CARNETS DE NOTES DE « MÉMOIRES D’HADRIEN »


CARNETS DE NOTES DE « MÉMOIRES D’HADRIEN »


à G. F.


Ce livre a été conçu, puis écrit, en tout ou en partie, sous diverses formes, entre 1924 et 1929, entre la vingtième et la vingt-cinquième année. Tous ces manuscrits ont été détruits, et méritaient de l’être.

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Retrouvé dans un volume de la correspondance de Flaubert, fort lu et fort souligné par moi vers 1927, la phrase inoubliable : « Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été. » Une grande partie de ma vie allait se passer à essayer de définir, puis à peindre, cet homme seul et d’ailleurs relié à tout.

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Travaux recommencés en 1934 ; longues recherches ; une quinzaine de pages écrites et crues définitives ; projet repris et abandonné plusieurs fois entre 1934 et 1937.

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J’imaginai longtemps l’ouvrage sous forme d’une série de dialogues, où toutes les voix du temps se fussent fait entendre. Mais, quoi que je fisse, le détail primait l’ensemble ; les parties compromettaient l’équilibre du tout ; la voix d’Hadrien se perdait sous tous ces cris. Je ne parvenais pas à organiser ce monde vu et entendu par un homme.

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La seule phrase qui subsiste de la rédaction de 1934 : « Je commence à apercevoir le profil de ma mort. » Comme un peintre établi devant un horizon, et qui sans cesse déplace son chevalet à droite, puis à gauche, j’avais enfin trouvé le point de vue du livre.

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Prendre une vie connue, achevée, fixée (autant qu’elles peuvent jamais l’être) par l’Histoire, de façon à embrasser d’un seul coup la courbe tout entière ; bien plus, choisir le moment où l’homme qui vécut cette existence la soupèse, l’examine, soit pour un instant capable de la juger. Faire en sorte qu’il se trouve devant sa propre vie dans la même position que nous.

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Matins à la Villa Adriana ; innombrables soirs passés dans les petits cafés qui bordent l’Olympéion ; va-et-vient incessant sur les mers grecques ; routes d’Asie Mineure. Pour que je pusse utiliser ces souvenirs, qui sont miens, il a fallu qu’ils devinssent aussi éloignés de moi que le IIe siècle.

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Expériences avec le temps : dix-huit jours, dix-huit mois, dix-huit années, dix-huit siècles. Survivance immobile des statues, qui, comme la tête de l’Antinoüs Mondragone, au Louvre, vivent encore à l’intérieur de ce temps mort. Le même problème considéré en termes de générations humaines ; deux douzaines de paires de mains décharnées, quelque vingt-cinq vieillards suffiraient pour établir un contact ininterrompu entre Hadrien et nous.

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En 1937, durant un premier séjour aux États-Unis, je fis pour ce livre quelques lectures à la bibliothèque de l’Université de Yale ; j’écrivis la visite au médecin, et le passage sur le renoncement aux exercices du corps. Ces fragments subsistent, remaniés, dans la version présente.

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En tout cas, j’étais trop jeune. Il est des livres qu’on ne doit pas oser avant d’avoir dépassé quarante ans. On risque, avant cet âge, de méconnaître l’existence des grandes frontières naturelles qui séparent, de personne à personne, de siècle à siècle, l’infinie variété des êtres, ou au contraire d’attacher trop d’importance aux simples divisions administratives, aux bureaux de douane ou aux guérites des postes armés. Il m’a fallu ces années pour apprendre à calculer exactement les distances entre l’empereur et moi.

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Je cesse de travailler à ce livre (sauf pour quelques jours, à Paris) entre 1937 et 1939.

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Rencontre du souvenir de T. E. Lawrence, qui recoupe en Asie Mineure celui d’Hadrien. Mais l’arrière-plan d’Hadrien n’est pas le désert, ce sont les collines d’Athènes. Plus j’y pensais, plus l’aventure d’un homme qui refuse (et d’abord se refuse) me faisait désirer présenter à travers Hadrien le point de vue de l’homme qui ne renonce pas, ou ne renonce ici que pour accepter ailleurs. Il va de soi, du reste, que cet ascétisme et cet hédonisme sont sur bien des points interchangeables.

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En octobre 1939, le manuscrit fut laissé en Europe avec la plus grande partie des notes ; j’emportai pourtant aux États-Unis les quelques résumés faits jadis à Yale, une carte de l’Empire romain à la mort de Trajan que je promenais avec moi depuis des années, et le profil de l’Antinoüs du Musée archéologique de Florence, acheté sur place en 1926, et qui est jeune, grave et doux.

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Projet abandonné de 1939 à 1948. J’y pensais parfois, mais avec découragement, presque avec indifférence, comme à l’impossible. Et quelque honte d’avoir jamais tenté pareille chose.

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Enfoncement dans le désespoir d’un écrivain qui n’écrit pas.

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Aux pires heures de découragement et d’atonie, j’allais revoir, dans le beau Musée de Hartford (Connecticut), une toile romaine de Canaletto, le Panthéon brun et doré se profilant sur le ciel bleu d’une fin d’après-midi d’été. Je la quittais chaque fois rassérénée et réchauffée.

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Vers 1941, j’avais découvert par hasard, chez un marchand de couleurs, à New York, quatre gravures de Piranèse, que G… et moi achetâmes. L’une d’elles, une vue de la Villa d’Hadrien, qui m’était restée inconnue jusque-là, figure la chapelle de Canope, d’où furent tirés au XVIIe siècle l’Antinoüs de style égyptien et les statues de prêtresses en basalte qu’on voit aujourd’hui au Vatican. Structure ronde, éclatée comme un crâne, d’où de vagues broussailles pendent comme des mèches de cheveux. Le génie presque médiumnique de Piranèse a flairé là l’hallucination, les longues routines du souvenir, l’architecture tragique d’un monde intérieur. Pendant plusieurs années, j’ai regardé cette image presque tous les jours, sans donner une pensée à mon entreprise d’autrefois, à laquelle je croyais avoir renoncé. Tels sont les curieux détours de ce qu’on nomme l’oubli.

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Au printemps 1947, en rangeant des papiers, je brûlai les notes prises à Yale : elles semblaient devenues définitivement inutiles.

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Pourtant, le nom d’Hadrien figure dans un essai sur le mythe de la Grèce, rédigé par moi en 1943 et publié par Caillois dans Les Lettres françaises de Buenos Aires. En 1945, l’image d’Antinoüs noyé, porté en quelque sorte sur ce courant d’oubli, remonte à la surface dans un essai encore inédit, Cantique de l’Âme libre, écrit à la veille d’une maladie grave.

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Se dire sans cesse que tout ce que je raconte ici est faussé par ce que je ne raconte pas ; ces notes ne cernent qu’une lacune. Il n’y est pas question de ce que je faisais durant ces années difficiles, ni des pensées, ni des travaux, ni des angoisses, ni des joies, ni de l’immense répercussion des événements extérieurs, ni de l’épreuve perpétuelle de soi à la pierre de touche des faits. Et je passe aussi sous silence les expériences de la maladie, et d’autres, plus secrètes, qu’elles entraînent avec elles, et la perpétuelle présence ou recherche de l’amour.

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N’importe : il fallait peut-être cette solution de continuité, cette cassure, cette nuit de l’âme que tant de nous ont éprouvée à cette époque, chacun à sa manière, et si souvent de façon bien plus tragique et plus définitive que moi, pour m’obliger à essayer de combler, non seulement la distance me séparant d’Hadrien, mais surtout celle qui me séparait de moi-même.

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Utilité de tout ce qu’on fait pour soi, sans idée de profit. Pendant ces années de dépaysement, j’avais continué la lecture des auteurs antiques : les volumes à couverture rouge ou verte de l’édition LoebHeinemann m’étaient devenus une patrie. L’une des meilleures manières de recréer la pensée d’un homme : reconstituer sa bibliothèque. Durant des années, d’avance, et sans le savoir, j’avais ainsi travaillé à remeubler les rayons de Tibur. Il ne me restait plus qu’à imaginer les mains gonflées d’un malade sur les manuscrits déroulés.

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Refaire du dedans ce que les archéologues du XIXe siècle ont fait du dehors.

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En décembre 1948, je reçus de Suisse, où je l’avais entreposée pendant la guerre, une malle pleine de papiers de famille et de lettres vieilles de dix ans. Je m’assis auprès du feu pour venir à bout de cette espèce d’horrible inventaire après décès ; je passai seule ainsi plusieurs soirs. Je défaisais des liasses de lettres ; je parcourais, avant de le détruire, cet amas de correspondance avec des gens oubliés et qui m’avaient oubliée, les uns vivants, d’autres morts. Quelques-uns de ces feuillets dataient de la génération d’avant la mienne ; les noms même ne me disaient rien. Je jetais mécaniquement au feu cet échange de pensées mortes avec des Maries, des François, des Pauls disparus. Je dépliai quatre ou cinq feuilles dactylographiées ; le papier en avait jauni. Je lus la suscription : « Mon cher Marc… » Marc… De quel ami, de quel amant, de quel parent éloigné s’agissait-il ? Je ne me rappelais pas ce nom-là.

Il fallut quelques instants pour que je me souvinsse que Marc était mis là pour Marc Aurèle et que j’avais sous les yeux un fragment du manuscrit perdu. Depuis ce moment, il ne fut plus question que de récrire ce livre coûte que coûte.

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Cette nuit-là, je rouvris deux volumes parmi ceux qui venaient aussi de m’être rendus, débris d’une bibliothèque dispersée. C’étaient Dion Cassius dans la belle impression d’Henri Estienne, et un tome d’une édition quelconque de l’Histoire Auguste, les deux principales sources de la vie d’Hadrien, achetés à l’époque où je me proposais d’écrire ce livre. Tout ce que le monde et moi avions traversé dans l’intervalle enrichissait ces chroniques d’un temps révolu, projetait sur cette existence impériale d’autres lumières, d’autres ombres. Naguère, j’avais surtout pensé au lettré, au voyageur, au poète, à l’amant ; rien de tout cela ne s’effaçait, mais je voyais pour la première fois se dessiner avec une netteté extrême, parmi toutes ces figures, la plus officielle à la fois et la plus secrète, celle de l’empereur. Avoir vécu dans un monde qui se défait m’enseignait l’importance du Prince.

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Je me suis plu à faire et à refaire ce portrait d’un homme presque sage.

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Seule, une autre figure historique m’a tentée avec une insistance presque égale : Omar Khayyam, poète astronome. Mais la vie de Khayyam est celle du contemplateur, et du contemplateur pur : le monde de l’action lui a été par trop étranger. D’ailleurs, je ne connais pas la Perse et n’en sais pas la langue.

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Impossibilité aussi de prendre pour figure centrale un personnage féminin, de donner, par exemple, pour axe à mon récit, au lieu d’Hadrien, Plotine. La vie des femmes est trop limitée, ou trop secrète. Qu’une femme se raconte, et le premier reproche qu’on lui fera est de n’être plus femme. Il est déjà assez difficile de mettre quelque vérité à l’intérieur d’une bouche d’homme.

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Je partis pour Taos, au Nouveau-Mexique. J’emportais avec moi les feuilles blanches sur quoi recommencer ce livre : nageur qui se jette à l’eau sans savoir s’il atteindra l’autre berge. Tard dans la nuit, j’y travaillai entre New York et Chicago, enfermée dans mon wagon-lit comme dans un hypogée. Puis, tout le jour suivant, dans le restaurant d’une gare de Chicago, où j’attendais un train bloqué par une tempête de neige. Ensuite, de nouveau, jusqu’à l’aube, seule dans la voiture d’observation de l’express de Santa-Fé, entourée par les croupes noires des montagnes du Colorado et par l’éternel dessin des astres. Les passages sur la nourriture, l’amour, le sommeil et la connaissance de l’homme furent écrits ainsi d’un seul jet. Je ne me souviens guère d’un jour plus ardent, ni de nuits plus lucides.

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Je passe le plus rapidement possible sur trois ans de recherches, qui n’intéressent que les spécialistes, et sur l’élaboration d’une méthode de délire qui n’intéresserait que les insensés. Encore ce dernier mot fait-il la part trop belle au romantisme : parlons plutôt d’une participation constante, et la plus clairvoyante possible, à ce qui fut.

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Un pied dans l’érudition, l’autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l’intérieur de quelqu’un.

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Portrait d’une voix. Si j’ai choisi d’écrire ces Mémoires d’Hadrien à la première personne, c’est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même. Hadrien pouvait parler de sa vie plus fermement et plus subtilement que moi.

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Ceux qui mettent le roman historique dans une catégorie à part oublient que le romancier ne fait jamais qu’interpréter, à l’aide des procédés de son temps, un certain nombre de faits passés, de souvenirs conscients ou non, personnels ou non, tissus de la même matière que l’Histoire. Tout autant que La Guerre et la Paix, l’œuvre de Proust est la reconstitution d’un passé perdu. Le roman historique de 1830 verse, il est vrai, dans le mélo et le feuilleton de cape et d’épée ; pas plus que la sublime Duchesse de Langeais ou l’étonnante Fille aux Yeux d’Or. Flaubert reconstruit laborieusement le palais d’Hamilcar à l’aide de centaines de petits détails ; c’est de la même façon qu’il procède pour Yonville. De notre temps, le roman historique, ou ce que, par commodité, on consent à nommer tel, ne peut être que plongé dans un temps retrouvé, prise de possession d’un monde intérieur.

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Le temps ne fait rien à l’affaire. Ce m’est toujours une surprise que mes contemporains, qui croient avoir conquis et transformé l’espace, ignorent qu’on peut rétrécir à son gré la distance des siècles.

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Tout nous échappe, et tous, et nous-mêmes. La vie de mon père m’est plus inconnue que celle d’Hadrien. Ma propre existence, si j’avais à l’écrire, serait reconstituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d’un autre ; j’aurais à m’adresser à des lettres, aux souvenirs d’autrui, pour fixer ces flottantes mémoires. Ce ne sont jamais que murs écroulés, pans d’ombre. S’arranger pour que les lacunes de nos textes, en ce qui concerne la vie d’Hadrien, coïncident avec ce qu’eussent été ses propres oublis.

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Ce qui ne signifie pas, comme on le dit trop, que la vérité historique soit toujours et en tout insaisissable. Il en va de cette vérité comme de toutes les autres : on se trompe plus ou moins.

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Les règles du jeu : tout apprendre, tout lire, s’informer de tout, et, simultanément, adapter à son but les Exercices d’Ignace de Loyola ou la méthode de l’ascète hindou qui s’épuise, des années durant, à visualiser un peu plus exactement l’image qu’il crée sous ses paupières fermées. Poursuivre à travers des milliers de fiches l’actualité des faits ; tâcher de rendre leur mobilité, leur souplesse vivante, à ces visages de pierre. Lorsque deux textes, deux affirmations, deux idées s’opposent, se plaire à les concilier plutôt qu’à les annuler l’un par l’autre ; voir en eux deux facettes différentes, deux états successifs du même fait, une réalité convaincante parce qu’elle est complexe, humaine parce qu’elle est multiple. Travailler à lire un texte du IIe siècle avec des yeux, une âme, des sens du IIe siècle ; le laisser baigner dans cette eau-mère que sont les faits contemporains ; écarter s’il se peut toutes les idées, tous les sentiments accumulés par couches successives entre ces gens et nous. Se servir pourtant, mais prudemment, mais seulement à titre d’études préparatoires, des possibilités de rapprochements ou de recoupements, des perspectives nouvelles peu à peu élaborées par tant de siècles ou d’événements qui nous séparent de ce texte, de ce fait, de cet homme ; les utiliser en quelque sorte comme autant de jalons sur la route du retour vers un point particulier du temps. S’interdire les ombres portées ; ne pas permettre que la buée d’une haleine s’étale sur le tain du miroir ; prendre seulement ce qu’il y a de plus durable, de plus essentiel en nous, dans les émotions des sens ou dans les opérations de l’esprit, comme point de contact avec ces hommes qui comme nous croquèrent des olives, burent du vin, s’engluèrent les doigts de miel, luttèrent contre le vent aigre et la pluie aveuglante et cherchèrent en été l’ombre d’un platane, et jouirent, et pensèrent, et vieillirent, et moururent.

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J’ai fait diagnostiquer plusieurs fois par des médecins les brefs passages des chroniques qui se rapportent à la maladie d’Hadrien. Pas si différents, somme toute, des descriptions cliniques de la mort de Balzac.

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Utiliser pour mieux comprendre un commencement de maladie de cœur.

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Qu’est Hécube pour lui ? se demande Hamlet en présence de l’acteur ambulant qui pleure sur Hécube. Et voilà Hamlet bien obligé de reconnaître que ce comédien qui verse de vraies larmes a réussi à établir avec cette morte trois fois millénaire une communication plus profonde que lui-même avec son père enterré de la veille, mais dont il n’éprouve pas assez complètement le malheur pour être sans délai capable de le venger.

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La substance, la structure humaine ne changent guère. Rien de plus stable que la courbe d’une cheville, la place d’un tendon, ou la forme d’un orteil. Mais il y a des époques où la chaussure déforme moins. Au siècle dont je parle, nous sommes encore très près de la libre vérité du pied nu.

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En prêtant à Hadrien des vues sur l’avenir, je me tenais dans le domaine du plausible, pourvu toutefois que ces pronostics restassent vagues. L’analyste impartial des affaires humaines se méprend d’ordinaire fort peu sur la marche ultérieure des événements ; il accumule au contraire les erreurs quand il s’agit de prévoir leur voie d’acheminement, leurs détails et leurs détours. Napoléon à Sainte-Hélène annonçait qu’un siècle après sa mort l’Europe serait révolutionnaire ou cosaque ; il posait fort bien les deux termes du problème ; il ne pouvait pas les imaginer se superposant l’un à l’autre. Mais, dans l’ensemble, c’est seulement par orgueil, par grossière ignorance, par lâcheté, que nous nous refusons à voir sous le présent les linéaments des époques à naître. Ces libres sages du monde antique pensaient comme nous en terme de physique ou de physiologie universelle : ils envisageaient la fin de l’homme et la mort du globe. Plutarque et Marc Aurèle n’ignoraient pas que les dieux et les civilisations passent et meurent. Nous ne sommes pas les seuls à regarder en face un inexorable avenir.

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Cette clairvoyance attribuée par moi à Hadrien n’était d’ailleurs qu’une manière de mettre en valeur l’élément presque faustien du personnage, tel qu’il se fait jour, par exemple, dans les Chants Sibyllins, dans les écrits d’Ælius Aristide, ou dans le portrait d’Hadrien vieilli tracé par Fronton. À tort ou à raison, on prêtait à ce mourant des vertus plus qu’humaines.

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Si cet homme n’avait pas maintenu la paix du monde et rénové l’économie de l’empire, ses bonheurs et ses malheurs personnels m’intéresseraient moins.

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On ne se livrera jamais assez au travail passionnant qui consiste à rapprocher les textes. Le poème du trophée de chasse de Thespies, consacré par Hadrien à l’Amour et à la Vénus Ouranienne « sur les collines de l’Hélicon, au bord de la source de Narcisse », est de l’automne 124 ; l’empereur passa vers la même époque à Mantinée, où Pausanias nous apprend qu’il fit relever la tombe d’Épaminondas et y inscrivit un poème. L’inscription de Mantinée est aujourd’hui perdue, mais le geste d’Hadrien ne prend peut-être tout son sens que mis en regard d’un passage des Moralia de Plutarque qui nous dit qu’Épaminondas fut enseveli dans ce lieu entre deux jeunes amis tués à ses côtés. Si l’on accepte pour la rencontre d’Antinoüs et de l’empereur la date du séjour en Asie Mineure de 123-124, de toute façon la plus plausible et la mieux soutenue par les trouvailles des iconographes, ces deux poèmes feraient partie de ce qu’on pourrait appeler le cycle d’Antinoüs, inspirés tous deux par cette même Grèce amoureuse et héroïque qu’Arrien évoqua plus tard, après la mort du favori, lorsqu’il compara le jeune homme à Patrocle.

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Un certain nombre d’êtres dont on voudrait développer le portrait : Plotine, Sabine, Arrien, Suétone. Mais Hadrien ne pouvait les voir que de biais. Antinoüs lui même ne peut être aperçu que par réfraction, à travers les souvenirs de l’empereur, c’est-à-dire avec une minutie passionnée, et quelques erreurs.

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Tout ce qu’on peut dire du tempérament d’Antinoüs est inscrit dans la moindre de ses images. Eager and impassionated tenderness, sullen effeminacy : Shelley, avec l’admirable candeur des poètes, dit en six mots l’essentiel, là où les critiques d’art et les historiens du xIxe siècle ne savaient que se répandre en déclamations vertueuses, ou idéaliser en plein faux et en plein vague.

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Portraits d’Antinoüs : ils abondent, et vont de l’incomparable au médiocre. Tous, en dépit des variations dues à l’art du sculpteur ou à l’âge du modèle, à la différence entre les portraits faits d’après le vivant et les portraits exécutés en l’honneur du mort, bouleversent par l’incroyable réalisme de cette figure toujours immédiatement reconnaissable et pourtant si diversement interprétée, par cet exemple, unique dans l’Antiquité, de survivance et de multiplication dans la pierre d’un visage qui ne fut ni celui d’un homme d’État ni celui d’un philosophe, mais simplement qui fut aimé. Parmi ces images, les deux plus belles sont les moins connues : ce sont aussi les seules qui nous livrent le nom d’un sculpteur. L’une est le bas-relief signé d’Antonianus d’Aphrodisias et retrouvé il y a une cinquantaine d’années sur une terre d’un institut agronomique, les Fundi Rustici, dans la salle du conseil d’administration duquel il est placé aujourd’hui. Comme aucun guide de Rome n’en signale l’existence dans cette ville déjà encombrée de statues, les touristes l’ignorent. L’œuvre d’Antonianus a été taillée dans un marbre italien ; elle fut donc certainement exécutée en Italie, et sans doute à Rome, par cet artiste installé de longue date dans la Ville ou ramené par Hadrien de l’un de ses voyages. Elle est d’une délicatesse infinie. Les rinceaux d’une vigne encadrent de la plus souple des arabesques le jeune visage mélancolique et penché : on songe irrésistiblement aux vendanges de la vie brève, à l’atmosphère fruitée d’un soir d’automne. L’ouvrage porte la marque des années passées dans une cave pendant la dernière guerre : la blancheur du marbre a momentanément disparu sous les taches terreuses ; trois doigts de la main gauche ont été brisés. Ainsi les dieux souffrent des folies des hommes. [Note de 1958. Les lignes ci-dessus ont paru pour la première fois il y a six ans ; entre-temps, le bas-relief d’Antonianus a été acquis par un banquier romain, Arturo Osio, curieux homme qui eût intéressé Stendhal ou Balzac. Osio a pour ce bel objet la même sollicitude qu’il a pour les animaux à l’état libre qu’il garde dans une propriété à deux pas de Rome, et pour les arbres qu’il a plantés par milliers dans son domaine d’Orbetello. Rare vertu : « Les Italiens détestent les arbres », disait déjà Stendhal en 1828, et que dirait-il aujourd’hui, où les spéculateurs de Rome tuent à coups d’injections d’eau chaude les pins parasols trop beaux, trop protégés par les règlements urbains, qui les gênent pour édifier leurs termitières ? Luxe rare aussi : combien peu d’hommes riches animent leurs bois et leurs prairies de bêtes en liberté, non pour le plaisir de la chasse, mais pour celui de reconstituer une espèce d’admirable Éden ? L’amour des statues antiques, ces grands objets paisibles, à la fois durables et fragiles, est presque aussi peu commun chez les collectionneurs à notre époque agitée et sans avenir. Sur l’avis des experts, le nouveau possesseur du bas-relief d’Antonianus vient de lui faire subir par une main habile le plus délicat des nettoyages ; une lente et légère friction du bout des doigts a débarrassé le marbre de sa rouille et de ses moisissures, rendant à la pierre son doux éclat d’albâtre et d’ivoire.] Le second de ces chefs-d’œuvre est l’illustre sardoine qui porte le nom de Gemme Marlborough, parce qu’elle appartint à cette collection aujourd’hui dispersée ; cette belle intaille semblait égarée ou rentrée sous terre depuis plus de trente ans. Une vente publique à Londres l’a remise en lumière en janvier 1952 ; le goût éclairé du grand collectionneur Giorgio Sangiorgi l’a ramenée à Rome. J’ai dû à la bienveillance de ce dernier de voir et de toucher cette pièce unique. Une signature incomplète, qu’on juge, sans doute avec raison, être celle d’Antonianus d’Aphrodisias, se lit sur le rebord. L’artiste a enfermé avec tant de maîtrise ce profil parfait dans le cadre étroit d’une sardoine que ce bout de pierre reste au même degré qu’une statue ou qu’un bas-relief le témoignage d’un grand art perdu. Les proportions de l’œuvre font oublier les dimensions de l’objet. À l’époque byzantine, le revers du chef d’œuvre a été coulé dans une gangue de l’or le plus pur. Il a passé ainsi de collectionneur inconnu en collectionneur inconnu jusqu’à Venise, où on signale sa présence dans une grande collection au XVIIe siècle ; Gavin Hamilton, l’antiquaire célèbre, l’acheta et l’apporta en Angleterre, d’où il revient aujourd’hui à son point de départ, qui fut Rome. De tous les objets encore présents aujourd’hui à la surface de la terre, c’est le seul dont on puisse présumer avec quelque certitude qu’il a souvent été tenu entre les mains d’Hadrien.

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Il faut s’enfoncer dans les recoins d’un sujet pour découvrir les choses les plus simples, et de l’intérêt littéraire le plus général. C’est seulement en étudiant Phlégon, secrétaire d’Hadrien, que j’ai appris qu’on doit à ce personnage oublié la première et l’une des plus belles d’entre les grandes histoires de revenants, cette sombre et voluptueuse Fiancée de Corinthe dont se sont inspirés Gœthe, et l’Anatole France des Noces corinthiennes. Phlégon, d’ailleurs, notait de la même encre, et avec la même curiosité désordonnée pour tout ce qui passe les limites humaines, d’absurdes histoires de monstres à deux têtes et d’hermaphrodites qui accouchent. Telle était, du moins à certains jours, la matière des conversations à la table impériale.

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Ceux qui auraient préféré un Journal d’Hadrien à des Mémoires d’Hadrien oublient que l’homme d’action tient rarement de journal : c’est presque toujours plus tard, du fond d’une période d’inactivité, qu’il se souvient, note, et le plus souvent s’étonne.

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Dans l’absence de tout autre document, la lettre d’Arrien à l’empereur Hadrien au sujet du périple de la Mer Noire suffirait à recréer dans ses grandes lignes cette figure impériale : minutieuse exactitude du chef qui veut tout savoir ; intérêt pour les travaux de la paix et de la guerre ; goût des statues ressemblantes et bien faites ; passion pour les poèmes et les légendes d’autrefois. Et ce monde, rare de tout temps, et qui disparaîtra complètement après Marc Aurèle, dans lequel, si subtiles que soient les nuances de la déférence et du respect, le lettré et l’administrateur s’adressent encore au prince comme à un ami. Mais tout est là : mélancolique retour à l’idéal de la Grèce ancienne ; discrète allusion aux amours perdues et aux consolations mystiques cherchées par le survivant ; hantise des pays inconnus et des climats barbares. L’évocation si profondément pré-romantique des régions désertes peuplées d’oiseaux de mer fait songer à l’admirable vase, retrouvé à la Villa Adriana et placé aujourd’hui au Musée des Thermes, où une bande de hérons s’éploie et s’envole en pleine solitude dans la neige du marbre.

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Note de 1949. Plus j’essaie de faire un portrait ressemblant, plus je m’éloigne du livre et de l’homme qui pourraient plaire. Seuls, quelques amateurs de destinée humaine comprendront.

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Le roman dévore aujourd’hui toutes les formes ; on est à peu près forcé d’en passer par lui. Cette étude sur la destinée d’un homme qui s’est nommé Hadrien eût été une tragédie au XVIIe siècle ; c’eût été un essai à l’époque de la Renaissance.

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Ce livre est la condensation d’un énorme ouvrage élaboré pour moi seule. J’avais pris l’habitude, chaque nuit, d’écrire de façon presque automatique le résultat de ces longues visions provoquées où je m’installais dans l’intimité d’un autre temps. Les moindres mots, les moindres gestes, les nuances les plus imperceptibles étaient notés ; des scènes, que le livre tel qu’il est résume en deux lignes, passaient dans le plus grand détail et comme au ralenti. Ajoutés les uns aux autres, ces espèces de comptes rendus eussent donné un volume de quelques milliers de pages. Mais je brûlais chaque matin ce travail de la nuit. J’écrivis ainsi un très grand nombre de méditations fort abstruses, et quelques descriptions assez obscènes.

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L’homme passionné de vérité, ou du moins d’exactitude, est le plus souvent capable de s’apercevoir, comme Pilate, que la vérité n’est pas pure. De là, mêlés aux affirmations les plus directes, des hésitations, des replis, des détours qu’un esprit plus conventionnel n’aurait pas. À de certains moments, d’ailleurs peu nombreux, il m’est même arrivé de sentir que l’empereur mentait. Il fallait alors le laisser mentir, comme nous tous.

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Grossièreté de ceux qui vous disent : « Hadrien, c’est vous. » Grossièreté peut-être aussi grande de ceux qui s’étonnent qu’on ait choisi un sujet si lointain et si étranger. Le sorcier qui se taillade le pouce au moment d’évoquer les ombres sait qu’elles n’obéiront à son appel que parce qu’elles lapent son propre sang. Il sait aussi, ou devrait savoir, que les voix qui lui parlent sont plus sages et plus dignes d’attention que ses propres cris.

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Je me suis assez vite aperçue que j’écrivais la vie d’un grand homme. De là, plus de respect de la vérité, plus d’attention, et, de ma part, plus de silence.

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En un sens, toute vie racontée est exemplaire ; on écrit pour attaquer ou pour défendre un système du monde, pour définir une méthode qui nous est propre. Il n’en est pas moins vrai que c’est par l’idéalisation ou par l’éreintement à tout prix, par le détail lourdement exagéré ou prudemment omis, que se disqualifie presque tout biographe : l’homme construit remplace l’homme compris. Ne jamais perdre de vue le graphique d’une vie humaine, qui ne se compose pas, quoi qu’on dise, d’une horizontale et de deux perpendiculaires, mais bien plutôt de trois lignes sinueuses, étirées à l’infini, sans cesse rapprochées et divergeant sans cesse : ce qu’un homme a cru être, ce qu’il a voulu être, et ce qu’il fut.

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Quoi qu’on fasse, on reconstruit toujours le monument à sa manière. Mais c’est déjà beaucoup de n’employer que des pierres authentiques.

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Tout être qui a vécu l’aventure humaine est moi.

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Ce IIe siècle m’intéresse parce qu’il fut, pour un temps fort long, celui des derniers hommes libres. En ce qui nous concerne, nous sommes peut-être déjà fort loin de ce temps-là.

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Le 26 décembre 1950, par un soir glacé, au bord de l’Atlantique, dans le silence presque polaire de l’Ile des Monts Déserts, aux États-Unis, j’ai essayé de revivre la chaleur, la suffocation d’un jour de juillet 138 à Baïes, le poids du drap sur les jambes lourdes et lasses, le bruit presque imperceptible de cette mer sans marée arrivant çà et là à un homme occupé des rumeurs de sa propre agonie. J’ai essayé d’aller jusqu’à la dernière gorgée d’eau, le dernier malaise, la dernière image. L’empereur n’a plus qu’à mourir.

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Ce livre n’est dédié à personne. Il aurait dû l’être à G. F…, et l’eût été, s’il n’y avait une espèce d’indécence à mettre une dédicace personnelle en tête d’un ouvrage d’où je tenais justement à m’effacer. Mais la plus longue dédicace est encore une manière trop incomplète et trop banale d’honorer une amitié si peu commune. Quand j’essaie de définir ce bien qui depuis des années m’est donné, je me dis qu’un tel privilège, si rare qu’il soit, ne peut cependant être unique ; qu’il doit y avoir parfois, un peu en retrait, dans l’aventure d’un livre mené à bien, ou dans une vie d’écrivain heureuse, quelqu’un qui ne laisse pas passer la phrase inexacte ou faible que nous voulions garder par fatigue ; quelqu’un qui relira vingt fois s’il le faut avec nous une page incertaine ; quelqu’un qui prend pour nous sur les rayons des bibliothèques les gros tomes où nous pourrions trouver une indication utile, et s’obstine à les consulter encore, au moment où la lassitude nous les avait déjà fait refermer ; quelqu’un qui nous soutient, nous approuve, parfois nous combat ; quelqu’un qui partage avec nous, à ferveur égale, les joies de l’art et celles de la vie, leurs travaux jamais ennuyeux et jamais faciles ; quelqu’un qui n’est ni notre ombre, ni notre reflet, ni même notre complément, mais soi-même ; quelqu’un qui nous laisse divinement libres, et pourtant nous oblige à être pleinement ce que nous sommes. Hospes Comesque.

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Appris en décembre 1951 la mort assez récente de l’historien allemand Wilhelm Weber, en avril 1952 celle de l’érudit Paul Graindor, dont les travaux m’ont beaucoup servi. Causé ces jours-ci avec deux personnes, G. B… et J. F…, qui connurent à Rome le graveur Pierre Gusman, à l’époque où celui-ci s’occupait à dessiner avec passion les sites de la Villa. Sentiment d’appartenir à une espèce de Gens Ælia, de faire partie de la foule des secrétaires du grand homme, de participer à cette relève de la garde impériale que montent les humanistes et les poètes se relayant autour d’un grand souvenir. Ainsi (et il en va sans doute de même des spécialistes de Napoléon, des amateurs de Dante) un cercle d’esprits inclinés par les mêmes sympathies ou soucieux des mêmes problèmes se forme à travers le temps.

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Les Blazius et les Vadius existent, et leur gros cousin Basile est encore debout. Il m’est une fois, et une fois seulement, arrivé de me trouver en présence de ce mélange d’insultes et de plaisanteries de corps de garde, de citations tronquées ou déformées avec art pour faire dire à nos phrases une sottise qu’elles ne disaient pas, d’arguments captieux soutenus par des assertions à la fois assez vagues et assez péremptoires pour être crues sur parole par le lecteur respectueux de l’homme à diplômes et qui n’a ni le temps ni l’envie d’enquêter lui-même aux sources. Tout cela caractérise un certain genre et une certaine espèce, heureusement fort rares. Que de bonne volonté, au contraire, chez tant d’érudits qui pourraient si bien, à notre époque de spécialisation forcenée, dédaigner en bloc tout effort littéraire de reconstruction du passé qui semble empiéter sur leurs terres… Trop d’entre eux ont bien voulu spontanément se déranger pour rectifier après coup une erreur, confirmer un détail, étayer une hypothèse, faciliter une nouvelle recherche, pour que je n’adresse pas ici un remerciement amical à ces collaborateurs bénévoles. Tout livre republié doit quelque chose aux honnêtes gens qui l’ont lu.

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Faire de son mieux. Refaire. Retoucher imperceptiblement encore cette retouche. « C’est moi-même que je corrige, disait Yeats, en retouchant mes œuvres. »

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Hier, à la Villa, pensé aux milliers de vies silencieuses, furtives comme celles des bêtes, irréfléchies comme celles des plantes, bohémiens du temps de Piranèse, pilleurs de ruines, mendiants, chevriers, paysans logés tant bien que mal dans un coin de décombres, qui se sont succédé ici entre Hadrien et nous. Au bord d’une olivaie, dans un corridor antique à demi déblayé, G… et moi nous sommes trouvées en face du lit de roseaux d’un berger, de son portemanteau de fortune fiché entre deux blocs de ciment romain, des cendres de son feu à peine froid. Sensation d’humble intimité à peu près pareille à celle qu’on éprouve au Louvre, après la fermeture, à l’heure où les lits de sangle des gardiens surgissent au milieu des statues.

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[Rien à modifier en 1958 aux lignes qui précèdent ; le portemanteau du berger, sinon son lit, est encore là. G… et moi avons de nouveau fait halte sur l’herbe de Tempé, parmi les violettes, à ce moment sacré de l’année où tout recommence en dépit des menaces que l’homme de nos jours fait partout peser sur le monde et lui-même. Mais la Villa a pourtant subi un insidieux changement. Point complet, certes : on n’altère pas si vite un ensemble que des siècles ont doucement détruit et formé. Mais par une erreur rare en Italie, des « embellissements » dangereux sont venus s’ajouter aux réfections et aux consolidations nécessaires. Des oliviers ont été coupés pour faire place à un indiscret parc à automobiles et à un kiosque-buvette genre champ d’exposition, qui transforment la noble solitude du Pœcile en un paysage de square ; une fontaine en ciment abreuve les passants à travers un inutile mascaron de plâtre qui joue à l’antique ; un autre mascaron, plus inutile encore, ornemente la paroi de la grande piscine agrémentée aujourd’hui d’une flottille de canards. On a copié, en plâtre aussi, d’assez banales statues de jardin gréco-romaines glanées ici dans des fouilles récentes, et qui ne méritaient ni cet excès d’honneur ni cette indignité ; ces répliques en cette vilaine matière boursouflée et molle, placées un peu au hasard sur des piédestaux, donnent au mélancolique Canope l’aspect d’un coin de studio pour reconstitution filmée de la vie des Césars. Rien de plus fragile que l’équilibre des beaux lieux. Nos fantaisies d’interprétation laissent intacts les textes eux-mêmes, qui survivent à nos commentaires ; mais la moindre restauration imprudente infligée aux pierres, la moindre route macadamisée entamant un champ où l’herbe croissait en paix depuis des siècles, créent à jamais l’irréparable. La beauté s’éloigne ; l’authenticité aussi.]

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Lieux où l’on a choisi de vivre, résidences invisibles qu’on s’est construites à l’écart du temps. J’ai habité Tibur, j’y mourrai peut-être, comme Hadrien dans l’Ile d’Achille.

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Non. Une fois de plus, j’ai revisité la Villa, et ses pavillons faits pour l’intimité et le repos, et ses vestiges d’un luxe sans faste, aussi peu impérial que possible, de riche amateur qui s’efforce d’unir les délices de l’art aux douceurs champêtres ; j’ai cherché au Panthéon la place exacte où se posa une tache de soleil un matin du 21 avril ; j’ai refait, le long des corridors du Mausolée, la route funèbre si souvent suivie par Chabrias, Céler et Diotime, amis des derniers jours. Mais j’ai cessé de sentir de ces êtres, l’immédiate présence, de ces faits, l’actualité : ils restent proches de moi, mais révolus, ni plus ni moins que les souvenirs de ma propre vie. Notre commerce avec autrui n’a qu’un temps ; il cesse une fois la satisfaction obtenue, la leçon sue, le service rendu, l’œuvre accomplie. Ce que j’étais capable de dire a été dit ; ce que je pouvais apprendre a été appris. Occupons-nous pour un temps d’autres travaux.


NOTE


Une reconstitution du genre de celle qu’on vient de lire, c’est-à-dire faite à la première personne et mise dans la bouche de l’homme qu’il s’agissait de dépeindre, touche par certains côtés au roman et par d’autres à la poésie ; elle pourrait donc se passer de pièces justificatives ; sa valeur humaine est néanmoins singulièrement augmentée par la fidélité aux faits. Le lecteur trouvera plus loin une liste des principaux textes sur lesquels on s’est appuyé pour établir ce livre. En étayant ainsi un ouvrage d’ordre littéraire, on ne fait du reste que se conformer à l’usage de Racine, qui, dans les préfaces de ses tragédies, énumère soigneusement ses sources. Mais tout d’abord, et pour répondre aux questions les plus pressantes, suivons aussi l’exemple de Racine en indiquant certains des points, assez peu nombreux, sur lesquels on a ajouté à l’histoire, ou modifié prudemment celle-ci. Le personnage de Marullinus est historique, mais sa caractéristique principale, le don divinatoire, est empruntée à un oncle et non à un grand-père d’Hadrien ; les circonstances de sa mort sont imaginaires. Une inscription nous apprend que le sophiste Isée fut l’un des maîtres du jeune Hadrien, mais il n’est pas sûr que l’étudiant ait fait, comme on le dit ici, le voyage d’Athènes. Gallus est réel, mais le détail concernant la déconfiture finale de ce personnage n’est là que pour souligner l’un des traits le plus souvent mentionnés du caractère d’Hadrien : la rancune. L’épisode de l’initiation mithriaque est inventé ; ce culte était déjà, à cette époque, en vogue aux armées ; il est possible, mais nullement prouvé, qu’Hadrien, jeune officier, ait eu la fantaisie de s’y faire initier. Il en va naturellement de même du taurobole auquel Antinoüs se soumet à Palmyre : Mélès Agrippa, Castoras, et, dans l’épisode précédent, Turbo, sont bien entendu des personnages réels ; leur participation aux rites d’initiation est inventée de toutes pièces. On a suivi dans ces deux scènes la tradition qui veut que le bain de sang ait fait partie du rituel de Mithra aussi bien que de celui de la déesse syrienne, auquel certains érudits préfèrent le réserver, ces emprunts d’un culte à l’autre restant psychologiquement possibles à cette époque où les religions de salut « contaminaient » dans l’atmosphère de curiosité, de scepticisme et de vague ferveur qui fut celle du 11E siècle. La rencontre avec le Gymnosophiste n’est pas, en ce qui concerne Hadrien, donnée par l’histoire ; on s’est servi de textes du Ier et du IIe siècle qui décrivent des épisodes du même genre. Tous les détails concernant Attianus sont exacts, sauf une ou deux allusions à sa vie privée, dont nous ne savons rien. Le chapitre sur les maîtresses est tiré tout entier de deux lignes de Spartien (XI, 7) sur ce sujet ; on s’y est efforcé, tout en inventant là où il le fallait, de rester dans les généralités les plus plausibles. Pompéius Proculus fut gouverneur de Bithynie ; il n’est pas sûr qu’il le fut en 123-124, lors du passage de l’empereur. Straton de Sardes, poète érotique dont l’œuvre nous est connue par l’Anthologie Palatine, vivait probablement au temps d’Hadrien ; rien ne prouve, ni n’empêche, que l’empereur l’ait rencontré au cours d’un de ses voyages en Asie Mineure. La visite de Lucius à Alexandrie en 130 est déduite (comme le fit déjà Grégorovius) d’un texte souvent contesté, la Lettre d’Hadrien à Servianus, où le passage qui concerne Lucius n’oblige nullement à une telle interprétation. La donnée de sa présence en Égypte est donc plus qu’incertaine ; les détails concernant Lucius durant cette période sont au contraire tirés presque tous de sa biographie par Spartien, la Vie d’Ælius César. L’histoire du sacrifice d’Antinoüs est traditionnelle (Dion, LXIX, 11 ; Spartien, XIV, 7) ; le détail des opérations de sorcellerie est inspiré des recettes des papyrus magiques de l’Égypte, mais les incidents de la soirée à Canope sont inventés. L’épisode de l’enfant tombé d’un balcon au cours d’une fête, placé ici pendant l’escale d’Hadrien à Philæ, est tiré d’un rapport des Papyrus d’Oxyrhynchus et s’est passé en réalité près de quarante ans après le voyage d’Hadrien en Égypte. Le rattachement de l’exécution d’Apollodore au complot de Servianus n’est qu’une hypothèse, peut-être défendable. Chabrias, Céler, Diotime, sont plusieurs fois mentionnés par Marc Aurèle, qui pourtant n’indique d’eux que leurs noms et leur fidélité passionnée à la mémoire d’Hadrien. On s’est servi d’eux pour évoquer la cour de Tibur dans les dernières années du règne : Chabrias représente le cercle de philosophes platoniciens ou stoïques qui entouraient l’empereur ; Céler (qu’il ne faut pas confondre avec le Céler, mentionné par Philostrate et Aristide, qui fut secrétaire ab epistulis Græcis) l’élément militaire ; et Diotime le groupe des éromènes impériaux. Ces trois noms historiques ont donc servi de point de départ à l’invention partielle de trois personnages. Le médecin Iollas, au contraire, est un personnage réel dont l’histoire ne nous donnait pas le nom ; elle ne nous dit pas non plus qu’il tût originaire d’Alexandrie. L’affranchi Onésime a existé, mais nous ne savons pas s’il tint auprès d’Hadrien le rôle d’entremetteur ; Servianus eut bien un secrétaire nommé Crescens, mais l’histoire ne nous dit pas qu’il trahit son maître. Le marchand Opramoas est réel, mais rien ne prouve qu’il ait accompagné Hadrien sur l’Euphrate. La femme d’Arrien est un personnage historique, mais nous ne savons pas si elle était, comme le dit ici Hadrien, « fine et fière ». Quelques comparses seulement, l’esclave Euphorion, les acteurs Olympos et Bathylle, le médecin Léotychide, le jeune tribun britannique et le guide Assar, sont entièrement inventés. Les deux sorcières, celle de l’île de Bretagne et celle de Canope, personnages fictifs, résument le monde de diseurs de bonne aventure et de praticiens en sciences occultes dont s’entoura volontiers Hadrien. Le nom d’Arété provient d’un poème authentique d’Hadrien (Ins. Gr., XIV, 1089), mais c’est arbitrairement qu’il est donné ici à l’intendante de la Villa ; celui du courrier Ménécratès est tiré de la Lettre du roi Fermès à l’empereur Hadrien (Bibliothèque de l’École des Chartes, vol. 74, 1913), texte tout légendaire, dont l’histoire proprement dite ne pourrait se servir, mais qui, pourtant, a pu emprunter ce détail à d’autres documents aujourd’hui perdus. Les noms de Bénédicte et de Théodote, pâles fantômes amoureux qui traversent les Pensées de Marc Aurèle, ont été transposés pour des raisons stylistiques en Véronique et Théodore. Enfin, les noms grecs et latins gravés sur la base du Colosse de Memnon, à Thèbes, sont pour la plupart empruntés à Letronne, Recueil des Inscriptions grecques et latines de l’Égypte, 1848 ; celui, imaginaire, d’un certain Eumène, qui se serait tenu à cette place six siècles avant Hadrien, a pour raison d’être de mesurer pour nous, et pour Hadrien lui-même, le temps écoulé entre les premiers visiteurs grecs de l’Égypte, contemporains d’Hérodote, et ces promeneurs romains d’un matin du IIe siècle. La brève esquisse du milieu familial d’Antinoüs n’est pas historique, mais tient compte des conditions sociales qui prévalaient à cette époque en Bithynie. Sur certains points controversés, causes de la mise à la retraite de Suétone, origine libre ou servile d’Antinoüs, participation active d’Hadrien à la guerre de Palestine, date de l’apothéose de Sabine et de l’enterrement d’Ælius César au château Saint-Ange, il a fallu choisir entre les hypothèses des historiens ; on s’est efforcé de ne se décider que pour de bonnes raisons. Dans d’autres cas, adoption d’Hadrien par Trajan, mort d’Antinoüs, on a tâché de laisser planer sur le récit une incertitude qui, avant d’être celle de l’histoire, a sans doute été celle de la vie elle-même. Les deux sources principales pour l’étude de la vie et du personnage d’Hadrien sont l’historien grec Dion Cassius, qui écrivit les pages de son Histoire Romaine consacrées à l’empereur environ quarante ans après la mort de celui-ci, et le chroniqueur latin Spartien, un des rédacteurs de l’Histoire Auguste, qui composa un peu plus d’un siècle plus tard sa Vita Hadriani, l’un des meilleurs textes de cette collection, et sa Vita Ælii Cæsaris, œuvre plus mince, qui présente du fils adoptif d’Hadrien une image singulièrement plausible, superficielle seulement parce qu’en somme le personnage l’était. Ces deux auteurs s’appuyaient sur des documents désormais perdus, entre autres des Mémoires, publiés par Hadrien sous le nom de son affranchi Phlégon, et un recueil de lettres de l’empereur rassemblées par ce dernier. Ni Dion, ni Spartien ne sont de grands historiens, ou de grands biographes, mais précisément, leur absence d’art, et jusqu’à un certain point de système, les laisse singulièrement proches du fait vécu, et les recherches modernes ont le plus souvent, et de façon saisissante, confirmé leurs dires. C’est en grande partie sur cet amas de petits faits que se base l’interprétation qu’on vient de lire. Mentionnons aussi, sans d’ailleurs essayer d’être complets, quelques détails glanés dans d’autres Vies d’Histoire Auguste, comme celles d’Antonin et de Marc Aurèle, par Julius Capitolinus ; et quelques phrases tirées d’Aurélius Victor et de l’auteur de l’Épitome, qui ont déjà de la vie d’Hadrien une conception légendaire, mais que la splendeur du style met dans une classe à part. Les notices historiques du Dictionnaire de Suidas ont fourni deux faits peu connus : la Consolation adressée à Hadrien par Nouménios, et les musiques funèbres composées par Mésomédès à l’occasion de la mort d’Antinoüs. Il reste d’Hadrien lui-même un certain nombre d’œuvres authentiques dont on s’est servi : correspondance administrative, fragments de discours ou de rapports officiels, comme la célèbre Adresse de Lambèse, conservés le plus souvent par des inscriptions ; décisions légales transmises par des jurisconsultes ; poèmes mentionnés par les auteurs du temps, comme l’illustre Animula vagula blandula, ou retrouvés sur les monuments où ils figuraient à titre d’inscriptions votives, comme le poème à l’Amour et à l’Aphrodite Ouranienne gravé sur la paroi du temple de Thespies (Kaibel, Epigr. Gr. 811). Les trois lettres d’Hadrien concernant sa vie personnelle (Lettre à Matidie, lettre à Servianus, lettre adressée par l’empereur mourant à Antonin, qu’on trouvera respectivement dans le recueil de lettres compilé par le grammairien Dosithée, dans la Vita Saturnini de Vopiscus, et dans Grenfell and Hunt, Fayum Towns and their Papyri, 1900) sont d’authenticité discutable ; toutes trois, néanmoins, portent à un degré extrême la marque de l’homme à qui on les prête ; et certaines des indications fournies par elles ont été utilisées dans ce livre. Les innombrables mentions d’Hadrien ou de son entourage, éparses chez presque tous les écrivains du IIe et du e III siècle, aident à compléter les indications des chroniques et en remplissent souvent les lacunes. C’est ainsi, pour ne citer que quelques exemples tirés de Mémoires d’Hadrien, que l’épisode des chasses en Libye sort tout entier d’un fragment très mutilé du poème de Pancratès, Les Chasses d’Hadrien et d’Antinoüs, retrouvé en Égypte, et publié en 1911 dans la collection des Papyrus d’Oxyrhynchus (III, n° 1085) ; qu’Athénée, Aulu-Gelle et Philostrate ont fourni de nombreux détails sur les sophistes et les poètes de la cour impériale ; ou que Pline le Jeune et Martial ajoutent quelques traits à l’image un peu effacée d’un Voconius ou d’un Licinius Sura. La description de la douleur d’Hadrien à la mort d’Antinoüs s’inspire des historiens du règne, mais aussi de certains passages des Pères de l’Église, réprobateurs à coup sûr, mais parfois sur ce point plus humains, et surtout d’opinions plus variées qu’on n’aurait cru. Des portions de la Lettre d’Arrien à l’empereur Hadrien à l’occasion du Périple de la Mer Noire, qui contiennent des allusions au même sujet, ont été incorporées au présent ouvrage, l’auteur se rangeant à l’avis des érudits qui croient, dans son ensemble, ce texte authentique. Le Panégyrique de Rome, du sophiste Ælius Aristide, œuvre de type nettement hadrianique, a fourni quelques lignes à l’esquisse de l’État idéal tracée ici par l’empereur. Quelques détails historiques mêlés dans le Talmud à un immense matériel légendaire viennent s’ajouter pour la guerre de Palestine au récit de l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe. La mention de l’exil de Favorinus provient d’un fragment de ce dernier dans un manuscrit de la Bibliothèque du Vatican publié en 1931 (M. Norsa et G. Vitelli, Il papiro vaticano greco, II, dans Studi e Testi, LIII) ; l’atroce épisode du secrétaire éborgné est tiré d’un traité de Galien, qui fut médecin de Marc Aurèle ; l’image d’Hadrien mourant s’inspire du tragique portrait fait par Fronton de l’empereur vieilli. D’autres fois, c’est aux monuments figurés et aux inscriptions qu’on s’est adressé pour le détail de faits non enregistrés par les historiens antiques. Certains aperçus sur la sauvagerie des guerres daces et sarmates, prisonniers brûlés vifs, conseillers du roi Décébale s’empoisonnant le jour de la capitulation, proviennent des bas-reliefs de la Colonne Trajane (W. Frœhner, La Colonne Trajane, 1865 ; I. A. Richmond, Trajan’s Army on Trajan’s Column, dans Papers of the British School at Rome, XIII, 1935) ; une grande partie de l’imagerie des voyages est empruntée aux monnaies du règne. Les poèmes de Julia Balbilla gravés sur la jambe du Colosse de Memnon servent de point de départ au récit de la visite à Thèbes (R. Cagnat, Inscrip. Gr. ad res romanas pertinentes, 1186-7) ; la précision au sujet du jour de naissance d’Antinoüs est due à l’inscription du Collège d’artisans et d’esclaves de Lanuvium, qui en 133 prit Antinoüs pour patron protecteur (Corp. Ins. Lat. XIV, 2112), précision contestée par Mommsen, mais acceptée depuis par des érudits moins hypercritiques ; les quelques phrases données comme inscrites sur la tombe du favori sont prises au grand texte hiéroglyphique de l’Obélisque du Pincio, qui relate ses funérailles et décrit les cérémonies de son culte (A. Erman, Obelisken Römischer Zeit, dans Röm, Mitt., XI, 1896 ; O. Marucchi, Gli obelischi egiziani di Roma, 1898). Pour l’histoire des honneurs divins rendus à Antinoüs, pour la caractérisation physique et psychologique de celui-ci, le témoignage des inscriptions, des monuments figurés, et des monnaies, dépasse de beaucoup celui de l’histoire écrite. Il n’existe pas à cette date de bonne biographie moderne d’Hadrien à laquelle on puisse renvoyer le lecteur ; le seul ouvrage de ce genre qui mérite une mention, le plus ancien aussi, celui de Grégorovius, publié en 1851 (éd. revisée, 1884), point dépourvu de vie et de couleur, mais faible en tout ce qui concerne en Hadrien l’administrateur et le prince, est en grande partie suranné. De même, les brillantes esquisses d’un Gibbon ou d’un Renan ont vieilli. L’œuvre de B. W. Henderson, The Life and Principate of the Emperor Hadrian, publiée en 1923, superficielle en dépit de sa longueur, n’offre qu’une image incomplète de la pensée d’Hadrien et des problèmes de son temps, et n’utilise que très insuffisamment les sources. Mais si une biographie définitive d’Hadrien reste à faire, les résumés intelligents et les solides études de détail abondent, et sur bien des points l’érudition moderne a renouvelé l’histoire du règne et de l’administration d’Hadrien. Pour ne citer que quelques ouvrages récents, ou quasi tels, et plus ou moins facilement accessibles, mentionnons en langue française les chapitres consacrés à Hadrien dans Le Haut-Empire Romain, de Léon Homo, 1933, et dans L’Empire Romain d’E. Albertini, 1936 ; l’analyse des campagnes parthes de Trajan et de la politique pacifique d’Hadrien dans le premier volume de l’Histoire de l’Asie de René Grousset, 1921 ; l’étude sur l’œuvre littéraire d’Hadrien dans Les Empereurs et les Lettres latines de Henri Bardon, 1944 ; les ouvrages de Paul Graindor, Athènes sous Hadrien, Le Caire, 1934 ; de Louis Perret, La Titulature impériale d’Hadrien, 1929, et de Bernard d’Orgeval, L’Empereur Hadrien, son œuvre législative et administrative, 1950, ce dernier parfois confus dans le détail. Les travaux les plus approfondis sur le règne et la personnalité d’Hadrien demeurent toutefois ceux de l’école allemande, J. Dürr, Die Reisen des Kaisers Hadrian, Vienne, 1881 ; J. Plew, Quellenuntersuchungen zur Geschichte des Kaisers Hadrian, Strasbourg, 1890 ; E. Kornemann, Kaiser Hadrian und der Letzte grosse Historiker von Rom, Leipzig, 1905, et surtout le court et admirable ouvrage de Wilhelm Weber, Untersuchungen zur Geschichte des Kaisers Hadrianus, Leipzig, 1907, et le substantiel essai, plus aisément procurable, publié par lui en 1936 dans le recueil Cambridge Ancient History, vol. XI, The Imperial Peace, pp. 294-324. En langue anglaise, l’œuvre d’Arnold Toynbee contient çà et là des allusions au règne d’Hadrien ; elles ont servi de germes à certains passages de Mémoires d’Hadrien dans lesquels l’empereur définit lui-même ses vues politiques ; voir en particulier son Roman Empire and Modem Europe, dans la Dublin Review, 1945. Voir aussi l’important chapitre consacré aux réformes sociales et financières d’Hadrien dans M. Rostovtzeff, Social and Economic History of the Roman Empire, 1926 ; et, pour le détail des faits, les études de R. H. Lacey, The Equestrian Officials of Trajan and Hadrian : Their Career, with Some Notes on Hadrian’s Reforms, 1917 ; de Paul Alexander, Letters and Speeches of the Emperor Hadrian, 1938 ; de W. D. Gray, A Study of the Life of Hadrian Prior to his Accession, Northampton, Mass., 1919 ; de F. Pringsheim, The Legal Policy and Reforms of Hadrian, dans le Journ. of Roman Studies, XXIV, 1934. Pour le séjour d’Hadrien dans les Iles Britanniques et l’érection du Mur sur la frontière d’Écosse, consulter l’ouvrage classique de J. C. Bruce, The Handbook to the Roman Wall, édition révisée par R. G. Collingwood en 1933, et, de ce même Collingwood en collaboration avec J. N. L. Myres, Roman Britain and the English Settlements, 2e éd., 1937. Pour la numismatique du règne (les monnaies d’Antinoüs, mentionnées plus bas, mises à part), voir les travaux relativement récents de H. Mattingly et E. A. Sydenham, The Roman Imperial Coinage, II, 1926 ; et de P. L. Strack, Untersuchungen zur Römische Reichsprägung des zweiten Jahrhunderts, II, 1933. Sur la personnalité de Trajan et ses guerres, voir R. Paribeni, Optimus Princeps, 1927 ; R. P. Longden, Nerva and Trajan, et The Wars of Trajan, dans le Cambridge Ancient History, XI, 1936 ; M. Durry, Le Règne de Trajan d’après les Monnaies, Rev. His., LVII, 1932, et W. Weber, Traian und Hadrian, dans Meister der Politik, I2, Stuttgart, 1923. Sur Ælius César, A. S. L. Farquharson, On the names of Ælius Cæsar, Classical Quarterly, II, 1908, et J. Carcopino, L’Hérédité dynastique chez les Antonins, 1950, dont les hypothèses ont été écartées au profit d’une interprétation plus littérale des textes. Sur l’affaire des quatre consulaires, voir A. von Premerstein, Das Attentat der Konsulare auf Hadrian in Jahre 118, dans Klio, 1908 ; J. Carcopino, Lusius Quiétus, l’homme de Qwrnyn, dans Istros, 1934. Sur l’entourage grec d’Hadrien, A. von Premerstein, C. Julius Quadratus Bassus, dans les Sitz. Bayr. Akad. d. Wiss., 1934 ; P. Graindor, Un Milliardaire Antique, Hérode Atticus et sa famille, Le Caire, 1930 ; A. Boulanger, Ælius Aristide et la Sophistique dans la Province d’Asie au IIe siècle de notre ère, dans les publications de la Bibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et de Rome, 1923 ; K. Horna, Die Hymnen des Mesomedes, Leipzig, 1928 ; G. Martellotti, Mesomede, publications de la Scuola di Filologia Classica, Rome, 1929 ; H.-C. Puech, Numénius d’Apamée, dans les Mélanges Bidez, Bruxelles, 1934. Sur la guerre juive, W. D. Gray, The Founding of Ælia Capitolina and the Chronology of the Jewish War under Hadrian, American Journal of Semitic Language and Literature, 1923 ; A. L. Sachar, A History of the Jews, 1950 ; et S. Lieberman, Greek in Jewish Palestine, 1942. Les découvertes archéologiques faites en Israël durant ces dernières années et concernant la révolte de Bar Kochba ont enrichi sur certains points de détail notre connaissance de la guerre de Palestine ; la plupart d’entre elles, survenues après 1951, n’ont pu être utilisées au cours du présent ouvrage. L’iconographie d’Antinoüs, et, de façon plus incidentelle, l’histoire du personnage, n’ont pas cessé d’intéresser les archéologues et les esthéticiens, surtout en pays de langue germanique, depuis qu’en 1764 Winckelmann donna à la portraiture d’Antinoüs, ou du moins à ses principaux portraits connus à l’époque, une place importante dans son Histoire de l’Art Antique. La plupart de ces travaux datant de la fin du XVIIIe siècle et même du xIxe siècle n’ont plus guère aujourd’hui en ce qui nous concerne qu’un intérêt de curiosité : l’ouvrage de L. Dietrichson, Antinoüs, Christiania, 1884, d’un idéalisme assez confus, demeure néanmoins digne d’attention par le soin avec lequel l’auteur a rassemblé la presque totalité des allusions antiques au favori d’Hadrien ; le côté iconographique représente cependant aujourd’hui un point de vue et des méthodes dépassées. Le petit livre de F. Laban, Der Gemütsausdruck des Antinoüs, Berlin, 1891, fait le tour des théories esthétiques en vogue en Allemagne à l’époque, mais n’enrichit en rien l’iconographie proprement dite du jeune Bithynien. Le long essai consacré à Antinoüs par J. A. Symonds dans ses Sketches in Italy and Greece, Londres, 1900, bien que de ton et d’information parfois surannés, reste d’un grand intérêt, ainsi qu’une note du même auteur sur le même sujet, dans son remarquable et rarissime essai sur l’inversion antique, A Problem in Greek Ethics (dix ex. hors commerce, 1883, réimprimés à 100 ex. en 1901). L’ouvrage de E. Holm, Das Bildnis des Antinoüs, Leipzig, 1933, recension de type plus académique, n’apporte guère sur le sujet de vues ni d’informations nouvelles. Pour les monuments figurés d’Antinoüs, à l’exception de la numismatique, le meilleur texte relativement récent est l’étude publiée par Pirro Marconi, Antinoo. Saggio sull’ Arte dell’ Eta’ Adrianea, dans le volume XXIX des Monumenti Antichi, R. Accademia dei Lincei, Rome, 1923, étude d’ailleurs assez peu accessible au grand public, du fait que les nombreux tomes de cette collection ne sont représentés au complet que dans fort peu de grandes bibliothèques.

La même remarque s’applique naturellement à beaucoup, d’ouvrages mentionnés ici. On ne dira jamais assez qu’un livre rare,L’essai de Marconi, médiocre du point de vue de la discussion esthétique, marque pourtant un grand progrès dans l’iconographie malgré tout encore incomplète du sujet, et met fin par sa précision aux rêveries fumeuses élaborées autour du personnage d’Antinoüs par les meilleurs mêmes des critiques romantiques. Voir aussi les brèves études consacrées à l’iconographie d’Antinoüs dans les ouvrages généraux traitant de l’art grec ou gréco-romain, tels que ceux de G. Rodenwaldt, Propyläen-Kunstgeschichte, III, 2, 1930 ; E. Strong, Art in Ancient Rome, 2e éd., Londres, 1929 ; Robert West, Römische Porträt-Plastik, II, Munich, 1941 ; et C. Seltman, Approach to Greek Art, Londres, 1948. Les notes de R. Lanciani et C. L. Visconti, Bollettino Communale di Roma, 1886, les essais de G. Rizzo, Antinoo-Silvano, dans Ausonia, 1908, de S. Reinach, Les Têtes des médaillons de l’Arc de Constantin, dans la Rev. Arch., Série IV, XV, 1910, de P. Gauckler, Le Sanctuaire syrien du Janicule, 1912, de H. Bulle, Ein Jagddenkmal des Kaisers Hadrian, dans Jahr. d. arch. Inst., XXXIV, 1919, et de R. Bartoccini, Le Terme di Lepcis, dans Africa Italiana, 1929, sont à citer parmi beaucoup d’autres sur les portraits d’Antinoüs identifiés ou découverts à la fin du xIxe et au xxe siècle, et sur les circonstances de leur découverte. En ce qui concerne la numismatique du personnage, le meilleur travail, à en croire des numismates qui s’occupent aujourd’hui de ce sujet, reste la Numismatique d’Antinoos, dans le Journ. Int. d’Archéologie Numismatique, XVI, pp. 3370, 1914, par G. Blum, jeune érudit tué durant la guerre de 1914, et qui a laissé aussi quelques autres études iconographiques consacrées au favori d’Hadrien. Pour les monnaies épuisé, procurable seulement sur les rayons de quelques bibliothèques, ou un article paru dans un numéro ancien d’une publication savante, est pour l’immense majorité des lecteurs totalement inaccessible. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, le lecteur curieux de s’instruire, mais manquant de temps et des quelques minces techniques familières à l’érudit de profession, reste bon gré mal gré tributaire d’ouvrages de vulgarisation choisis à peu près au hasard, et dont les meilleurs eux-mêmes, n’étant pas toujours réimprimés, deviennent à leur tour improcurables. Ce que nous appelons notre culture est plus qu’on ne le croit une culture à bureaux fermés. d’Antinoüs frappées en Asie Mineure, consulter plus particulièrement E. Babelon et T. Reinach, Recueil Général des Monnaies Grecques d’Asie Mineure, I-IV, 1904-1912, et I., 2e édit., 1925 ; pour ses monnaies frappées à Alexandrie, voir J. Vogt, Die Alexandrinischen Münzen, 1924, et pour certaines de ses monnaies frappées en Grèce, C. Seltman, Greek Sculpture and Some Festival Coins, dans Hesperia (Journ. of Amer. School of Classical Studies at Athens), XVII, 1948. Pour les circonstances si obscures de la mort d’Antinoüs, voir W. Weber, Drei Untersuchungen zur aegyptischgriechischen Religion, Heidelberg, 1911. Le livre de P. Graindor, déjà cité, Athènes sous Hadrien, contient (p. 13) une intéressante allusion au même sujet. Le problème de l’exact emplacement de la tombe d’Antinoüs n’a jamais été résolu, en dépit des arguments de C. Hülsen, Das Grab des Antinoüs, dans Mitt. d. deutsch. arch. Inst., Rom. Abt., XI, 1896, et dans Berl. Phil. Wochenschr., 15 mars 1919, et des vues opposées de H. Kähler sur ce sujet dans son ouvrage, mentionné plus bas, sur la Villa d’Hadrien. Signalons de plus que l’excellent traité du P. Festugière sur La Valeur religieuse des Papyrus Magiques, dans L’idéal religieux des Grecs et l’Évangile, 1932, et surtout son analyse du sacrifice de l’Esiès, de la mort par immersion et de la divinisation conférée de la sorte à la victime, sans contenir de référence à l’histoire du favori d’Hadrien, n’en éclaire pas moins des pratiques que nous ne connaissions jusqu’ici que par une tradition littéraire dévitalisée, et permet de sortir cette légende de dévouement volontaire du magasin des accessoires tragico-épiques pour la faire rentrer dans le cadre très précis d’une certaine tradition occulte. Presque tous les ouvrages généraux traitant de l’art grécoromain font une large place à l’art hadrianique ; quelques-uns d’entre eux ont été mentionnés au cours du paragraphe consacré aux effigies d’Antinoüs ; pour une iconographie à peu près complète d’Hadrien, de Trajan, des princesses de leur famille, et d’Ælius César, l’ouvrage déjà cité de Robert West, Römische Porträt-Plastik, est à consulter, et parmi beaucoup d’autres, les livres de P. Graindor, Bustes et Statues-Portraits de l’Égypte Romaine, Le Caire, s. d., et de F. Poulsen, Greek and Roman Portraits in English Country Houses, Londres, 1923, qui contiennent d’Hadrien et de son entourage un certain nombre de portraits moins connus et rarement reproduits. Sur la décoration d’époque hadrianique en général, et surtout pour les rapports entre les motifs employés par les ciseleurs et les graveurs et les directives politiques et culturelles du règne, le bel ouvrage de Jocelyn Toynbee, The Hadrianic School, A chapter in the History of Greek Art, Cambridge, 1934, mérite une mention particulière. Les allusions aux œuvres d’art commandées par Hadrien ou appartenant à ses collections n’avaient à figurer dans ce récit que pour autant qu’elles ajoutaient un trait à la physionomie d’Hadrien antiquaire, amateur d’art, ou amant soucieux d’immortaliser un visage aimé. La description des effigies d’Antinoüs, faites par l’empereur, et l’image même du favori vivant offerte à plusieurs reprises au cours du présent ouvrage sont naturellement inspirées des portraits du jeune Bithynien, trouvés pour la plupart à la Villa Adriana, qui existent encore aujourd’hui, et que nous connaissons désormais sous les noms des grands collectionneurs italiens du XVIIe et du XVIIIe siècle qu’Hadrien bien entendu n’avait pas à leur donner. L’attribution au sculpteur Aristéas de la petite tête actuellement au Musée National, à Rome, est une hypothèse de Pirro Marconi, dans un essai cité plus haut ; l’attribution à Papias, autre sculpteur d’époque hadrianique, de l’Antinoüs Farnèse du Musée de Naples, n’est qu’une simple conjecture de l’auteur. L’hypothèse qui veut qu’une effigie d’Antinoüs, aujourd’hui impossible à identifier avec certitude, aurait orné les bas-reliefs hadrianiques du théâtre de Dionysos à Athènes est empruntée à un ouvrage déjà cité de P. Graindor. Sur un point de détail, la provenance des trois ou quatre belles statues gréco-romaines ou hellénistiques retrouvées à Italica, patrie d’Hadrien, l’auteur a adopté l’opinion qui fait de ces œuvres, dont l’une au moins semble sortie d’un atelier alexandrin, des marbres grecs datant de la fin du Ier ou du début du IIe siècle, et un don de l’empereur lui-même à sa ville natale. Les mêmes remarques générales s’appliquent à la mention de monuments élevés par Hadrien, dont une description trop appuyée eût transformé ce volume en manuel déguisé, et particulièrement à celle de la Villa Adriana, l’empereur homme de goût n’ayant pas à faire subir à ses lecteurs le tour complet du propriétaire. Nos informations sur les grandes constructions d’Hadrien, tant à Rome que dans les différentes parties de l’Empire, nous sont parvenues par l’entremise de son biographe Spartien, de la Description de la Grèce de Pausanias, pour les monuments édifiés en Grèce, ou de chroniqueurs plus tardifs, comme Malalas, qui insiste particulièrement sur les monuments élevés ou restaurés par Hadrien en Asie Mineure. C’est par Procope que nous savons que le faîte du Mausolée d’Hadrien était décoré d’innombrables statues qui servirent de projectiles aux Romains à l’époque du siège d’Alaric ; c’est par la brève description d’un voyageur allemand du vIIIe siècle, l’Anonyme de Einsiedeln, que nous conservons une image de ce qu’était au début du Moyen Age le Mausolée déjà fortifié depuis l’époque d’Aurélien, mais point encore transformé en Château Saint-Ange. A ces allusions et à ces nomenclatures, les archéologues et les épigraphistes ont ajouté ensuite leurs trouvailles. Pour ne donner de ces dernières qu’un seul exemple, rappelons que c’est à une date relativement très récente, et grâce aux marques de fabrique des briques qui ont servi à l’édifier, que l’honneur de la construction ou de la reconstruction totale du Panthéon a été rendu à Hadrien, qu’on avait cru longtemps n’en avoir été que le restaurateur. Référons le lecteur, sur ce sujet de l’architecture hadrianique, à la plupart des ouvrages généraux sur l’art gréco-romain cités plus haut ; voir aussi C. Schultess, Bauten des Kaisers Hadrianus, Hambourg, 1898 ; G. Beltrani, Il Panteone, Rome, 1898 ; G. Rosi, Bollettino della comm. arch. comm., LIX, p. 227, 1931 ; M. Borgatti, Castel S. Angelo, Rome, 1890 ; S. R. Pierce, The Mausoleum of Hadrian and Pons Ælius, dans le Journ. Of Rom. Stud., XV, 1925. Pour les constructions d’Hadrien à Athènes, l’ouvrage plusieurs fois cité de P. Graindor, Athènes sous Hadrien, 1934, et G. Fougères, Athènes, 1914, qui, bien qu’ancien, résume toujours l’essentiel. Rappelons, pour le lecteur qui s’intéresse à ce site unique qu’est la Villa Adriana, que les noms des différentes parties de celle-ci, énumérés par Hadrien dans le présent ouvrage, et encore en usage aujourd’hui, proviennent eux aussi d’indications de Spartien que les fouilles faites sur place ont jusqu’ici confirmées et complétées plutôt qu’infirmées. Notre connaissance des états anciens de cette belle ruine, entre Hadrien et nous, provient de toute une série de documents écrits ou gravés échelonnés depuis la Renaissance, dont les plus précieux peut-être sont le Rapport adressé par l’architecte Ligorio au Cardinal d’Este en 1538, les admirables planches consacrées à cette ruine par Piranèse vers 1781, et, sur un point de détail, les dessins du Citoyen Ponce (Arabesques antiques des bains de Livie et de la Villa Adriana, Paris, 1789), qui conservent l’image de stucs aujourd’hui détruits. Les travaux de Gaston Boissier, dans ses Promenades Archéologiques, 1880, de H. Winnefeld, Die Villa des Hadrian bei Tivoli, Berlin, 1895, et de Pierre Gusman, La Villa Impériale de Tibur, 1904, sont encore essentiels ; plus près de nous, l’ouvrage de R. Paribeni, La Villa dell’ Imperatore Adriano, 1930, et l’important travail de H. Kähler, Hadrian und seine Villa bei Tivoli, 1950. Dans Mémoires d’Hadrien, une allusion à des mosaïques sur les murs de la Villa a surpris certains lecteurs : ce sont celles des exèdres et des niches des nymphées, fréquentes dans les villas campaniennes du Ier siècle, et qui ont plausiblement orné aussi les pavillons du palais de Tibur, ou celles qui, d’après de nombreux témoignages, revêtaient la retombée des voûtes (nous savons par Piranèse que les mosaïques des voûtes de Canope étaient blanches), ou encore des emblemata, tableaux de mosaïques que l’usage était d’incruster dans les parois des salles. Voir pour tout ce détail, outre Gusman, déjà cité, l’article de P. Gauckler dans Daremberg et Saglio, Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines, III, 2, Musivum Opus. En ce qui concerne les monuments d’Antinoé, rappelons que les ruines de la ville fondée par Hadrien en l’honneur de son favori étaient encore debout au début du xIxe siècle, quand Jomard dessina les planches de la grandiose Description de l’Égypte, commencée sur l’ordre de Napoléon, qui contient d’émouvantes images de cet ensemble de ruines aujourd’hui détruites. Vers le milieu du XIXe siècle, un industriel égyptien transforma en chaux ces vestiges, et les employa à la construction de fabriques de sucre du voisinage. L’archéologue français Albert Gayet travailla avec ardeur, mais, semble-t-il, avec assez peu de méthode, sur ce site saccagé, et les informations contenues dans les articles publiés par lui entre 1896 et 1914 restent fort utiles. Les papyrus recueillis sur le site d’Antinoé et sur celui d’Oxyrhynchus, et publiés entre 1901 et nos jours, n’ont apporté aucun détail nouveau sur l’architecture de la ville hadrianique ou le culte du favori, mais l’un d’eux nous a fourni une liste très complète des divisions administratives et religieuses de la ville, évidemment établies par Hadrien lui-même, et qui témoigne d’une forte influence du rituel éleusiaque sur l’esprit de son auteur. Voir l’ouvrage cité plus haut de Wilhelm Weber, Drei Untersuchungen zur aegyptischgriechischen Religion, comme aussi E. Kühn, Antinoopolis, Ein Beitrag zur Geschichte des Hellenismus in römischen Ægypten, Göttingen, 1913, et B. Kübler, Antinoopolis, Leipzig, 1914. Le bref article de M. J. de Johnson, Antinoe and Its Papyri, dans le Journ. of Egyp. Arch., I, 1914, donne un bon résumé de la topographie de la ville d’Hadrien. Nous connaissons l’existence d’une route établie par Hadrien entre Antinoé et la Mer Rouge par une inscription antique trouvée sur place (7ns. Gr. ad Res. Rom. Pert., I, 1142) mais le tracé exact de son parcours semble n’avoir jamais été relevé jusqu’ici, et le chiffre des distances donné par Hadrien dans le présent ouvrage n’est donc qu’une approximation. Enfin, une phrase de la description d’Antinoé, prêtée ici à l’empereur lui-même, est empruntée à la relation du Sieur Lucas, voyageur français qui visita Antinoé au début du XVIIIe siècle.

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