Chapitre 19


Nous fîmes halte à Jérusalem. J’y étudiai sur place le plan d’une ville nouvelle, que je me proposai de construire sur l’emplacement de la cité juive ruinée par Titus. La bonne administration de la Judée, les progrès du commerce de l’Orient, nécessitaient à ce carrefour de routes le développement d’une grande métropole. Je prévis la capitale romaine habituelle : Ælia Capitolina aurait ses temples, ses marchés, ses bains publics, son sanctuaire de la Vénus romaine. Mon goût récent pour les cultes passionnés et tendres me fit choisir sur le mont Moriah la grotte la plus propice à la célébration des Adonies. Ces projets indignèrent la populace juive : ces déshérités préféraient leurs ruines à une grande ville où s’offriraient toutes les aubaines du gain, du savoir et du plaisir. Les ouvriers qui donnaient le premier coup de pioche dans ces murs croulants furent molestés par la foule. Je passai outre : Fidus Aquila, qui devait sous peu employer son génie d’organisateur à la construction d’Antinoé, se mit à l’œuvre à Jérusalem. Je refusai de voir, sur ces tas de débris, la croissance rapide de la haine. Un mois plus tard, nous arrivâmes à Péluse. Je pris soin d’y relever la tombe de Pompée. Plus je m’enfonçais dans ces affaires d’Orient, plus j’admirais le génie politique de cet éternel vaincu du grand Jules. Pompée, qui s’efforça de mettre de l’ordre dans ce monde incertain de l’Asie, me semblait parfois avoir œuvré plus effectivement pour Rome que César lui-même. Ces travaux de réfection furent l’une de mes dernières offrandes aux morts de l’Histoire : j’allais bientôt avoir à m’occuper d’autres tombeaux.

L’arrivée à Alexandrie fut discrète. L’entrée triomphale était remise à la venue de l’impératrice. On avait persuadé ma femme, qui voyageait peu, de passer l’hiver dans le climat plus doux de l’Égypte ; Lucius, mal remis d’une toux opiniâtre, devait essayer du même remède. Une flottille de barques s’assemblait pour un voyage sur le Nil dont le programme comportait une suite d’inspections officielles, de fêtes, de banquets, qui promettaient d’être aussi fatigants que ceux d’une saison au Palatin. J’avais moi-même organisé tout cela : le luxe, les prestiges d’une cour n’étaient pas sans valeur politique dans ce vieux pays habitué aux fastes royaux.

Mais j’avais d’autant plus à cœur de consacrer à la chasse les quelques jours qui précéderaient l’arrivée de mes hôtes. À Palmyre, Mélès Agrippa avait donné pour nous des parties dans le désert ; nous n’avions pas poussé assez loin pour rencontrer des lions. Deux ans plus tôt, l’Afrique m’avait offert quelques belles chasses au grand fauve ; Antinoüs, trop jeune et trop inexpérimenté, n’avait pas reçu la permission d’y figurer en première place. J’avais ainsi, pour lui, des lâchetés auxquelles je n’aurais pas songé pour moi même. Cédant comme toujours, je lui promis le rôle principal dans cette chasse au lion. Il n’était plus temps de le traiter en enfant, et j’étais fier de cette jeune force.

Nous partîmes pour l’oasis d’Ammon, à quelques jours de marche d’Alexandrie, celle même où Alexandre apprit jadis de la bouche des prêtres le secret de sa naissance divine. Les indigènes avaient signalé dans ces parages la présence d’un fauve particulièrement dangereux, qui s’était souvent attaqué à l’homme. Le soir, au bord du feu de camp, nous comparions gaiement nos futurs exploits à ceux d’Hercule. Mais les premiers jours ne nous rapportèrent que quelques gazelles. Cette fois-là, nous décidâmes d’aller nous poster tous deux près d’une mare sablonneuse tout envahie de roseaux. Le lion passait pour venir y boire au crépuscule. Les nègres étaient chargés de le rabattre vers nous à grand bruit de conques, de cymbales et de cris ; le reste de notre escorte fut laissé à quelque distance. L’air était lourd et calme ; il n’était même pas nécessaire de se préoccuper de la direction du vent. Nous pouvions à peine avoir dépassé la dixième heure, car Antinoüs me fit remarquer sur l’étang des nénuphars rouges encore grands ouverts. Soudain, la bête royale parut dans un froissement de roseaux foulés, tourna vers nous son beau mufle terrible, l’une des faces les plus divines que puisse assumer le danger. Placé un peu en arrière, je n’eus pas le temps de retenir l’enfant qui pressa imprudemment son cheval, lança sa pique, puis ses deux javelots, avec art, mais de trop près. Le fauve transpercé au cou s’écroula, battant le sol de sa queue ; le sable soulevé nous empêchait de distinguer autre chose qu’une masse rugissante et confuse ; le lion enfin se redressa, rassembla ses forces pour s’élancer sur le cheval et le cavalier désarmé. J’avais prévu ce risque ; par bonheur, la monture d’Antinoüs ne broncha pas : nos bêtes étaient admirablement dressées à ces sortes de jeux. J’interposai mon cheval, exposant le flanc droit ; j’avais l’habitude de ces exercices ; il ne me fut pas très difficile d’achever le fauve déjà frappé à mort. Il s’effondra pour la seconde fois ; le mufle roula dans la vase ; un filet de sang noir coula sur l’eau. Le grand chat couleur de désert, de miel et de soleil, expira avec une majesté plus qu’humaine. Antinoüs se jeta à bas de son cheval couvert d’écume, et qui tremblait encore ; nos compagnons nous rejoignirent ; les nègres traînèrent au camp l’immense victime morte.

Une espèce de festin fut improvisé ; couché à plat ventre devant un plateau de cuivre, le jeune homme nous distribua de ses propres mains les portions d’agneau cuit sous la cendre. On but en son honneur du vin de palme. Son exaltation montait comme un chant. Il s’exagérait peut-être la signification du secours que je lui avais porté, oubliant que j’en eusse fait autant pour n’importe quel chasseur en danger ; nous nous sentions pourtant rentrés dans ce monde héroïque où les amants meurent l’un pour l’autre. La gratitude et l’orgueil alternaient dans sa joie comme les strophes d’une ode. Les Noirs firent merveille : le soir, la peau écorchée se balançait sous les étoiles suspendue à deux pieux, à l’entrée de ma tente. En dépit des aromates qu’on y avait répandus, son odeur fauve nous hanta toute la nuit. Le lendemain, après un repas de fruits, nous quittâmes le camp ; au moment du départ, nous aperçûmes dans un fossé ce qui restait de la bête royale de la veille : ce n’était plus qu’une carcasse rouge surmontée d’un nuage de mouches.

Nous rentrâmes à Alexandrie quelques jours plus tard. Le poète Pancrates organisa pour moi une fête au Musée ; on avait réuni dans une salle de musique une collection d’instruments précieux : les vieilles lyres doriennes, plus lourdes et moins compliquées que les nôtres, voisinaient avec les cithares recourbées de la Perse et de l’Égypte, les pipeaux phrygiens aigus comme des voix d’eunuques, et de délicates flûtes indiennes dont j’ignore le nom. Un Éthiopien frappa longuement sur des calebasses africaines. Une femme dont la beauté un peu froide m’eût séduit, si je n’avais décidé de simplifier ma vie en la réduisant à ce qui était pour moi l’essentiel, joua d’une harpe triangulaire au son triste. Mésomédès de Crète, mon musicien favori, accompagna sur l’orgue hydraulique la récitation de son poème de La Sphinge, œuvre inquiétante, sinueuse, fuyante comme le sable au vent. La salle de concerts ouvrait sur une cour intérieure : des nénuphars s’y étalaient sur l’eau d’un bassin, sous les feux presque furieux d’une après-midi d’août finissante. Durant un interlude, Pancratès tint à nous faire admirer de près ces fleurs d’une variété rare, rouges comme le sang, qui ne fleurissent qu’à la fin de l’été. Nous reconnûmes aussitôt nos nénuphars écarlates de l’oasis d’Ammon ; Pancratès s’enflamma à l’idée du fauve blessé expirant parmi les fleurs. Il me proposa de versifier cet épisode de chasse : le sang du lion serait censé avoir teinté les lys des eaux. La formule n’est pas neuve : je passai pourtant la commande. Ce Pancratès, qui avait tout d’un poète de cour, tourna, séance tenante, quelques vers agréables en l’honneur d’Antinoüs : la rose, l’hyacinthe, la chélidoine y étaient sacrifiées à ces corolles de pourpre qui porteraient désormais le nom du préféré. On ordonna à un esclave d’entrer dans le bassin pour en cueillir une brassée. Le jeune homme habitué aux hommages accepta gravement ces fleurs cireuses aux tiges serpentines et molles ; elles se fermèrent comme des paupières quand la nuit tomba.


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