméo ne sait pas que Martha est morte. Nous aurons beau jeu pour lui en fabriquer une, ne serait-ce qu’au téléphone. Ma grande idée est très démultipliée, vous savez…

— Je m’en doute.

— Elle vous sourit ?

— Jusqu’aux oreilles…

Je me gratte le nez.

— Si vous mettiez la patte sur la collection…

— Eh bien ?

Il sent une réticence chez moi et cela l’indispose. Il aime bien que tout marche comme il l’entend, Seruti.

— Vous avez une combine pour l’écouler ?

Alors il a cette superbe réponse :

— Si je n’avais pas le débouché, croyez-vous que je me serais intéressé un seul instant à cette affaire ?

— Bon… Et il est costaud, ce débouché ? Il ne risque pas de vous claquer dans les doigts au dernier moment ?

— Il est en fonte renforcée. S’il risquait de me claquer dans les doigts nous ne serions pas en train de parler de ça !

Il a parlé sèchement. Comme pour le quart d’heure je suis à sa merci, je capitule. Inutile de le foutre en renaud. Il n’aurait qu’à lever le petit doigt pour qu’une nuée de flics s’abatte sur ma petite personne. Et alors, s’ils savaient qui je suis, les copains de Scotland Yard, ils pavoiseraient pendant cent ans pour célébrer ma capture. Ça ne m’emballe pas, mais alors, pas du tout du tout, la perspective de plonger, les pieds en flèche et la corde au cou dans un carré d’ombre noire. Et je déclare, en hâte :

— Notez que je vous fais pleinement confiance, Seruti. Mais j’ai un côté maniaque : lorsque je mijote un coup, je pèche par excès de prudence…

— C’est une qualité, déclare-t-il, radouci.

— Bien, maintenant, il ne me reste plus qu’à vous poser deux questions.

— Pourquoi pas ?

— La première c’est : pourquoi avez-vous attendu si longtemps pour tenter de récupérer le magot ?

Il soupire, s’incorpore quelques grains de cachou et soupire encore.

— Autant nous mettre à jour tout de suite, l’Ange. Je n’ai rien entrepris, parce que je ne suis pas un gangster, pas un dur, pas un intrépide… Je suis une sorte de plaque tournante dans le milieu… J’ai pignon sur rue ; ma boîte marche… Je ne veux pas me mouiller. N’en déduisez pas pour autant que je suis un lâche. Ce serait injuste, injuste et… inexact.

« Simplement je n’ai pas choisi l’aventure ; la grande, la totale aventure… Non, mon job, c’est autre chose…Et je tiens à cette autre chose qui convient parfaitement à mon tempérament, vous saisissez ?

— Je saisis.

Tu parles ! Seruti c’est un drôle de malin. Il trouve idiot de risquer ses os à chaque minute, d’être traqué par les flics, de vivre avec un pétard sous son oreiller… Il a une conception un peu administrative du crime. Une conception bourgeoise. Il a des idées, à d’autres de les exploiter sous ses directives. Il se mouille le moins souvent possible, doit être en combine avec les bourres et jouer les mouches de temps en temps, non par vice, mais pour garantir ses arrières.

— Vous représentez-vous le travail à accomplir, l’Ange ?

— À peu près…

— Il va falloir kidnapper un fou furieux dans un asile. Et les asiles, en Angleterre, sont comme les prisons : très bien gardés. La besogne ne vous paraît pas trop importante ?

Cette réflexion me pique comme un boisseau de puces.

— À mon tour de vous le dire, Seruti… Si je ne me sentais pas capable d’exécuter ce turbin aux pommes, je vous parlerais d’autre chose.

— Parfait. Une fois le fou kidnappé, vous devrez le garder, ça n’est pas rien…

— Je suis un grand garçon, vous savez…

— Et surtout, fait-il en baissant instinctivement le ton, il va falloir lui faire commettre un meurtre, l’Ange. Je crois que c’est ce dernier acte qui m’a toujours retenu de me lancer dans cette aventure. J’aurais peut-être pu trouver des mecs capables de faire évader le fou. Mais je n’en ai jamais rencontré d’assez hardis, d’assez gonflés pour organiser un meurtre expérimental…

— C’est chose faite…

— Et la deuxième question ? demande-t-il, car il ne perd jamais le fil de la conversation.

— Oh, simple côté margoulin de la chose. Vous envisagez de collaborer sur quelles bases ?

— Moitié-moitié, avance-t-il, après une brève hésitation.

Deuxième partie

Chapitre VIII. Penbrook

Je n’ai jamais rien vu de plus sinistre que l’asile de Penbrook.

Imaginez une grande bâtisse carrée et grise, cernée de hauts murs qui se dressent au milieu d’une forêt de sapins. M’est avis que les gars qui sont bouclés icigo, s’ils ne sont pas complètement jojos doivent le devenir à toute vapeur ! Un corbeau trouverait ça sinistre.

L’ambulance qui m’amène stoppe devant une poterne et klaxonne sur un rythme convenu. Un portier aux jambes gainées de leggins arrive en se hâtant. Il a une tronche qui flanquerait des cauchemars à l’ectoplasme de Jack l’Éventreur. Il est bigleux, roux, moustachu et il a la bouche tordue par un rictus. À première vue, on le prendrait pour un spécimen des pensionnaires.

Il ouvre la lourde et nous fonçons dans une large allée bordée de marronniers. Au fur et à mesure que l’asile se découvre, je sens une louche angoisse m’envahir. C’est la première fois que je pénètre dans le monde des frappadingues et ça m’impressionne vachement, que je le veuille ou non.

Quand je pense que cette idée de me faire interner est venue de moi ! Non, je te jure, y a des moments où je suis dévasté du belvédère !

Nous avons tenu un long conseil de guerre avec Seruti.

— Vous avez carte blanche pour organiser ça, à votre convenance. Mieux que moi, vous devez avoir l’habitude des coups de main… Lorsque vous serez fixé sur un plan, exposez-le-moi et je tâcherai de mettre à votre disposition les moyens nécessaires.

Je suis resté encagé deux jours dans la carrée clandestine du rital ; à lire les journaux et à tirer des plans sur la comète.

Seruti, je m’en suis vite aperçu, est un gars de première.

Il a mis au point un drôle de pastaga. Dès le lendemain, les canards de l’Empire britannique annonçaient que le « principal témoin » (en l’occurrence moi), c’est ainsi que l’on qualifie un suspect, chez les English, avait été vu par plusieurs personnes en Belgique. On supposait qu’il avait réussi à se faire la valoche sur le continent. L’Interpol était sur les dents ; bref, les flics avaient mordu l’appât à pleines mandibules et je me sentais plus à mon aise…

Alors j’avais eu à mon tour, une idée.

— Écoutez, j’avais dit à Seruti. Il n’y a pas trente-six moyens de faire sortir le Roméo de son asile ; il faut que je m’y fasse interner ! C’est de l’intérieur que je pourrai organiser ça. De l’extérieur, tout ce qu’on risque de gagner, c’est un coup de fusil dans les fesses… Est-il possible d’entrer là-bas comme pensionnaire ?

— Oui, je crois.

— Vous avez dans votre collection un toubib complaisant ?

— Oui…

Tu parles qu’il l’avait !

Une drôle de figure, ce toubib… Le genre avorteur mondain… En tout cas, il doit avoir le bras long, car mon internement n’a été qu’une simple formalité. Afin que j’aie le maximum de liberté à l’intérieur de Penbrook, j’ai opté pour une forme de folie pacifique.

Au moment où j’entre dans la grande bâtisse, je tiens un morceau de ficelle à la main. C’est mon seul instrument de travail…

On me débarque au bas d’un perron. Des infirmiers s’avancent. Des costauds de l’espèce gorille.

— Vous tracassez pas, leur jette le convoyeur. C’est un doux.

Ça me fait intérieurement gondoler d’entendre prononcer ce qualificatif à mon sujet. Un doux ! Un doux, l’Ange Noir… On les verra toutes !

Moi j’attaque mon rôle.

Je tire sur la ficelle, comme si c’était la laisse d’un animal imaginaire.

— Allons, dis-je d’une petite voix de tête, viens vite, minet…

Les gros glands se marrent. Ils ont beau être blasés, un nouveau numéro les intéresse toujours.

— Oui, il croit promener un chat, déclare le chauffeur. À part ça, y a pas plus gentil que lui. Il ne vous donnera pas de turbin, je vous le promets…

Les infirmiers me chopent chacun par un aileron.

Ils m’entraînent dans un dédale de couloirs peints en crème.

— Pas si vite, mes bons messieurs, dis-je, suppliant, ce pauvre minet a de la peine à nous suivre…

Ils me font entrer dans une petite pièce très confortable. Je m’assieds dans un fauteuil et je fais semblant de prendre minet sur mes genoux, puis de le caresser.

Un type entre. Il est grand, maigre, sévère… Il porte une blouse blanche non boutonnée et sur le tarin un chouette lorgnon de l’époque victorienne. Il est pas lobé, le mec.

— C’est le nouveau ? demande-t-il.

— Oui, monsieur le directeur…

Il s’approche de moi, me renverse la tête d’un geste brusque, m’attrape une paupière, la soulève et regarde dans mon œil comme dans un encrier pour voir s’il est vide.

— Vous vous appelez comment ?

Je souris…

— Il est gentil, n’est-ce pas, je murmure… Son nom est minet.

Il laisse tomber ma paupière et brusquement se désintéresse de moi.

— Chambre 22, dit-il.

Et il sort…

— Il s’est encore poivré la gueule, cette nuit, dit un infirmier, c’est sa neuvaine, en ce moment.

J’enregistre le fait. Le directeur picole… Bon à savoir. On me conduit à ma chambre. On dépose mes bagages… Un infirmier me fait déloquer et m’engage à revêtir un costard triste, en truc molletonné. Ensuite on m’emmène au réfectoire, car c’est l’heure de la bouffe.

Quel spectacle… Si vous voyiez tous ces tordus ! Ces gueules, Madame ! Ces gueules ravagées, mornes, hébétées…

Je ferme les yeux pour ne pas voir ces êtres sans raison. Ces maniaques, ces épaves…

Quand je pense à toutes les araignées qui travaillent ces plafonds, j’en ai des picotements dans la moelle épinière…

Maintenant, je suis à pied d’œuvre. Il va falloir agir, et agir vite, car le climat qui règne à Penbrook ne convient pas du tout à mon genre de beauté.

Je me dis : « Primo : repérer Roméo… »

Et alors je me décide à ouvrir les châsses et à regarder autour de moi.

Chapitre IX. Antony Roméo

Seruti m’a montré une photo d’Antony. Mais c’est une photo découpée dans un canard, il y a trois ans, et ça pourrait aussi bien être celle de Richard Cœur de Lion.

Je cherche dans cette foule de cinglés celui qui peut être Roméo. Ça n’est pas facile. Je suis assis à table entre un type qui, spasmodiquement se mord le tranchant de la main en poussant un gloussement de dindon courroucé ; et un autre avec une tête minuscule qui ne dit rien, mais qui bouffe avec l’air de penser à autre chose. Au bout d’un moment, il me tire par la manche et me demande très poliment :

— Trois fois quatorze ?

— Mercredi, je lui réponds…

Ceci afin de respecter la tradition.

Un autre, en face, me cligne de l’œil.

— Bien répondu, me dit-il. Ça lui apprendra… Il est complètement fou…

Et pour ponctuer cette appréciation, il éclate d’un rire énorme, gargantuesque. Un infirmier arrive précipitamment et lui met un atout en pleine bouche. Ça stoppe l’hilarité du copain…

Tout ça me semble être un sale rêve. Un de ceux qui n’en finissent pas et qui viennent vous visiter dans les sommeils succédant à une muflée.

Le régime est potable. Je casse la graine comme un grand. Ensuite, on se lève tous et on gagne le jardin pour profiter d’un brin de soleil.

Toujours tirant ma ficelle, je me trimballe de groupe en groupe, regardant chacun sous le nez, mais je n’aperçois pas le Roméo, ou alors, c’est que je ne puis l’identifier d’après la photo que j’ai vue.

La journée passe, sans que je sois arrivé au moindre résultat. Je me fous dans une rogne noire… Et alors, au moment où je désespère, je pige tout. Deux infirmiers discutent le morcif sur un banc. Le premier dit :

— Bon Dieu, je suis content d’attraper ce service cette semaine. Au pavillon des agités, c’est un vrai cauchemar… Ils gueulent toute la nuit… Des loups, je te dis…

Le pavillon des agités ! Bien sûr, je ne les ai pas tous vus, les tordus… Ce sont seulement les doux qui vivent en communauté. Ceux qui ne sont affligés que d’innocentes marottes.

En admettant que Roméo soit calme, étant donné qu’il a déjà buté quelqu’un, on ne le laisse pas en contact avec les autres… Ce serait trop risqué.

Oui, ça c’est net. Seulement ma tâche va être salement compliquée. Je ne sais pas où se trouve ce pavillon, ni comment y entrer…

Je m’assieds sur le banc, au côté des infirmiers.

— Vous permettez, messieurs ?

Ils me regardent avec indifférence.

— Je suis le nouveau, dis-je. Je ne comprends pas du tout pourquoi on m’a amené dans cet asile car je ne suis pas fou…

Ils échangent un clin d’œil qui veut dire : « Avec eux c’est toujours le même refrain ».

Je souris.

— C’est tout de même heureux qu’on ne m’ait pas bouclé dans le pavillon des excités…

— Ça peut venir, ronchonne l’un des deux hommes.

— Grand Dieu, ne m’épouvantez pas, messieurs…

Je feins un grand intérêt…

— Comment cela se passe-t-il, là-bas ?

— Petit curieux, dit l’autre infirmier.

Il ajoute :

— Les piaules sont capitonnées et les gars n’en sortent pas. C’est tout…

— Et où est-il, ce pavillon ?

— Derrière le corps de bâtiment principal, c’est tout ce qu’il y a pour votre service, mon petit ?

Je crains d’avoir éveillé quelques soupçons.

— Merci, fais-je…

Je me lève et, tirant ma ficelle, murmure :

— Allons, minet, viens voir le pavillon des agités.

Les infirmiers se tirebouchonnent.

* * *

C’est un pavillon beaucoup plus petit que l’autre. Il n’est percé que de minuscules fenêtres grillagées.

Je m’arrête devant la porte et regarde le couloir qui s’offre à moi. Qu’est-ce que je risque ? Si on me stoppe, je dirai que je me suis paumé et que je cherche ma carrée.

Étant donné que je viens d’arriver, le prétexte est excellent. Je pénètre donc dans l’estanco. Je n’y ai pas plus tôt mis le pied qu’un hurlement terrible retentit. C’est un cri semblable à celui que pousserait un chien frappé à mort. Un cri profond, inhumain. Un cri de dément, quoi ! D’autres lui répondent. C’est comme au zoo, dans la section des perroquets. Vous en avez un qui pousse un cri et tous les autres se mettent à l’ouvrir, comme à la suite d’un signal.

Mon sang se glace. Moi j’aime la bagarre. Le danger ne me fait pas peur. La mort, je lui pisse au cul… Seulement j’ai horreur de ce qui n’est pas franco.

Je m’aventure tout de même à l’intérieur des locaux. En bas, ce sont les salles de douche… Les chambres se trouvent au premier étage…

Je grimpe l’escalier… Un couloir divise le pavillon en deux. Des portes s’ouvrent à droite et à gauche. Elles sont numérotées et munies de judas. J’ouvre ces judas les uns après les autres et je bigle à l’intérieur des cellotes. Ma douleur ! Ce que je vois ferait dresser les cheveux sur la tête d’une statue ! La plupart des occupants de ces chambres-cellules sont ligotés dans une camisole de force et hurlent couchés, sur leur lit.

Le parquet et les murs sont garnis de caoutchouc. L’escabeau de chaque pièce est rivé au sol. Une tablette fixée au mur sert de table.

Je visite du regard la première, la seconde, la troisième, et je ne vois toujours rien qui puisse ressembler à Roméo.

J’ouvre le quatrième judas, le cinquième… Toujours rien. J’ai fini tout le côté gauche. Je passe alors aux portes de droite. À la septième, j’ai un haut-le-corps. Bien que la photo qu’il m’a été donné de voir ne soit pas fumeuse, il ne m’est pas possible de me tromper : c’est lui, c’est Antony Roméo…

Il n’a pas de camisole, il ne crie pas. Il est maigre comme un squelette. Son visage, c’est un tas d’os avec, au milieu, deux immenses yeux mornes. Il est brun, il a le teint mat… Il est assis sur son lit, adossé aux montants de fer. Une couverture est jetée sur ses jambes… Il a les mains croisées, les yeux mi-clos…

— Que faites-vous ici ?

Je sursaute et je regarde celui qui m’interpelle… C’est un des deux infirmiers auxquels je viens de parler…

— Ça vous intéresse tellement, le quartier des agités ?

— Oui, je fais avec mon rire le plus niais. Je suis bien content de ne pas y être. J’étais en train de le dire à minet…

— Ah ouais !

Il me blaire avec méfiance.

— J’sais pas, mais vot’ gueule me revient pas, petit… Vous et votre minet à la noix vous feriez pas mal de vous tenir peinards, vu ? Burns ! crie-t-il à la cantonade.

Une petite porte pratiquée à l’entrée du couloir s’ouvre. Un autre infirmier paraît. Il a des yeux aux paupières gonflées comme des poches d’aviateur.

— T’étais en train d’en écraser ? demande mon infirmier.

— Et alors ? rétorque Burns, qu’est-ce que t’as à y redire ? Avec les nuits qu’on passe dans ce secteur, si on peut pas s’étendre deux minutes dans la journée, c’est à désespérer de tout.

— C’est ça, ronchonne l’autre, qui décidément fait du zèle. Et t’as vu qui se baguenaude dans les couloirs pendant ce temps ?

— Qui c’est ce type ?

— Un nouveau… Un qui m’a l’air particulièrement dégourdi pour son âge… Un que je vais avoir à l’œil…

— Comment qu’il s’appelle ?

— J’en sais rien. Comment tu t’appelles, eh, ballot !

— Malloy, fais-je, car c’est ma nouvelle identité…

— Bon, alors Malloy, tu vas te prendre par la main et me foutre le camp d’ici, vu ? Et si jamais je te retrouve à rôdailler dans ce coin, tu auras droit à une douche froide de première grandeur, vu ?

— Je voulais montrer à minet, balbutié-je.

Mais je serre fort les poings sur ma ficelle.

Je me barre doucement. Maintenant, j’ai tous les atouts…

Maintenant…

Je sais où est le quartier de Roméo. Je sais où est sa chambre…

Je sais que les portes des dites chambres ferment à clé.

J’ai vu le gros trousseau passé dans la ceinture de Burns.

Je sais où est la chambre de Burns.

Je sais qu’il aime dormir… Que demande le peuple ?

Si je ne suis pas un manche, cette nuit je ferai le turbin.

En effet, j’ai convenu avec Seruti que, comme je ne pourrai plus communiquer avec lui de l’intérieur, toutes les nuits, quelqu’un attendrait à cent mètres à gauche de l’asile dans une voiture. L’attente doit se faire de minuit à deux heures. Il est temps que je m’organise…

Chapitre X. La belle

Il est dix heures du soir.

Je suis bouclé dans ma chambrette depuis une paire d’heures déjà. Tout est calme. Par l’imposte vitrée, je vois briller la veilleuse bleue du couloir. Alors je vais à mon placard de métal où sont entreposées mes affaires. Il y a un gros pain d’épice truqué, que m’a remis Seruti. Une fois sorti de la cellophane qui l’enveloppe, ce pain d’épice s’ouvre en deux. Il est évidé de l’intérieur et renferme un browning de 7,65 avec un chargeur de rechange.

J’ôte ma veste de cinglé. J’enfile un veston civil et je récupère dans ma trousse de toilette une paire de minuscules pinces que j’y ai camouflées. Dans l’après-midi, j’ai repéré les lieux. Je sais où se trouve le standard téléphonique et j’ai identifié les fils que je devrai sectionner tout à l’heure. Il y a ceux du téléphone, puis d’autres qui commandent la sirène d’alerte.

J’attends encore une heure… Brûlant d’impatience. Il servirait à rien de faire mon coup trop tôt, car je serais marron pour la bagnole. Et, franchement, je ne me vois pas vadrouillant en pleine campagne avec un zig comme l’Antony. J’aimerais mieux me baguenauder en coltinant une locomotive plutôt que ce type sans rien dans la calbombe. Si au moins, j’avais une bouteille de rye à portée de la main. Mais s’il y a du rye dans la boutique, c’est le directeur qui s’en gargarise…

Je fais jouer la gâchette de mon feu, à vide, pour vérifier son fonctionnement… Puis je remets le chargeur. Lorsque le cadran lumineux de ma montre indique onze heures, je vais à ma lourde et je me mets à la défoncer à coups de pied. J’espère que l’infirmier de garde viendra seul…

Au bout d’un moment de cette tabagie, j’entends un bruit de pas… Une clé dans la serrure… Un type entre, en grommelant que si le nouveau se met à jouer au con il va lui apprendre à vivre…

Je me suis plaqué contre le mur et je le tire brusquement à moi, avant qu’il n’ait le temps de m’apercevoir.

Il se retourne, je lui file un coup de tête dans les gencives. Ça me chahute vachement le caberlot et à lui ça doit lui faire n’importe quoi, sauf du bien. Il me le prouve en crachant trois dents au milieu de la pièce.

Alors j’attrape mon revolver par le canon et je lui en mets un paquet derrière la nuque.

Il n’insiste plus et prend le parti le plus raisonnable : celui de se propager dans le cirage.

Sans perdre de temps, je lui quitte sa blouse et l’enfile par-dessus mon costume. Puis je prends sa calotte blanche qui a roulé à terre et je m’en coiffe.

Il en ferait une trompette, le Chief-Inspector Mac Gwer s’il me voyait en ce moment !

Je hisse le type sur mon lit, je le borde après lui avoir ligoté les brandillons et les flûtes. Ensuite je lui applique sur la bouche une bande de sparadrap. De ce côté, pas d’histoires…

Je sors et tourne la clé dans la serrure.

Au lieu de gagner la sortie, je me dirige vers le standard qui se trouve au fond du couloir. J’ouvre… Et je comprends aussitôt pourquoi elle n’est pas fermée, la lourde : le directeur est là, agenouillé devant un petit meuble, il en extirpe une bouteille de bourbon.

J’ajuste mon feu à mon poing.

— On trinque ? je propose.

Il fait volte-face et me regarde en clignant désespérément des paupières. Il aperçoit mon revolver et il biche vraiment les jetons.

— Allons, allons, mon ami, dit-il. Calmez-vous, je ne vous veux pas de mal…

Je rigole.

— Te frappe pas, Toto… Du mal, c’est plutôt moi qui t’en voudrais… Pas par sadisme, mais tu as tort de ne pas être dans les plumes à ces heures. L’ivrognerie est un vilain défaut.

Je lui balance un terrible coup de pied dans le bas-ventre. Il ouvre grand le bec, fait « A a a a a a… » jusqu’à plus souffle, devient d’un beau vert foncé et s’évanouit. Moi, sans perdre une seconde, je débouche le flacon de whisky et je m’en téléphone la valeur d’un verre à vin. C’est ma mesure des grands jours. Ensuite je casse le flacon sur le crâne du directeur qui essayait de retrouver ses esprits. De l’affaire, il ne retrouve plus rien. Je sectionne les fils prévus.

Et je quitte le bâtiment.

* * *

La grosse difficulté, c’est d’éveiller le gardien du pavillon des agités. Comme la porte du bas est fermée, que je n’ai aucun passe-partout à ma disposition et que je n’ai pas le temps d’avoir une conversation privée avec la serrure, force m’est d’actionner la sonnette. Elle fait un boucan du diable. J’ai peur qu’elle n’attire l’attention d’autres personnes que le gardien. Comme rien ne bronche, je resonne à nouveau.

Une lumière éclate dans les vitres d’une petite fenêtre du premier. La sonnette déclenche des hurlements dans la crèche. Dans une certaine mesure, ces cris me sauvent la mise, vous allez piger pourquoi.

Au lieu de descendre ouvrir comme je l’espérais fermement, le veilleur, Burns, se met à la fenêtre. Comme toutes les croisées sont grillagées, il ne peut se pencher, donc me voir distinctement. Et comme ses clients hurlent à la mort, il ne peut prêter attention à ma voix.

— Qu’est-ce que c’est ? fait-il.

— Oh, je lui dis, descends me donner un coup de main ; le directeur est là, à côté, étendu raide, on dirait qu’il est mort. Il a dû chopiner un peu trop et…

— Sans blague, dit l’autre.

— Allez, Burns, manie-toi, crié-je…

Il essaie de me voir, mais tout ce qui peut lui être visible, c’est une silhouette blanche.

— C’est toi, Smith ? s’informe-t-il.

— Non, je lui lance, c’est le duc de Windsor…

Il ronchonne des trucs comme quoi si les cons jouaient aux dominos je serais le double six. Puis il peste contre ce poivrot de nom de Dieu de charogne de directeur qui enquiquine son monde par tous les moyens… Enfin il descend.

La porte s’ouvre.

Burns sort sur le perron.

— Où est-il ? demande-t-il.

Je lui appuie le canon de mon browning sur la poitrine.

— Ici…

Il baisse la tête et reconnaît un rigolo. Il croit à une farce.

— Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ?

— Entre, je vais t’expliquer…

Une fois dans la lumière il me dévisage et, pendant un bref instant se demande qui je suis.

Puis soudain il se souvient de moi.

— Sapristi, murmure-t-il, c’est le cinglé de cet après-midi.

Il flageole.

— Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Un peu d’aide…

— De l’aide ?

— Oui. J’aimerais que tu ouvres la porte de Roméo…

— Le 7 ?

— C’est ça, le 7…

— Mais ???

— Oh ! ça va, j’éclate, on ne va pas commencer avec les mais, les pourquoi, les comment… Fais ce que je te dis, ou tu vas déguster du plomb dans les tripes.

Il secoue la tête.

— Oui, oui…

Nous montons. Il ouvre la porte de ce nave d’Antony.

— Il marche, le gars ?

— Oui…

— Alors fais-le sortir…

Il va réveiller Roméo. L’autre est aussi nerveux qu’une crotte de chien. Il se lève.

— Habille-le chaudement, Toto, les nuits sont fraîches.

Il l’habille. Quand c’est fait, il pousse le fou dans le couloir.

— Et maintenant ? demande-t-il.

— Maintenant, lui dis-je, on va se dire au revoir gentiment.

Et je lui tends la main. Il hésite, puis, toujours tremblant, laisse tomber l’éponge qui lui sert de paluche dans ma dextre. D’un mouvement brusque je l’attire contre moi et, tout comme pour son collègue, je lui mets un coup de tête dans les dents. C’est un truc qui permet d’ébranler un type sans qu’il puisse ameuter la garde.

Il porte ses mains à sa bouche, c’est instinctif. Je puis donc, tout à mon aise, le sonner avec ma crosse, et le coucher dans le lit du fou.

J’ai bien pris garde que Roméo ne voie pas ce petit massacre. Je ne tiens pas à lui titiller le subconscient plus tôt que nous avons décidé de le faire.

— Ça va, Roméo ?

Il ne me regarde pas… Entre lui et un chiffon mouillé il n’y a pas le moindre signe distinctif.

Chapitre XI. Ça remue

Je cramponne le bras de la nave.

— Allons, viens, Toto, je lui susurre le plus cordialement possible.

Il me suit, d’un petit pas automatique. Il marche comme un robot, ce gars-là… Je lui fais descendre les escaliers et nous sortons. Je contourne le bâtiment principal et, au lieu de m’engager dans l’allée principale, je monte sur la pelouse, ce qui offre l’avantage de feutrer nos pas et de nous sortir du clair de lune, car la haie de marronniers nous protège…

Nous venons de parcourir une bonne centaine de mètres, lorsqu’un aboiement de chien éclate, sonore, féroce.

Je fais la grimace. Voilà bien ma veine ! Un clébard ! C’est le bouquet… Maintenant le gardien est prévenu, impossible de lui faire ça à la surprise… En effet, des lumières apparaissent dans sa cabane. Il se lève. Il va détacher le cabot et s’annoncer. Peut-être même avant de faire quoi que ce soit, va-t-il alerter les infirmiers du bâtiment central ? Il doit exister une sonnerie d’appel dans sa loge… Je me hâte d’approcher de sa cambuse. Plus tôt j’aurai eu une explication avec lui, mieux cela vaudra… Seulement, le hic, c’est que je ne puis lâcher mon Roméo, car j’ignore quelles seraient ses réactions. J’aurais bonne mine si, brusquement, il se remettait à cavaler en direction de l’asile…

Le gardien sort dans la petite cour attenante à sa maison. Il va à la niche du chien et se baisse pour le détacher. Je crois qu’il est inutile de laisser achever l’opération.

— Stop ! je m’écrie en sortant mon feu.

Il se redresse, comme si on venait de lui coller un cigare allumé dans le pétrousquin, son regard bigleux fouille désespérément l’obscurité. Il aperçoit la tache blanche que forme dans le noir ma tenue d’infirmier.

— Qui êtes-vous ? demande-t-il.

— Le cousin de la bicyclette à Jules, petit gars. Lève bien haut tes bras et avance par ici ou il va t’arriver un petit malheur…

Il ne bronche pas.

— Tu as compris !

Lui, c’est pas une lavasse. Ils savaient ce qu’ils faisaient les dirigeants de l’asile en le nommant garde. Il s’accroupit derrière la niche de son cabot et finit de le détacher. Le chien se rue en avant en grondant… J’aime pas beaucoup les dogs qui bavent et courent tête basse, aussi je me tiens prêt à l’assaut.

Le gardien excite son damné clébard.

— Vas-y, Pietr ! crie-t-il… Tue-le !

L’animal n’est plus qu’à deux mètres de nous. Il s’arrête brusquement, le poil hérissé.

— Saute ! Saute ! trépigne le garde.

Mais il n’en fait rien. Alors je comprends que c’est la présence de Roméo qui paralyse le chien. Les cabots flairent et redoutent les fous, la chose est connue. Je dois profiter de l’occase. Je suis dans le genre de Sainte Blandine que les lions refusaient de mordiller.

Je mets mon poing serrant le feu à ma hanche. Je presse la gâchette. Le chien pousse un bref hurlement et se couche sur le flanc… Il gigote un bout de temps, l’écume aux lèvres.

— Sors de ta planque, je dis au garde, ou bien je t’assaisonne comme j’ai assaisonné ton affreux toutou !

Une balle miaule à mes oreilles.

Cette carne a décidé d’engager la bataille. Cela ne fait pas mes oignons. D’abord, parce qu’il risque fort de me sucrer ou de sucrer Roméo, ensuite, parce que cette mitraillade est le plus sûr moyen d’alerter les populations. Je décide d’en finir, et d’en finir vite.

Je fais un croc-en-jambe au cinglé pour lui éviter de déguster et je m’avance vers la niche, plié en deux. Le garde s’en donne à cœur joie. Il fait voltiger ses prunes avec beaucoup de maîtrise. Ça bourdonne autour de moi, d’une manière inquiétante.

Tout en avançant, je jette de brefs regards derrière moi pour surveiller Roméo. Mais il n’a pas l’air de s’apercevoir qu’on est en train de reconstituer la bataille des Flandres. Il reste étendu sur le sol, sans réaction.

Me voici de l’autre côté de la niche.

« Tire, mon lapin, tire bien, je murmure intérieurement, quand ton magasin sera vide, je t’enverrai de la marchandise. »

Son magasin est vite vidé. Alors j’écarte la niche d’un coup d’épaule.

— À moi de jouer, bonhomme ! dis-je.

Il se dresse, en même temps que moi. Le synchronisme de ce mouvement doit être marrant à voir. Mais personne ne le voit. Il lève son revolver pour s’en servir de matraque, mais je n’ai pas de mal à esquiver. Son geste perdu le déséquilibre légèrement. Il se penche en avant, alors je lui remonte le menton d’un parpaing bien ajusté.

Il s’ébroue. Sans lui laisser le temps de récupérer, je le déconcerte avec un crochet du gauche que n’importe quel champion du monde m’envierait.

— Maintenant, assez de friction, ouvre la lourde ou je te brûle !

Il est tout chose.

Je vais récupérer Roméo. Je le remets sur ses tiges et lui reprends le bras.

— Tu vas te démerder d’ouvrir, dis-je au garde, tu as deux secondes pour te décider, sinon, tu ne verras pas le jour se lever.

Parfois, là où la force est impuissante, la poésie réussit.

Cette image du jour se levant sans lui le décide à remiser son devoir pour une autre occasion. Il se dirige vers la porte.

Là-bas, du côté de l’asile, c’est le grand branle-bas de combat. Les coups de feu ont donné l’alarme.

— Manie-toi, ordure !

Il me dit que la clé est restée chez lui.

— Eh bien allons la chercher, et pas un geste de travers, hein ?

Nous pénétrons dans une cuisine triste qui sent la pipe froide. Il saisit une clé un peu moins grosse qu’une manivelle d’auto…

— Grouille, grouille !

Comme il introduit cette clé monumentale dans la serrure du portail, un crissement de gravier me fait retourner. J’aperçois l’infirmier qui m’espionnait cet après-midi.

C’est un vrai chien de garde que ce type.

Il tient un tisonnier à la main.

— Je me doutais bien que tu n’étais pas fou, grogne-t-il. Tu ne m’as pas eu avec tes simagrées, fumier !

Et il lève son tisonnier.

C’est un tort. Il aurait dû voir, avant d’agir de la sorte, que je tenais moi, un soufflant.

Je lui cloque une balle dans le bide presque à bout portant. Il lâche la tige de fer et porte sa pogne à l’endroit sensible. Le gardien a fait tourner la clé.

La porte grince sur ses gonds.

— T’es un frère, lui dis-je, en lui mettant sur la nuque mon coup de crosse favori.

Ouf ! voilà la route ! Je commence à avoir le poignet endolori à force de cogner à droite et à gauche…

Chapitre XII. L’expérience

Comme convenu, à cent mètres du portail, une voiture est là tous feux éteints. Je trotte à sa rencontre, aussi vite que me le permet le Roméo.

La voiture qui, à mon apparition, s’est mise à rouler en première arrive sur moi et stoppe.

Une voix que je crois reconnaître me lance :

— Grimpez vite !

J’ouvre la portière arrière, je pousse Roméo à l’intérieur et je me laisse choir sur la banquette à ses côtés. La bagnole démarre en trombe. Je me penche pour identifier le conducteur et je reconnais Tiarko.

Il a un drôle de coup de volant, le Monsieur.

— J’avais la frousse que vous ne soyez pas au rancard, lui dis-je. Merde, qu’est-ce que j’aurais branlé avec ce paquet !

Il agite ses boucles d’oreilles.

— Vous alors, on peut dire que vous ne perdez pas de temps… Vous êtes rentré ici à midi et à minuit vous avez terminé le turbin ; compliments…

— C’est tellement folichon qu’on a envie d’y passer ses vacances.

— Je m’en doute…

Il conduit à plus de cent, mais il trouve le moyen de jeter un regard par-dessus son épaule.

— C’est lui, le gars déplafonné ?

— Ça se voit, hein ?

Je m’adosse voluptueusement et je soupire d’aise.

— Vous avez une cigarette ?

Il me tend son paquet.

— Hé là, fais-je tout à coup, ça n’est pas le chemin de Londres que nous prenons ?

— Seruti n’est pas si bête, dit Tiarko. Londres n’est pas un endroit sain après un coup pareil. Il y a eu de la casse ? J’ai entendu des coups de feu…

— De la casse, gouaille-je, c’est bien faible. Vous voulez dire que c’est tout juste s’il reste les quatre montants de l’asile ! J’ai cru que je serais obligé de suriner tous les mecs qu’il abrite — fondus compris ! — pour pouvoir filer… Où allons-nous ?

— Le patron s’est occupé de ça. Il a déniché un petit pavillon peinard sur les bords de la Tamise… Vous verrez. Personne n’ira vous emmouscailler là…

Je ne dis plus rien, me contentant de fumer sans me soucier du reste. Je sais faire abstraction de mes sentiments, par instant. C’est Tiarko qui, pour le moment, a l’initiative des opérations, qu’il conduise donc, et qu’il nous conduise où ça lui chantera. Tant que j’ai un rigolo à portée de la main, je ne crains personne.

Nous roulons une petite heure ; puis la guinde décrit un virage et emprunte un petit chemin de terre aux ornières profondes.

Un petit kilomètre de ce tape-cul, entre des haies. Et nous arrivons devant une construction basse qu’il est impossible de découvrir de la route.


Tiarko quitte l’auto et va ouvrir la porte. Il allume l’électricité. La cambuse est vétuste. Elle tombe en ruine, mais Seruti a eu comme toujours le nez creux en louant ce pavillon. Pour ce que nous avons à faire, il est indispensable que nous jouissions d’un calme total.

Tiarko fait un feu du diable dans la cheminée d’une chambre où sont alignés deux pageots.

— Bon, et maintenant je m’évacue, dit-il. Je pense que Seruti ne tardera pas à rappliquer. Il faut auparavant que je lui dise que vous avez réussi. On ne s’attendait pas à un résultat avant plusieurs jours et c’est vraiment par acquit de conscience que je suis allé faire le poireau ce soir…

Il me désigne une bouteille de rhum blanc sur la tablette de la cheminée.

— Vous voyez qu’on ne vous oublie pas…

Il porte un doigt à l’une de ses boucles.

— Eh bien good night, boss. Et faites gi à vos os. Moi ça ne me botterait pas de pioncer aux côtés d’un louftingue.

— T’inquiète pas pour ma santé, dis-je.

Il me regarde avec un rien d’admiration dans son œil de verre.

Puis il les met. J’attends que la voiture ait démarré avant d’agir. Lorsque le ronronnement s’est englouti dans le lointain, je débouche la bouteille de rhum. J’attrape un verre, je l’emplis à moitié et je le mets dans la main inerte de la nave.

Il ne réagit pas plus que si je venais de lui cloquer un bilboquet. Je lui lève l’avant-bras et lui glisse le verre entre les lèvres.

— Allons, Antony, murmuré-je, mon petit Tony… Tonio… Bois, mon lapin, bois…

Si vous m’entendiez jacter, vous auriez des larmes plein les châsses. Un gamin de quatre-vingts berges en gaulerait dans son calbard…

Le plus poilant, c’est qu’il torche son glass, Tonio… Comme un grand garçon. Il ne fait pas la grimace, ne tousse pas… Il doit avoir le bec blindé. Maintenant, si vous êtes surpris de me voir pousser le dernier des Roméo à l’ivrognerie, je vais vous rancarder.

J’ai fait le raisonnement suivant : l’alcool produit une excitation chez les gens bien équilibrés, pourquoi n’agirait-il pas de même sur les autres ? Ça vaut ce que ça vaut sur le terrain médical, mais sur le terrain de la combine, c’est peut-être une idée. Il va peut-être chanter les Matelassiers, Roméo, marcher sur la tête ou se mettre à jouer du Shakespeare… En tout cas, j’ai intérêt à ce qu’il sorte un peu de sa léthargie.

Il peut m’apprendre des choses s’il parle, quoi que ce soit qu’il dise. J’ai pas raison ?

Et si vous me demandez pourquoi j’agis de la sorte, je vous répondrai que ça ne me déplairait pas de mettre tout seulard l’embargo sur les doublons de la famille Roméo. J’ai toujours et partout professé qu’un magot, c’est comme un chiffre impair : on ne peut guère le diviser par deux.

Je regarde comment se comporte mon malade. Je vois deux taches rouges sur ses joues. Le rhum commence à lui travailler le cuir.

Je lui en verse un second.

Qu’est-ce qu’on risque ? Ça ne peut pas le tuer, un coup de gnole…

Chapitre XIII. Un bout de fil

Ce deuxième verre agite brusquement Antony.

Ses yeux ont une lueur soudaine qui me met du baume sur la tomate.

— Comment te sens-tu, mon petit Tony ?

Je ne sais pas si c’est une impression, mais il paraît me regarder. C’est déjà un résultat…

Je lui verse un nouveau godet.

Il le boit tout seul cette fois, preuve évidente que quelque chose s’opère en lui : un travail profond qui doit remuer toute la vase qui enlise sa tirelire. Le voilà qui sourit. Il me regarde et dit, d’une voix morte, terriblement creuse et dénuée d’inflexions :

— Capri…

— Ah, Capri, fais-je doucement… Joli… La mer… le ciel bleu.

Il répète « bleu » et rit à nouveau… L’alcool l’anime.

Il se lève, mais ses forces le trahissent et il retombe assis sur le lit.

— Tu vas aller à Capri, fais-je… Capri…

Et je lâche le nom sur lequel nous comptons, Seruti et moi.

— Capri, Antony… avec Martha…

Il rit de plus belle…

— Avec Martha, répète-t-il.

Je rends ma voix suave comme de la guimauve.

— Martha… Martha, je susurre… Amour… Martha…

Il récite après moi :

— Martha, amour…

— Capri, tous les deux…

— Tous les deux…

Il n’est pas loquace, le gars. S’il répète mot à mot tout ce que je dis, je ne suis pas près d’apprendre du nouveau.

Le voilà qui se renverse sur le lit en rigolant et qui se met à ronfler. Moi je n’ai pas du tout envie de me fendre le parapluie. J’ai trop chargé la dose de rhum décidément.

Je le secoue rageusement.

— Antony, hé, Toto, réveille-toi, Martha est là !

Il ouvre les yeux…

— Martha…

— Elle est allée chercher les pièces d’or…

— Les pièces… Tu sais ?

Il referme les yeux… Sa respiration devient régulière et il en écrase…

Ma fureur est telle que, si je ne me raisonnais pas je le bicherais par le paletot et je lui collerais ses arpions dans la cheminée, histoire de le réveiller.

Mais je me rappelle un truc. Lorsque j’étais mouflet, en compagnie du pote avec lequel j’ai été élevé, on se livrait à des expériences sur la personne d’une petite fille habitant la maison voisine. Lorsque nous la surprenions au lit, en train de ronfler, nous lui attrapions le petit doigt, nous le lui tenions serré et nous lui posions des questions auxquelles elle répondait sans s’éveiller tout à fait.

Elle avait un tempérament de médium, la gosse, ça se peut, mais moi, je devais avoir un drôle de voltage dans les accumulateurs parce qu’il n’y avait que mézigue pour réussir cette expérience. Tout ce que le copain réussissait à faire, c’était de la réveiller.

Par la suite, nous avons varié les plaisirs et on l’a passée à la casserole, ce qui était inévitable étant donné la promiscuité. Comme on n’était pas fiérots, on a bavouillé aussi sa vioque à la fillette, un soir qu’elle s’était enfoncé cinquante centilitres de punch dans le réservoir.

Mais là n’est pas la question, comme disait le bourreau au condamné qui se trompait de lourde.

Je saisis le petit doigt de Roméo.

J’approche mes lèvres de son esgourde, et je chuchote en concentrant ma volonté :

— Antony, tu m’entends ?

Silence…

Il ne doit pas être sur ma longueur d’onde, ou alors mon fluide s’est éventé comme du rhum qu’on a laissé débouché trop longtemps.

Je serre un petit peu plus son doigt.

— Antony, voilà Martha…

Ses lèvres remuent. Dans un souffle il profère :

— Martha…

— Elle est jolie, n’est-ce pas ?

— Oui !

Il a dit oui ! Il a, pour la première fois, répondu à une question.

J’en transpire d’excitation.

— Tu l’aimes, Martha ?

— Martha…

— Oui, Martha… Vous allez partir tous les deux… Vous allez à Capri dans un beau bateau bleu…

— Oui…

Et un sourire se dessine sur son visage.

— Capri… La mer… Les orangers…

— Capri, redit-il.

— Vous avez de l’argent, beaucoup d’argent : la collection de pièces…

— Oui…

Ma glotte tressaute. Je vis un des grands moments de ma vie. Donc Seruti avait mis juste. Martha s’était occupée de la collection. Le patron du « Red Dog » ferait un policier de première… de première bourre !

Je poursuis mon avantage, l’esprit tellement tendu que si j’éternuais ça se déchirerait sous mon caberlot.

— Elle a trouvé une cachette sûre, pour les pièces, Martha…

— Oui…

C’est là que ça devient du turbin de précision.

— Où les a-t-elle mises ?

— Une cachette, balbutie-t-il.

— Quelle cachette, Antony ?

— Je ne sais pas…

Alors là, je l’ai dans le réchaud, et profond ! Un type dans cet état ne peut pas mentir, vous comprenez. S’il dit qu’il ignore où la fille a carré le crapaud, c’est qu’il n’en sait vraiment rien.

Pas besoin d’insister, on est marron. J’ai foutu la pagaille à l’asile pour des clopinettes. Voilà que je me mets à gratter pour la gloire maintenant, ou plutôt pour la peau ! J’ai plus qu’à me faire inscrire à la maison de retraite des vieux gangsters dans la pommade. Enfin, avec le gros paquet récupéré chez Mattiew, j’ai de quoi voir venir.

Alors il me vient une idée.

Après tout, Roméo ignore la planque, mais il connaît peut-être des éléments permettant de réfléchir.

— Elle t’embrassait, Martha, hein ?

— Oui.

— Et te faisait des trucs, non ?

— Des trucs ?

Je devrais me douter qu’il ne parle pas l’argot.

— Des caresses. Elle te faisait de bonnes caresses, cette petite chérie, hein ?

— Oui.

Bon, la môme l’a affolé, si je puis dire en parlant d’un mec qui, à l’époque, était déjà à moitié pincecorné.

Elle s’est prodiguée. Seulement elle n’a pas pu le faire chez les Roméo.

— Tu sortais avec elle et les enfants, Antony… Promenade…

Il fait :

— Promenade…

— Elle avait une amie qui gardait les petits dans un square… Une dame… Tu allais avec elle dans une petite chambre… C’était bon…

Silence. Mais il a la pomme d’Adam qui s’agite.

— C’était bon, hein ? Vous vous embrassiez ?

— Oui…

— C’était où, cette jolie petite chambre ?

Silence. Cela aussi il l’ignore. Pouvais-je espérer qu’un fou allait me lâcher une adresse !

En tout cas, du point de vue psychologique j’ai mis dans le mille. Je vois parfaitement le jeu de la petite Allemande. Elle ne devait pas être décrépie de la toiture, Martha. Une petite chambre ! Eh oui. Elle devait vamper Roméo en toute tranquillité. Comme c’était une espèce de grand gosse fantasque, elle l’emmenait balader. Une copine lui gardait les moujingues. Et elle, pendant ce temps, elle allait affoler les sens de son client. Elle allait surtout faire entrer dans le bocal toutes les phases de son programme…

— Elle était jolie la petite chambre ?

— Oui, jolie…

— Dans un hôtel ?

Il se tait.

— Non, pas… Non…

— Où ?

— Une maison… Avec un chien.

Il éclate de rire et dit :

— Oh, merci, Madame Tremble !

Puis il rit encore et ronfle comme un poivrot.

La communication est coupée.

Du reste qu’aurait-il pu dire de plus, Antony Roméo ?

Tout ce que je sais, c’est que la Martha l’emmenait batifoler dans une crèche qui était une maison particulière, avec un chien et une bonne femme dans le coin qui s’appelait Tremble.

À mon tour je bois trois glass de rhum et je me pieute.

Chapitre XIV. Le second meurtre de Roméo

Des graviers dans les vitres me réveillent. Je saute sur mon feu et je me glisse contre le mur, près de la croisée.

Je jette un coup d’œil à l’extérieur et j’aperçois Seruti, sanglé dans un imperméable, un chapeau mou rabattu sur le front.

Je descends lui ouvrir.

— Salut, l’Ange, dit-il. Bravo, mon cher, je vois que votre réputation n’est pas surfaite. Comment va notre homme ?

— Il en écrase. Qu’est-ce qu’on dit de notre affaire, à Londres ?

Il plisse son front étroit.

— Il y a du remue-ménage au Yard, vous pouvez en être certain. Les journaux ont titré ça sur quatre colonnes en première page. Pensez : deux meurtres !

— Deux, demandé-je… Tiens, j’aurais cru moins… Qui est clamsé ?

— Le directeur et l’infirmier sur lequel vous avez tiré. Un autre, le premier auquel vous vous en êtes pris est dans le coma… Bref, un vrai carnage. Heureusement qu’on vous prend jusqu’ici pour un fou furieux, mais cela ne durera pas. Les flics ne sont pas des imbéciles et ils se doutent bien que si vous avez fait évader Roméo, que si vous disposiez d’un revolver et d’une pince, vous n’êtes pas un fou ordinaire. Seulement ils sont malins. Ils la bouclent et ils travaillent dans l’ombre…

Il a l’air un peu maussade, Seruti. Tous ces meurtres lui donnent à réfléchir. Je me demande si je ne me suis pas embarqué dans une sale histoire. L’Italien est un homme intelligent ; si les choses se gâtent il n’hésitera pas à me balancer pour garer ses os… En Angleterre on appelle les types qui se déboutonnent, les témoins du roi. Ils vont jacter à la barre, en qualité de témoins, uniquement de témoins, même s’ils ont suriné une tripotée de loustics… Drôle de mœurs, hein ?

Nous montons.

Seruti est préoccupé. Il se penche sur le dingo et l’examine.

— Pas brillant, son état de santé, apprécie-t-il.

— Non…

— Il faudrait agir vite…

— Oui…

Je lui réponds par ce que les romanciers appellent des monosyllabes, simplement parce que je carbure à tout berzingue. Je songe qu’il est bien inutile de torturer ce pauvre diable et d’organiser un meurtre plus ou moins foireux à seule fin de lui chatouiller la mémoire. Il ne sait rien de plus que ce qu’il m’a dit.

Alors à quoi bon jouer la comédie à Seruti ? Lui, ce qui l’intéresse, ce sont les pièces. S’il voit qu’il ne peut rien tirer du fou, il décidera que notre association est sans objet. Comme je suis un personnage dangereux à planquer, il se débarrassera de moi. Et comme je suis un coriace, me mettra une balle dans le dos, en profitant d’un moment d’inattention de ma part. Ma décision est prise.

Un vieux truand de mes amis m’a toujours dit que ceux qui avaient toujours raison, c’étaient ceux qui se démerdaient pour rester sur leurs pattes alors que les autres becquetaient les pissenlits par la racine… Le pissenlit m’ayant de toute éternité paru un mets épouvantable, je me suis employé jusque-là à prévenir les mauvais vents.

Seruti secoue Roméo.

— Antony, appelle-t-il.

Le dingue ouvre un store et son regard est plus vide qu’une contrebasse à cordes.

— Vous m’entendez ? demande Seruti.

Il ne bronche pas. Il est plus terne, plus absent, plus amorphe que lorsque je l’ai sorti de l’asile.

Seruti fait la grimace.

— Pas drôle, le frère… Croyez-vous qu’on puisse en tirer quelque chose ?

— C’est à voir…

Il me dit, après s’être détourné du malade :

— Je me suis procuré un coupe-papier semblable à celui dont il s’est servi. Je l’ai là… On essaye de le lui montrer ?

— D’accord.

Il extrait de la poche intérieure de son veston un poignard japonais.

— Roméo, dit-il. Regardez ce couteau… Vous vous en souvenez ?

Roméo ne regarde rien. Il est figé, lointain, avec le visage plombé et les traits tirés.

Le rhum de cette nuit l’a secoué. Son foie, peu accoutumé à ce régime, doit protester avec véhémence.

Il saisit la main du fou, en ouvre les doigts les uns après les autres, glisse dans la paume le manche du poignard et lui fait serrer le poing.

Il lève le bras d’Antony.

— Regardez, Antony, dit-il.

Il s’appuie l’extrémité de la lame sur la gorge, en maintenant le bras du dément pour prévenir un geste brutal de celui-ci. Et il se met à crier…

Antony Roméo ne bronche pas ; mais moi, qui suis l’homme des décisions éclairs, je flanque un vache coup de pied par-derrière, dans l’avant-bras de Roméo.

Ça se passe tout bêtement. On ne pourrait pas croire que ce soit facile à ce point. Seruti, qui n’a rien prévu de tel, n’a pu, par conséquent, esquiver le contrecoup. La lame acérée entre dans sa gorge, comme un couteau dans une motte de beurre.

Il tombe en arrière, ce qui dégage la lame de son cou. Mais il est foutu.

Un sang épais et noir sort de sa blessure en giclant avec une extraordinaire violence.

Il se redresse, s’assied par terre, en portant ses mains à sa gorge. Le sang lui coule entre les doigts… Il fixe ses yeux surpris sur moi. Il ne comprend pas ce qui s’est passé, et il ne comprend pas non plus combien sa blessure est grave.

Ce n’est que lorsqu’il essaie de parler et ne peut proférer qu’un vilain gargouillement qu’il comprend que la situation est critique pour lui.

Je m’adosse au mur pour le regarder crever.

— Tu l’as dans le baigneur, Seruti, je lui fais. Tu vois, le fondu de Roméo a bien accompli un second meurtre ainsi que tu le projetais…

J’éclate de rire.

— T’es un type de première, mon petit. Seulement toi et moi ça ne peut pas aller longtemps. Un type qui grimpe sur les barricades et un autre qui marche dans les égouts pour passer inaperçu ne sont pas faits l’un pour l’autre. À la première occase t’allais me plomber et fourguer ma carcasse aux condés. Je ne suis pas bon…

Je la boucle parce que ses yeux deviennent vitreux et que je n’ai pas l’habitude de jacter pour les mouches.

Roméo est toujours immobile, le poignard dans la main.

Je vois qu’il est incapable de bouger, de parler…

Si personne n’intervient, il va claquer à côté du cadavre sans avoir l’idée de lâcher le poignard.

Au fond, c’est une fin qui est digne d’un focard. Ça fait très musée des horreurs.

Et en conclusion, lorsque le pot aux roses sera découvert, on pensera la vérité, c’est-à-dire que c’est ce dégourdi de Seruti qui a tout manigancé. Qu’il soit claqué dans cette turne isolée, louée par lui, et surtout qu’il soit mort incontestablement de la main de Roméo est une bonne chose pour moi.

Par exemple y a un loustic à qui j’aimerais donner le bonjour, et d’urgence encore ! C’est Tiarko !

Chapitre XV. Le goût du pain

Je n’ai pas l’habitude de porter un bada de cette ampleur. Car j’ai récupéré le bugnard de Seruti avant de me casser. Il est urgent en effet que je modifie un peu mon aspect car quelque chose me dit que les bourdilles vont s’intéresser singulièrement aux bonshommes possédant mon signalement, dans les heures à venir.

Un chapeau, c’est pas grand-chose, mais c’est toujours mieux que rien, surtout que celui-ci, avec son large bord, plonge ma géographie dans une ombre propice.

Je ne veux pas commettre l’imprudence d’aller au Red Dog. C’est un secteur qui sent vachement le roussi, pour votre pote l’Ange Noir.

Non, une fois dans les faubourgs de Londres, j’arrête la guimbarde devant un troquet.

Je grimpe les deux marches accédant à la salle de café.

Il y a un gros type chauve, écroulé derrière son comptoir.

Je lui ordonne de me servir un Cinzano et je lui demande s’il a un annuaire des téléphones et, par-dessus le marché, le téléphone.

Il me dit qu’il est un établissement de classe et qu’il possède tout ça.

Je feuillette le gros bouquin en sirotant mon verre.

Lorsque j’ai repéré le numéro téléphonique de la boîte de feu Seruti, je demande un jeton au gros lard et je m’introduis dans une cabine téléphonique où il n’a pas pu pénétrer depuis une trentaine d’années, tellement elle est exiguë.

La sonnerie grésille à l’autre bout. Personne ne répond. J’insiste. Je suis décidé à patienter jusqu’au jugement dernier s’il le faut. À la fin, quelqu’un décroche et la voix bougonne de Tiarko demande ce qu’on désire.

— Tiarko ?

— Oui, et puis ?

— Ici, un monsieur que vous avez trimballé en bagnole il n’y a pas longtemps.

À son tour, il reconnaît ma voix.

— Sans blague, qu’est-ce qui ne va pas ?

— Tout va aux pommes. Il faut vous ramener. On a besoin d’un coup de main.

Il devient méfiant comme une pucelle qui frappe à la porte d’une chambrée de caserne.

— Le patron n’est pas là ?

— Il est dehors, dans la bagnole. Il surveille notre petit camarade. Faut croire qu’il a la voix plus douce que moi, ou alors c’est ma bouille qui ne revient pas à l’enfant, toujours est-il qu’il ne peut souffrir que votre patron.

L’argument paraît calmer un peu ses soupçons.

— Pourquoi sont-ils dans la bagnole ? demande-t-il pourtant.

— C’est toute une histoire, on a décidé d’agir tout de suite. Et puis merde, je vais pas vous raconter ma vie, non ? Grouillez-vous, on vous attend devant la grande fontaine qui se trouve au carrefour des routes allant aux Docks, vous voyez ce que je veux dire ?

Il grogne que oui, qu’il va prendre le métro et qu’il sera là dans un petit quart d’heure.

Je quitte la cabane et retourne au comptoir. Je paie et, pendant que le taulier passe dans son arrière-boutique chercher la monnaie du gros faf que je lui ai balancé, je feuillette l’annuaire dans le secteur des « T »… Je trouve la page où sont inscrits les Tremble, je l’arrache d’un coup sec et la fourre en boule dans la poche de mon imperméable.

* * *

En venant au bistrot pour téléphoner, j’ai repéré le carrefour mentionné plus haut, dans ma brève conversation avec Tiarko.

Je l’ai choisi comme lieu de rencontre car il est particulièrement désert. Je choisis dans cette croisée de routes, celle qui me paraît la plus calme. En attendant l’arrivée de notre pote à l’œil de verre, je consulte ma liste des Tremble. Elle en comporte une bonne vingtaine. Plusieurs sont des Tremble commerçants ou industriels. Il n’existe que trois Tremble particuliers. Et sur ces trois, il n’y a qu’une veuve.

C’est d’elle que je m’occuperai en premier. Je coche son nom d’un coup d’ongle. Elle crèche non loin de la carrée des Roméo, si mes connaissances sur la topographie de Londres sont exactes.

J’allume une cigarette. Le quartier est tranquille comme un dimanche après-midi. Quelques voitures de livraisons, des camions, des ouvriers à bicyclette passent sans me prêter la plus légère attention.

Ce serait bath, tout de même, si je parvenais à cravater les jetons des Roméo et à me déguiser en courant d’air.

Si je ramassais un tas d’oseille, je crois que je me retirerais des affaires pour un temps. Je vadrouillerais à travers le monde jusqu’à ce que je repère un endroit idéal ; il me faudrait du soleil et des fleurs, au départ, et là, avec mon fric, je monterais un casino ou quelque chose dans ce genre. Et je me coulerais la belle vie, pépère, en trinquant avec les flics et en brossant des souris.

J’en suis là de mon Éden, lorsque je vois radiner une silhouette qui ressemble à Tiarko ; c’est lui, en effet.

Il s’approche de la voiture, regarde instinctivement à l’intérieur et esquisse un mouvement de recul en découvrant que je suis seul.

J’ouvre promptement la portière.

— Ah ! vous voilà enfin… Drôle de quart d’heure !

Il demande :

— Et Seruti ?

— Il n’est pas loin, montez…

Mais il renâcle.

— Écoutez, j’aime pas beaucoup ces combines. Je sens du louche dans tout ça. Le patron est pas le genre de type qui prête sa voiture, et vous pas le genre de type qui est incapable de maîtriser un cinglé. Dites-moi où est le boss.

Il ne montera pas si je ne le convaincs pas d’une manière plus péremptoire.

Je dégaine mon rigolo.

— Le boss, maintenant, c’est moi, Tiarko. Ôte ton œil de verre et enfonce-toi bien ça dans la tête. Pour la dernière fois je te dis de monter ; moi les fortes têtes, je les perfore pour leur prouver qu’elles ont tort.

Il a la lèvre inférieure qui tremble, de rage plus que de peur. Il hésite un instant. Il regarde mon feu, de son petit œil vipérin. Puis il me regarde. Il cherche à faire un rapprochement entre la première balle de mon chargeur et ce qui peut se passer dans mon cerveau. Il hausse les épaules et monte à côté de moi.

Je démarre. Je roule à petite allure en direction des Docks. On est samedi et il y a très peu d’animation.

— Vous avez buté Seruti, hein ? demande soudain Tiarko.

Je secoue la tête.

— Pas moi : le fou. Seruti lui a mis un poignard dans la main, c’était tenter le diable ; Roméo s’en est servi contre lui.

Il a un petit rire.

— Comme ça tombe ! gouaille-t-il. Je parie que vous en avez pleuré !

Je ne réponds pas. Je viens d’aviser un renfoncement entre deux hangars qui me paraît propice à l’accomplissement de mon dessein.

Personne à l’horizon. Je stoppe sans arrêter le moteur. Je mets le levier des vitesses au point mort et j’appuie sur l’accélérateur pour emballer le moteur.

Pendant que ça pétarade dans un fracas assourdissant, je lâche deux balles dans la poitrine de Tiarko.

Il a vu venir les coups sans broncher.

Je descends de voiture, ouvre la portière de son côté et le traîne jusqu’à un tas d’orties.

Bon, la police, maintenant, a de quoi se distraire, moi, j’ai de quoi travailler.

Chapitre XVI. Oh ! Bonjour, Madame Tremble

Avant de sonner à la porte de fer du petit pavillon de Mrs Tremble, je sais que je brûle. En effet, le devant de la maison en pierre meulière comprend un minuscule jardin d’agrément. Ce jardin est composé d’une pelouse grande comme un billard. Au milieu de cette pelouse est un massif de pensées, et, au milieu du massif est érigé une espèce d’atroce statue de faïence peinte représentant un chien.

Comme dans ses balbutiements de la nuit, Roméo a parlé d’un chien, et en même temps de Mme Tremble, j’ai l’impression que je vais enfin pouvoir jeter un pont entre le présent et le passé de cette nave d’Antony.

Je ne m’étonne pas que ce chien de faïence ait impressionné sa mémoire ; il y a longtemps que je n’ai vu une chose aussi tartouze. Il est d’un rose de vilaine brûlure mal cicatrisée et les chats du quartier doivent faire un détour pour ne pas voir sa gueule abominable, aux yeux de verre.

Oui, pas de doute, c’est là…

J’appuie sur le bouton de la sonnette.

Trois secondes s’écoulent et une voix crie « Oui ! » sur le mode allègre. Je vois surgir un visage à une fenêtre du premier étage. Une bonne gueule rougeaude. Celle d’une brave dame qui doit se gaver de pudding et manger des cuisses d’oie pour les plus petites fêtes de l’année.

Elle a un linge noué autour de la tête, ce qui accuse davantage encore la rotondité de son visage et elle tient un balai à la main, avec cette espèce de dignité affectée des Suisses d’église.

— Vous êtes représentant ? me crie-t-elle.

— Du tout.

— Bon, je descends vous ouvrir.

Je la vois s’amener, deux minutes plus tard. Elle dévale les marches de son perron comme un toton.

— Êtes-vous Mrs Tremble ? demandé-je.

— Oui, assure-t-elle. Entrez donc, c’est à quel sujet ?

J’attends d’être dans la cambuse pour répondre. Une fois dans le petit hall douillet, je lui dis :

— Y a-t-il longtemps que vous n’avez pas gagné un billet de dix livres, Mme Tremble ?

Ma question la surprend. Elle est un peu époustouflée, mais le mot « livre » est un mot magique qui vous donne accès à tous les tympans.

— Je… je ne comprends pas, murmure cette brave toupie.

Je tire de mes fouilles un biffeton, je le glisse entre le pouce et l’index. Elle, elle regarde attentivement mon geste, comme si c’était le triple saut de la mort que je m’apprête à exécuter.

— Ceci pour un petit renseignement, dis-je. Discrétion assurée.

— Je… commence-t-elle.

— Je sais, coupé-je : vous ne comprenez pas. Mais je suis ici pour vous faire comprendre, Mrs Tremble.

Je souris d’un petit air candide et engageant. Du moins, ce sont les impressions que je tâche de faire refléter par mon visage.

— Mrs Tremble, il y a… mettons trois ans, vous avez sous-loué une pièce de votre appartement à une jeune fille du nom de Martha Braün, n’est-il pas vrai ?

Elle ouvre la bouche, mais rien ne sort.

— Ne vous troublez pas, chère Madame. Surtout, dites-vous bien que je ne cherche pas à vous attirer le moindre ennui.

Je lui passe le billet à dix centimètres du nez.

— Si telle était mon intention je ne vous proposerais pas la charmante banknote que voilà !

Elle se décide enfin.

— Je… Je ne connais pas de Martha… Martha… comme vous dites, affirme-t-elle.

Elle paraît sincère. Mais je ne ressens aucune déconvenue. Elle ne nie pas avoir sous-loué une pièce, elle nie avoir sous-loué ladite pièce à Martha Braün. J’aurais dû penser que la petite Allemande était trop prudente, pour balancer son véritable blaze.

Je fais machine arrière.

— Il se peut que vous n’ayez pas connu la jeune fille en question sous cet état-civil-là, ceci n’a pas la moindre espèce d’importance… Je vous demande simplement si vous avez oui ou non sous-loué une chambre à une jeune fille, laquelle devait venir de temps à autre seulement, en compagnie d’un jeune homme d’allure assez… bizarre ?

J’attends. J’attends en la surveillant du coin de l’œil et je la vois se troubler. La mère Tremble n’est pas de taille à cacher la vérité à l’Ange Noir… Un simple policeman lui ferait avouer ce qu’il voudrait.

— Je… Eh bien…

— Ne vous tracassez pas pour le vocabulaire, Mrs Tremble, vous n’avez qu’à dire oui ou non.

— Je… Oui.

— Parfait…

Ouf ! Cette fois j’ai l’impression de poser le pied sur du solide.

— Cette personne était vêtue en infirmière, ou plutôt en nurse, n’est-ce pas ?

— Oui…

Elle louche sur mon billet en tortillant le coin de son tablier.

— Tenez, chère Madame, il est à vous.

Elle le saisit délicatement.

— Un second vous amuserait-il ? fais-je, négligemment…

Du coup elle récupère et décide de me raconter toute sa vie. J’ai franchi le mur de sa timidité, de sa méfiance. Tout à l’heure, il va falloir que je lui cigle cent livres pour qu’elle se mette un cadenas au bec.

Elle ne cherche plus à savoir qui je suis et ce que je veux, en réalité. Elle ne se demande plus qu’une chose, c’est combien elle va pouvoir griffer à ce ballot qui vient la surprendre, au milieu de son nettoyage, avec les pognes pleines d’osier.

Je suis sa providence, à cette enflure-là ; son bâton de vieillesse, son père Noël…

La voilà qui me dit d’entrer dans son salon, qui me supplie de m’asseoir, qui sanglote en me conjurant d’accepter une tasse de café.

J’accepte le stage au salon et le siège, mais je refuse le jus.

— Parlez-moi plutôt de cette douce enfant. Vous l’appeliez comment ?

— Melba Bensley…

M. B… Les gens les plus malins, qui changent d’identité, ont la manie de conserver leurs initiales primitives. Je ramasse dans le fond de mon escarcelle un second billet de dix livres.

— Mrs Tremble, écoutez-moi. Ce que vous allez me répondre est très important. Cette fille, un jour, n’est plus revenue, n’est-ce pas ?

— C’est vrai…

— Je suppose que cela ne vous a pas trop contrariée, car elle devait vous payer d’avance. Mais une chose m’intéresse : le paquet qu’elle avait apporté ici.

J’y vais au bluff, qu’est-ce qu’on risque ?

— Un paquet d’un genre particulier : un sac ?

Je ressens un pincement au cœur en voyant un éclat d’entendement dans ses yeux.

— Vous voyez ce que je veux dire, Mrs Tremble, un sac, un vulgaire sac de toile, comme ceux dont se servent les blanchisseurs ? Par exemple, celui-ci devait être assez lourd.

— Oui, dit-elle. Elle a apporté un sac comme vous dites.

— Qu’en a-t-elle fait ?

— Un homme est venu en prendre livraison, le lendemain. Mais auparavant, elle l’avait mis dans une malle, le sac… Une malle qu’elle s’était fait livrer la veille.

J’enrage. Ainsi, cette saleté de Martha avait un copain, comme complice. C’est lui qui est venu cramponner le magot et qui l’a évacué.

Mais voici Mrs Tremble qui, bien décidée à s’octroyer un nouveau billet, devient bavarde comme un perroquet.

— L’homme, dit-elle, était un employé de garde-meuble.

Je tique sauvagement.

— Vous dites ?

— C’était un employé de garde-meuble. Il a collé une étiquette sur la malle et l’a chargée sur une voiture à bras…

Elle me sauve la vie, la mère Tremble. Car il est fort probable que si cette petite Allemande a cloqué le pognon dans un garde-meuble en attendant de voir venir, comme elle est clamsée entretemps, le blé s’y trouve encore. Je tends le billet.

— Vous êtes un amour, Mrs Tremble. Merci mille et une fois du renseignement.

Elle se casse en deux.

— Monsieur, c’est moi qui…

— Bon, en ce cas nous sommes quittes.

Je m’incline et je me dirige vers la lourde.

Seulement la vieille peau n’entend pas rester sur sa faim. Sa cupidité assouvie, elle songe à sa curiosité.

— Vous êtes de la police ? demande-t-elle.

Je hausse les épaules.

— Vous avez déjà vu un policier distribuer des livres comme je viens de le faire ?

— Alors vous êtes un parent de…

— Je suis l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’os, fais-je en sortant.

Chapitre XVII. La malle

Je n’ai pas parcouru deux cents mètres, après avoir quitté la boîte de la mère Tremble, que je croise un crieur de journaux.

Le petit gars s’époumone à hurler que l’Ange Noir est en Angleterre et qu’il est probable que c’est lui l’auteur du triple assassinat de l’ascenseur et des deux meurtres de l’asile.

Évidemment, je m’offre une feuille. Ma gueule est en grand, sur deux colonnes de première page. Je dévore l’article. Il relate les recherches opérées par le Chief-Inspector Mac Gwer. Le policier a câblé mon signalement aux U.S.A. et le F.B.I. lui a adressé ma fiche signalétique. Je suis formellement identifié. Malgré leur prudence légendaire, les journalistes anglais impriment en toutes lettres que je dois être le meurtrier de l’acteur, d’Eleonor Mattiew, du portier, du directeur de l’asile et de l’infirmier. La chasse à l’homme est commencée. Si je ne joue pas serré, je vais me retrouver au cambron avant peu de temps. Une pensée en amenant une autre, je me dis que la mère Tremble va me reconnaître. Elle va prévenir le Yard. Elle va dire quelles questions je lui ai posées. Le Chief-Inspector Mac Gwer, qui me semble être dans son genre un petit futé, va faire un rapprochement, immanquablement, entre l’évasion du nave et l’interrogatoire de Mrs Tremble. Il comprendra que je suis sur la piste de la collection Roméo et, avec les moyens dont il dispose, il me battra au finish.

Je froisse le journal, le colle dans une bouche d’égout et je fais demi-tour.

* * *

— Vous avez oublié quelque chose ? demande Mrs Tremble.

Ses yeux sont pleins d’espoir.

— Oui, dis-je… Je voulais vous demander de voir la chambre dont il a été question.

— Mais c’est très facile, veuillez me suivre.

Elle grimpe au premier étage de sa turne. C’est précisément ce que je désire. Lorsque nous sommes sur le palier, je m’arrête. Elle fait de même, en me regardant d’un air interrogateur.

Elle se trouve juste au bord des marches. Je serre mon poing et je lui balance une avoinée de première, derrière la citrouille.

Elle s’en va valdinguer à travers l’escalier. Sa tête rebondit contre le mur. Alors, je descends avec précaution, pour me pencher au-dessus d’elle. Elle a une vilaine plaie à la tête. Mais elle n’est pas morte. Elle n’a même pas perdu connaissance. Je la chope alors par les épaules et, l’ayant soulevée, je lui brise les vertèbres cervicales contre l’angle d’une marche.

Maintenant, Mrs Tremble est décédée accidentellement. Elle a chuté et s’est cassé la figure en faisant ses escaliers. La police ne croira pas à un crime, puisque rien n’a disparu et que, vraisemblablement, la grosse bonne femme n’avait pas d’ennemi. En tout cas elle ne fera aucune analogie entre l’Ange Noir et cette petite bourgeoise.

Je pense que ce nouveau meurtre n’est pas inutile.

* * *

Les garde-meubles ne sont pas nombreux dans ce quartier. J’en fais deux sans résultat. Puis je me présente chez un troisième. C’est un entrepôt triste et poussiéreux avec, à gauche de l’entrée, un petit bureau vitré où un vieux bonhomme frileux tire la langue sur un registre.

Je frappe, le vieux cligne des yeux, gratte d’un ongle racorni ses cheveux blanc sale et regarde pleuvoir des pellicules sur son registre.

— Ouais ? éructe-t-il.

Je pénètre dans le bureau. Ça chlingue la moisissure là-dedans. Je sors mon petit baratin.

— Salut, M’sieur. Burk, de la Detective Agency Colman, j’aimerais vous poser une petite question.

Tout en me présentant, j’ai fait le geste de sortir mon portefeuille, pour montrer au vieux gland, une carte imaginaire. Il n’est pas épaté, le fossile. Il fouille maintenant dans son nez, n’y trouve rien à extraire et, pour ne pas être bredouille, se décide à arracher un poil, ce qui lui remplit les yeux de larmes.

— C’qu’s’passe ? dit-il dans un sifflement.

— Voilà : il y a trois ans, vous avez pris en charge la malle d’une jeune fille. C’était une actrice, enfin… une girl. Son pseudonyme était Martha Braün, et son nom de famille Melba Bensley. Elle a dû vous laisser cette malle en dépôt sous l’un ou l’autre nom.

— Il y a trois ans, dit le vieux…

— À peu près…

— Braün ou… ?

— Ou Bensley…

— Vous dites trois ans ?

Il m’a l’air de faire de l’eau, le bonhomme. Mais ça n’est pas le moment d’être impatient.

— Oui, trois ans…

Il soupire, fait pivoter sa chaise, et tombe en contemplation devant un rayon où sont alignés d’autres registres noirs.

Enfin il se décide à en cramponner un et à le feuilleter.

— De toute façon, c’est B, dit-il.

— Oui, c’est B, conviens-je.

Il passe une langue d’un rose malade entre ses lèvres minces.

Ça dure un bon moment, j’ai des fourmis qui me trottent le long des flûtes. Enfin il dit :

— Bensley, voilà…

Il lit un numéro d’enregistrement : 123.768…

— Oui, nous l’avons… Je me rappelle, ça fait trois lettres recommandées que nous écrivons à l’adresse qu’elle nous avait laissée, mais les trois lettres sont revenues avec la mention « Inconnue ».

Je maîtrise ma jubilation.

— O.K… Je vais la prendre, cette malle…

— Mais… fait le vieux.

Je lui présente un billet de cent livres.

— La Detective Agency Colman paie largement. Voici pour la consigne, le restant vous reste acquis à titre de prime.

— C’est énorme, bégaie-t-il.

Je me fais confidentiel.

— La famille de la souris en question est pleine aux as. Elle a donné des ordres pour qu’on fasse bien les choses…

— Ah, bon… Eh ben, tant mieux !…

Il hésite encore et enfourne la banknote dans sa poche de pantalon.

— Venez avec moi…

Je le suis dans l’entrepôt. C’est un capharnaüm sans nom, mais il se repère là-dedans, comme un poisson rouge dans son aquarium.

Il me désigne une malle de dimension moyenne, juchée au sommet d’un rayon.

— La voilà, dit-il… Emportez-la, je ne vous fais pas signer de décharge car j’aime autant la porter disparue, purement et simplement.

Cette discrétion fait mon affaire.

— Entendu, petit père. Tout ce que je vous demanderai, maintenant, c’est d’aller me chercher un taxi.

Car je crois qu’il est temps d’abandonner la bagnole de Seruti.

Chapitre XVIII. Ça ne tourne pas rond

Croyez-moi ou ne me croyez pas, mais lorsque je me retrouve seul avec la malle dans un taxi anonyme, je me sens plus empoisonné qu’un homme qui a épousé sept femmes par inadvertance.

C’est magnifique d’avoir réussi un coup pareil dans le minimum de temps. Je bats tous les records de vitesse ; seulement la fortune la plus colossale n’a jamais été du moindre secours à un type échoué sur une île déserte. Or, pour moi en ce moment, l’Angleterre est pire qu’une île déserte. J’ai bonne mine, avec mes banknotes et ma collection inestimable. Mon portrait s’étale dans tous les journaux, et au moins deux personnes sur trois dévisagent en ce moment leurs contemporains dans l’espoir de m’identifier.

Où puis-je bien aller ? Les gares, les aéroports sont surveillés… Si je mets le pied dans un hôtel je serai arquinché illico… Si j’entre dans un troquet aussi et si je stationne dans la rue de même.

C’est dire que la situation est plus locdue que le derrière d’une guenon.

— Où allons-nous ? demande le chauffeur.

— Chez un messager, lui dis-je. Je voudrais expédier cette malle par la route.

— Barney et Walett, ça va ?

— O.K…

Il démarre et file à travers Londres avec une sûreté étonnante.

— C’est là, dit-il en stoppant derrière une file de camions…

Je vais pour descendre, mais je me ravise.

— Dites, vieux, hier je me suis donné un tour de reins. Ça vous ennuierait d’aller enregistrer ma malle ?

Et je lui tends un joli billet.

Ça n’a jamais ennuyé un chauffeur de taxi d’encaisser un magistral pourliche.

— Tout à votre service, patron, déclare-t-il. C’est pour où et à quel nom ?

Je déchire un morceau de papier et je lui note : « John Percy, Douvres ».

— Tenez, dites qu’on garde ça en dépôt. J’ignore quel jour je passerai la retirer.

Il acquiesce. Je l’aide à hisser la lourde malle sur ses épaules et je le regarde opérer.

Je crois qu’il est plus adroit d’avoir chargé le chauffeur des formalités d’enregistrement. Ainsi je ne risque pas qu’un employé me reconnaisse par la suite et prévienne les bourdilles, lesquels n’auraient rien de plus pressé que de s’emparer de la malle.

Seulement, cette précaution n’est valable que si je supprime le témoignage du chauffeur.

Je mets mentalement un petit cinéma au point mort car un vieux proverbe dit qu’il faut toujours prévoir le temps qu’il fera le dimanche après-midi afin de savoir si l’on doit ou non faire l’amour à sa grognasse le samedi soir.

Comme j’en suis là de mes réflexions, le chauffeur amène sa bouille de mulot.

— C’est fait, patron ; voici votre récépissé à conserver pour retirer le paquet.

— D’ac. Merci.

— Et maintenant, on va où ?

Je dis entre mes dents : « Toi, en enfer », puis à haute voix :

— Ça vous ennuierait, vieux, de me conduire à Woolwitch ?

J’ai choisi cette banlieue parce que je sais qu’elle est au sud, donc dans la direction de Douvres.

Son regard pétille.

Mentalement, il évalue l’ampleur du pourboire que je vais lui balancer, compte tenu de la longueur d’une telle course.

— Avec un homme comme vous, patron, fait-il, j’irais jusqu’au bout du monde.

Re-entre mes chailles, je marmonne :

— Que ne peux-tu le faire, pauvre cloche !

Il démarre. Nous pédalons à travers la Cité, puis nous fonçons sur les faubourgs. Quarante minutes plus tard, nous atteignons Woolwitch.

— Où est-ce votre point de destination, M’sieur ?

— Tout à fait à l’autre bout de la ville, je lui dis… On quitte les dernières maisons, et puis c’est là, une grande baraque au milieu d’un parc.

Évidemment, je brode à toute allure. J’en invente pour que ça fasse plus vrai, plus vivant. Ça la ficherait mal, s’il décidait de m’abandonner au beau milieu de la ville. Mais il renifle mon pognon et il ne rechigne pas le moins du monde. Il l’a du reste dit : il me mènerait aux antipodes s’il en avait la possibilité.

Nous traversons encore cette agglomération, puis ses faubourgs. Nous échouons sur une route peu passante. C’est tranquille à ces heures.

— Drôle de bled, dit le chauffeur. C’est loin, encore, vot’ carrée dans la verdure ?

— Continuez, je vous arrêterai.

Il continue. Puis, ce que je prévoyais se produit : il se met à faire travailler son petit cerveau d’oiseau-mouche et ce boulot-là l’amène à penser que je ne suis pas un mec très catholique.

— Écoutez voir, patron, commence-t-il, le sourcil froncé, j’ai l’impression que vous vous payez ma tête, non ?

Quand un sous-fifre de troisième zone vous tient ce langage-là, il ne vous reste plus qu’une chose à faire : sortir votre feu et le lui appuyer sur un endroit quelconque de sa personne. C’est ce que je fais.

Il devient d’un beau vert épinard et il se met à penser de toutes ses forces à cette bonne vie que les hommes ont pris l’habitude de se transmettre et qui est si agréable à renifler.

— Pose pas de questions, gros malin, je lui dis, roule jusqu’à ce que je te dise de t’arrêter… Et puis, non, attends une seconde…

Sans cesser de le tenir en joue, je descends de la carriole et m’avance vers l’avant. Je chope son compteur-taximètre et, d’une secousse, je l’arrache. Ainsi la guinde n’a plus l’air d’un taxi, mais d’une voiture normale.

Je remonte, mais à ses côtés :

— Mets le cap sur Douvres, veux-tu !

Il dit « oui », d’une petite voix de tantouze. Il y a des cas où il est difficile de dire « non ».

Chapitre XIX. Je fais officiellement connaissance d’un drôle de zig

Nous ne roulons pas depuis un quart d’heure que j’aperçois sur la route un barrage de police.

Les condés stoppent toutes les carrioles et passent leurs occupants en revue. Il y a un flot de trottinettes arrêtées.

Les flics sont décidément moins locdus que je ne le croyais. Je m’aperçois que le Yard mérite bien sa réputation. Mon esprit de décision est surmultiplié.

— Allez, demi-tour ! ordonné-je sèchement.

Et, pour ôter au chauffeur toute envie de jouer au petit soldat, je lui enfonce mon feu dans les côtelettes.

Il braque, fait une rapide manœuvre et fonce.

J’entends, loin derrière nous des coups de sifflet. Mais les flics sont victimes, dans un sens, de leur piège. Le nombre de voitures encombrant la route paralyse leurs mouvements.

Il faut profiter de cette avance.

— Écrase le champignon, fils ! Et gare aux taches !

Il appuie de son mieux, le copain, ça y a rien à redire…

Nous tapons le cent, puis le cent dix. Pas moyen de faire plus fort, sa guinde n’est pas de la première jeunesse…

Les poteaux télégraphiques hachent le paysage. Les graviers de la route giclent en pluie contre le capot… Nous fonçons… Le chauffeur est grisé par les événements, il est frénétique, il ne pense plus à avoir peur. Il n’est plus qu’un volant et un accélérateur…

Je bigle vachement dans le rétro, mais je ne vois toujours pas de bourdilles. Notre avance sera-t-elle suffisante pour que nous leur échappions ? Maintenant, mes plans sont modifiés ; je n’ai plus qu’une idée en tête : regagner Londres, la grande ville. Londres et sa foule noire, Londres et sa brume… Avec du pognon je dois arriver à me cacher… Mais dans cette foutue cambrousse il est impossible d’entreprendre quoi que ce soit… Impossible même d’espérer…

Tout à coup, un motard se dresse devant nous, au travers de la route. Il met ses bras en croix. Le gars a dû être prévenu par radio et il nous barre courageusement le chemin.

— Bon Dieu, je m’arrête, soupire le chauffeur.

Il commence à taquiner son frein.

— Si tu fais ça, je tire ! lui dis-je froidement. Fonce, et si ce cornichon ne se tire pas assez vite, tant pis pour sa gueule !

Il obéit ; le flic, voyant que nous ne ralentissons pas, fait un saut de côté. Il comprend la vie et n’essaye pas d’arrêter les locomotives à la main, lui. Seulement je le vois qui enfourche sa bécane et qui se lance à nos trousses. Ça, c’est la mouscaille la plus noire. Une auto, on peut la semer, mais pas un motocycliste. Avec son engin, il fait du cent cinquante comme une fleur, le fumelard.

Au bout de trois kilomètres, il nous a rejoints.


Il arrive à notre hauteur et nous fait signe de la main de stopper. Comme nous nous gardons d’obéir, il dégaine son revolver.

— Ralentis un brin, je dis au chauffeur.

Le motard s’annonce à nouveau sur la même ligne que nous.

Je vise sa poitrine, parce que c’est une cible beaucoup plus large, et je tire. Tout de suite il ne se passe rien. Avec ses monstrueuses lunettes je ne peux distinguer ses réactions. Il continue de rouler parallèlement à nous… Puis son engin se met à zigzaguer.

— Appuie !

Le chauffeur fonce. Le motard décrit une formidable embardée et va défoncer une barrière blanche.

Le conducteur du taxi est ruisselant comme un morceau de lard qu’on retire de la marmite.

— Oh, merde, patron, gémit-il, cette fois on est bon pour la corde. C’est pas la peine d’insister… Tous les flics du royaume seront sur le pied de guerre avant que nous ayons atteint Londres… Qu’est-ce qu’on va devenir ?

— T’occupe pas de ça, je réponds. Toi tu conduis et c’est moi qui décide.

La fuite éperdue continue. Nous atteignons les faubourgs, sans avoir vu le moindre uniforme. Mais cette accalmie ne me dit rien qui vaille. Je sais qu’il ne s’agit là que d’une trêve. Le formidable appareil du Yard travaille pour moi. Ou plutôt contre moi.

Et en effet, comme nous pénétrons dans la banlieue ouvrière, un mugissement de sirène se fait entendre.

Une voiture de flics nous accroche.

— Fonce ! Fonce !

— Seigneur ! on va rentrer dans les décors ! larmoie le taxi.

— Tant pis, fonce !

Ça dure dix petites minutes qui me paraissent plus longues que l’éternité… La sirène des condés fonctionne à tout berzingue. Ceci offre le relatif avantage, pour nous, de nous ouvrir la voie à travers le flot de plus en plus dense de la circulation.

— À droite ! je dis au gars. (Puis je lui fais :) À gauche…

La voiture gagne légèrement sur nous. Si je ne trouve pas un moyen de me tirer de là illico, d’ici quelques secondes, d’autres carrioles de flics qui viennent de notre côté comme des requins attirés par un naufrage nous couperont la route. Je n’aurai plus que la ressource de tirer mes trois dernières balles dans le tas et de me laisser démolir…

Je regarde désespérément autour de moi.

J’avise soudain une esplanade très encombrée, très animée.

— C’est quoi, ça ? demandé-je.

— Les halles, répond le chauffeur.

— O.K., vas-y, rentre dans les travées. Tant pis pour les mecs qui seront sur la route, l’assurance paiera…

Il hésite, mais il est plongé dans un climat de folie et il rentre dans la populace, un rictus affreux aux lèvres.

Les travées sont tellement étroites que des bancs de légumes s’écroulent. Des gens fuient en hurlant ; c’est la grosse pagaïe. J’ouvre la portière de mon côté. Puis je lâche une balle dans l’oreille du chauffeur et je saute sur une montagne de choux. La voiture percute des sacs de pommes de terre, continue un peu sa route, en renversant tout sur son passage… Moi je ne m’attarde pas à regarder les résultats de mon travail. Je me faufile dans la foule en loucedé.

Tout ça s’est passé en quelques secondes. Je me fonds dans la horde des mecs épouvantés… Je marche posément mais je ne fais pas le flambard, car il y a un drôle de remous derrière moi.

Je quitte les halles. J’enfile une rue, puis une autre… Des coups de sifflets me suivent à la trace.

« Tu n’es pas encore hors de danger, petit, je me dis. Planque-toi. »

Mes châsses se posent sur une plaque de rue. Elle dit : Chamberlain Street. Un petit mécanisme se déclenche dans ma tête. Chamberlain Street. Où ai-je vu ce nom de rue… Il me dit quelque chose. Quoi ?

Et brusquement le voile se déchire.

C’est sur la carte d’identité de la petite girl du « Red Dog » que j’ai lu cela. 7, Chamberlain Street, oui… C’est cela. Et elle, elle s’appelle… Lilian… Oui, Lilian… Palmer !

Je fonce, les coudes au corps. J’arrive devant le 7, je me jette sous le porche et j’inspecte le tableau des locataires. Lilian Palmer ; quatrième droite.

Je cours à l’escalier et je ne mets pas plus de trente secondes pour gravir les quatre étages.

La gosse m’a sauvé la mise une fois, pourquoi ne me la sauverait-elle pas une seconde ?

Je tire sur l’anneau de sa sonnette.

* * *

C’est elle qui m’ouvre. Elle est dans un superbe déshabillé qui ferait cabrioler un centenaire.

— Vous ! soupire-t-elle.

— Oui, je peux entrer ?

— C’est que…

Elle semble très gênée.

— Je suis pressé, fais-je en l’écartant, pressé d’entrer, mon chou. Excusez-moi, mais l’air de Londres ne me vaut rien.

Elle me glisse à l’oreille :

— J’ai quelqu’un !

— Ça n’a pas d’importance, fais-je : plus on est de fous, plus on rit.

Pourtant, elle ne se décide pas à me faire les honneurs de sa crèche.

— C’est quelqu’un qu’il vaut mieux que vous ne voyiez pas, chuchote-t-elle.

Sur ce, voilà une voix qui s’écrie :

— Alors, Lilian, qu’est-ce qui se passe ?

Et un type paraît. Et ce type, je vous le donne en mille de deviner qui c’est. Autant vous le casser illico, avant que vous ne soyez crevé de curiosité. Il s’agit de Mattiew en personne. Mattiew, le gars dont j’ai piqué les ronds et bousillé la bonne femme.

Chapitre XX. Petit ballet final

Je le reconnais, mais lui ne me connaît pas.

Il me regarde et regarde Lilian. Après quoi il demande :

— Qui c’est, ce type ?

Je referme la porte.

— Je suis un ami de Lilian, dis-je.

— Vraiment ?

— Du moins je l’espère…

La petite Palmer a son petit air grave qui lui va si bien. Elle a l’air plutôt embêté. Enfin, elle prend une décision. Elle se dit que si je suis ici, en ce moment, c’est que le destin l’a voulu, et qu’il ne faut pas jouer à cache-cache avec le destin. C’est un mec qui possède tellement d’atouts dans son jeu, qu’on ne peut absolument rien tenter contre lui.

— Cet homme est le fameux Ange Noir, dit-elle.

Le gars, oh Madame, si vous pouviez arnoucher son portraque ! Il devient blanc comme un plastron d’ambassadeur.

— Ah, fait-il… Ah, ah !

Puis aussitôt :

— C’est lui qui a tué Eleonor… C’est lui qui m’a volé…

Il s’avance sur moi, les poings serrés.

— Saleté, grogne-t-il.

Et il me colle son direct bien-aimé dans la mâchoire. J’encaisse parce que le coup est parti plus vite que je ne le supposais. Ça l’excite. Il va pour doubler, mais je me baisse ; son coup part au-dessus de ma tête et je le cueille, à mon tour, d’une droite au menton.

Puis je chope mon colt le temps qu’il compte ses chandelles et je lui en cloque un coup qui lui défonce le côté de la tête, plus haut que la tempe.

— Bien servi, je fais, en le voyant s’écrouler.

La môme est très calme. Elle me dévisage avec admiration.

— C’est très joli comme riposte, fait-elle. Et aussi très efficace. Seulement je me demande ce que nous allons faire de ce cadavre. Car je suppose que c’est un cadavre, maintenant, non ?

— Si c’en est pas un, je réponds, il sera sûrement de la prochaine promotion : son dossier est en bonne voie.

Dehors, ça siffle de plus belle. Elle va à la fenêtre.

— Le quartier est cerné, dit-elle.

— Aucune importance si vous me donnez un coup de main, une fois de plus…

— Ça joue…

Je fais rapidement le tour de l’appartement. J’avise une penderie et je trimballe le corps dedans. Avant de refermer la lourde, je prélève son portefeuille, non que j’en sois réduit à faire le piqueur sur un macchab, mais pour réaliser mon plan, il me faut ses papelards.

Ensuite, je me déloque complètement et, lorsque je suis en slip, je passe dans la salle de bains. Je trouve de la crème à raser… Je m’en enduis le visage et je fais mousser, puis je m’ébouriffe les crins. Le gars qui me reconnaîtrait serait bien malin.

— Écoute, amour de ma vie, dis-je à Lilian, les bourdilles vont très certainement rappliquer ; évidemment tu n’as rien vu de suspect. Si on te demande si tu es seule, tu réponds que tu es avec ton ami : Mattiew !

— D’accord.

— Au fait, c’était ton amant ?

— Bien contre mon gré, fait-elle. Cet homme me tenait à cause d’une histoire de stup à laquelle j’avais été mêlée… Je vous bénis de m’avoir débarrassée de lui…

À ce moment on sonne.

Ce sont deux agents qui demande à ma petite girl si, par hasard, un homme qui…

Elle jure qu’elle n’a rien vu, rien entendu.

— Du reste, fait-elle, vous pouvez demander à mon ami.

Je passe ma frimousse ensavonnée par l’entrebâillement de la porte.

— Qu’est-ce qui se passe ? demandé-je… Y a le feu ?

Devant cette image paisible d’un type qui se rase et d’une môme en déshabillé, les condés se font la valise.

Alors j’essuie rapidement cette mousse onctueuse qui me fait une barbe de patriarche. Je prends Lilian dans mes bras.

— Toi, je lui dis, t’es juste le genre de fille qu’il me faut, pour continuer mon périple à travers la vieille Europe !

Conclusion

Qu’est-ce que vous voulez que ça me branle que je m’appelle Mattiew ou Ducon-Lajoie ? L’essentiel est d’avoir le nez propre…

Le barlu approche de la côte française.

Je passe mon bras par-dessus l’épaule de ma petite souris.

— Dis, lui fais-je, comment se fait-il que je t’ai emballée illico ? C’est le coup de foudre ou quoi ?

Elle hausse les épaules.

— Non, dit-elle. L’autre soir, quand je suis arrivée dans ma loge, j’avais lu les journaux relatant le meurtre d’Eleonor Mattiew. J’avais appris aussi que tu avais dérouillé le Chief-Inspector. Or, je connais Mac Gwer de vue et je l’ai aperçu en arrivant au Red Dog. J’ai donc compris immédiatement que c’était toi, l’assassin.

Elle blottit sa tête contre mon épaule.

— J’ai un faible pour les assassins, chéri, surtout lorsqu’ils se font la main sur des gens comme les Mattiew.

Elle est un peu là, cette gosse. L’avenir s’annonce bath comme une carte postale en couleurs. D’autant plus que, grâce à la complicité du chef mécanicien du bateau, ma valise au magot voyage à bord, dans la soute à charbon.

Et puis, il paraît que c’est joli, la France.

Prochains volumes à paraître :
Un Cinzano pour l’Ange Noir ! et Ballade en Enfer[16]
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