XI DON CÉSAR ET GIRALDA

Après avoir vidé leurs coupes d’un trait, comme il était de rigueur, ils se rassirent en face l’un de l’autre, et:


– Chevalier, dit Cervantès avec simplicité, je n’ai pas besoin de vous dire, n’est-ce pas? que je vous suis tout acquis.


– J’y compte bien, mordieu! répondit Pardaillan avec la même simplicité.


Et d’une poignée de main, ils scellèrent le pacte de leur amitié.


Cependant le patio s’était de nouveau garni. Plusieurs cavaliers d’assez mauvaise mine causaient bruyamment entre eux, en attendant les boissons rafraîchissantes qu’ils venaient de commander.


– Par la Trinité Sainte! disait l’un, savez-vous, seigneurs, que Séville, depuis quelque temps, ressemblait à un cimetière?


– Plus de distractions, plus d’autodafés, plus de corridas, plus rien… que l’ennui qui nous minait! disait un autre.


– El Torero, don César, disparu… retiré dans les ganaderias de la Sierra… en proie à un de ces accès d’humeur noire qui le prennent parfois.


– La Giralda invisible…


– Tout nous manquait à la fois.


– Heureusement, notre sire le roi vient d’arriver. Tout cela va changer enfin.


– Vive Dieu! nous allons donc avoir un peu de bon temps!


– Le roi organise une battue… nous allons chasser le juif et le Maure!… Par le corps du Christ! les coups d’estoc et de taille vont pleuvoir!


– Sans compter les grillades qu’on fera de ceux qui, par hasard, auront échappé aux canons et aux mousquets!


– Nous allons retrouver le sourire de la Giralda.


– El Torero ne nous boudera plus et nous donnera quelque magnifique corrida.


– Sans compter les petits profits que nous retirerons de l’expédition!


– Après le roi, seigneur, après le roi et les grands de la cour!…


– Bah! laissez donc, si vaste que soit l’appétit de notre sire le roi et de ses grands, les richesses des mécréants maudits sont assez considérables pour que nous trouvions, Dieu merci! à glaner notre part.


– Nous allons revivre!


Toutes ces répliques claquaient, entremêlées d’énormes éclats de rire, soulignées de rudes coups de poing sur la table. Ils étaient dans la jubilation et ils tenaient à le faire voir.


– En somme, dit Pardaillan à mi-voix, d’après ce que j’entends, cette croisade, comme toute croisade qui se respecte, n’est qu’une vaste curée dont chacun, depuis le roi jusqu’au dernier de ces… braves, espère tirer un honnête profit.


– N’est-ce pas toujours ainsi? répondit Cervantès en haussant les épaules.


– Qu’est-ce que ce Torero dont ils parlent?


Les traits mobiles de Cervantès prirent une expression de gravité et de mélancolie qui frappa vivement le chevalier.


– Il s’appelle don César, sans autre nom, dit-il, car il n’a jamais connu ni son père ni sa mère. On l’appelle El Torero et on dit El Torero comme on dit le roi; de même qu’il n’y a qu’un roi pour toutes les Espagnes, il n’y a qu’un toréador pour tous les Andalous: El Torero, c’est tout, et cela suffit. Il s’est rendu célèbre dans toute l’Andalousie par sa façon de combattre le taureau, inconnue jusqu’à ce jour. Il ne descend pas dans l’arène comme font tous les autres toréadors, bardé de fer, couvert de la rondache [11], la lance au poing, monté sur un cheval caparaçonné… Il vient à pied, vêtu de soie et de satin: sa cape, enroulée autour de son bras gauche, remplace la pesante rondache; il tient une épée de parade à la main… De la pointe de cette petite épée, il enlève le flot de rubans placé entre les cornes de la bête, qu’il ne frappe jamais et ce flot de rubans conquis au péril de sa vie, il va le déposer aux pieds de la plus belle… C’est un brave que vous aimerez quand vous le connaîtrez.


– Ainsi, dit Pardaillan, revenant à son idée première, le roi est tellement pressé d’argent qu’il ne dédaigne pas de se mettre à la tête d’une armée de détrousseurs?


Cervantès secoua la tête, et:


– La question d’argent, la répression de l’hérésie, les exécutions en masse… s’il n’y avait que cela, le roi laisserait faire ses ministres et généraux… Tout cela n’est que prétexte pour masquer le véritable but, que nul ne connaît en dehors du roi et du grand inquisiteur… et que, seul, je devine…


– Pardieu! je me disais aussi qu’il devait y avoir autre chose de plus grave, là-dessous! s’écria Pardaillan.


Et avec une sorte de curiosité:


– Voyons, est-ce qu’Élisabeth d’Angleterre menacerait d’envahir l’Espagne?… Voilà qui avancerait singulièrement les affaires du roi Henri! Non… Tant pis! morbleu!… Est-ce que des hommes de cœur, résolus enfin à briser le joug de fer sous lequel tout un peuple agonise, auraient fomenté quelque révolte bien organisée! Est-ce que quelque terrible complot…


– Ne cherchez pas, chevalier, vous ne trouveriez pas!… Cette expédition formidable, dans laquelle des milliers d’innocentes victimes seront sacrifiées, est dirigée contre… un seul homme!


– Oh! diable!… s’exclama Pardaillan hérissé. C’est donc un tranche-montagne? Quelque conspirateur enragé? Quelque puissant personnage?…


– C’est un jeune homme de vingt-deux ans environ, qui n’a pas de nom, pas de fortune – car s’il gagne largement sa vie dans le périlleux métier qu’il a choisi, ce qu’il gagne appartient plus aux malheureux qu’à lui-même. C’est un homme qui, lorsqu’il ne descend pas dans l’arène, passe son existence dans les ganaderias où il dompte le taureau pour son propre plaisir. Vous voyez que ce n’est ni un conspirateur, ni un personnage.


– C’est le toréador dont vous me parliez avec tant de chaleur…


– Lui-même, chevalier.


– Je comprends maintenant que vous me disiez que je l’aimerais quand je le connaîtrais… Mais, dites-moi, il est donc d’une illustre famille, ce jeune homme sans nom?


Cervantès jeta un coup d’œil soupçonneux autour de lui, vint s’asseoir tout près de Pardaillan, et dans un souffle:


– C’est, dit-il, le fils de l’infant don Carlos, mort assassiné, il y a vingt-deux ans.


– Le petit-fils du roi Philippe!… L’héritier, alors, de la couronne d’Espagne, au lieu et place de don Philippe, l’infant actuel?…


Silencieusement, Cervantès approuvait de la tête.


– C’est le grand-père, monarque puissant, qui organise et dirige une expédition contre son petit-fils, obscur, pauvre diable… Il y a, là-dessous, quelque sombre secret de famille, murmura Pardaillan, rêveur.


– Si le prince – nous pouvons lui donner ce titre entre nous – si le prince savait, s’il voulait… l’Andalousie, qui l’adore sous sa personnalité de toréador, l’Andalousie se soulèverait demain: demain il aurait des milliers de partisans; demain l’Espagne, divisée en deux clans, se déchirerait elle-même… Comprenez-vous maintenant? L’expédition est à deux fins: on se débarrassera de quelques hérétiques, on enveloppera le prince dans ce vaste coup de filet, et on s’en débarrassera sans que nul ne soupçonne la vérité.


– Et lui?…


– Rien!… il ne sait rien.


– Et s’il savait, voyons, vous qui paraissez le connaître, que ferait-il?


Cervantès haussa les épaules:


– Le roi va se charger la conscience bien inutilement, dit-il. D’abord parce que le prince ignore tout de sa naissance, ensuite parce que même s’il savait, il se soucierait fort peu de la couronne.


– Ah! ah! fit Pardaillan, dont l’œil pétilla. Pourquoi?


– Le prince a une nature d’artiste, ardente et généreuse, et de plus il est amoureux fou de la Giralda.


– Corbleu! Il me plaît, votre prince!… Mais s’il est si féru d’amour pour cette Giralda, que ne l’épouse-t-il?


– Hé! il ne demande que cela!… Malheureusement, la Giralda, on ne sait pourquoi, ne veut pas quitter l’Espagne.


– Eh bien, qu’il l’épouse ici… Ce ne sont pas les prêtres qui manquent pour bénir cette union, et quant au consentement de la famille, puisqu’il ne se connaît ni père ni mère…


– Mais, fit Cervantès, vous ignorez que la Giralda est bohémienne…


– Qu’est-ce que cela fait?


– Comment, qu’est-ce que cela fait? Et l’Inquisition?…


– Ah çà! cher ami, voulez-vous me dire ce que l’Inquisition vient faire là-dedans?


– Comment! fit Cervantès stupéfait… La Giralda est bohémienne, bohémienne, entendez-vous?… C’est-à-dire que demain, ce soir, dans un instant, l’Inquisition peut la faire saisir et jeter au bûcher… Et si ce n’est déjà fait, c’est que la Giralda est adorée des Sévillans et qu’on a craint un soulèvement en sa faveur.


– Mais le prince n’est pas bohémien, lui, dit Pardaillan qui ne voulait pas en démordre.


– Non!… Mais s’il épouse une hérétique, il devient passible de la même peine: le feu.


Et, sur le ton de quelqu’un qui récite:


– Quiconque entretient des relations avec un hérétique, lui donne asile ou ne le dénonce pas… quiconque, qu’il soit gentilhomme ou manant, refuse de prêter main forte à un agent du Saint-Office, commet un crime aussi grave que celui d’hérésie et devient passible de la même peine: le feu, encore! toujours!… Voilà ce que disent les mandements de l’Inquisition.


– Oh! vous m’en direz tant!… Au diable l’Inquisition! Morbleu! la vie n’est plus tenable avec cette institution-là!… et je vous avertis que la bile commence à me travailler singulièrement à ce sujet!… Quant à votre petit prince, voulez-vous que je vous dise?… Eh bien, j’éprouve une furieuse envie de me mêler un peu de ses affaires… sans quoi il ne s’en tirera jamais!


– Hardi! hardi! trépigna Cervantès avec admiration. Don Quichotte entre en campagne!


– Que la fièvre maligne étouffe votre don Quichotte! bougonna Pardaillan. Contez-moi plutôt l’histoire de ce fils de l’infant don Carlos; vous me paraissez la connaître à fond.


– C’est une sombre et terrible histoire, chevalier, murmura Cervantès, dont le front se rembrunit.


– Je m’en doute un peu. Mais bah! il nous reste encore du vin, et nous avons du temps devant nous.


D’un coup d’œil circulaire, Cervantès s’assura que nul ne pouvait l’entendre, et:


– Sachez d’abord que tous ceux qui ont été mêlés de près ou de loin à cette histoire sont morts de mort violente… Tous ceux qui l’ont simplement connue et qui ont commis l’imprudence de montrer qu’ils savaient quelque chose ont disparu mystérieusement, sans qu’on ait jamais pu savoir ce qu’ils étaient devenus.


– Bon! comme nous ne voulons pas avoir le même sort, nous ferons en sorte que nul ne se doute que nous la connaissons.


À cet instant, sans qu’ils y prissent garde, un couple entra discrètement dans le patio.


L’homme avait son feutre rabattu et sa cape lui couvrait une partie du visage. La femme était non moins soigneusement enveloppée dans une mante dont le capuchon rabattu cachait entièrement sa figure.


Silencieusement, se tenant par la main, ils passèrent comme des ombres et vinrent s’asseoir sous les arcades où une demi-obscurité les mettait à l’abri de tout regard indiscret: évidemment c’étaient deux amoureux désireux de solitude et de mystère.


Les deux nouveaux venus n’étaient pas plutôt assis qu’un autre personnage, entré sur leurs pas, se faufilait prudemment et, sans que nul fit attention à lui, venait se dissimuler entre deux palmiers, à quelques pas des deux amoureux qu’il paraissait guetter.


Mais si habile qu’eût été la manœuvre, elle n’avait pas échappé à l’œil de Pardaillan, toujours en éveil.


«Ouais! songea-t-il, on dirait quelque vilaine araignée tapie au fond de son trou, prête à fondre sur sa proie!… Mais qui diable guette-t-il ainsi?… J’y suis!… C’est à ces deux amoureux, là-bas, qu’il en a… Je ne les avais pas remarqués, ces deux-là!… C’est un jaloux… un rival…»


Et à Cervantès:


– Allez, mon cher, je vous écoute.


– Vous savez, chevalier, qu’une des clauses du traité de Cateau-Cambrésis [12] stipulait le mariage de l’infant don Carlos, alors âgé de quinze ans, avec Élisabeth de France, fille aînée du roi Henri II, âgée elle-même de quatorze ans.


– Et que le roi Philippe épousa lui-même la femme qu’il destinait à son fils… Je sais.


– Ce que vous ne savez pas, parce que ceux qui l’ont su ont disparu comme je vous ai dit, c’est que l’infant Carlos s’était pris pour sa jolie fiancée d’une passion irrésistible… Une de ces passions foudroyantes, sauvages, tenaces, comme seuls sont capables de les concevoir les tout jeunes gens et les vieillards… Le prince était beau, élégant, spirituel et il était follement épris… La princesse l’aima. Pouvait-il en être autrement? Et ne devait-il pas être son époux?… La fatalité voulut que le roi, veuf depuis peu de Marie Tudor, vît à ce moment la fiancée de son fils…


– Et il en devint amoureux… c’est dans l’ordre.


– Malheureusement oui, reprit Cervantès. Dès l’instant où il sentit la passion gronder en lui, planant au-dessus des sentiments et des lois qui régissent le vulgaire, le roi, avec une superbe impudence, réclama pour lui celle qu’il avait destinée à son fils… La princesse aimait don Carlos… Mais c’était une enfant… et Catherine de Médicis était sa mère… Elle refoula ses sentiments et céda sans trop de difficultés. Mais le prince…


– Le fait est que c’était dur pour lui!… Que fit-il?


– Il supplia, il pleura, il cria, il menaça… Il parla de son amour en termes qui eussent attendri tout autre que son rival – car c’étaient deux rivaux qui, maintenant, se trouvaient aux prises – et glorieusement comme un argument décisif, il confia à son père que son amour était partagé. Inspiration qui devait lui être fatale… Dans son orgueil, prodigieux à ce point qu’il se croit d’une autre essence que le commun des mortels et qu’il voit en lui comme une émanation de la puissance divine, le roi n’avait même pas été effleuré par cette pensée que son fils pouvait lui être préféré. La naïve confidence de l’infant, en le frappant brutalement dans son orgueil, vint déchaîner en lui toutes les fureurs d’une sombre jalousie qui se changea en haine implacable… Il y eut alors entre les deux rivaux des scènes terribles, dont le secret est jalousement gardé par les grands arbres des jardins d’Aranjuez, qui en furent, seuls, les témoins muets… Et la princesse Élisabeth devint la reine Isabelle, comme nous disons ici… mais le père et le fils restèrent à jamais deux ennemis irréconciliables.


Cervantès s’arrêta un moment, vida d’un trait la coupe que Pardaillan venait de remplir, et il reprit son récit:


– L’infant don Carlos fut systématiquement écarté des affaires du gouvernement et de la cour. Il était préférable, d’ailleurs, qu’il en fût ainsi, car chaque fois que le roi et l’infant se trouvaient face à face, c’était, de part et d’autre, le même regard sanglant où se lisaient des pensées de meurtre, la même expression de haine jalouse, le même déchaînement de passions furieuses qui menaçait de les précipiter l’un contre l’autre, la dague au poing. Et les choses marchèrent ainsi durant des mois, durant des années, lorsqu’un jour, comme un coup de tonnerre, éclata cette nouvelle: l’infant est arrêté, jugé, condamné à mort…


– Il y eut réellement jugement?


– Oui! Trois hommes se trouvèrent qui, se faisant les instruments de la basse vengeance du père, osèrent condamner le fils à mort: le cardinal Espinosa, grand inquisiteur; Ruy Gomez de Sylva, prince d’Éboli, et le licencié Birviesca, membre du conseil privé.


– Sous quel prétexte?


– Connivence avec les ennemis de l’État, machinations dans les Flandres, voilà ce qui fut proclamé bien haut. La vérité, autrement terrible, la voici: l’infant Carlos avait une nuée d’espions à ses trousses. La reine n’était pas moins surveillée, et cependant les deux amoureux, que la passion du roi avait séparés, trouvèrent moyen de se rencontrer et de se témoigner leur amour. Où?… Comment?… Ce sont là de ces miracles qu’un amour ardent et sincère parvient à réaliser sans qu’on puisse les expliquer. Tant il y a que don Carlos était devenu l’amant de la reine, que la reine allait être mère et que l’enfant qu’elle attendait avait pour père l’amant et non l’époux. Commirent-ils quelque imprudence à ce moment-là?… Furent-ils trahis par quelque comparse?… Nul n’a jamais su… Toujours est-il qu’un jour la reine avisa son amant que le roi, pris de soupçons, la faisait mystérieusement conduire dans un couvent. Elle voyait dans la soudaine et imprévue décision de son royal époux une menace pour la vie de l’enfant à venir. Don Carlos prit aussitôt ses dispositions pour sauver son enfant, et lorsque les émissaires du roi se présentèrent pour se saisir du petit prince qui venait de naître, il avait disparu… Le lendemain, l’infant était arrêté.


– Pauvre diable! murmura Pardaillan apitoyé, en voilà un qui aurait dû suivre le conseil de mon pauvre père, lequel disait toujours: méfiez-vous des femmes!


– L’infant fut jugé et condamné, comme je vous ai dit. Mais ce procès était qu’une comédie destinée à masquer le drame qui se déroulait dans l’ombre. Et ce drame dépassait en horreur tout ce que l’imagination put concevoir. Le roi, dans son orgueil, ne pouvait pas croire qu’il eût été bafoué à ce point… Il doutait encore et cependant il voulait savoir… et pour savoir il ne recula pas devant la question.


– La question?… à son fils?… il a osé!…


– Oui, cette chose hideuse, inimaginable: un père faisant torturer son enfant, cette chose atroce se produisit. Ah! chevalier, l’horrible, l’épouvantable scène!… Voyez-vous ce cachot sombre, dont les murailles épaisses étouffent les plaintes du patient, ce cachot lugubrement éclairé par des torches fumeuses?… Sur le chevalet, la victime est étendue. À ses côtés, le bourreau fait placidement chauffer ses fers, dispose ses instruments de torture. Et en face, le roi, seul témoin… juge et bourreau tout à la fois… Et tandis que les membres se brisent sous les coups du maillet, tandis que les chairs grésillent sous la morsure des tenailles rougies, le père, l’infâme père, penché sur la victime pantelante, répète d’une voix qui n’a plus rien d’humain:


– Parle… Avoue!… Avoue donc, misérable?…


Et la victime, dans un spasme d’agonie, coupant elle-même, d’un coup de dents furieux, un morceau de sa langue et crachant, avec son mépris, ce lambeau sanglant au visage de son père comme pour lui dire:


– Je ne parlerai pas!


Et le père bourreau, vaincu peut-être par ce courage surhumain, écrasé par l’ignominieux affront, essuyant d’un geste machinal son visage souillé, arrêtant d’un geste le supplice… Voilà ce qui se passa dans ce cachot, chevalier.


– Mordieu! l’épouvantable histoire!… Mais d’où tenez-vous ces détails si précis?…


Comme s’il n’avait pas entendu, Cervantès reprit:


– On annonça que le roi avait fait grâce et que la peine de mort était commuée en prison perpétuelle. Et quelques jours plus tard, en juillet 1568, on annonça que l’infant était mort. On ajoutait que ce malheureux prince menait une vie fort déréglée, qu’il mangeait énormément de fruits et autres choses contraires à sa santé, qu’il buvait à jeun de grands verres d’eau glacée, dormait découvert, au serein, pendant les fortes chaleurs, et que tous ces excès avaient miné sa santé et l’avaient conduit prématurément au trépas.


– Et la reine, fut-elle épargnée?


– On ne touche pas à la reine, en Espagne… La reine ne fut pas inquiétée. Seulement, deux mois après la mort de don Carlos, elle mourait elle-même, à vingt-deux ans… des suites de couches… dit-on.


– Oui, c’est une coïncidence assez éloquente, en effet.


Et sans transition:


– Dites-moi, vous qui êtes poète, avez-vous remarqué comme, parfois, le silence parle plus éloquemment que la parole?


Et du coin de l’œil, il désignait les cavaliers qui, l’instant d’avant menaient si grand tapage.’


– En effet, ces braves sont devenus bien soudainement muets.


– Silence! fit Pardaillan à voix basse, il se trame quelque chose ici qui sent le guet-apens d’une lieue.


Tandis que Cervantès contait à Pardaillan attentif la tragique histoire de l’infant Carlos, le personnage tapi entre les deux palmiers se glissait furtivement jusqu’à la table des bruyants cavaliers. Là, il prononçait quelques paroles en montrant un objet qu’il montrait dans le creux de sa main.


Aussitôt, ces consommateurs se courbaient dans une attitude de respect mêlée de sourde terreur.


L’homme alors, sur un ton impératif, donnait rapidement des instructions, et tous, sans hésitation, s’inclinaient en signe d’obéissance… Tous, moins deux cependant, qui parurent faire des objections, d’ailleurs plutôt timides. Alors l’homme se redressa avec un air terrible, et le doigt levé vers le ciel, il prononça quelques mots sur un ton menaçant, et, domptés, ces deux-là se courbèrent comme les autres.


Sans plus s’occuper d’eux, l’homme saisit au passage la servante qui allait et venait, et lui glissa un ordre à l’oreille. Et la servante, comme ses clients, s’inclina avec les mêmes marques de terreur et de respect, sortit vivement, revint presque aussitôt poser un paquet de cordelettes sur la table et disparut avec une rapidité qui dénotait une frayeur intense.


Impassible, l’homme s’assit près de la porte et attendit.


Et alors, sur le patio jusque-là si bruyant et si animé, plana un silence angoissant, précurseur de l’orage qui, bientôt, allait se déchaîner.


Cependant les deux amoureux, tout à leur conversation, n’avaient rien remarqué et se disposaient à sortir aussi discrètement qu’ils étaient entrés.


Lorsqu’ils furent à deux pas de la porte, l’homme mystérieux se dressa devant eux, et la main tendue:


– Au nom du Saint-Office, jeune fille, je t’arrête! dit-il avec une sorte de tranquillité funèbre.


D’un geste prompt et doux en même temps, l’amoureux écarta la jeune fille, et ne voyant qu’un homme sans arme apparente, confiant dans sa force musculaire, il dédaigna de tirer l’épée qu’il avait au côté. Seulement il se porta rapidement en avant, le poing levé.


Au même instant il sentit un grouillement entre ses jambes; son bras levé, pris brusquement dans un lacet, était violemment ramené en arrière, son épée arrachée. En moins d’une seconde, garrotté des pieds à la tête, il était réduit à l’impuissance, et cependant, écumant de colère, il trouvai le moyen de secouer frénétiquement la grappe d’assaillants qui l’avaient surpris par derrière, et il rugissait:


– Lâches!… Oh! misérables lâches!


À contrecœur, il est vrai, mais avec une précision et une promptitude remarquables, les cavaliers, descendus au rang d’alguazils, avaient exécuté la manœuvre commandée par l’agent secret de l’Inquisition.


Nous disons qu’ils avaient obéi à contrecœur. En effet, en réponse aux insultes de l’amoureux, l’un d’eux bougonna:


– Eh! par Dios! la besogne n’est guère de notre goût!… Mais quoi?… On nous a dit: «Ordre du Saint-Office!…» Oh! diable!… on ne tient pas à aller pourrir dans les casas santas, on obéit… Faites comme nous, señor.


Cependant l’amoureux, dûment ficelé, était étendu à terre et les quatre vigoureux gaillards qui pesaient de tout leur poids sur lui parvenaient difficilement à paralyser ses efforts. Alors, leur besogne à peu près terminée, ils eurent le loisir de contempler les traits étincelants de celui qui, par sa force peu commune, leur inspirait une secrète admiration, et ce cri leur échappa:


– Don César!… El Torero!…


Aussitôt suivi de cet autre:


– La Giralda!…


Car la jeune fille avait bravement essayé de secourir son défenseur, et en se débattant, son capuchon, arraché, venait de mettre à découvert sa radieuse beauté.


Tout cela s’était accompli avec une rapidité foudroyante, et l’agent, toujours impassible, figé dans une immobilité de pierre, avait contemplé la scène d’un œil sombre.


Lorsqu’il vit don César, épuisé par ses propres efforts, râlant sous la quadruple étreinte, il étendit sa griffe, saisit la Giralda au poignet et, avec une explosion de joie furieuse:


– Enfin!… Je te tiens!


La jeune fille, à ce contact, avait eu un geste de dégoût et elle avait sursauté comme sous quelque brûlure, et, en se tordant pour échapper à la brutale étreinte, en se raidissant de toutes ses forces, elle jetait autour d’elle le coup d’œil désespéré du noyé qui cherche vainement après quoi se raccrocher.


Elle se défendait de son mieux, la pauvre petite, mais elle ne pesait pas lourd dans la poigne de son agresseur qui paraissait doué d’une belle force, à en juger par l’aisance avec laquelle il la maintenait d’une seule main et sans effort apparent.


– Allons, grogna-t-il, décidé à en finir, allons, suis-moi!


Et d’un pas ferme, il se dirigea vers la porte, en la traînant brutalement.


Mais, arrivé là, il dut s’arrêter.


Pardaillan, nonchalamment appuyé contre la porte, les bras croisés sur sa large poitrine, le regardait paisiblement.


L’inquisiteur fixa une seconde cet étranger qui paraissait vouloir lui barrer le passage.


Mais Pardaillan soutint ce regard avec un calme si ingénu, Pardaillan avait aux lèvres un sourire si naïf que vraiment il n’était pas possible de le croire animé de mauvaises intentions.


Et d’ailleurs, comment supposer que quelqu’un serait assez insensé pour oser manquer au respect dû au représentant d’un pouvoir devant lequel tout se courbait? Cette idée était tellement extravagante que l’agent du Saint-Office la repoussa aussitôt, et conscient de la supériorité que ses redoutables fonctions lui conféraient, il ne daigna même pas parler; d’un geste impérieux il commanda à cet intrus de s’écarter.


L’intrus ne bougea pas et, toujours souriant, le contempla avec des yeux où se lisait, maintenant, un vague étonnement.


Impatienté, il dit sèchement:


– Allons, monsieur, faites-moi place. Vous voyez bien que je veux sortir.


– Hé! que ne le disiez-vous plus tôt? Vous voulez sortir?… Sortez, sortez, je n’y vois aucun inconvénient.


En disant ces mots, Pardaillan ne bougeait pas d’un pouce.


L’inquisiteur fronça le sourcil. Le flegme souriant de cet inconnu commençait à l’inquiéter.


Néanmoins, il se contint encore, et d’une voix sourde:


– Monsieur, dit-il, j’exécute un ordre du Saint-Office et il est mortel, même pour un étranger comme vous, d’entraver l’exécution de ces ordres. Il est mortel de manquer de respect à un agent de la Sainte Inquisition.


– Ah! c’est différent!… Malepeste! je n’aurais garde d’entraver les ordres de ce saint… comment dites-vous?… Saint-Office, quoi… Et quoique étranger, je ne manquerai pas de vous traiter avec tous les égards dus à un agent… tel que vous.


Et il ne bougeait toujours pas, et cette fois l’inquisiteur blêmit, car il n’y avait pas à se méprendre sur le sens injurieux de ces paroles, tombées du bout des lèvres.


– Que voulez-vous enfin? dit-il d’une voix que la fureur faisait trembler.


– Je vais vous le dire, répondit Pardaillan avec douceur. Je veux – et il insista sur le mot – je veux que vous laissiez cette jeune fille que vous maltraitez… je veux que vous rendiez la liberté à ce jeune homme que vous avez fait saisir traîtreusement… Après quoi, vous pourrez sortir… Je vous engagerai même à le faire vivement.


L’agent se redressa, coula un regard fielleux sur cet étrange énergumène, et enfin gronda:


– Prenez garde! Vous jouez votre tête, monsieur. Refusez-vous obéissance aux ordres du Saint-Office?


– Et vous?… Refusez-vous obéissance à mes ordres, à moi fit Pardaillan, froidement.


Et comme l’inquisiteur restait muet de saisissement:


– je vous avertis que je ne suis pas très patient.


Un silence lourd d’angoisse pesa sur tous les spectateurs de cette scène prodigieuse.


L’acte inouï de Pardaillan, qui osait opposer sa volonté à l’autorité suprême du plus formidable des pouvoirs, ne pouvait passer que pour l’acte d’un dément ou d’un prodige d’audace et de bravoure. Il ne pouvait inspirer que la pitié ou l’admiration.


Au milieu de l’effarement général, Pardaillan, seul, restait parfaitement calme, comme s’il avait dit et accompli les choses les plus simples et les plus naturelles du monde. Et rompant ce silence chargé de menaces, une voix éclatante claironna soudain:


– Oh! magnifique don Quichotte!


C’était Cervantès qui, encore un coup, perdait la notion de la réalité, et manifestait son enthousiaste admiration pour le modèle que son génie devait immortaliser.


L’inquisiteur, enfin revenu de sa stupeur, tremblant de rage, se tourna vers les cavaliers, et, d’une voix blanche, ordonna:


– Emparez-vous de cet hérétique!


Et du doigt, il désignait Pardaillan.


Ils étaient six, ces cavaliers, dont quatre s’occupaient à maintenir le prisonnier: don César. Les deux à qui l’ordre s’adressait se regardèrent, hésitants.


Devant cette hésitation, l’agent menaça:


– Obéissez, par le Dieu vivant! ou sinon…


Les deux hommes se résignèrent et se mirent en marche. Mais la physionomie du chevalier ne leur annonçait rien de bon sans doute, car ils portèrent soudain la main à la poignée de l’épée. Ils n’eurent pas le temps de dégainer. Prompt comme la foudre, Pardaillan fit un pas et projeta ses deux poings en avant. Les deux hommes tombèrent comme des masses.


Alors, s’approchant de l’inquisiteur jusqu’à le toucher, le regardant droit dans les yeux, glacial:


– Laissez cette enfant, dit-il.


– Vous violentez un familier [13], monsieur, vous payerez cher cette audace! grinça l’inquisiteur avec un regard haineux.


– Trop familier, même!… Je crois, drôle, que tu te permets de menacer un gentilhomme!… Allons, laisse cette jeune fille, te dis-je!


Le familier se redressa, farouche, et:


– Portez donc la main sur moi, si vous l’osez!


– Ma foi, j’eusse préféré m’épargner ce contact répugnant, mais enfin, puisqu’il le faut…


Au même instant, Pardaillan se pencha, saisit le familier par la ceinture, le souleva comme une plume malgré sa résistance, l’emporta à bout de bras jusqu’à la porte qu’il poussa du pied, et le jeta rudement dans la rue en disant:


– Si tu tiens à tes oreilles, ne t’avise pas de revenir ici tant que j’y serai.


Puis, sans plus s’en occuper, il rentra dans le patio, et aux quatre cavaliers qui le regardaient d’un air ébahi, rudement:


– Détachez ce seigneur!


Ils s’empressèrent d’obéir, et en coupant les cordes:


– Excusez-nous, don César, votre résistance au Saint-Office vous aurait infailliblement coûté la vie… Nous eussions été marris de perdre El Torero.


Quand le Torero fut détaché, Pardaillan leur montra la porte du doigt et dit:


– Sortez!


– Nous sommes des cavaliers! fit l’un d’un air rogue.


– Je ne sais si vous êtes des cavaliers, dit paisiblement Pardaillan, mais je sais que vous avez agi comme des sbires… Sortez donc si vous ne voulez que je vous traite comme tels…


Et il montrait la pointe de sa botte.


Les quatre, honteux, courbèrent l’échine, et avec des jurons étouffés, en roulant des yeux féroces, ils se dirigèrent vers la porte.


– Doucement, leur cria Pardaillan, vous oubliez de nous débarrasser de ça.


Ça, c’étaient les deux qu’il avait à moitié assommés.


Piteusement, les quatre s’attelèrent, et l’un soulevant les épaules, l’autre les jambes, emportant leurs camarades évanouis, ils firent une sortie qui était loin d’être aussi brillante que leur entrée.


Quand ils se retrouvèrent entre eux, avec l’hôte, sa fille, les servantes, qui surgirent soudain d’on ne savait quels coins d’ombre et qui, maintenant, étaient partagés entre l’admiration que leur inspirait cet homme extraordinaire et la crainte d’une accusation de complicité, malheureusement très possible:


– Cordieu! On respire mieux maintenant! dit tranquillement Pardaillan.


– Sublime, magnifique, admirable don Quichotte! exulta Cervantès.


– Écoutez, cher ami, fit Pardaillan avec cet air figue et raisin qu’il avait en de certaines circonstances, dites-moi, une fois pour toutes, qui est ce don Quichotte dont, soit dit sans reproche, vous me rebattez les oreilles depuis une heure?


– Il ne connaît pas don Quichotte! s’apitoya Cervantès en levant ses longs bras avec un air de désolation comique.


Et, avisant la petite Juana:


– Écoute ici, muñeca (poupée). Regarde un peu si en furetant bien dans ta chambre, tu ne trouverais pas un morceau de miroir.


– Pas besoin d’aller si loin, seigneur, répondit Juana en riant. Voilà le miroir que vous demandez.


Et fouillant dans son sein, la jolie Andalouse en tira une coquille plate, couverte d’un enduit blanc aussi brillant que de l’argent [14].


Cervantès prit la coquille-miroir, la présenta gravement à Pardaillan, et s’inclinant:


– Regardez-moi là-dedans, chevalier, et vous connaîtrez cet admirable don Quichotte, dont je vous rebats les oreilles depuis une heure.


– C’est bien ce qu’il me semblait, murmura Pardaillan, qui regagna un moment Cervantès avec un air très sérieux.


Puis, haussant les épaules:


– J’avais bien dit: votre don Quichotte est un maître fou.


– Pourquoi? demanda Cervantès, ébahi.


– Parce que, reprit froidement Pardaillan, un homme de sens n’aurait pas accompli toutes les folies qui vient de faire ici ce fou de… don Quichotte.


El Torero et la Giralda s’approchèrent alors du chevalier, et d’une voix tremblante d’émotion:


– Je bénirai l’instant où il me sera donné de mourir pour le plus brave des chevaliers que j’aie jamais rencontrés, dit don César.


La Giralda, elle, ne dit rien. Seulement elle prit la main de Pardaillan, et la porta vivement à ses lèvres, en un geste de grâce ingénu.


Comme toujours, devant toute manifestation de reconnaissance ou d’admiration, Pardaillan resta un moment fort emprunté, plus gêné, assurément, devant cette explosion de sentiments sincères, qu’il ne l’eût été devant les pointes acérées de plusieurs rapières menaçant sa poitrine.


Il contempla une seconde le couple, adorable de charme et de jeunesse, qui le regardait avec des yeux sincèrement admiratifs, et de cet air bourru qu’il avait dans ses moments d’émotion douce:


– Mordieu! monsieur, il s’agit bien de mourir!… Il faut vivre, au contraire, vivre pour cette adorable enfant… vivre pour l’amour qui, croyez-moi, triomphe toujours, quand on a pour soi ces deux auxiliaires puissants que sont la jeunesse et la beauté. En attendant, asseyez-vous là, tous les deux, et en buvant du vin de mon pays, nous chercherons ensemble le moyen de vous soustraire aux dangers qui vous menacent.

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