Chapitre 10
J’occupais depuis un an mon poste de gouverneur en Syrie lorsque Trajan me rejoignit à Antioche. Il venait surveiller la mise au point de l’expédition d’Arménie, qui préludait dans sa pensée à l’attaque contre les Parthes. Plotine l’accompagnait comme toujours, et sa nièce Matidie, mon indulgente belle-mère, qui depuis des années le suivait au camp en qualité d’intendante. Celsus, Palma, Nigrinus, mes vieux ennemis, siégeaient encore au Conseil et dominaient l’état-major. Tout ce monde s’entassa au palais en attendant l’entrée en campagne. Les intrigues de cour reprirent de plus belle. Chacun faisait ses jeux avant les premiers coups de dés de la guerre.
L’armée s’ébranla presque aussitôt dans la direction du nord. Je vis s’éloigner avec elle la vaste cohue des grands fonctionnaires, des ambitieux et des inutiles. L’empereur et sa suite s’arrêtèrent quelques jours en Commagène pour des fêtes déjà triomphales ; les petits rois d’Orient, réunis à Satala, protestèrent à qui mieux mieux d’une loyauté sur laquelle, à la place de Trajan, je me serais assez peu reposé pour l’avenir. Lusius Quiétus, mon dangereux rival, placé en tête des avant-postes, occupa les bords du lac de Van au cours d’une immense promenade militaire ; la partie septentrionale de la Mésopotamie, vidée par les Parthes, fut annexée sans difficulté ; Abgar, roi d’Osroène, fit sa soumission dans Édesse. L’empereur revint prendre à Antioche ses quartiers d’hiver, remettant au printemps l’invasion de l’empire parthe proprement dit, mais déjà décidé à n’accepter aucune ouverture de paix. Tout avait marché selon ses plans. La joie de se plonger enfin dans cette aventure si longtemps différée rendait une espèce de jeunesse à cet homme de soixante-quatre ans.
Mes pronostics restaient sombres. L’élément juif et arabe était de plus en plus hostile à la guerre ; les grands propriétaires provinciaux s’irritaient d’avoir à défrayer les dépenses occasionnées par le passage des troupes ; les villes supportaient mal l’imposition de taxes nouvelles. Dès le retour de l’empereur, une première catastrophe vint annoncer toutes les autres : un tremblement de terre, survenu au milieu d’une nuit de décembre, ruina en quelques instants un quart d’Antioche. Trajan, contusionné par la chute d’une poutre, continua héroïquement à s’occuper des blessés ; son entourage immédiat compta quelques morts. La populace syrienne chercha aussitôt des responsables au désastre : renonçant pour une fois à ses principes de tolérance, l’empereur commit la faute de laisser massacrer un groupe de chrétiens. J’ai moi-même assez peu de sympathie pour cette secte, mais le spectacle de vieillards battus de verges et d’enfants suppliciés contribua à l’agitation des esprits, et rendit plus odieux encore ce sinistre hiver. L’argent manquait pour réparer immédiatement les effets du séisme ; des milliers de gens sans abri campaient la nuit sur les places. Mes tournées d’inspection me révélaient l’existence d’un mécontentement sourd, d’une haine secrète dont les grands dignitaires qui encombraient le palais ne se doutaient même pas. L’empereur poursuivait au milieu des ruines les préparatifs de la prochaine campagne : une forêt entière fut employée à la construction de ponts mobiles et de pontons pour le passage du Tigre. Il avait reçu avec joie toute une série de titres nouveaux décernés par le Sénat ; il lui tardait d’en finir avec l’Orient pour retourner triompher à Rome. Les moindres délais déclenchaient des fureurs qui le secouaient comme un accès.
L’homme qui arpentait impatiemment les vastes salles de ce palais bâti jadis par les Séleucides, et que j’avais moi-même (quel ennui !) décorées en son honneur d’inscriptions élogieuses et de panoplies daces, n’était plus celui qui m’avait accueilli au camp de Cologne il y avait déjà près de vingt ans. Ses vertus même avaient vieilli. Sa jovialité un peu lourde, qui masquait autrefois une vraie bonté, n’était plus que routine vulgaire ; sa fermeté s’était changée en obstination ; ses aptitudes pour l’immédiat et le pratique en un total refus de penser. Le respect tendre qu’il avait pour l’impératrice, l’affection grondeuse qu’il témoignait à sa nièce Matidie se transformaient en une dépendance sénile envers ces femmes, aux conseils desquelles il résistait pourtant de plus en plus. Ses crises de foie inquiétaient son médecin Criton ; lui-même ne s’en souciait pas. Ses plaisirs avaient toujours manqué d’art ; leur niveau baissait encore avec l’âge. Il importait fort peu que l’empereur, sa journée faite, s’abandonnât à des débauches de caserne, en compagnie de jeunes gens auxquels il trouvait de l’agrément ou de la beauté. Il était au contraire assez grave qu’il supportât mal ce vin, dont il abusait ; et que cette cour de subalternes de plus en plus médiocres, triés et manœuvres par des affranchis louches, fût à même d’assister à toutes mes conversations avec lui et de les rapporter à mes adversaires. De jour, je ne voyais l’empereur qu’aux réunions de l’état-major, tout occupées du détail des plans, et où l’instant n’était jamais venu d’exprimer une opinion libre. À tout autre moment, il évitait les tête-à-tête. Le vin fournissait à cet homme peu subtil un arsenal de ruses grossières. Ses susceptibilités d’autrefois avaient bien cessé : il insistait pour m’associer à ses plaisirs ; le bruit, les rires, les plus fades plaisanteries des jeunes hommes étaient toujours bien reçus comme autant de moyens de me signifier que l’heure n’était pas aux affaires sérieuses ; il guettait le moment où une rasade de plus m’enlèverait ma raison. Tout tournait autour de moi dans cette salle où les têtes d’aurochs des trophées barbares semblaient me rire au nez. Les jarres succédaient aux jarres ; une chanson avinée giclait çà et là, ou le rire insolent et charmant d’un page ; l’empereur, appuyant sur la table une main de plus en plus tremblante, muré dans une ivresse peut-être à demi feinte, perdu loin de tout sur les routes de l’Asie, s’enfonçait gravement dans ses songes…
Par malheur, ces songes étaient beaux. C’étaient les mêmes qui m’avaient autrefois fait penser à tout abandonner pour suivre au-delà du Caucase les routes septentrionales vers l’Asie. Cette fascination,
à laquelle l’empereur vieilli se livrait en somnambule, Alexandre l’avait subie avant lui ; il avait à peu près réalisé les mêmes rêves, et il en était mort à trente ans. Mais le pire danger de ces grands plans était encore leur sagesse : comme toujours, les raisons pratiques abondaient pour justifier l’absurde, pour porter à l’impossible. Le problème de l’Orient nous préoccupait depuis des siècles ; il semblait naturel d’en finir une fois pour toutes. Nos échanges de denrées avec l’Inde et le mystérieux Pays de la Soie dépendaient entièrement des marchands juifs et des exportateurs arabes qui avaient la franchise des ports et des routes parthes. Une fois réduit à rien le vaste et flottant empire des cavaliers Arsacides, nous toucherions directement à ces riches confins du monde ; l’Asie enfin unifiée ne serait pour Rome qu’une province de plus. Le port d’Alexandrie d’Égypte était le seul de nos débouchés vers l’Inde qui ne dépendît pas du bon vouloir parthe ; là aussi, nous nous heurtions continuellement aux exigences et aux révoltes des communautés juives. Le succès de l’expédition de Trajan nous eût permis d’ignorer cette ville peu sûre. Mais tant de raisons ne m’avaient jamais persuadé. De sages traités de commerce m’eussent contenté davantage, et j’entrevoyais déjà la possibilité de réduire le rôle d’Alexandrie en créant une seconde métropole grecque dans le voisinage de la Mer Rouge, ce que j’ai fait plus tard quand j’ai fondé Antinoé. Je commençais à connaître ce monde compliqué de l’Asie. Les simples plans d’extermination totale qui avaient réussi en Dacie n’étaient pas de mise dans ce pays plein d’une vie plus multiple, mieux enracinée, et dont dépendait d’ailleurs la richesse du monde. Passé l’Euphrate, commençait pour nous le pays des risques et des mirages, les sables où l’on s’enlise, les routes qui finissent sans aboutir. Le moindre revers aurait pour résultat un ébranlement de prestige que toutes les catastrophes pourraient suivre ; il ne s’agissait pas seulement de vaincre, mais de vaincre toujours, et nos forces s’épuiseraient à cette entreprise. Nous l’avions déjà tentée : je pensais avec horreur à la tête de Crassus, lancée de main en main comme une balle au cours d’une représentation des Bacchantes d’Euripide, qu’un roi barbare frotté d’hellénisme donnait au soir d’une victoire sur nous. Trajan songeait à venger cette vieille défaite ; je songeais surtout à l’empêcher de se reproduire. Je prévoyais assez exactement l’avenir, chose possible après tout quand on est renseigné sur bon nombre des éléments du présent : quelques victoires inutiles entraîneraient trop avant nos armées imprudemment enlevées à d’autres frontières ; l’empereur mourant se couvrirait de gloire, et nous, qui avions à vivre, serions chargés de résoudre tous les problèmes et de remédier à tous les maux.
César avait raison de préférer la première place dans un village à la seconde à Rome. Non par ambition, ou par vaine gloire, mais parce que l’homme placé en second n’a le choix qu’entre les dangers de l’obéissance, ceux de la révolte, et ceux, plus graves, du compromis. Je n’étais même pas le second dans Rome. Sur le point de partir pour une expédition périlleuse, l’empereur n’avait pas encore désigné son successeur : chaque pas en avant donnait une chance aux chefs de l’état-major. Cet homme presque naïf m’apparaissait maintenant plus compliqué que moi-même. Ses rudesses seules me rassuraient : l’empereur bourru me traitait en fils. À d’autres moments, je m’attendais, sitôt qu’on pourrait se passer de mes services, à être évincé par Palma ou supprimé par Quiétus. J’étais sans pouvoir : je ne parvins même pas à obtenir une audience pour les membres influents du Sanhédrin d’Antioche, qui craignaient autant que nous les coups de force des agitateurs juifs, et qui eussent éclairé Trajan sur les menées de leurs coreligionnaires. Mon ami Latinius Alexander, qui descendait d’une des vieilles familles royales de l’Asie Mineure, et dont le nom et la fortune pesaient d’un grand poids, ne fut pas davantage écouté. Pline, envoyé en Bithynie quatre ans plus tôt, y était mort sans avoir eu le temps d’informer l’empereur de l’état exact des esprits et des finances, à supposer que son incurable optimisme lui eût permis de le faire. Les rapports secrets du marchand lycien Opramoas, qui connaissait bien les affaires d’Asie, furent tournés en dérision par Palma. Les affranchis profitaient des lendemains de maladie qui suivaient les soirs d’ivresse pour m’écarter de la chambre impériale : l’ordonnance de l’empereur, un nommé Phœdime, honnête celui-là, mais obtus, et monté contre moi, me refusa deux fois la porte. Par contre, le consulaire Celsus, mon ennemi, s’enferma un soir avec Trajan pour un conciliabule qui dura des heures, et à la suite duquel je me crus perdu. Je me cherchai des alliés où je pus ; je corrompis à prix d’or d’anciens esclaves que j’eusse volontiers envoyés aux galères ; j’ai caressé d’horribles têtes frisées. Le diamant de Nerva ne jetait plus aucun feu.
Et c’est alors que m’apparut le plus sage de mes bons génies : Plotine. Il y avait près de vingt ans que je connaissais l’impératrice. Nous étions du même milieu ; nous avions à peu près le même âge. Je lui avais vu vivre avec calme une existence presque aussi contrainte que la mienne, et plus dépourvue d’avenir. Elle m’avait soutenu, sans paraître s’apercevoir qu’elle le faisait, dans mes moments difficiles. Mais ce fut durant les mauvais jours d’Antioche que sa présence me devint indispensable, comme plus tard son estime le resta toujours, et j’eus celle-ci jusqu’à sa mort. Je pris l’habitude de cette figure en vêtements blancs, aussi simples que peuvent l’être ceux d’une femme, de ses silences, de ses paroles mesurées qui n’étaient jamais que des réponses, et les plus nettes possible. Son aspect ne détonnait en rien dans ce palais plus antique que les splendeurs de Rome : cette fille de parvenus était très digne des Séleucides. Nous étions d’accord presque sur tout. Nous avions tous deux la passion d’orner, puis de dépouiller notre âme, d’éprouver notre esprit à toutes les pierres de touche. Elle inclinait à la philosophie épicurienne, ce lit étroit, mais propre, sur lequel j’ai parfois étendu ma pensée. Le mystère des dieux, qui me hantait, ne l’inquiétait pas ; elle n’avait pas non plus mon goût passionné des corps. Elle était chaste par dégoût du facile, généreuse par décision plutôt que par nature, sagement méfiante, mais prête à tout accepter d’un ami, même ses inévitables erreurs. L’amitié était un choix où elle s’engageait tout entière ; elle s’y livrait absolument, et comme je ne l’ai fait qu’à l’amour. Elle m’a connu mieux que personne ; je lui ai laissé voir ce que j’ai soigneusement dissimulé à tout autre : par exemple, de secrètes lâchetés. J’aime à croire que, de son côté, elle ne m’a presque rien tu. L’intimité des corps, qui n’exista jamais entre nous, a été compensée par ce contact de deux esprits étroitement mêlés l’un à l’autre.
Notre entente se passa d’aveux, d’explications, ou de réticences : les faits eux-mêmes suffisaient. Elle les observait mieux que moi. Sous les lourdes tresses qu’exigeait la mode, ce front lisse était celui d’un juge. Sa mémoire gardait des moindres objets une empreinte exacte ; il ne lui arrivait jamais, comme à moi, d’hésiter trop longtemps ou de se décider trop vite. Elle dépistait d’un coup d’œil mes adversaires les plus cachés ; elle évaluait mes partisans avec une froideur sage. En vérité, nous étions complices, mais l’oreille la plus exercée eût à peine pu reconnaître entre nous les signes d’un secret accord. Elle ne commit jamais devant moi l’erreur grossière de se plaindre de l’empereur, ni l’erreur plus subtile de l’excuser ou de le louer. De mon côté, ma loyauté n’était pas mise en question. Attianus, qui venait d’arriver de Rome, se joignait à ces entrevues qui duraient parfois toute la nuit, mais rien ne semblait lasser cette femme imperturbable et fragile. Elle avait réussi à faire nommer mon ancien tuteur en qualité de conseiller privé, éliminant ainsi mon ennemi Celsus. La méfiance de Trajan, ou l’impossibilité de trouver quelqu’un pour remplir ma place à l’arrière, me retiendrait à Antioche : je comptais sur eux pour m’instruire de tout ce que ne m’apprendraient pas les bulletins. En cas de désastre, ils sauraient rallier autour de moi la fidélité d’une partie de l’armée. Mes adversaires auraient à tabler avec la présence de ce vieillard goutteux qui ne partait que pour me servir, et de cette femme capable d’exiger de soi une longue endurance de soldat.
Je les vis s’éloigner, l’empereur à cheval, ferme, admirablement placide, le groupe patient des femmes en litière, les gardes prétoriens mêlés aux éclaireurs numides du redoutable Lusius Quiétus. L’armée qui avait hiverné sur les bords de l’Euphrate se mit en marche dès l’arrivée du chef : la campagne parthe commençait pour tout de bon. Les premières nouvelles furent sublimes. Babylone conquise, le Tigre franchi, Ctésiphon tombé. Tout, comme toujours, cédait à l’étonnante maîtrise de cet homme. Le prince de l’Arabie Characène se déclara sujet, ouvrant ainsi aux flottilles romaines le cours entier du Tigre : l’empereur s’embarqua pour le port de Charax au fond du Golfe Persique. Il touchait aux rives fabuleuses. Mes inquiétudes subsistaient, mais je les dissimulais comme des crimes ; c’est avoir tort que d’avoir raison trop tôt. Bien plus, je doutais de moi-même : j’avais été coupable de cette basse incrédulité qui nous empêche de reconnaître la grandeur d’un homme que nous connaissons trop. J’avais oublié que certains êtres déplacent les bornes du destin, changent l’histoire. J’avais blasphémé le Génie de l’empereur. Je me rongeais à mon poste. Si par hasard l’impossible avait lieu, se pouvait-il que j’en fusse exclu ? Tout étant toujours plus facile que la sagesse, le désir me venait de remettre la cotte de mailles des guerres sarmates, d’utiliser l’influence de Plotine pour me faire rappeler à l’armée. J’enviais au moindre de nos soldats la poussière des routes d’Asie, le choc des bataillons cuirassés de la Perse. Le Sénat vota cette fois à l’empereur le droit de célébrer, non pas un triomphe, mais une succession de triomphes qui dureraient autant que sa vie. Je fis moi-même ce qui se devait : j’ordonnai des fêtes ; j’allai sacrifier sur le sommet du mont Cassius.
Soudain, l’incendie qui couvait dans cette terre d’Orient éclata partout à la fois. Des marchands juifs refusèrent de payer l’impôt à Séleucie ; Cyrène immédiatement se révolta, et l’élément oriental y massacra l’élément grec ; les routes qui amenaient jusqu’à nos troupes le blé d’Égypte furent coupées par une bande de Zélotes de Jérusalem ; à Chypre, les résidents grecs et romains furent saisis par la populace juive, qui les obligea à s’entre-tuer dans des combats de gladiateurs. Je réussis à maintenir l’ordre en Syrie, mais je percevais des flammes dans l’œil des mendiants assis au seuil des synagogues, des ricanements muets sur les grosses lèvres des conducteurs de dromadaires, une haine qu’en somme nous ne méritions pas. Les Juifs et les Arabes avaient dès le début fait cause commune contre une guerre qui menaçait de ruiner leur négoce ; mais Israël en profitait pour se jeter contre un monde dont l’excluaient ses fureurs religieuses, ses rites singuliers, et l’intransigeance de son Dieu. L’empereur, revenu en toute hâte à Babylone, délégua Quiétus pour châtier les villes révoltées : Cyrène, Édesse, Séleucie, les grandes métropoles helléniques de l’Orient, furent livrées aux flammes en punition de trahisons préméditées au cours des haltes de caravanes ou machinées dans les juiveries. Plus tard, en visitant ces villes à reconstruire, j’ai marché sous des colonnades en ruine, entre des files de statues brisées. L’empereur Osroès, qui avait soudoyé ces révoltes, prit immédiatement l’offensive ; Abgar s’insurgea et rentra dans Édesse en cendres ; nos alliés arméniens, sur lesquels Trajan avait cru pouvoir compter, prêtèrent main-forte aux satrapes. L’empereur se trouva brusquement au centre d’un immense champ de bataille où il fallait faire face de tous côtés.
Il perdit l’hiver au siège de Hatra, place forte presque inexpugnable, située en plein désert, et qui coûta à notre armée des milliers de morts. Son entêtement était de plus en plus une forme de courage personnel : cet homme malade refusait de lâcher prise. Je savais par Plotine que Trajan, malgré l’avertissement d’une brève attaque de paralysie, s’obstinait à ne pas nommer son héritier. Si cet imitateur d’Alexandre mourait à son tour de fièvres ou d’intempérance dans quelque coin malsain de l’Asie, la guerre étrangère se compliquerait d’une guerre civile ; une lutte à mort éclaterait entre mes partisans et ceux de Celsus ou de Palma. Soudain, les nouvelles cessèrent presque complètement ; la mince ligne de communication entre l’empereur et moi n’était maintenue que par les bandes numides de mon pire ennemi. Ce fut à cette époque que je chargeai pour la première fois mon médecin de me marquer à l’encre rouge, sur la poitrine, la place du cœur : si le pire arrivait, je ne tenais pas à tomber vivant entre les mains de Lusius Quiétus. La tâche difficile de pacifier les îles et les provinces limitrophes s’ajoutait aux autres besognes de mon poste, mais le travail épuisant des jours n’était rien comparé à la longueur des nuits d’insomnie. Tous les problèmes de l’empire m’accablaient à la fois, mais le mien propre pesait davantage. Je voulais le pouvoir. Je le voulais pour imposer mes plans, essayer mes remèdes, restaurer la paix. Je le voulais surtout pour être moi-même avant de mourir.
J’allais avoir quarante ans. Si je succombais à cette époque, il ne resterait de moi qu’un nom dans une série de grands fonctionnaires, et une inscription en grec en l’honneur de l’archonte d’Athènes. Depuis, chaque fois que j’ai vu disparaître un homme arrivé au milieu de la vie, et dont le public croit pouvoir mesurer exactement les réussites et les échecs, je me suis rappelé qu’à cet âge je n’existais encore qu’à mes propres yeux et à ceux de quelques amis, qui devaient parfois douter de moi comme j’en doutais moi-même. J’ai compris que peu d’hommes se réalisent avant de mourir : j’ai jugé leurs travaux interrompus avec plus de pitié. Cette hantise d’une vie frustrée immobilisait ma pensée sur un point, la fixait comme un abcès. Il en était de ma convoitise du pouvoir comme de celle de l’amour, qui empêche l’amant de manger, de dormir, de penser, et même d’aimer, tant que certains rites n’ont pas été accomplis. Les tâches les plus urgentes semblaient vaines, du moment qu’il m’était interdit de prendre en maître des décisions affectant l’avenir ; j’avais besoin d’être assuré de régner pour retrouver le goût d’être utile. Ce palais d’Antioche, où j’allais vivre quelques années plus tard dans une sorte de frénésie de bonheur, n’était pour moi qu’une prison, et peut-être une prison de condamné à mort. J’envoyai des messages secrets aux oracles, à Jupiter Ammon, à Castalie, au Zeus Dolichène. Je fis venir des Mages ; j’allai jusqu’à faire prendre dans les cachots d’Antioche un criminel désigné pour la mise en croix, auquel un sorcier trancha la gorge en ma présence, dans l’espoir que l’âme flottant un instant entre la vie et la mort me révélerait l’avenir. Ce misérable y gagna d’échapper à une plus longue agonie, mais les questions posées restèrent sans réponse. La nuit, je me traînais d’embrasure en embrasure, de balcon en balcon, le long des salles de ce palais aux murs encore lézardés par les effets du séisme, traçant çà et là des calculs astrologiques sur les dalles, interrogeant des étoiles tremblantes. Mais c’est sur terre qu’il fallait chercher les signes de l’avenir.
L’empereur enfin leva le siège de Hatra, et se décida à repasser l’Euphrate, qu’on n’aurait jamais dû franchir. Les chaleurs déjà torrides et le harcèlement des archers parthes rendirent plus désastreux encore cet amer retour. Par un brûlant soir de mai, j’allai rencontrer hors des portes de la ville, sur les bords de l’Oronte, le petit groupe éprouvé par les fièvres, l’anxiété, la fatigue : l’empereur malade, Attianus, et les femmes. Trajan tint à faire route à cheval jusqu’au seuil du palais ; il se soutenait à peine ; cet homme si plein de vie semblait plus changé qu’un autre par l’approche de la mort. Criton et Matidie l’aidèrent à gravir les marches, l’emmenèrent s’étendre, s’établirent à son chevet. Attianus et Plotine me racontèrent ceux des incidents de la campagne qui n’avaient pu trouver place dans leurs brefs messages. L’un de ces récits m’émut au point de prendre à jamais rang parmi mes souvenirs personnels, mes propres symboles. A peine arrivé à Charax, l’empereur las était allé s’asseoir sur la grève, face aux eaux lourdes du Golfe Persique. C’était encore l’époque où il ne doutait pas de la victoire, mais, pour la première fois, l’immensité du monde l’accabla, et le sentiment de l’âge, et celui des limites qui nous enserrent tous. De grosses larmes roulèrent sur les joues ridées de cet homme qu’on croyait incapable de jamais pleurer. Le chef qui avait porté les aigles romaines sur des rivages inexplorés jusque-là comprit qu’il ne s’embarquerait jamais sur cette mer tant rêvée : l’Inde, la Bactriane, tout cet obscur Orient dont il s’était grisé à distance, resterait pour lui des noms et des songes. Dès le lendemain, les mauvaises nouvelles le forcèrent à repartir. Chaque fois qu’à mon tour le destin m’a dit non, je me suis souvenu de ces pleurs versés un soir, sur une rive lointaine, par un vieil homme qui regardait peut-être pour la première fois sa vie face à face.
Je montai le matin suivant chez l’empereur. Je me sentais envers lui filial, fraternel. Cet homme qui s’était toujours fait gloire de vivre et de penser en tout comme chaque soldat de son armée finissait en pleine solitude : couché sur son lit, il continuait à combiner des plans grandioses auxquels personne ne s’intéressait plus. Comme toujours, son langage sec et cassant enlaidissait sa pensée ; formant ses mots à grand-peine, il me parla du triomphe qu’on lui préparait à Rome. Il niait la défaite comme il niait la mort. Il eut une seconde attaque deux jours plus tard. Mes conciliabules anxieux reprirent avec Attianus, avec Plotine. La prévoyance de l’impératrice venait de faire élever mon vieil ami à la position toute-puissante de préfet du prétoire, mettant ainsi sous nos ordres la garde impériale. Matidie, qui ne quittait pas la chambre du malade, nous était heureusement tout acquise ; cette femme simple et tendre était d’ailleurs de cire entre les mains de Plotine. Mais aucun de nous n’osait rappeler à l’empereur que la question de succession restait pendante. Peut-être, comme Alexandre, avait-il décidé de ne pas nommer lui-même son héritier ; peut-être avait-il envers le parti de Quiétus des engagements sus de lui seul. Plus simplement, il refusait d’envisager sa fin : on voit ainsi, dans les familles, des vieillards obstinés mourir intestat. Il s’agit moins pour eux de garder jusqu’au bout leur trésor, ou leur empire, dont leurs doigts gourds se sont déjà à demi détachés, que de ne pas s’établir trop tôt dans l’état posthume d’un homme qui n’a plus de décisions à prendre, plus de surprises à causer, plus de menaces ou de promesses à faire aux vivants. Je le plaignais : nous différions trop pour qu’il pût trouver en moi ce continuateur docile, commis d’avance aux mêmes méthodes, et jusqu’aux mêmes erreurs, que la plupart des gens qui ont exercé une autorité absolue cherchent désespérément à leur lit de mort. Mais le monde autour de lui était vide d’hommes d’État : j’étais le seul qu’il pût prendre sans manquer à ses devoirs de bon fonctionnaire et de grand prince : ce chef habitué à évaluer les états de service était à peu près forcé de m’accepter. C’était d’ailleurs une excellente raison pour me haïr. Peu à peu, sa santé se rétablit juste assez pour lui permettre de quitter la chambre. Il parlait d’entreprendre une nouvelle campagne ; il n’y croyait pas lui-même. Son médecin Criton, qui craignait pour lui les chaleurs de la canicule, réussit enfin à le décider à se rembarquer pour Rome. Le soir qui précéda son départ, il me fit appeler à bord du navire qui devait le ramener en Italie, et me nomma commandant en chef à sa place. Il s’engageait jusque-là. Mais l’essentiel n’était pas fait.
Contrairement aux ordres reçus, je commençai immédiatement, mais en secret, des pourparlers de paix avec Osroès. Je misais sur le fait que je n’aurais probablement plus de comptes à rendre à l’empereur. Moins de dix jours plus tard, je fus réveillé en pleine nuit par l’arrivée d’un messager : je reconnus aussitôt un homme de confiance de Plotine. Il m’apportait deux missives. L’une, officielle, m’apprenait que Trajan, incapable de supporter le mouvement de la mer, avait été débarqué à Sélinonte-en-Cilicie où il gisait gravement malade dans la maison d’un marchand. Une seconde lettre, secrète celle-là, m’annonçait sa mort, que Plotine me promettait de tenir cachée le plus longtemps possible, me donnant ainsi l’avantage d’être averti le premier. Je partis sur-le-champ pour Sélinonte, après avoir pris toutes les mesures nécessaires pour m’assurer des garnisons syriennes. À peine en route, un nouveau courrier m’annonça officiellement le décès de l’empereur. Son testament, qui me désignait comme héritier, venait d’être envoyé à Rome en mains sûres. Tout ce qui depuis dix ans avait été fiévreusement rêvé, combiné, discuté ou tu, se réduisait à un message de deux lignes, tracé en grec d’une main ferme par une petite écriture de femme. Attianus, qui m’attendait sur le quai de Sélinonte, fut le premier à me saluer du titre d’empereur.
Et c’est ici, dans cet intervalle entre le débarquement du malade et le moment de sa mort, que se place une de ces séries d’événements qu’il me sera toujours impossible de reconstituer, et sur lesquels pourtant s’est édifié mon destin. Ces quelques jours passés par Attianus et les femmes dans cette maison de marchand ont à jamais décidé de ma vie, mais il en sera éternellement d’eux comme il en fut plus tard d’une certaine après-midi sur le Nil, dont je ne saurai non plus jamais rien, précisément parce qu’il m’importerait d’en tout savoir. Le dernier des badauds, à Rome, a son opinion sur ces épisodes de ma vie, mais je suis à leur sujet le moins renseigné des hommes. Mes ennemis ont accusé Plotine d’avoir profité de l’agonie de l’empereur pour faire tracer à ce moribond les quelques mots qui me léguaient le pouvoir. Des calomniateurs plus grossiers encore ont décrit un lit à courtines, la lueur incertaine d’une lampe, le médecin Criton dictant les dernières volontés de Trajan d’une voix qui contrefaisait celle du mort. On a fait valoir que l’ordonnance Phœdime, qui me haïssait, et dont mes amis n’auraient pas pu acheter le silence, succomba fort opportunément d’une fièvre maligne le lendemain du décès de son maître. Il y a dans ces images de violence et d’intrigue je ne sais quoi qui frappe l’imagination populaire, et même la mienne. Il ne me déplairait pas qu’un petit nombre d’honnêtes gens eussent été capables d’aller pour moi jusqu’au crime, ni que le dévouement de l’impératrice l’eût entraînée si loin. Elle savait les dangers qu’une décision non prise faisait courir à l’État ; je l’honore assez pour croire qu’elle eût accepté de commettre une fraude nécessaire, si la sagesse, le sens commun, l’intérêt public, et l’amitié l’y avaient poussée. J’ai tenu entre mes mains depuis lors ce document si violemment contesté par mes adversaires : je ne puis me prononcer pour ou contre l’authenticité de cette dernière dictée d’un malade. Certes, je préfère supposer que Trajan lui-même, faisant avant de mourir le sacrifice de ses préjugés personnels, a de son plein gré laissé l’empire à celui qu’il jugeait somme toute le plus digne. Mais il faut bien avouer que la fin, ici, m’importait plus que les moyens : l’essentiel est que l’homme arrivé au pouvoir ait prouvé par la suite qu’il méritait de l’exercer.
Le corps fut brûlé sur le rivage, peu après mon arrivée, en attendant les funérailles triomphales qui seraient célébrées à Rome. Presque personne n’assista à la cérémonie très simple, qui eut lieu à l’aube, et ne fut qu’un dernier épisode des longs soins domestiques rendus par les femmes à la personne de Trajan. Matidie pleurait à chaudes larmes ; la vibration de l’air autour du bûcher brouillait les traits de Plotine. Calme, distante, un peu creusée par la fièvre, elle demeurait comme toujours clairement impénétrable. Attianus et Criton veillaient à ce que tout fût convenablement consumé. La petite fumée se dissipa dans l’air pâle du matin sans ombres. Aucun de mes amis ne revint sur les incidents des quelques jours qui avaient précédé la mort de l’empereur. Leur mot d’ordre était évidemment de se taire ; le mien fut de ne pas poser de dangereuses questions.
Le jour même, l’impératrice veuve et ses familiers se rembarquèrent pour Rome. Je rentrai à Antioche, accompagné le long de la route par les acclamations des légions. Un calme extraordinaire s’était emparé de moi : l’ambition, et la crainte, semblaient un cauchemar passé. Quoi qu’il fût arrivé, j’avais toujours été décidé à défendre jusqu’au bout mes chances impériales, mais l’acte d’adoption simplifiait tout. Ma propre vie ne me préoccupait plus : je pouvais de nouveau penser au reste des hommes.