Chapitre 29


Arrien m’écrit : Conformément aux ordres reçus, j’ai terminé la circumnavigation du Pont-Euxin. Nous avons bouclé la boucle à Sinope, dont les habitants te sont à jamais reconnaissants des grands travaux de réfection et d’élargissement du port, menés à bien sous ta surveillance il y a quelques années… A propos, ils t’ont érigé une statue qui n’est ni assez ressemblante, ni assez belle : envoie-leur-en une autre, de marbre blanc… Plus à l’est, non sans émotion, j’ai embrassé du regard ce même Pont-Euxin, du haut des collines d’où notre Xénophon l’a jadis aperçu pour la première fois et d’où toi-même l’as contemplé naguère…

J’ai inspecté les garnisons côtières : leurs commandants méritent les plus grands éloges pour l’excellence de la discipline, l’emploi des plus nouvelles méthodes d’entraînement, et la bonne qualité des travaux du génie… Pour toute la partie sauvage et encore assez mal connue des côtes, j’ai fait faire de nouveaux sondages et rectifier, là où il le fallait, les indications des navigateurs qui m’ont précédé…

Nous avons longé la Colchide. Sachant combien tu t’intéresses aux récits des anciens poètes, j’ai questionné les habitants au sujet des enchantements de Médée et des exploits de Jason. Mais ils paraissent ignorer ces histoires…

Sur la rive septentrionale de cette mer inhospitalière, nous avons touché une petite île bien grande dans la fable : l’île d’Achille. Tu le sais : Thétis passe pour avoir fait élever son fils sur cet îlot perdu dans les brumes ; elle montait du fond de la mer et venait chaque soir converser sur la plage avec son enfant. L’île, inhabitée aujourd’hui, ne nourrit que des chèvres. Elle contient un temple d’Achille. Les mouettes, les goélands, les long-courriers, tous les oiseaux de mer la fréquentent, et le battement de leurs ailes tout imprégnées d’humidité marine rafraîchit continuellement le parvis du sanctuaire. Mais cette île d’Achille, comme il convient, est aussi l’île de Patrocle, et les innombrables ex-voto qui décorent les parois du temple sont dédiés tantôt à Achille, tantôt à son ami, car, bien entendu, ceux qui aiment Achille chérissent et vénèrent la mémoire de Patrocle. Achille lui-même apparaît en songe aux navigateurs qui visitent ces parages : il les protège et les avertit des dangers de la mer, comme le font ailleurs les Dioscures. Et l’ombre de Patrocle apparaît aux côtés d’Achille.

Je te rapporte ces choses, parce que je les crois valoir d’être connues, et parce que ceux qui me les ont racontées les ont expérimentées eux-mêmes ou les ont apprises de témoins dignes de foi… Achille me semble parfois le plus grand des hommes par le courage, la force d’âme, les connaissances de l’esprit unies à l’agilité du corps, et son ardent amour pour son jeune compagnon. Et rien en lui ne me paraît plus grand que le désespoir qui lui fit mépriser la vie et désirer la mort quand il eut perdu le bien-aimé.


Je laisse retomber sur mes genoux le volumineux rapport du gouverneur de la Petite-Arménie, du chef de l’escadre. Arrien comme toujours a bien travaillé. Mais, cette fois, il fait plus : il m’offre un don nécessaire pour mourir en paix ; il me renvoie une image de ma vie telle que j’aurais voulu qu’elle fût. Arrien sait que ce qui compte est ce qui ne figurera pas dans les biographies officielles, ce qu’on n’inscrit pas sur les tombes ; il sait aussi que le passage du temps ne fait qu’ajouter au malheur un vertige de plus. Vue par lui, l’aventure de mon existence prend un sens, s’organise comme dans un poème ; Tunique tendresse se dégage du remords, de l’impatience, des manies tristes comme d’autant de fumées, d’autant de poussières ; la douleur se décante ; le désespoir devient pur. Arrien m’ouvre le profond empyrée des héros et des amis : il ne m’en juge pas trop indigne. Ma chambre secrète au centre d’un bassin de la Villa n’est pas un refuge assez intérieur : j’y traîne ce corps vieilli ; j’y souffre. Mon passé, certes, me propose çà et là des retraites où j’échappe au moins à une partie des misères présentes : la plaine de neige au bord du Danube, les jardins de Nicomédie, Claudiopolis jaunie par la récolte du safran en fleur, n’importe quelle rue d’Athènes, une oasis où des nénuphars ondoient sur la vase, le désert syrien à la lueur des étoiles au retour du camp d’Osroès. Mais ces lieux si chers sont trop souvent associés aux prémisses d’une erreur, d’un mécompte, de quelque échec connu de moi seul : dans mes mauvais moments, tous mes chemins d’homme heureux semblent mener en Égypte, dans une chambre de Baïes, ou en Palestine. Il y a plus : la fatigue de mon corps se communique à ma mémoire ; l’image des escaliers de l’Acropole est presque insupportable à un homme qui suffoque en montant les marches du jardin ; le soleil de juillet sur le terre-plein de Lambèse m’accable comme si j’y exposais aujourd’hui ma tête nue. Arrien m’offre mieux. À Tibur, du sein d’un mois de mai brûlant, j’écoute sur les plages de l’île d’Achille la longue plainte des vagues ; j’aspire son air pur et froid ; j’erre sans effort sur le parvis du temple baigné d’humidité marine ; j’aperçois Patrocle… Ce lieu que je ne verrai jamais devient ma secrète résidence, mon suprême asile. J’y serai sans doute au moment de ma mort.

J’ai donné jadis au philosophe Euphratès la permission du suicide. Rien ne semblait plus simple : un homme a le droit de décider à partir de quel moment sa vie cesse d’être utile. Je ne savais pas alors que la mort peut devenir l’objet d’une ardeur aveugle, d’une faim comme l’amour. Je n’avais pas prévu ces nuits où j’enroulerais mon baudrier autour de ma dague, pour m’obliger à réfléchir à deux fois avant de m’en servir. Arrien seul a pénétré le secret de ce combat sans gloire contre le vide, l’aridité, la fatigue, l’écœurement d’exister qui aboutit à l’envie de mourir. On ne guérit jamais : la vieille fièvre m’a terrassé à plusieurs reprises ; j’en tremblais d’avance, comme un malade averti d’un prochain accès. Tout m’était bon pour reculer l’heure de la lutte nocturne : le travail, les conversations follement prolongées jusqu’à l’aube, les baisers, les livres. Il est convenu qu’un empereur ne se suicide que s’il y est acculé par des raisons d’État ; Marc Antoine lui-même avait l’excuse d’une bataille perdue. Et mon sévère Arrien admirerait moins ce désespoir rapporté d’Égypte si je n’en avais pas triomphé. Mon propre code interdisait aux soldats cette sortie volontaire que j’accordais aux sages ; je ne me sentais pas plus libre de déserter que le premier légionnaire venu. Mais je sais ce que c’est que d’effleurer voluptueusement de la main l’étoupe d’une corde ou le fil d’un couteau. J’avais fini par faire de ma mortelle envie un rempart contre elle-même : la perpétuelle possibilité du suicide m’aidait à supporter moins impatiemment l’existence, tout comme la présence à portée de la main d’une potion sédative calme un homme atteint d’insomnie. Par une intime contradiction, cette obsession de la mort n’a cessé de s’imposer à mon esprit que lorsque les premiers symptômes de la maladie sont venus m’en distraire ; j’ai recommencé à m’intéresser à cette vie qui me quittait ; dans les jardins de Sidon, j’ai passionnément souhaité jouir de mon corps quelques années de plus.

On voulait mourir ; on ne voulait pas étouffer ; la maladie dégoûte de la mort ; on veut guérir, ce qui est une manière de vouloir vivre. Mais la faiblesse, la souffrance, mille misères corporelles découragent bientôt le malade d’essayer de remonter la pente : on ne veut pas de ces répits qui sont autant de pièges, de ces forces chancelantes, de ces ardeurs brisées, de cette perpétuelle attente de la prochaine crise. Je m’épiais : cette sourde douleur à la poitrine n’était-elle qu’un malaise passager, le résultat d’un repas absorbé trop vite, ou fallait-il s’attendre de la part de l’ennemi à un assaut qui cette fois ne serait pas repoussé ? Je n’entrais pas au Sénat sans me dire que la porte s’était peut-être refermée derrière moi aussi définitivement que si j’avais été attendu, comme César, par cinquante conjurés armés de couteaux. Durant les soupers de Tibur, je redoutais de faire à mes invités l’impolitesse d’un soudain départ ; j’avais peur de mourir au bain, ou dans de jeunes bras. Des fonctions qui jadis étaient faciles, ou même agréables, deviennent humiliantes depuis qu’elles sont devenues malaisées ; on se lasse du vase d’argent offert chaque matin à l’examen du médecin. Le mal principal traîne avec soi tout un cortège d’afflictions secondaires : mon ouïe a perdu son acuité d’autrefois ; hier encore, j’ai été forcé de prier Phlégon de répéter toute une phrase : j’en ai eu plus de honte que d’un crime. Les mois qui suivirent l’adoption d’Antonin furent affreux : le séjour de Baïes, le retour à Rome et les négociations qui l’accompagnèrent avaient excédé ce qui me restait de forces. L’obsession de la mort me reprit, mais cette fois les causes en étaient visibles, avouables ; mon pire ennemi n’en aurait pu sourire. Rien ne me retenait plus : on eût compris que l’empereur, retiré dans sa maison de campagne après avoir mis en ordre les affaires du monde, prît les mesures nécessaires pour faciliter sa fin. Mais la sollicitude de mes amis équivaut à une constante surveillance : tout malade est un prisonnier. Je ne me sens plus la vigueur qu’il faudrait pour enfoncer la dague à la place exacte, marquée jadis à l’encre rouge sous le sein gauche ; je n’aurais fait qu’ajouter au mal présent un répugnant mélange de bandages, d’éponges sanglantes, de chirurgiens discutant au pied du lit. Il me fallait mettre à préparer mon suicide les mêmes précautions qu’un assassin à monter son coup.

Je pensai d’abord à mon maître des chasses, Mastor, la belle brute sarmate qui me suit depuis des années avec un dévouement de chien-loup, et qu’on charge parfois de veiller la nuit à ma porte. Je profitai d’un moment de solitude pour l’appeler et lui expliquer ce que j’attendais de lui : tout d’abord, il ne comprit pas. Puis, la lumière se fit ; l’épouvante crispa ce mufle blond. Il me croit immortel ; il voit soir et matin les médecins entrer dans ma chambre ; il m’entend gémir pendant les ponctions sans que sa foi en soit ébranlée ; c’était pour lui comme si le maître des dieux, s’avisant de le tenter, descendait de l’Olympe pour réclamer de lui le coup de grâce. Il m’arracha des mains son glaive, dont je m’étais saisi, et s’enfuit en hurlant. On le retrouva au fond du parc divaguant sous les étoiles dans son jargon barbare. On calma comme on put cette bête affolée ; personne ne me reparla de l’incident. Mais, le lendemain, je m’aperçus que Céler avait remplacé sur la table de travail à portée de mon lit un style de métal par un calame de roseau.

Je me cherchai un meilleur allié. J’avais la plus entière confiance en Iollas, jeune médecin d’Alexandrie qu’Hermogène s’était choisi l’été dernier comme substitut durant son absence. Nous causions ensemble : je me plaisais à échafauder avec lui des hypothèses sur la nature et l’origine des choses ; j’aimais cet esprit hardi et rêveur, et le feu sombre de ces yeux cernés. Je savais qu’il avait retrouvé au palais d’Alexandrie la formule de poisons extraordinairement subtils combinés jadis par les chimistes de Cléopâtre. L’examen de candidats à la chaire de médecine que je viens de fonder à l’Odéon me servit d’excuse pour éloigner Hermogène pendant quelques heures, m’offrant ainsi l’occasion d’un entretien secret avec Iollas. Il me comprit à demi-mot ; il me plaignait ; il ne pouvait que me donner raison. Mais son serment hippocratique lui interdisait de dispenser à un malade une drogue nocive, sous quelque prétexte que ce fût ; il refusa, raidi dans son honneur de médecin. J’insistai ; j’exigeai ; j’employai tous les moyens pour essayer de l’apitoyer ou de le corrompre ; ce sera le dernier homme que j’ai supplié. Vaincu, il me promit enfin d’aller chercher la dose de poison. Je l’attendis vainement jusqu’au soir. Tard dans la nuit, j’appris avec horreur qu’on venait de le trouver mort dans son laboratoire, une fiole de verre entre les mains. Ce cœur pur de tout compromis avait trouvé ce moyen de rester fidèle à son serment sans rien me refuser.

Le lendemain, Antonin se fit annoncer ; cet ami sincère retenait mal ses larmes. L’idée qu’un homme qu’il s’est habitué à aimer et à vénérer comme un père souffrait assez pour chercher la mort lui était insupportable ; il lui semblait avoir manqué à ses obligations de bon fils. Il me promettait d’unir ses efforts à ceux de mon entourage pour me soigner, me soulager de mes maux, me rendre la vie jusqu’au bout douce et facile, me guérir peut-être. Il comptait sur moi pour continuer le plus longtemps possible à le guider et à l’instruire ; il se sentait responsable envers tout l’empire du reste de mes jours. Je sais ce que valent ces pauvres protestations, ces naïves promesses : j’y trouve pourtant un soulagement et un réconfort. Les simples paroles d’Antonin m’ont convaincu ; je reprends possession de moi-même avant de mourir. La mort d’Iollas fidèle à son devoir de médecin m’exhorte à me conformer jusqu’au bout aux convenances de mon métier d’empereur. Patientia : j’ai vu hier Domitius Rogatus, devenu procurateur des monnaies, et chargé de présider à une nouvelle frappe ; j’ai choisi cette légende qui sera mon dernier mot d’ordre. Ma mort me semblait la plus personnelle de mes décisions, mon suprême réduit d’homme libre ; je me trompais. La foi de millions de Mastors ne doit pas être ébranlée ; d’autres Iollas ne seront pas mis à l’épreuve. J’ai compris que le suicide paraîtrait au petit groupe d’amis dévoués qui m’entourent une marque d’indifférence, d’ingratitude peut-être ; je ne veux pas laisser à leur amitié cette image grinçante d’un supplicié incapable de supporter une torture de plus. D’autres considérations se sont présentées à moi, lentement, durant la nuit qui a suivi la mort d’Iollas : l’existence m’a beaucoup donné, ou, du moins, j’ai su beaucoup obtenir d’elle ; en ce moment, comme au temps de mon bonheur, et pour des raisons toutes contraires, il me paraît qu’elle n’a plus rien à m’offrir : je ne suis pas sûr de n’avoir plus rien à en apprendre. J’écouterai ses instructions secrètes jusqu’au bout. Toute ma vie, j’ai fait confiance à la sagesse de mon corps ; j’ai tâché de goûter avec discernement les sensations que me procurait cet ami : je me dois d’apprécier aussi les dernières. Je ne refuse plus cette agonie faite pour moi, cette fin lentement élaborée au fond de mes artères, héritée peut-être d’un ancêtre, née de mon tempérament, préparée peu à peu par chacun de mes actes au cours de ma vie. L’heure de l’impatience est passée ; au point où j’en suis, le désespoir serait d’aussi mauvais goût que l’espérance. J’ai renoncé à brusquer ma mort.


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