Hercule Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore, sortit de Rome et se lança au galop sur la route de France. Les passions grondaient dans son cœur. La colère, la haine et l’amour s’y déchaînaient. À une demi-lieue de la Ville Éternelle, il s’arrêta court et, longtemps, sombre, muet, le visage convulsé, il contempla la lointaine silhouette du château Saint-Ange. Son poing se tendit et il murmura:
– Montalte, Montalte, prends garde, car à partir de ce moment je suis pour toi l’ennemi que rien ne désarmera…
Et plus bas, plus doucement:
– Fausta!…
Alors il reprit sa course, et pendant des jours, par les monts, par les plaines, il passa, cavalier rapide que poussait la vengeance.
Ponte-Maggiore traversa la France, ayant crevé plusieurs chevaux, et ne s’arrêtant, parfois, que lorsque la fatigue le terrassait.
À quelques lieues de Paris il rejoignit un gentilhomme qui s’en allait, lui aussi, vers la capitale, et Ponte-Maggiore aborda cet inconnu en lui demandant si on avait des nouvelles du roi Henri et si on savait vers quel point de l’Île-de-France le Béarnais se trouvait alors.
– Monsieur, répondit le cavalier inconnu, S. M. le roi a pris ses logements dans le village de Montmartre, à l’abbaye des Bénédictines de Mme Claudine de Beauvilliers, qui, dit-on, passe ses jours à prier et ses nuits à essayer de convertir à la messe le royal hérétique.
Ponte-Maggiore considéra plus attentivement l’étranger qui parlait avec cette sorte d’irrévérence moqueuse et il vit un homme d’une quarantaine d’années, au visage fin, au profil de médaille, vêtu sans aucune recherche, mais avec cette élégance qui tenait à sa manière de porter le pourpoint et le manteau, dont les plis retombaient avec grâce sur la croupe du cheval.
– Si vous le désirez, monsieur, reprit l’inconnu, je vous conduirai jusqu’au roi, qui m’a donné rendez-vous pour ce soir.
Ponte-Maggiore, étonné, jeta un regard presque dédaigneux sur le costume simple et sans aucun ornement.
– Oh! continua l’inconnu en souriant, vous serez bien plus étonné quand vous verrez le roi qui porte un costume si râpé que vraiment vous lui ferez honte, vous avec toutes vos broderies reluisantes, avec votre superbe manteau en velours de Gênes, avec la plume mirifique de votre chapeau, avec vos éperons d’or, avec…
– Assez, monsieur, interrompit Ponte-Maggiore, ne m’accablez pas, ou, par le Dieu vivant, je vous montrerai que si je porte de l’argent à mon pourpoint et de l’or aux talons de mes bottes, je porte aussi de l’acier dans ce fourreau.
– Vraiment, monsieur? Eh bien! je ne vous accablerai donc pas et me bornerai à vous tirer mon chapeau, car il serait malséant qu’un illustre cavalier, venu en droite ligne du fond de l’Italie…
– Comment savez-vous cela? interrompit furieusement Ponte-Maggiore.
– Eh! monsieur, si vous ne vouliez pas qu’on le sache, vous auriez bien dû laisser votre accent de l’autre côté des monts.
En disant ces mots, le gentilhomme salua d’un geste de grâce et d’aisance merveilleuse et reprit paisiblement son chemin.
Ponte-Maggiore porta la main à la poignée de sa dague. Mais considérant la silhouette vigoureuse de l’inconnu, il se calma.
– Accomplissons d’abord la mission que je suis venu remplir ici. Et quand j’aurai vu le roi, quand j’aurai retrouvé ce Pardaillan de malheur, alors il sera temps d’infliger une leçon à cet insolent, si je le trouve encore en travers de ma route. Eh! monsieur, continua-t-il à haute voix, ne vous fâchez pas, je vous prie, et permettez-moi d’accepter l’offre bienveillante que vous m’avez faite tout à l’heure.
L’inconnu salua de nouveau et dit du bout des lèvres:
– En ce cas, monsieur, suivez-moi.
Les deux cavaliers allongèrent le trot, et vers le soir, au moment où le soleil allait se coucher, ils se trouvèrent sur les hauteurs de Chaillot.
Le gentilhomme français s’arrêta, étendit le bras et prononça:
– Paris!…
De la ville, sur laquelle planait un morne silence, on n’apercevait que le fouillis des toitures, d’où émergeaient les flèches de ses innombrables églises et la massive ceinture de pierre, chargée de la protéger, entourée elle-même d’un cercle de toile: les tentes des troupes royalistes, dont le cordon se resserrait de plus en plus.
Tandis que Ponte-Maggiore considérait ce spectacle de la grande ville assiégée, son compagnon semblait rêver à des choses lointaines. Sans doute des souvenirs s’évoquaient dans son esprit, sans doute le lieu même où il se trouvait lui rappelait quelque épisode héroïque ou charmant de sa vie, qui avait dû être aventureuse, car un sourire mélancolique errait sur ses lèvres: ce souvenir de poésie qui vient fleurir les lèvres de l’homme quand, se tournant vers le passé, il y trouve, par hasard, une heure de joie ou de charme sans amertume.
– Eh bien, monsieur, dit Ponte-Maggiore, je suis à vous.
L’inconnu tressaillit, parut revenir du pays des songes, et murmura:
– Allons…
Ils descendirent donc vers Paris en obliquant du côté de Montmartre.
Sous les murs, c’était le même fourmillement de troupes assiégeantes.
Sur les remparts, quelques lansquenets indifférents. Quantité de prêtres et de moines, la robe retroussée, le capuchon renversé; quelques-uns avaient la salade en tête, quelques autres portaient des cuirasses; tous étaient armés de piques, de hallebardes, de colichemardes ou dagues, de vieux mousquets, ou tout uniment de solides gourdins. Tous avaient le crucifix à la main ou pendu à la ceinture. Et ces étranges soldats allaient, venaient, se démenaient, prêchaient d’un côté, anathémisaient [4] de l’autre, et somme toute faisaient bonne garde.
Autour des religieux, une foule de misérables, déguenillés, se traînaient péniblement, pourchassés sans cesse par les moines-soldats et revenant sans cesse, avec l’obstination du désespoir, occuper les créneaux, d’où ils criaient avec des voix lamentables:
– Du pain!… du pain!…
– Il paraît, dit Ponte-Maggiore en ricanant, que les Parisiens accepteraient volontiers une invitation à dîner.
– C’est vrai, murmura l’inconnu, ils ont faim. Pauvres diables!…
– Vous les plaignez? dit Ponte-Maggiore, avec le même ricanement.
– Monsieur, dit l’inconnu, j’ai toujours plaint les gens qui ont faim et soif, car moi-même souvent, dans mes longues courses à travers le monde, j’ai eu faim et j’ai eu soif.
– C’est ce qui ne m’est jamais arrivé, fit dédaigneusement Ponte-Maggiore.
L’inconnu le parcourut de haut en bas d’un étrange regard, et, avec un sourire plus étrange encore, répondit:
– Cela se voit.
Si simple que fut cette réponse, elle sonna comme une insulte, et Ponte-Maggiore pâlit.
Sans doute il allait cette fois répondre par une provocation directe, lorsqu’au loin s’éleva une clameur qui, se gonflant de proche en proche, de troupe en troupe, s’en vint déferler jusqu’à eux:
– Le roi!… le roi!… Vive le roi!…
Comme par enchantement, une foule hurlante et délirante envahit les remparts, bouscula les moines-soldats, s’empara des parapets en criant:
– Sire! Sire!… Du pain!…
– Me voici, mes amis! criait Henri IV. Eh! Ventre-saint-gris! pourquoi diable ne m’ouvrez-vous pas vos portes?
Alors l’inconnu et Ponte-Maggiore virent une de ces choses émouvantes que l’histoire enregistre avec un sourire attendri:
Henri IV venait de mettre pied à terre. Les deux ou trois cents cavaliers qui l’entouraient l’imitèrent, et alors on vit s’avancer toute une théorie de mulets chargés de pain. Henri IV, le premier, prit un de ces pains, le fixa au bout d’une immense perche et le tendit aux affamés des remparts. En un clin d’œil, le pain fut partagé et englouti.
– Que fait-il? s’écria Ponte-Maggiore stupéfait.
– Eh! monsieur, vous voyez bien que Sa Majesté invite les Parisiens à dîner!
En même temps les cavaliers de l’escorte suivaient l’exemple du roi. De tous les côtés, par des moyens divers, on faisait passer aux assiégés quantité de pains accueillis avec transport, et les cris de joie, les bénédictions éclataient sur les remparts, bientôt suivis d’une longue acclamation:
– Vive le roi!
Et quand tout fut distribué:
– Mangez, mes amis, mangez, dit le roi. Demain je vous en apporterai encore.
– Bravo, Sire! cria l’inconnu.
– Intrigant! murmura Ponte-Maggiore.
Henri IV se tourna vers celui qui manifestait si hautement son approbation, et, avec un bon sourire:
– Ah! enfin!… Voici donc M. de Pardaillan!
– Pardaillan! gronda Ponte-Maggiore…
– Monsieur de Pardaillan, continuait Henri IV, je suis bien heur de vous voir. Et la célérité avec laquelle vous avez répondu à mon invitation me fait présager que, cette fois, vous serez des nôtres.
– Votre Majesté sait bien que je lui suis tout acquis.
Henri IV posa un moment son œil rusé sur la physionomie souriante du chevalier et dit:
– À cheval, messieurs, nous rentrons au village de Montmartre. Monsieur de Pardaillan, veuillez vous placer près de moi.
Au moment de partir:
– Monsieur, dit Pardaillan à Ponte-Maggiore, s’il vous plaît de me dire votre nom, j’aurai l’honneur, en arrivant à Montmartre, de vous présenter à Sa Majesté, selon ma promesse…
– Vous voudrez donc bien présenter Hercule Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore et Marciano, ambassadeur de S. S. Sixte Quint auprès de S. M. le roi Henri et auprès de M. le chevalier de Pardaillan!
Un léger tressaillement agita Pardaillan. Mais son naturel insoucieux et narquois reprenant le dessus:
– Peste! je ne m’attendais pas à un tel honneur!
Lorsque le roi s’éloigna, à la tête de son escorte, une immense acclamation partit du haut des remparts.
– Au revoir, mes amis, au revoir! cria Henri IV.
Et, se tournant vers Pardaillan qui chevauchait à son côté, avec un soupir:
– Quel dommage que de si braves gens s’entêtent à ne pas m’ouvrir leurs portes!
– Eh! Sire, dit le chevalier en haussant les épaules, ces portes tomberont d’elles mêmes quand vous le voudrez.
– Comment cela, monsieur?
– J’ai déjà eu l’honneur de le dire à Votre Majesté: Paris vaut bien une messe!
– Nous verrons… plus tard, dit Henri IV avec un fin sourire.
– Il faudra toujours bien en venir là, murmura le chevalier.
Cette fois Henri IV ne répondit pas.
Bientôt l’escorte s’arrêtait devant l’abbaye où le roi pénétra, suivi de Pardaillan, de Ponte-Maggiore et de quelques gentilshommes.
Le roi avant mis à terre, Pardaillan qui, sans doute, l’avait avisé de la venue d’un envoyé du pape, présenta le duc:
– Sire, j’ai l’honneur de présenter à Votre Majesté le seigneur Hercule Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore et Marciano, ambassadeur de S. S. Sixte Quint auprès de S. M. le roi Henri et auprès de M. le chevalier de Pardaillan.
– Monsieur, dit le roi, veuillez nous suivre. Monsieur de Pardaillan, quand vous aurez reçu la communication que M. le duc est chargé de vous faire, n’oubliez pas que nous vous attendons.
Et, tandis que le chevalier s’inclinait, Henri IV se tourna vers des hommes occupés à transporter des sacs. Le heurt d’un de ces sacs avait produit un son argentin et ce bruit avait fait dresser l’oreille au Béarnais, toujours à court d’argent. Avisant un personnage qui surveillait le transport des précieux colis, le roi lui cria gaiement:
– Hé! Sancy, avez-vous enfin trouvé un acquéreur pour votre merveilleux diamant [5] et nous apportez-vous quelque argent pour garnir nos coffres vides?
– Sire, j’ai en effet trouvé, non pas un acquéreur, mais un prêteur qui, sur la garantie de ce diamant, a consenti à m’avancer quelques milliers de pistoles que j’apporte à mon roi.
– Merci, mon brave Sancy.
Et, avec une pointe d’émotion:
– Je ne sais quand, ni si jamais je pourrai vous les rendre, mais, ventre-saint-gris! argent n’est pas pâture pour des gentilshommes comme vous et moi [6]!
Et, à Ponte-Maggiore stupéfait:
– Venez, monsieur.
Quand il fut dans la salle qui lui servait de cabinet et où travaillaient encore ses deux secrétaires: Rusé de Beaulieu et Forget de Fresnes:
– Parlez, monsieur.
– Sire, dit Ponte-Maggiore en s’inclinant, je suis chargé par Sa Sainteté de remettre à Votre Majesté cette copie d’un document qui l’intéresse au plus haut point.
Henri IV lut avec la plus extrême attention la copie de la proclamation d’Henri III que l’on connaît. Quand il eût terminé, impassible:
– Et l’original, monsieur?
– Je suis chargé de dire à Votre Majesté que l’original se trouve entre les mains de Mme la princesse Fausta, laquelle, accompagnée de S. E. le cardinal Montalte, doit être, à l’heure présente, en route vers l’Espagne pour le remettre aux mains de Sa Majesté Catholique.
– Ensuite, monsieur?
– C’est tout, Sire. Le souverain pontife a cru devoir donner à Votre Majesté ce témoignage de son amitié en l’avertissant. Quant au reste, le Saint-Père connaît trop bien la vaste intelligence de Votre Majesté pour n’être pas assuré que vous saurez prendre telles mesures que vous jugerez utiles.
Henri IV inclina la tête en signe d’adhésion. Puis, après un léger silence, en fixant Ponte-Maggiore:
– Le cardinal Montalte n’est-il pas parent de Sa Sainteté?
Le duc s’inclina.
– Alors?
– Le cardinal Montalte est en état de rébellion ouverte contre le Saint Père! dit rudement Ponte-Maggiore.
– Bien!…
Et s’adressant à un des deux secrétaires:
– Rusé, conduisez M. le duc auprès de M. le chevalier de Pardaillan, et faites en sorte qu’ils se puissent entretenir librement. Puis, quand ils auront terminé, vous m’amènerez M. de Pardaillan.
Et, avec un gracieux sourire:
– Allez, monsieur l’ambassadeur, et n’oubliez pas qu’il me sera agréable de vous revoir avant votre départ.
Quelques instants après, Ponte-Maggiore se trouvait en tête-à-tête avec le chevalier de Pardaillan, assez intrigué au fond, mais dissimulant sa curiosité sous un masque d’ironie et d’insouciance.
– Monsieur, dit le chevalier d’un ton très naturel, vous plairait-il de me dire ce qui me vaut l’insigne honneur que veut bien me faire le Saint-Père en m’adressant, à moi, pauvre gentilhomme sans feu ni lieu, un personnage illustre tel que M. le duc de Ponte-Maggiore et Marciano?
– Monsieur, Sa Sainteté m’a chargé de vous faire savoir que la princesse Fausta est vivante… vivante et libre.
Le chevalier eut un imperceptible tressaillement et, tout aussitôt:
– Tiens! tiens! Mme Fausta est vivante!… Eh bien, mais… en quoi cette nouvelle peut-elle m’intéresser?
– Vous dites, monsieur? dit Ponte-Maggiore abasourdi.
– Je dis: qu’est-ce que cela peut me faire à moi, que Mme Fausta soit vivante? répéta le chevalier d’un air si ingénument étonné que Ponte-Maggiore murmura:
– Oh! mais… il ne l’aime donc pas?… Mais alors ceci change bien les choses!
Pardaillan reprit:
– Où se trouve la princesse Fausta, en ce moment?
– La princesse est en route pour l’Espagne.
– L’Espagne! songea Pardaillan, le pays de l’Inquisition!… Le génie ténébreux de Fausta devait fatalement se tourner vers cette sombre institution de despotisme… oui, c’était fatal!
– La princesse porte à Sa Majesté Catholique un document qui doit assurer le trône de France à Philippe d’Espagne.
– Le trône de France?… Peste! monsieur. Et qu’est-ce donc, je vous prie, que ce document qui livre ainsi tout un pays?
– Une déclaration du feu roi Henri troisième, reconnaissant Philippe II pour unique héritier.
Un instant, Pardaillan resta plongé dans une profonde méditation, puis relevant sa tête fine et narquoise:
– Est-ce tout ce que vous aviez à me dire de la part de Sa Sainteté?
– C’est tout, monsieur.
– En ce cas, veuillez m’excuser, monsieur, mais S. M. le roi Henri m’attend, comme vous savez… Veuillez donc transmettre à Sa Sainteté l’expression de ma reconnaissance pour le précieux avis qu’elle a bien voulu me faire passer et agréer pour vous-même les remerciements de votre très humble serviteur.
Henri IV avait accueilli la communication de Ponte-Maggiore avec une impassibilité toute royale, mais en réalité, le coup était terrible et à l’instant il avait entrevu les conséquences funestes qu’il pouvait avoir pour lui.
Il avait aussitôt convoqué en conseil secret ceux de ses fidèles qu’il avait sous la main, et lorsque le chevalier fut introduit, il trouva auprès du roi, Rosny, du Bartas, Sancy et Agrippa d’Aubigné, accourus en hâte.
Dès que le chevalier eut pris place, le roi, qui n’attendait que lui, fit un résumé de son entretien avec Ponte-Maggiore et donna lecture de la copie que Sixte Quint lui avait fait remettre.
Pardaillan, qui savait à quoi s’en tenir, n’avait pas bronché. Mais chez les quatre conseillers ce fut un moment de stupeur indicible aussitôt suivi de cette explosion:
– Il faut le détruire!…
Seul, Pardaillan ne dit rien. Alors le roi, qui ne le quittait pas des yeux:
– Et vous, monsieur de Pardaillan, que dites-vous?
– Je dis comme ces messieurs, sire: Il faut reprendre ce parchemin ou c’en est fait de vos espérances, dit froidement le chevalier.
Le roi approuva d’un signe de tête, et fixant le chevalier comme s’il eût voulu lui suggérer la réponse qu’il souhaitait, il murmura:
– Quel sera l’homme assez fort, assez audacieux, assez subtil pour mener à bien une telle entreprise?
D’un commun accord, comme s’ils se fussent donné le mot, Rosny, Sancy, du Bartas, d’Aubigné se tournèrent vers Pardaillan. Et cet hommage muet, venu d’hommes illustres ayant donné des preuves éclatantes de leur mérite à la guerre ou dans l’intrigue, cet hommage fut si spontané, si sincère que le chevalier se sentit doucement ému. Mais se raidissant, il répondit avec cette simplicité si remarquable chez lui:
– Je serai donc celui-là.
– Vous consentez donc? Ah! chevalier, s’écria le Béarnais, si jamais je suis roi… roi de France… je vous devrai ma couronne!
– Eh! sire, vous ne me devrez rien…
Et avec un sourire étrange:
– Mme Fausta, voyez-vous, est une ancienne connaissance à moi à qui je ne serai pas fâché de dire deux mots… Je tâcherai donc de faire en sorte que ce document n’arrive jamais aux mains de Sa Majesté Catholique… Quant aux moyens à employer…
– Monsieur, interrompit vivement le roi, ceci vous regarde seul… Vous avez pleins pouvoirs.
Pardaillan eut un sourire de satisfaction.
Le roi réfléchit un instant, et:
– Pour faciliter autant que possible l’exécution de cette mission forcément occulte, mais qui doit aboutir coûte que coûte, il est nécessaire que vous soyez couvert par une autre mission, officielle, celle-là. En conséquence, vous irez trouver le roi Philippe d’Espagne et vous le mettrez en demeure de retirer les troupes qu’il entretient dans Paris.
Et se tournant vers son secrétaire:
– Rusé, préparez des lettres accréditant M. le chevalier de Pardaillan comme notre ambassadeur extraordinaire auprès de S. M. Philippe d’Espagne. Préparez, en outre, des pleins pouvoirs pour M. l’ambassadeur.
Pardaillan, mélancolique et résigné, songeait:
– Allons! il était écrit que je finirais dans la peau d’un diplomate!… Mais que dirait monsieur mon père si, sortant du tombeau, il voyait son fils promu à la dignité d’ambassadeur extraordinaire?
Et à cette pensée, un sourire ironique arquait le coin de sa lèvre moqueuse.
– Combien d’hommes désirez-vous que je mette à votre disposition? reprenait le roi.
– Des hommes?… Pour quoi faire, sire?… fit Pardaillan avec son air naïvement étonné.
– Comment, pourquoi faire?… s’écria le roi stupéfait. Vous ne prétendez pourtant pas entreprendre cette affaire-là seul? Vous ne prétendez pas lutter seul contre le roi d’Espagne et son inquisition?… Vous ne prétendez pas enfin, et toujours seul, disputer la couronne de France à Philippe pour me la donner à moi?…
– Ma foi, sire, répondit le chevalier avec un flegme imperturbable, je ne prétends rien!… Mais il est de fait que si je dois réussir dans cette affaire, c’est seul que je réussirai… C’est donc seul que je l’entreprendrai, ajouta-t-il froidement, en fixant sur le roi un œil étincelant.
– Ventre-saint-gris! cria le roi suffoqué.
Pardaillan s’inclina pour manifester que sa résolution était inébranlable.
Le Béarnais le considéra un moment avec une admiration qu’il ne chercha pas à cacher. Puis ses yeux se portèrent sur ses conseillers, muets de stupeur, et enfin il leva les bras en l’air dans un geste qui signifiait:
– Après tout, avec ce diable d’homme, il faut s’attendre à tout, même à l’impossible.
Et à Pardaillan, qui attendait très calme, presque indifférent:
– Quand comptez-vous partir?
– À l’instant, sire.
– Ouf!… Voilà un homme, au moins!… Touchez-là, monsieur.
Pardaillan serra la main du roi et sortit aussitôt, suivi de près par de Sancy, à qui le roi venait de donner un ordre à voix basse.
Au moment où le chevalier se disposait à monter à cheval, Sancy lui remit ses lettres de créance et son pouvoir, et:
– Monsieur de Pardaillan, dit-il, Sa Majesté m’a chargé de vous remettre ces mille pistoles pour vos frais de route.
Pardaillan prit le sac rebondi avec une satisfaction visible, et toujours gouailleur:
– Vous avez bien dit mille pistoles, monsieur de Sancy?
Et sur une réponse affirmative:
– Peste, monsieur, le roi a-t-il donc fait fortune enfin?… Ou bien cette réputation de ladrerie qu’on lui fait ne serait-elle qu’une légende comme… toutes les légendes? Mille pistoles!… c’est trop! beaucoup trop!
Et tout en disant ces mots, il enfouissait soigneusement le sac au fond de son porte-manteau.
Lorsque cette opération importante fut terminée, il sauta en selle, et en serrant la main de Sancy:
– Dites au roi qu’il se montre, à l’avenir, plus ménager de ses pistoles… Sans quoi, mon pauvre monsieur de Sancy, vous en serez réduit à engager jusqu’aux aiguillettes [7] de votre pourpoint.
Et il rendit la main, laissant de Sancy ébahi, ne sachant ce qu’il devait le plus admirer: ou son audace intrépide, ou sa folle insouciance.