Chapitre 30
Tout reste à faire. Mes domaines africains, hérités de ma belle-mère Matidie, doivent devenir un modèle d’exploitation agricole ; les paysans du village de Borysthènes, établi en Thrace à la mémoire d’un bon cheval, ont droit à des secours au sortir d’un hiver pénible ; il faut par contre refuser des subsides aux riches cultivateurs de la vallée du Nil, toujours prêts à profiter de la sollicitude de l’empereur. Julius Vestinus, préfet des études, m’envoie son rapport sur l’ouverture des écoles publiques de grammaire ; je viens d’achever la refonte du code commercial de Palmyre : tout y est prévu, le taux des prostituées et l’octroi des caravanes. On réunit en ce moment un congrès de médecins et de magistrats chargés de statuer sur les limites extrêmes d’une grossesse, mettant fin de la sorte à d’interminables criailleries légales. Les cas de bigamie se multiplient dans les colonies militaires ; je fais de mon mieux pour persuader les vétérans de ne pas mésuser des lois nouvelles leur permettant le mariage, et de n’épouser prudemment qu’une femme à la fois. À Athènes, on érige un Panthéon à l’instar de Rome ; je compose l’inscription qui trouvera place sur ses murs ; j’y énumère, à titre d’exemples et d’engagements pour l’avenir, les services rendus par moi aux villes grecques et aux peuples barbares ; les services rendus à Rome vont de soi. La lutte contre la brutalité judiciaire continue : j’ai dû réprimander le gouverneur de Cilicie qui s’avisait de faire périr dans les supplices les voleurs de bestiaux de sa province, comme si la mort simple ne suffisait pas à punir un homme et à s’en débarrasser. L’État et les municipalités abusaient des condamnations aux travaux forcés afin de se procurer une main-d’œuvre à bon marché ; j’ai prohibé cette pratique pour les esclaves comme pour les hommes libres ; mais il importe de veiller à ce que ce système détestable ne se rétablisse pas sous d’autres noms. Les sacrifices d’enfants se commettent encore sur certains points du territoire de l’ancienne Carthage : il faut savoir interdire aux prêtres de Baal la joie d’attiser leurs bûchers. En Asie Mineure, les droits des héritiers des Séleucides ont été honteusement lésés par nos tribunaux civils, toujours mal disposés à l’égard des anciens princes ; j’ai réparé cette longue injustice. En Grèce, le procès d’Hérode Atticus dure encore. La boîte aux dépêches de Phlégon, ses grattoirs de pierre ponce et ses bâtons de cire rouge seront avec moi jusqu’au bout.
Comme au temps de mon bonheur, ils me croient dieu ; ils continuent à me donner ce titre au moment même où ils offrent au ciel des sacrifices pour le rétablissement de la Santé Auguste. Je t’ai déjà dit pour quelles raisons cette croyance si bienfaisante ne me paraît pas insensée. Une vieille aveugle est arrivée à pied de Pannonie ; elle avait entrepris cet épuisant voyage pour me demander de toucher du doigt ses prunelles éteintes ; elle a recouvré la vue sous mes mains, comme sa ferveur s’y attendait à l’avance ; sa foi en l’empereur-dieu explique ce miracle. D’autres prodiges se sont produits ; des malades disent m’avoir vu dans leurs rêves, comme les pèlerins d’Épidaure voient Esculape en songe ; ils prétendent s’être réveillés guéris, ou du moins soulagés. Je ne souris pas du contraste entre mes pouvoirs de thaumaturge et mon mal ; j’accepte ces nouveaux privilèges avec gravité. Cette vieille aveugle cheminant vers l’empereur du fond d’une province barbare est devenue pour moi ce que l’esclave de Tarragone avait été autrefois : l’emblème des populations de l’empire que j’ai régies et servies. Leur immense confiance me repaie de vingt ans de travaux auxquels je ne me suis pas déplu. Phlégon m’a lu dernièrement l’œuvre d’un Juif d’Alexandrie qui lui aussi m’attribue des pouvoirs plus qu’humains ; j’ai accueilli sans sarcasmes cette description du prince aux cheveux gris qu’on vit aller et venir sur toutes les routes de la terre, s’enfonçant parmi les trésors des mines, réveillant les forces génératrices du sol, établissant partout la prospérité et la paix, de l’initié qui a relevé les lieux saints de toutes les races, du connaisseur en arts magiques, du voyant qui plaça un enfant au ciel. J’aurai été mieux compris par ce Juif enthousiaste que par bien des sénateurs et des proconsuls ; cet adversaire rallié complète Arrien ; je m’émerveille d’être à la longue devenu pour certains yeux ce que je souhaitais d’être, et que cette réussite soit faite de si peu de chose. La vieillesse et la mort toutes proches ajoutent désormais leur majesté à ce prestige ; les hommes s’écartent religieusement sur mon passage ; ils ne me comparent plus comme autrefois au Zeus rayonnant et calme, mais au Mars Gradivus, dieu des longues campagnes et de l’austère discipline, au grave Numa inspiré des dieux ; dans ces derniers temps, ce visage pâle et défait, ces yeux fixes, ce grand corps raidi par un effort de volonté leur rappellent Pluton, dieu des ombres. Seuls, quelques intimes, quelques amis éprouvés et chers échappent à cette terrible contagion du respect. Le jeune avocat Fronton, ce magistrat d’avenir qui sera sans doute un des bons serviteurs de ton règne, est venu discuter avec moi une adresse à faire au Sénat ; sa voix tremblait ; j’ai lu dans ses yeux cette même révérence mêlée de crainte. Les joies tranquilles de l’amitié humaine ne sont plus pour moi ; ils m’adorent ; ils me vénèrent trop pour m’aimer.
Une chance analogue à celle de certains jardiniers m’a été départie : tout ce que j’ai essayé d’implanter dans l’imagination humaine y a pris racine. Le culte d’Antinoüs semblait la plus folle de mes entreprises, le débordement d’une douleur qui ne concernait que moi seul. Mais notre époque est avide de dieux ; elle préfère les plus ardents, les plus tristes, ceux qui mêlent au vin de la vie un miel amer d’outre-tombe. À Delphes, l’enfant est devenu l’Hermès gardien du seuil, maître des passages obscurs qui mènent chez les ombres. Éleusis, où son âge et sa qualité d’étranger lui avaient interdit autrefois d’être initié à mes côtés, en fait le jeune Bacchus des Mystères, prince des régions limitrophes entre les sens et l’âme. L’Arcadie ancestrale l’associe à Pan et à Diane, divinités des bois ; les paysans de Tibur l’assimilent au doux Aristée, roi des abeilles. En Asie, les dévots retrouvent en lui leurs tendres dieux brisés par l’automne ou dévorés par l’été. A l’orée des pays barbares, le compagnon de mes chasses et de mes voyages a pris l’aspect du Cavalier Thrace, du mystérieux passant qui chevauche dans les halliers au clair de lune, emportant les âmes dans un pli de son manteau. Tout cela pouvait n’être encore qu’une excroissance du culte officiel, une flatterie des peuples, une bassesse de prêtres avides de subsides. Mais la jeune figure m’échappe ; elle cède aux aspirations des cœurs simples : par un de ces rétablissements inhérents à la nature des choses, l’éphèbe sombre et délicieux est devenu pour la piété populaire l’appui des faibles et des pauvres, le consolateur des enfants morts. L’image des monnaies de Bithynie, le profil du garçon de quinze ans, aux boucles flottantes, au sourire émerveillé et crédule qu’il a si peu gardé, pend au cou des nouveau-nés en guise d’amulette ; on la cloue dans des cimetières de village sur de petites tombes. Naguère, quand je pensais à ma propre fin, comme un pilote, insoucieux pour soi-même, mais qui tremble pour les passagers et la cargaison du navire, je me disais amèrement que ce souvenir sombrerait avec moi ; ce jeune être soigneusement embaumé au fond de ma mémoire me semblait ainsi devoir périr une seconde fois. Cette crainte pourtant si juste s’est calmée en partie ; j’ai compensé comme je l’ai pu cette mort précoce ; une image, un reflet, un faible écho surnagera au moins pendant quelques siècles. On ne fait guère mieux en matière d’immortalité.
J’ai revu Fidus Aquila, gouverneur d’Antinoé, en route pour son nouveau poste de Sarmizégéthuse. Il m’a décrit les rites annuels célébrés au bord du Nil en l’honneur du dieu mort, les pèlerins venus par milliers des régions du Nord et du Sud, les offrandes de bière et de grain, les prières ; tous les trois ans, des jeux anniversaires ont lieu à Antinoé, comme aussi à Alexandrie, à Mantinée, et dans ma chère Athènes. Ces fêtes triennales se renouvelleront cet automne, mais je n’espère pas durer jusqu’à ce neuvième retour du mois d’Athyr. Il importe d’autant plus que chaque détail de ces solennités soit réglé d’avance L’oracle du mort fonctionne dans la chambre secrète du temple pharaonique relevé par mes soins ; les prêtres distribuent journellement quelques centaines de réponses toutes préparées à toutes les questions posées par l’espérance ou l’angoisse humaine. On m’a fait grief d’en avoir moi-même composé plusieurs. Je n’entendais pas ainsi manquer de respect envers mon dieu, ni de compassion envers cette femme de soldat qui demande si son mari reviendra vivant d’une garnison de Palestine, envers ce malade avide de réconfort, envers ce marchand dont les vaisseaux tanguent sur les vagues de la Mer Rouge, envers ce couple qui voudrait un fils. Tout au plus, je prolongeais de la sorte les parties de logogriphe, les charades versifiées auxquelles nous jouions parfois ensemble. De même, on s’est étonné qu’ici, dans la Villa, autour de cette chapelle de Canope où son culte se célèbre à l’égyptienne, j’aie laissé s’établir les pavillons de plaisir du faubourg d’Alexandrie qui porte ce nom, leurs facilités, leurs distractions que j’offre à mes hôtes et auxquelles il m’arrivait de prendre part. Il avait pris l’habitude de ces choses-là. Et on ne s’enferme pas pendant des années dans une pensée unique sans y faire rentrer peu à peu toutes les routines d’une vie.
J’ai fait tout ce qu’on recommande. J’ai attendu : j’ai parfois prié. Audivi voces divinas… La sotte Julia Balbilla croyait entendre à l’aurore la voix mystérieuse de Memnon : j’ai écouté les bruissements de la nuit. J’ai fait les onctions de miel et d’huile de rose qui attirent les ombres ; j’ai disposé le bol de lait, la poignée de sel, la goutte de sang, support de leur existence d’autrefois. Je me suis étendu sur le pavement de marbre du petit sanctuaire ; la lueur des astres se faufilait par les fentes ménagées dans la muraille, mettait çà et là des miroitements, d’inquiétants feux pâles. Je me suis rappelé les ordres chuchotes par les prêtres à l’oreille du mort, l’itinéraire gravé sur la tombe : Et il reconnaîtra la route… Et les gardiens du seuil le laisseront passer… Et il ira et viendra autour de ceux qui l’aiment pour des millions de jours… Parfois, à de longs intervalles, j’ai cru sentir l’effleurement d’une approche, un attouchement léger comme le contact des cils, tiède comme l’intérieur d’une paume. Et l’ombre de Patrocle apparaît aux côtés d’Achille… Je ne saurai jamais si cette chaleur, cette douceur n’émanaient pas simplement du plus profond de moi-même, derniers efforts d’un homme en lutte contre la solitude et le froid de la nuit. Mais la question, qui se pose aussi en présence de nos amours vivants, a cessé de m’intéresser aujourd’hui : il m’importe peu que les fantômes évoqués par moi viennent des limbes de ma mémoire ou de ceux d’un autre monde. Mon âme, si j’en possède une, est faite de la même substance que les spectres ; ce corps aux mains enflées, aux ongles livides, cette triste masse à demi dissoute, cette outre de maux, de désirs et de songes, n’est guère plus solide ou plus consistant qu’une ombre. Je ne diffère des morts que par la faculté de suffoquer quelques moments de plus ; leur existence en un sens me paraît plus assurée que la mienne. Antinoüs et Plotine sont au moins aussi réels que moi.
La méditation de la mort n’apprend pas à mourir ; elle ne rend pas la sortie plus facile, mais la facilité n’est plus ce que je recherche. Petite figure boudeuse et volontaire, ton sacrifice n’aura pas enrichi ma vie, mais ma mort. Son approche rétablit entre nous une sorte d’étroite complicité : les vivants qui m’entourent, les serviteurs dévoués, parfois importuns, ne sauront jamais à quel point le monde ne nous intéresse plus. Je pense avec dégoût aux noirs symboles des tombes égyptiennes : le sec scarabée, la momie rigide, la grenouille des parturitions éternelles. À en croire les prêtres, je t’ai laissé à cet endroit où les éléments d’un être se déchirent comme un vêtement usé sur lequel on tire, à ce carrefour sinistre entre ce qui existe éternellement, ce qui fut, et ce qui sera. Il se peut après tout que ces gens-là aient raison, et que la mort soit faite de la même matière fuyante et confuse que la vie. Mais toutes les théories de l’immortalité m’inspirent de la méfiance ; le système des rétributions et des peines laisse froid un juge averti de la difficulté de juger. D’autre part, il m’arrive aussi de trouver trop simple la solution contraire, le néant propre, le vide creux où sonne le rire d’Épicure. J’observe ma fin : cette série d’expérimentations faites sur moi-même continue la longue étude commencée dans la clinique de Satyrus. Jusqu’à présent, les modifications sont aussi extérieures que celles que le temps et les intempéries font subir à un monument dont ils n’altèrent ni la matière, ni l’architecture : je crois parfois apercevoir et toucher à travers les crevasses le soubassement indestructible, le tuf éternel. Je suis ce que j’étais ; je meurs sans changer. À première vue, l’enfant robuste des jardins d’Espagne, l’officier ambitieux rentrant sous sa tente en secouant de ses épaules des flocons de neige semblent aussi anéantis que je le serai quand j’aurai passé par le bûcher ; mais ils sont là ; j’en suis inséparable. L’homme qui hurlait sur la poitrine d’un mort continue à gémir dans un coin de moi-même, en dépit du calme plus ou moins qu’humain auquel je participe déjà ; le voyageur enfermé dans le malade à jamais sédentaire s’intéresse à la mort parce qu’elle représente un départ. Cette force qui fut moi semble encore capable d’instrumenter plusieurs autres vies, de soulever des mondes. Si quelques siècles venaient par miracle s’ajouter au peu de jours qui me restent, je referais les mêmes choses, et jusqu’aux mêmes erreurs, je fréquenterais les mêmes Olympes et les mêmes Enfers. Une pareille constatation est un excellent argument en faveur de l’utilité de la mort, mais elle m’inspire en même temps des doutes quant à sa totale efficacité.
Durant certaines périodes de ma vie, j’ai noté mes rêves ; j’en discutais la signification avec les prêtres, les philosophes, les astrologues. Cette faculté de rêver, amortie depuis des années, m’a été rendue au cours de ces mois d’agonie ; les incidents de l’état de veille semblent moins réels, parfois moins importuns que ces songes. Si ce monde larvaire et spectral, où le plat et l’absurde foisonnent plus abondamment encore que sur terre, nous offre une idée des conditions de l’âme séparée du corps, je passerai sans doute mon éternité à regretter le contrôle exquis des sens et les perspectives réajustées de la raison humaine. Et pourtant, je m’enfonce avec quelque douceur dans ces régions vaines des songes ; j’y possède pour un instant certains secrets qui bientôt m’échappent ; j’y bois à des sources. L’autre jour, j’étais dans l’oasis d’Ammon, le soir de la chasse au grand fauve. J’étais joyeux ; tout s’est passé comme au temps de ma force : le lion blessé s’est abattu, puis dressé ; je me suis précipité pour l’achever. Mais, cette fois, mon cheval cabré m’a jeté à terre ; l’horrible masse sanglante a roulé sur moi ; des griffes me déchiraient la poitrine ; je suis revenu à moi dans ma chambre de Tibur, appelant à l’aide. Plus récemment encore, j’ai revu mon père, auquel je pense pourtant assez peu. Il était couché dans son lit de malade, dans une pièce de notre maison d’Italica, que j’ai quittée sitôt après sa mort. Il avait sur sa table une fiole pleine d’une potion sédative que je l’ai supplié de me donner. Je me suis réveillé sans qu’il ait eu le temps de me répondre. Je m’étonne que la plupart des hommes aient si peur des spectres, eux qui acceptent si facilement de parler aux morts dans leurs songes.
Les présages aussi se multiplient : désormais, tout semble une intimation, un signe. Je viens de laisser choir et de briser une précieuse pierre gravée enchâssée au chaton d’une bague ; mon profil y avait été incisé par un artisan grec. Les augures secouent gravement la tête ; je regrette ce pur chef-d’œuvre. Il m’arrive de parler de moi au passé : au Sénat, en discutant certains événements qui s’étaient produits après la mort de Lucius, la langue m’a fourché et je me suis pris plusieurs fois à mentionner ces circonstances comme si elles avaient eu lieu après ma propre mort. Il y a quelques mois, le jour de mon anniversaire, montant en litière les escaliers du Capitole, je me suis trouvé face à face avec un homme en deuil, et qui pleurait : j’ai vu pâlir mon vieux Chabrias. À cette époque, je sortais encore ; je continuais d’exercer en personne mes fonctions de Grand Pontife, de Frère Arvale, de célébrer moi-même ces antiques rites de la religion romaine que je finis par préférer à la plupart des cultes étrangers. J’étais debout devant l’autel, prêt à allumer la flamme ; j’offrais aux dieux un sacrifice pour Antonin. Soudain, le pan de ma toge qui me couvrait le front glissa et me retomba sur l’épaule, me laissant nu tête ; je passais ainsi du rang de sacrificateur à celui de victime. En vérité, c’est bien mon tour.
Ma patience porte ses fruits ; je souffre moins ; la vie redevient presque douce. Je ne me querelle plus avec les médecins ; leurs sots remèdes m’ont tué ; mais leur présomption, leur pédantisme hypocrite est notre œuvre : ils mentiraient moins si nous n’avions pas si peur de souffrir. La force me manque pour les accès de colère d’autrefois : je sais de source certaine que Platorius Népos, que j’ai beaucoup aimé, a abusé de ma confiance ; je n’ai pas essayé de le confondre ; je n’ai pas puni. L’avenir du monde ne m’inquiète plus ; je ne m’efforce plus de calculer, avec angoisse, la durée plus ou moins longue de la paix romaine ; je laisse faire aux dieux. Ce n’est pas que j’aie acquis plus de confiance en leur justice, qui n’est pas la nôtre, ou plus de foi en la sagesse de l’homme ; le contraire est vrai. La vie est atroce ; nous savons cela. Mais précisément parce que j’attends peu de chose de la condition humaine, les périodes de bonheur, les progrès partiels, les efforts de recommencement et de continuité me semblent autant de prodiges qui compensent presque l’immense masse des maux, des échecs, de l’incurie et de l’erreur. Les catastrophes et les ruines viendront ; le désordre triomphera, mais de temps en temps l’ordre aussi. La paix s’installera de nouveau entre deux périodes de guerre ; les mots de liberté, d’humanité, de justice retrouveront çà et là le sens que nous avons tenté de leur donner. Nos livres ne périront pas tous ; on réparera nos statues brisées ; d’autres coupoles et d’autres frontons naîtront de nos frontons et de nos coupoles ; quelques hommes penseront, travailleront et sentiront comme nous : j’ose compter sur ces continuateurs placés à intervalles irréguliers le long des siècles, sur cette intermittente immortalité. Si les barbares s’emparent jamais de l’empire du monde, ils seront forcés d’adopter certaines de nos méthodes ; ils finiront par nous ressembler. Chabrias s’inquiète de voir un jour le pastophore de Mithra ou l’évêque du Christ s’implanter à Rome et y remplacer le Grand Pontife. Si par malheur ce jour arrive, mon successeur le long de la berge vaticane aura cessé d’être le chef d’un cercle d’affiliés ou d’une bande de sectaires pour devenir à son tour une des figures universelles de l’autorité. Il héritera de nos palais et de nos archives ; il différera de nous moins qu’on ne pourrait le croire. J’accepte avec calme ces vicissitudes de Rome éternelle.
Les médicaments n’agissent plus ; l’enflure des jambes augmente ; je sommeille assis plutôt que couché. L’un des avantages de la mort sera d’être de nouveau étendu sur un lit. C’est à moi maintenant de consoler Antonin. Je lui rappelle que la mort me semble depuis longtemps la solution la plus élégante de mon propre problème ; comme toujours, mes vœux enfin se réalisent, mais de façon plus lente et plus indirecte qu’on n’avait cru. Je me félicite que le mal m’ait laissé ma lucidité jusqu’au bout ; je me réjouis de n’avoir pas à faire l’épreuve du grand âge, de n’être pas destiné à connaître ce durcissement, cette rigidité, cette sécheresse, cette atroce absence de désirs. Si mes calculs sont justes, ma mère est morte à peu près à l’âge où je suis arrivé aujourd’hui ; ma vie a déjà été de moitié plus longue que celle de mon père, mort à quarante ans. Tout est prêt : l’aigle chargé de porter aux dieux l’âme de l’empereur est tenu en réserve pour la cérémonie funèbre. Mon mausolée, sur le faîte duquel on plante en ce moment les cyprès destinés à former en plein ciel une pyramide noire, sera terminé à peu près à temps pour le transfert des cendres encore chaudes. J’ai prié Antonin qu’il y fasse ensuite transporter Sabine ; j’ai négligé de lui faire décerner à sa mort les honneurs divins, qui somme toute lui sont dus ; il ne serait pas mauvais que cet oubli fût réparé. Et je voudrais que les restes d’Ælius César soient placés à mes côtés.
Ils m’ont emmené à Baïes ; par ces chaleurs de juillet, le trajet a été pénible, mais je respire mieux au bord de la mer. La vague fait sur le rivage son murmure de soie froissée et de caresse ; je jouis encore des longs soirs roses. Mais je ne tiens plus ces tablettes que pour occuper mes mains, qui s’agitent malgré moi. J’ai envoyé chercher Antonin ; un courrier lancé à fond de train est parti pour Rome. Bruit des sabots de Borysthènes, galop du Cavalier Thrace… Le petit groupe des intimes se presse à mon chevet. Chabrias me fait pitié : les larmes conviennent mal aux rides des vieillards. Le beau visage de Céler est comme toujours étrangement calme ; il s’applique à me soigner sans rien laisser voir de ce qui pourrait ajouter à l’inquiétude ou à la fatigue d’un malade. Mais Diotime sanglote, la tête enfouie dans les coussins. J’ai assuré son avenir ; il n’aime pas l’Italie ; il pourra réaliser son rêve, qui est de retourner à Gadara et d’y ouvrir avec un ami une école d’éloquence ; il n’a rien à perdre à ma mort. Et pourtant, la mince épaule s’agite convulsivement sous les plis de la tunique ; je sens sous mes doigts des pleurs délicieux. Hadrien jusqu’au bout aura été humainement aimé.
Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus… Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts…