Nous sommes obligé de revenir momentanément à l’un de nos personnages dont les faits et gestes prennent une importance qui sollicite notre attention d’autant plus vivement que peut-être, par ces faits et gestes, arriverons-nous à déchiffrer le caractère plutôt énigmatique jusqu’ici de ce modeste personnage.
Voici donc le nain El Chico – car c’est de lui que nous voulons parler – promu au rang de protagoniste.
Pourquoi pas? Pourquoi un pauvre bougre de nain n’aurait-il pas droit à son chapitre? Pourquoi n’aurait-il pas droit aux honneurs réservés aux grands premiers rôles?
Celui-ci est une réduction d’homme – gracieuse, il est vrai, et nous avons entendu Fausta, qui doit s’y connaître, lui dire qu’il est beau dans sa petitesse. Il est sinon délicat, car il a été élevé à la dure, du moins faible comme un enfant qu’il est par la taille. Il est placé tout au bas de l’échelle sociale, puisqu’il n’est qu’un pauvre diable de bout d’homme, sans père ni mère, élevé on ne sait comment ni par qui, venu on ne sait d’où, gîtant on ne sait dans quel trou, vivant Dieu sait comme! de la charité publique, ne reculant pas devant certaines besognes louches pour assurer sa pitance, et pourtant, malgré tout, ne manquant pas d’une vague dignité, d’une inconsciente fierté.
S’il en est ainsi et non autrement, ce n’est pas notre faute et nous n’y pouvons rien. Nous avons entrepris de raconter une histoire; nous le faisons avec cette impartialité qui nous a toujours guidé dans nos précédents ouvrages. Pour le reste, nous laissons au lecteur le soin de dispenser à son gré le blâme ou l’éloge; nous le laissons maître absolu de ses sympathies ou de ses antipathies.
Donc El Chico sortit en courant du cabinet de Fausta. Il était, on s’en souvient peut-être, fou de joie – ou de douleur, car on n’aurait pu, en conscience, affirmer lequel de ces deux sentiments dominait en lui. En sorte que nous serions porté à croire qu’il y avait en lui autant de joie que de douleur.
Toujours courant il se rendit au fond du jardin, du côté du fleuve. Il paraissait d’ailleurs connaître admirablement ce jardin et, à travers le labyrinthe des allées et des bosquets, dans la nuit accrue de l’ombre opaque des arbres en quantité considérable, il se dirigeait sans hésitation, allant avec une sûreté remarquable, une souplesse de félin qui lui faisaient éviter tout bruit susceptible de trahir sa présence.
Arrivé à la ceinture de cyprès il grimpa sur un de ces arbres avec une dextérité qui dénotait une grande habitude de ce genre d’exercice et s’engagea dans le cône de verdure sombre où sa petite taille seule pouvait lui permettre de pénétrer et de se dissimuler. Sans doute il avait là quelque cachette connue de lui seul et des oiseaux habitants de ce lieu car il se débarrassa du sac d’or qu’il devait à la munificence de Fausta, après quoi il se laissa glisser à terre.
Sans se presser maintenant, l’air grave et méditatif, il longea l’enceinte de verdure et s’arrêta de nouveau devant un jeune cyprès que le hasard avait sorti de l’alignement et fait pousser tout près du mur. Cet arbre, placé là, c’était une échelle naturelle toute trouvée pour franchir l’obstacle élevé.
En effet, El Chico grimpa là jusqu’à ce qu’il fut arrivé à dominer le mur. Alors il imprima un léger balancement au tronc frêle de l’arbuste et, avec l’adresse et la souplesse d’un chat, il sauta sur la crête du mur. Il se suspendit par les mains et se laissa tomber doucement hors de la propriété.
Il s’éloigna du mur et alla s’asseoir dans l’herbe qui poussait haute et drue, à moitié roussie par l’ardent soleil d’Espagne, et dans laquelle il disparut complètement. Les coudes appuyés sur les genoux ramenés au corps, la tête dans ses mains, il resta longtemps ainsi, immobile.
Peut-être pensait-il à des choses que lui seul savait. Peut-être obéissait-il à des instructions reçues dans la maison des Cyprès. Peut-être enfin, et plus simplement, s’était-il endormi.
Les vibrations lointaines d’un bronze religieux laissant tomber dans la nuit douze coups solennellement espacés le tirèrent de sa torpeur.
C’était à peu près vers ce même moment que Fausta, précédée de Centurion, s’engageait dans les sous-sols de sa mystérieuse maison de campagne.
El Chico se leva, s’ébroua et dit tout haut:
– Tiens! il est temps!… Allons!
Et il se mit en route à pas lents, faisant le tour de la propriété, ne cherchant nullement à se cacher. On eût même dit qu’il souhaitait attirer l’attention sur lui, car il faisait le plus de bruit qu’il pouvait.
Et tout à coup il entendit des gémissements étouffés et il vit comme deux masses informes déposées au pied du mur et qui s’agitaient éperdument en des soubresauts qui avaient on ne sait quoi de fantastique.
El Chico ne parut nullement effrayé. Il eut même un de ces sourires rusés qui illuminaient parfois sa physionomie si extraordinairement mobile, et allongeant le pas, il s’approcha de ces deux masses. Il reconnut alors qu’il se trouvait en présence de deux corps humains étroitement roulés dans des capes et congrûment ficelés des pieds à la tête.
Sans perdre un instant il se pencha sur le premier de ces corps et se mit à trancher les liens qui l’enserraient, à le débarrasser des plis de la cape qui l’étouffait.
– El señor Torero! s’exclama El Chico, lorsque le visage de la victime fut enfin dégagé.
Et le visage du petit homme exprimait une surprise si évidente, l’intonation était si naturelle, si sincère, que le plus méfiant s’y fût laisse prendre.
Mais le Torero avait sans doute autre chose à faire, car sans perdre le temps de remercier son sauveur – ou prétendu tel – il s’écria:
– Vite! aide-moi!
Et sans plus attendre, il se rua à son tour sur son compagnon d’infortune qu’avec l’aide d’El Chico, complaisant, il eut tôt fait de dégager.
– Le seigneur Cervantès! s’écria le nain avec un ébahissement croissant.
C’était en effet Cervantès qui se mit péniblement sur son séant et, d’une voix enrouée, s’écria:
– Mort de tous les diables! j’étouffais là-dedans! Merci, don César.
– Venez, s’écria le Torero, bouleversé, il n’y a pas un instant à perdre!… s’il n’est pas trop tard déjà!
C’était plus facile à dire qu’à faire. L’écrivain avait été fort malmené et don César, non sans angoisse, vit bien qu’il fallait, de toute nécessité, lui laisser le temps de se remettre. Cervantès, d’ailleurs, ne se fit pas faute de le dire car il bredouilla:
– Une minute!… Que diable! mon cher, laisse-moi respirer un peu… On m’a à moitié étranglé.
Ce n’était que trop vrai. Le Torero ne pouvait abandonner son ami dans cet état. Il en prit stoïquement son parti mais, comme chaque minute qui s’écoulait diminuait les chances qui lui restaient d’arriver à temps pour aider Pardaillan et délivrer la Giralda, il fit la seule chose qu’il avait à faire, c’est-à-dire qu’aidé d’El Chico et de Cervantès lui-même, il se mit à frictionner énergiquement son ami.
Celui-ci cependant, tout en s’aidant lui-même le mieux qu’il pouvait, ne perdait pas la tête pour cela et, reconnaissant le nain:
– Que fais-tu là, toi? dit-il en fronçant le sourcil. Ne devais-tu pas guetter du côté de la porte?
Le petit homme, sans interrompre ses frictions, répondit:
– Tiens! j’ai vu que vous ne reveniez pas… j’étais inquiet, j’ai voulu savoir. J’ai fait le tour de la maison… heureusement pour vous, car sans moi…
Et du coin de l’œil il montrait les cordes et les capes restées à terre.
El Chico était sans doute un comédien de première force, car Cervantès, qui ne le perdait pas de vue, ne put rien démêler de suspect dans son attitude, pas plus que dans ses paroles. Ce qu’il disait n’avait, d’ailleurs, rien que de très naturel.
D’un air plutôt piteux, l’aventurier écrivain soupira:
– Il est de fait que sans toi j’étranglerais encore sous ce maudit bâillon, et Dieu sait quand et comment nous nous serions tirés de là.
Enfin il se mit debout et fit quelques pas.
– Allons, dit-il avec satisfaction, rien n’est cassé, et je crois que me voilà assez solide pour vous suivre, don César.
– Venez donc! s’écria le Torero qui bouillait d’impatience.
Et il s’élança enfin, expliquant tout en marchant ce qui lui était arrivé au moment où il allait bondir avec Pardaillan à la poursuite du ravisseur de la Giralda.
– En sorte, dit Cervantès, que le chevalier a attaqué seul? S’ils ne sont pas trop nombreux contre lui, il y a des chances pour qu’il s’en tire.
– Hélas! soupira le Torero.
Tout en s’expliquant, ils étaient revenus à la porte bâtarde. Cervantès monta sur la borne, et en un clin d’œil le Torero fut sur le mur. Cervantès allait le suivre, lorsque ses yeux tombèrent sur le nain qui les avait suivis et assistait à l’escalade. Il sauta à terre, prit El Chico dans ses bras et le passa à don César qui le fit glisser de l’autre côté du mur. Ceci fait, il saisit la main que lui tendait le Torero et se hissa sur le mur en grommelant:
– J’aime mieux l’avoir avec nous. Je serai plus tranquille.
Le nain pourtant n’avait opposé aucune résistance, et Cervantès vit avec satisfaction qu’il les attendait bien tranquillement au pied du mur et qu’il ne paraissait avoir aucune velléité de fuite.
Les deux amis sautèrent ensemble et s’élancèrent en courant, accompagnés du nain qui, décidément, paraissait de bonne foi et animé des meilleures intentions, ce qui chassa tout à fait les soupçons qui persistaient dans l’esprit du romancier.
Il ne s’agissait plus cette fois de ruser et de s’attarder à des précautions, utiles peut-être, mais qui leur eussent fait perdre un temps précieux. Ils n’en avaient que trop perdu déjà.
Ils avaient mis l’épée à la main, et l’œil aux aguets ils couraient droit devant eux.
Le hasard fit qu’ils aboutirent au perron.
Nous disons le hasard. En réalité, ils y furent conduits par le nain qui avait fini par les précéder. Ils le suivirent machinalement, sans se rendre compte peut-être.
En quelques bonds ils franchirent les marches et furent devant la porte. Ils s’arrêtèrent un moment, hésitants. À tout hasard le Torero porta la main au loquet. La porte s’ouvrit.
Ils entrèrent.
Une lampe d’argent, suspendue au plafond, éclairait d’une lueur tamisée les splendeurs du vestibule.
– Oh! diable! murmura Cervantès émerveillé, à en juger par le vestibule, c’est ici la demeure d’un prince, pour le moins.
Don César, lui, ne s’attarda pas à admirer ces merveilles. Une portière était devant lui. Il la souleva et passa résolument.
Ils se trouvèrent tous les trois dans ce cabinet où Fausta, peu d’instants plus tôt, avait remis au nain la somme de cinq mille livres qu’il était allé cacher dans un cyprès.
Comme le vestibule, ce cabinet était éclairé. Seulement, ici, c’était un flambeau d’argent massif garni de cires roses qui distribuait une lumière discrète et parfumée.
– Pour le coup, songea Cervantès, nous sommes dans une petite maison du roi!… Il va nous tomber dessus une nuée d’hommes d’armes déguisés en laquais.
La réflexion de Cervantès était motivée précisément par ces lumières.
En effet, à moins de supposer qu’ils étaient attendus et qu’on avait voulu leur faciliter la besogne – ce qui eût été une pure folie – il fallait bien admettre que ce merveilleux palais était actuellement habité. Or le propriétaire d’une aussi somptueuse demeure, s’il n’était pas le roi en personne, ne pouvait être qu’un grand personnage, entouré de nombreux domestiques, voire de gardes et de gens d’armes. De plus, il était évident que ce personnage n’était pas encore couché, sans quoi les lumières eussent été éteintes. Lui, ou quelqu’un de ses gens, pouvait donc apparaître d’un instant à l’autre, et alors il était à présumer que les coups pleuvraient drus comme grêle sur les indiscrets visiteurs. Enfin si, comme la somptuosité royale de la demeure permettait de le supposer, le propriétaire n’était autre que le roi lui-même, la situation des intrus devenait terrible car, en admettant qu’ils pussent se tirer sains et saufs de la lutte, ils n’échapperaient pas à la rancune du roi, et une arrestation discrète, suivie d’une exécution non moins discrète, opérée à la douce, les corrigerait à tout jamais du péché de curiosité. Le roi, plus que le commun des mortels, n’aimait pas à être dérangé dans ses bonnes fortunes.
Tout en se faisant ces réflexions judicieuses quoique peu encourageantes, Cervantès ne lâchait pas d’une semelle le fils de don Carlos. Tous deux se rendaient parfaitement compte du danger couru. Ils n’en étaient pas moins résolus à l’affronter jusqu’au bout.
En ce qui concerne don César, la délivrance de la Giralda – qui lui paraissait plus que compromise – passait au second plan. Pardaillan, qu’il croyait aux prises avec les gens du ravisseur, s’était exposé par amitié pour lui. La pensée qui dominait en lui était donc de retrouver le chevalier, d’accourir à son secours, s’il en était temps encore. Quant à abandonner celui qui s’était généreusement exposé pour lui, il est à peine besoin de dire que cette pensée indigne ne l’effleura même pas.
Pour Cervantès, c’était plus simple encore. Il avait accompagné ses amis, il devait les suivre jusqu’au bout, dussent-ils y laisser leur peau, tous.
Ils allaient donc, avec prudence, mais parfaitement résolus.
Du cabinet, ils passèrent dans le couloir.
Ce couloir, assez vaste, comme nous avons pu le voir en suivant Fausta, était, comme le vestibule et le cabinet, éclairé par des lampes suspendues au plafond de distance en distance.
Et toujours la solitude. Toujours le silence. C’était à se demander si cette opulente demeure était habitée.
Le Torero, qui marchait en tête, ouvrit résolument la première porte qu’il rencontra.
– Giralda! cria-t-il dans un transport de joie.
Et il se rua à l’intérieur de la pièce, suivi de Cervantès et du nain.
La Giralda, nous l’avons dit, sous l’empire d’un narcotique, dormait profondément.
Don César la prit dans ses bras, inquiet déjà de voir qu’elle ne répondait pas à son appel.
– Giralda! balbutia-t-il angoissé, réveille-toi! Réponds-moi!
En disant ces mots, il lâchait le buste, s’agenouillait devant la jeune fille et lui saisissait les deux mains. Le buste, n’étant plus soutenu, s’abandonna mollement sur les coussins.
– Morte! sanglota l’amoureux livide. Ils me l’ont tuée!…
– Non pas, corps du Christ! s’écria vivement Cervantès. Elle n’est qu’endormie. Voyez comme le sein se soulève régulièrement.
– C’est vrai! s’écria don César, passant du désespoir le plus affreux à la joie la plus vive. Elle vit!
À ce moment, la Giralda soupira et commença à s’agiter. Presque aussitôt elle ouvrit les yeux. Elle ne parut nullement étonnée de voir le Torero à ses pieds et elle lui sourit.
Elle dit très doucement:
– Mon cher seigneur!
Et sa voix ressemblait au gazouillis d’un oiseau.
Il répondit:
– Mon cœur!
Et sa voix avait des inflexions d’une tendresse infinie.
Ils ne s’en dirent pas plus long et cela leur suffit.
Ils se prirent les mains et, oubliant le reste de la terre, ils se parlèrent des yeux en se souriant, extasiés. Et c’était un tableau d’une fraîcheur et d’une grâce exquises.
Avec son éclatant costume: mélange de soie, de velours, de satin, de tresses, de galons, de houppettes multicolores, avec son opulente chevelure, aux mèches indisciplinées retombant en désordre sur le front, la raie cavalièrement jetée sur le côté, la tache pourpre d’une fleur de grenadier au-dessus de l’oreille, avec ses grands yeux ingénus, son teint éblouissant, son sourire gracieux découvrant l’écrin perlé de sa bouche; avec son air à la fois candide et mutin, et dans sa pose chastement abandonnée, la Giralda surtout était adorable.
Il est probable qu’ils seraient restés indéfiniment à se parler le langage muet des amoureux, si Cervantès n’avait été là. Il n’était pas amoureux, lui, et après avoir, en artiste qu’il était, accordé un coup d’œil admiratif au couple ravissant qu’il avait sous les yeux, il revint vite au sentiment de la réalité qui n’avait pas cessé d’être menaçante. Sans se soucier autrement de troubler l’extase des jeunes gens, il s’écria donc, sans façon:
– Et M. de Pardaillan! Il ne faudrait pourtant pas l’oublier!
Ramené brutalement à terre par cette exclamation, le prince se redressa aussitôt, honteux d’avoir oublié un moment l’ami sous la caresse des yeux de l’amante.
– Où est donc M. de Pardaillan? dit-il à son tour.
Cette question s’adressait à la Giralda, qui ouvrit de grands yeux étonnés.
– M. de Pardaillan, dit-elle, mais je ne l’ai pas vu!
– Comment! s’écria le Torero troublé. Ce n’est donc pas lui qui vous a délivrée?
– Mais, mon cher seigneur, fit la Giralda de plus en plus étonnée, je n’avais pas à être délivrée!… J’étais parfaitement libre.
Cette fois ce fut au tour de don César et de Cervantès d’être stupéfaits.
– Vous étiez libre! Mais alors, comment se fait-il que je vous ai trouvée ici, endormie?
– Je vous attendais.
– Vous saviez donc que je devais venir?
– Sans doute!
La Giralda, le Torero et Cervantès étaient plongés dans un étonnement qui allait sans cesse grandissant. Il était évident qu’ils ne comprenaient rien à la situation. Les questions du Torero paraissaient incompréhensibles à la Giralda, et les réponses de celle-ci ne faisaient qu’embrouiller les choses au lieu de les élucider. Ils étaient debout tous les trois et se regardaient mutuellement avec des yeux effarés.
Seul le nain, spectateur muet de cette scène, gardait un calme inaltérable. Il paraissait, d’ailleurs, se désintéresser complètement de ce qui se passait autour de lui, et, les yeux perdus dans le vague, il pensait à des choses que lui seul savait.
Cependant Torero s’exclamait:
– Ah! par exemple! ceci est trop fort! Qui vous avait dit que je viendrais ici?
– La princesse.
– Quelle princesse?
– Je ne sais pas, dit naïvement la Giralda. Elle ne m’a pas dit son nom. Je sais qu’elle est aussi bonne que belle. Je sais qu’elle m’avait promis de vous aviser du moment où vous pourriez venir me chercher sans danger. Je sais qu’elle a tenu parole… puisque vous voilà. C’est tout ce que je sais.
– Voilà qui est étrange! murmura don César d’un air rêveur.
– Oui, plutôt! dit Cervantès. Mais il me semble, don César, que le mieux serait de vous mettre incontinent à la recherche du chevalier. Nous pourrons aussi bien interroger la Giralda en fouillant la maison.
– Pardieu! vous avez raison. Nous perdons un temps précieux. Mais emmener Giralda avec nous ne me paraît guère prudent, surtout s’il faut en découdre. La laisser seule ici ne me semble guère plus prudent. Qui sait ce qui peut advenir quand nous serons occupés à visiter la maison!
– Mais, seigneur, fit la Giralda très simplement, pourquoi fouiller cette maison? Il n’y a plus personne ici.
– Comment savez-vous cela, Giralda?
– C’est la princesse qui me l’a dit. N’avez-vous pas trouvé toutes les portes ouvertes? N’avez-vous pas trouvé les pièces éclairées?
– C’est vrai, corps du Christ! dit Cervantès.
– Et cette fameuse princesse, où est-elle pour l’heure? reprit doucement le Torero.
– Elle est retournée à sa maison de la ville, escortée de ses gens… Du moins me l’a-t-elle assuré.
El Torero interrogea Cervantès du regard.
– Visitons toujours la maison, trancha celui-ci.
Don César considéra la jeune fille avec un reste d’incertitude.
– Je vous assure, cher seigneur, dit la Giralda avec assurance, que je peux aller sans crainte avec vous. Il n’y a plus personne ici. La princesse l’a assuré et j’ai bien vu à son air que cette femme ne connaît pas le mensonge.
– Allons! décida brusquement El Torero.
Sans mot dire El Chico prit un flambeau allumé sur une petite table et se disposa à éclairer la petite troupe.
La visite commença. D’abord avec prudence, ensuite plus ouvertement, sans nulle précaution, au fur et à mesure qu’ils s’apercevaient que la maison mystérieuse était en effet vide de tout habitant.
Des caves, où ils descendirent, au grenier, ils ne trouvèrent pas une porte fermée à clé. Ils pénétrèrent partout, fouillèrent tout.
Nulle part ils ne trouvèrent la trace de Pardaillan.
Le chevalier ayant sauté seul dans cette sorte de boudoir d’où ils avaient vu un homme emporter la Giralda endormie, don César revenait obstinément à cette pièce, pensant, avec raison, que là il trouverait l’explication de cette inquiétante disparition. Ils étaient donc encore un coup réunis tous les quatre dans cette pièce, déplaçant les quelques meubles que Fausta y avait laissés, sondant les murs et le plancher, ne laissant pas un pouce inexploré.
Et toujours rien.
Et cependant, sans qu’ils s’en doutassent, là, sous leurs pieds, celui qu’ils cherchaient avec tant d’acharnement, Pardaillan, dormait, peut-être, de l’éternel sommeil.
Les deux amis, et Giralda mise au courant, s’énervaient à ces recherches infructueuses, et avec l’énervement, l’inquiétude allait croissant.
Seul le nain les suivait passivement, avec une indifférence absolue. Il aurait pu se retirer depuis longtemps s’il avait voulu. Cervantès, qui avait conservé quelques soupçons à son égard, revenu de ses présomptions, ne le surveillait plus et, tout comme Giralda et don César, paraissait avoir oublié sa présence. Cependant le petit homme restait. Malgré son indifférence apparente, on eût dit qu’un intérêt puissant l’obligeait à rester. Parfois, lorsque le nom de Pardaillan était prononcé, une lueur s’allumait dans l’œil du petit homme, un rictus sarcastique plissait ses lèvres. Celui qui l’eût observé à ce moment eût juré qu’il était heureux de la mésaventure du chevalier.
Devant le résultat négatif de leurs recherches, Cervantès et don César décidèrent d’accompagner la Giralda chez elle, de rentrer chacun chez soi et de revenir au grand jour s’informer auprès de la mystérieuse princesse qui sans doute serait de retour dans sa somptueuse maison de campagne.
Ceci bien décidé, ils traversèrent le jardin et parvinrent à la porte que Giralda assurait devoir être ouverte. En effet, elle n’était pas fermée à clé et les verrous n’étaient pas poussés.
– C’était bien la peine d’escalader le mur, remarqua Cervantès, nous n’avions qu’à entrer tranquillement.
– Encore eût-il fallu savoir, répondit El Torero.
– C’est juste! Mais quand je pense aux richesses accumulées là-dedans et laissées à la portée du premier malandrin venu qui n’aurait qu’à pousser une de ces portes, je ne puis m’empêcher de dire qu’il faut que la grande dame à qui appartient cette royale demeure doit être superbement insouciante ou fabuleusement riche.
Et, sous l’empire de cette pensée, le brave Cervantès s’évertuait à fermer de son mieux la porte du jardin.
Ils se mirent en route, encadrant la Giralda, précédés du nain qui marchait en éclaireur.
Au bout de quelques pas El Chico s’arrêta brusquement et, se campant dans sa pose accoutumée devant la Giralda et ses deux cavaliers:
– Le Français!… Il est peut-être rentré à l’auberge, tiens! dit-il avec cette brièveté de langage qui lui était particulière.
Don César et Cervantès échangèrent un coup d’œil.
– Au fait, dit le romancier, c’est possible après tout.
Don César secoua la tête d’un air de doute et dit:
– Je ne le crois pas… N’importe, allons à l’auberge de la Tour.
L’œil du nain eut une lueur de contentement. Et sans ajouter une parole, changeant de direction, il prit le chemin de l’hôtellerie du chevalier.
Cependant El Torero marchait sombre et silencieux à côté de la Giralda qui, remarquant bientôt cet air morose et chagrin, demanda avec une tendre inquiétude:
– Qu’avez-vous, César? Se peut-il que la disparition de M. de Pardaillan vous affecte à ce point? Le chevalier, croyez-moi, est homme à sortir sain et sauf des pires situations. Là où d’autres, et des plus intrépides, périraient infailliblement, il sortira indemne et vainqueur. Il est si fort! si bon! si courageux!
Ceci était dit sur un ton d’admiration naïve et de confiance absolue qui, en toute autre circonstance et s’il se fût agi de tout autre que Pardaillan, n’eût pas manqué de piquer la jalousie du jeune homme.
Mais il faut croire que El Torero avait d’autres pensées en tête, car il répondit doucement:
– Non, Giralda! J’ai recherché M. de Pardaillan et je le chercherai jusqu’à ce que je sache ce qu’il est devenu, parce que, en-dehors de l’affection fraternelle que je lui porte, l’honneur me le commande impérieusement. Mais je sais bien qu’il saura se tirer d’affaire sans notre assistance.
– C’est certain, appuya, avec conviction, Cervantès qui ne perdait pas un mot de l’entretien des deux amoureux. Pardaillan est de ces êtres privilégiés qui prêtent, sans marchander, l’appui de leur bras à quiconque fait appel à eux. Mais lorsque par aventure ils se trouvent eux-mêmes dans l’embarras, ils se démènent si bien que, lorsqu’on accourt à leur secours, ils ont déjà accompli toute la besogne. On arrive toujours trop tard. Il est écrit que ces gens-là rendent service à tout venant sans qu’on puisse leur rendre une partie, si faible soit-elle, du bien qu’ils ont fait.
Et c’était admirable la confiance et l’admiration que ces trois êtres de pure loyauté manifestaient à l’égard de Pardaillan qu’ils connaissaient depuis quelques jours à peine.
Voyant que don César, après avoir approuvé les paroles de Cervantès d’un air convaincu, retombait dans son morne abattement, la Giralda reprit:
– Alors, mon doux seigneur, qu’est-ce donc qui vous rend soudain si chagrin?
– Giralda, fit El Torero en s’arrêtant, qu’est-ce donc cette histoire d’enlèvement qu’El Chico est venu nous raconter?
– C’est la vérité pure, dit la Giralda qui cherchait à démêler où il voulait en venir.
– Vous avez été enlevée? Réellement?
– Oui, César.
– Par Centurion?
– Par Centurion.
– Mais Centurion, dans ces sortes d’affaires, n’agit pas pour son propre compte.
– Je vous entends, César. Centurion est le bras droit de don Almaran.
Ayant prononcé ce nom, elle perçut le frémissement de son amant qui la tenait par le bras. Elle rougit cependant qu’un sourire malicieux vint effleurer ses lèvres. Elle venait de comprendre ce qui se passait dans l’esprit du jeune homme.
Simplement don César était jaloux.
Cervantès devait avoir compris aussi, car il marmotta:
– Amour! jalousie!… Folie!
Cependant El Torero, après un instant de silence, reprenait d’une voix qui tremblait:
– Comment se fait-il que, vous sachant au pouvoir de ce monstre que vous prétendiez abhorrer, je vous ai vue si calme et si tranquille, ne cherchant même pas à vous sauver, ce qui vous eût été pourtant très facile.
Giralda aurait pu répondre que pour fuir comme le disait son amant, il aurait fallu qu’elle n’eût pas été endormie par un narcotique assez puissant pour que lui-même l’eût crue morte un moment. Elle se contenta de répondre en souriant:
– C’est que cette fois Centurion n’agissait pas pour le compte de celui que vous savez.
– Ah! fit El Torero plus inquiet encore, pour qui donc alors.
– Pour la princesse, dit Giralda en riant.
– La princesse!… Je ne comprends plus.
– Vous allez comprendre, dit la Giralda soudain sérieuse. Écoutez-moi, César. Vous savez que j’étais partie à la recherche de mes parents?
– Eh bien? demanda El Torero, oubliant sa jalousie pour ne penser qu’à la consoler. Vous avez été encore déçue?
– Non, César, cette fois je sais, dit tristement la Giralda.
– Vous connaissez votre famille? Vous savez qui est votre père, qui est votre mère?
– Je sais que mon père et ma mère ne sont plus, sanglota la jeune fille.
– Hélas! c’était à prévoir, dit El Torero en la prenant tendrement dans ses bras. Et ce père, cette mère, étaient-ce des gens de qualité, comme vous le pensiez?
– Non, César, dit très simplement la Giralda, mon père et ma mère étaient des gens du peuple. Des pauvres gens, très pauvres, puisqu’ils durent m’abandonner ne pouvant me nourrir. Votre fiancée, César, n’est même pas fille de petite noblesse. C’est une fille du peuple devenue bohémienne.
Don César la serra plus fortement dans ses bras.
– Pauvre Giralda! dit-il avec une tendresse infinie. Je vous aimerai davantage, puisqu’il en est ainsi. Je serai tout pour vous, comme vous êtes tout pour moi.
La Giralda releva son gracieux visage et, à travers ses larmes, elle eut un sourire à l’adresse de celui qui lui parlait si tendrement et de l’amour duquel elle était sûre comme de son propre amour.
El Torero reprit:
– Êtes-vous bien sûre cette fois-ci, Giralda? Vous avez été si souvent leurrée.
– Il n’y a pas de doute, cette fois-ci. On m’a donné des preuves.
Elle resta un moment rêveuse puis, essuyant ses larmes, elle reprit en souriant avec une pointe de scepticisme:
– Ce que je gagne dans cette affaire, c’est de savoir que j’ai été baptisée, autrefois, avant d’être la bohémienne que je suis devenue. Vous voyez que l’avantage n’est pas bien grand.
La Giralda était à moitié païenne. C’est ce qui explique qu’elle parlait de son baptême avec une telle désinvolture.
Don César, lui, avait été élevé, comme il était d’usage, en fervent pratiquant. Et bien qu’avec l’âge, le raisonnement, les lectures et la fréquentation de savants et de lettrés, ses sentiments religieux se fussent atténués au point de devenir quantité négligeable, il ne lui était cependant pas possible de se soustraire complètement aux idées de l’époque. Il répondit donc gravement:
– Ne dites pas cela, Giralda. C’est beaucoup au contraire. Vous échappez de ce fait à la menace d’hérésie suspendue sur votre tête. Vous n’avez plus à craindre l’horrible supplice dont vous étiez sans cesse menacée. Mais ne m’avez-vous pas dit que vous avez été enlevée sur l’ordre de cette princesse inconnue?
– Pas tout à fait. Quand je me suis vue aux mains de Centurion et de ses hommes, je fus prise d’un désespoir affreux. C’est que je pensai qu’on allait me livrer à l’horrible Barba-Roja. Jugez de ma surprise et de ma joie lorsque je me vis en présence d’une grande dame que je n’avais jamais vue, laquelle, avec des paroles de douceur, me rassura, me jura que je ne courais aucun danger et, mieux, que j’étais libre de me retirer à l’instant si je le désirais.
– Vous êtes restée pourtant! Pourquoi? Pourquoi cette princesse vous a-t-elle fait enlever? De quoi se mêle-t-elle et qu’avez-vous à faire avec elle? Elle vous connaissait donc? D’où? Comment?
Don César avait égrené le chapelet de ses questions avec une nervosité croissante. La Giralda, qui devinait ses pensées jalouses et qu’il souffrait, répondit avec une grande douceur:
– Que de questions, monseigneur! Oui, la princesse me connaissait. D’où? Comment? Celle qu’on a appelée la Giralda, un peu parce qu’elle a vécu ses premières années à l’ombre de la tour de ce nom, un peu à cause de la facilité avec laquelle elle tournait longtemps en dansant sur les places publiques, celle-là n’est-elle pas connue de tout Séville?
– C’est vrai, murmura don César, dépité.
– À proprement parler, la princesse ne m’a pas fait enlever. Elle m’a plutôt délivrée. Voici: vous savez que Centurion me guettait depuis longtemps. Sans l’intervention de M. de Pardaillan, il m’aurait même arrêtée tout récemment. Or, je ne sais pourquoi ni comment – car on ne me l’a pas dit – il se trouve que Centurion est employé aussi par la princesse et qu’il est sous sa dépendance beaucoup plus qu’il n’est sous celle de Barba-Roja. Centurion a dû dire à la princesse qu’il avait ordre de m’enlever et celle-ci lui a, à son tour, donné l’ordre de me conduire directement à elle. Ce qu’il a été contraint de faire.
– Pourquoi? Pourquoi cette princesse que vous ne connaissiez pas s’intéresse-t-elle ainsi à vous?
– Pur hasard! La princesse m’a vue. Elle a été frappée – c’est elle qui parle – de la grâce de mes danses et s’est informée de moi, sans que j’en aie jamais rien su. Riche et puissante comme elle est, elle a eu tôt fait de découvrir en quelques jours ce que je n’avais pu trouver en des années de recherches. Intéressée, elle a désiré me connaître de près; elle a profité de la première occasion qui s’est présentée à elle, avec d’autant plus d’empressement et de joie que, ce faisant, elle me tirait d’un grand danger.
– En sorte, dit El Torero en hochant la tête, que je lui suis redevable d’un grand service.
– Plus que vous ne croyez, César, dit gravement la Giralda. Enfin, pourquoi je suis restée quand j’étais libre de me retirer? Parce que la princesse m’a affirmé qu’il y avait danger de mort, pour quelqu’un que vous connaissez, à me rencontrer pendant une période de deux fois vingt-quatre heures. Parce que j’aime ce quelqu’un plus que ma propre vie et que dès l’instant où ma présence pouvait lui être mortelle je me serais plutôt ensevelie vive. Parce que la princesse enfin m’avait assuré que lorsque tout danger serait conjuré, ce quelqu’un serait avisé par ses soins et viendrait me chercher lui-même. Faut-il aussi vous nommer ce quelqu’un, don César? ajouta la Giralda avec un sourire malicieux.
Autant El Torero s’était montré inquiet, autant il était maintenant radieux.
Aussi accabla-t-il sa fiancée de remerciements et de protestations qui la firent rougir de plaisir.
Mais son humeur jalouse dissipée par les franches explications de la Giralda, ses transports un peu calmés, les paroles de sa fiancée ne laissèrent pas que de l’étonner grandement, et il s’écria:
– Cette princesse me connaît donc aussi? En quoi le pauvre diable que je suis peut-il l’intéresser? Et quel danger pouvait bien me menacer? Savez-vous que tout cela est fort étrange?
– Pas tant que vous le supposez. Je vous ai dit que la princesse est aussi bonne que belle: ce serait une raison suffisante pour expliquer l’intérêt qu’elle vous porte. Mais il y a mieux: elle sait qui vous êtes, elle connaît votre famille.
– Elle sait qui je suis? Elle connaît le nom de mon père?
– Oui, César, dit la Giralda, gravement.
– Elle vous a dit ce nom?
– Non! Ceci elle ne le dira qu’à vous.
– Elle vous a dit qu’elle me révélerait le mystère de ma naissance? demanda El Torero, frémissant d’espoir.
– Oui, seigneur, quand il vous plaira de le lui demander.
– Ah! s’écria El Torero, il me tarde d’être à demain pour aller voir cette princesse et l’interroger. Oh! savoir! savoir enfin qui je suis et ce qu’étaient les miens! reprit-il avec exaltation.
Pendant que les deux amoureux échangeaient leurs confidences sans prêter attention à lui, Cervantès se disait:
«Ouais! Qu’est-ce que cette princesse qui connaît tant de gens et possède tant de secrets? Et de quoi se mêle-t-elle d’aller révéler qui il est à ce malheureux prince? Elle ne se doute donc pas qu’une pareille révélation le condamne sûrement à mort! Comment empêcher cette inconnue de parler?»
Cependant ils arrivèrent à l’auberge de La Tour sans qu’il leur fût survenu rien de fâcheux.
Il était environ une heure et demie du matin. L’auberge, par conséquent, était silencieuse et obscure. Tous ses habitants étaient certainement plongés dans un sommeil réparateur.
El Chico, qui paraissait en proie à une morne tristesse, frappa à la porte extérieure du patio d’une manière spéciale, connue seulement d’intimes de la maison.
Contrairement à son attente, comme s’ils eussent été attendus, la porte s’ouvrit aussitôt et la petite Juana, la jolie fille de l’hôtelier Manuel, montra dans l’encadrement son fin visage à la fois inquiet et curieux.
En apercevant la jeune fille, El Chico devint très pâle. Il faut croire pourtant que le petit homme savait se maîtriser avec une énergie extraordinaire chez un être aussi débile; il faut croire qu’il savait dissimuler soigneusement ses impressions et ses sentiments, car, à part la teinte terreuse qui se répandit brusquement sur son visage bronzé, rien, dans son attitude, ne trahit l’émotion intense qui s’était emparée de lui.
Il redressa fièrement sa petite taille et adressa à la jeune fille ce sourire amical qu’on a pour les amis de longue date. Évidemment, Juana et El Chico se connaissaient depuis leur enfance.
Cependant, malgré sa fierté native, un observateur attentif eût démêlé dans l’attitude du nain, surtout dans le sourire comme résigné, dans l’expression tendre, comme voilée d’angoisse, cette pointe d’admiration à la fois humble et ardente que l’on a pour les êtres considérés comme d’une essence supérieure. Bref, dans les moments où il ne se croyait pas observé, El Chico avait devant la jeune fille l’attitude d’un dévot fervent adorant la Vierge.
Par contre, les manières de Juana, quoique très franches, très cordiales, avaient un air à la fois supérieur et protecteur, apparent malgré sa discrétion. Un indifférent eût pensé que la jolie Andalouse, fille d’un notable bourgeois dont les affaires étaient prospères, savait garder la distance qui la séparait de ce mendiant. Un plus attentif eût aisément découvert dans ces manières une affection réelle, quasi maternelle.
De fait, Juana avait un peu de ces manières brusques, tendres, quoique grondeuses, empreintes d’une coquetterie enfantine, telles que les ont les petites filles jouant à la petite maman avec leur poupée préférée.
Oui, c’était bien cela. Le nain devait être pour elle comme un jouet vivant que l’enfant aime de tout son cœur tout en le maltraitant, sans méchanceté d’ailleurs, dans un instinctif besoin de jouer au petit maître, au petit tyran. L’enfant est-il las de son jouet? Il le jette dédaigneusement dans un coin, sans se soucier de le briser, et ne le regarde plus. Éprouve-t-il le besoin de reprendre son jouet et s’aperçoit-il que, dans son geste brutal, il l’a cassé quelque part? Il pleure sincèrement, il prend le jouet dans ses petits bras, il le berce, il le câline, il le console, lui parlant avec douceur, s’efforçant de réparer le mal qu’il a fait involontairement.
Telles étaient à peu près les manières de Juana à l’égard du nain.
Le plus étonnant c’est que celui-ci, dont la susceptibilité était grande pourtant, acceptait franchement ces manières. Non pas avec la passivité d’un jouet, mais avec un plaisir réel quoique dissimulé. Il trouvait cela très naturel. Et, de la part de Juana, rien ne l’offensait, rien ne le fâchait, rien ne le rebutait. C’était Juana. Tout lui était permis, à elle. Ses rebuffades et ses vivacités d’enfant espiègle et gâtée, assurée à son despotique pouvoir, lui paraissaient douces, et en tout cas, préférables à son indifférence, Juana était le maître, dans le sens absolu du mot. Lui, n’était que l’esclave acceptant avec joie les bons et les mauvais traitements.
Était-ce là l’effet d’une habitude contractée dès l’enfance? Peut-être.
En tout cas, il faut convenir que cette adoration et cette admiration étaient parfaitement justifiées.
Juana avait seize ans. C’était le type de l’Andalouse dans toute sa pureté. Elle était petite, mignonne, fluette, et ses mouvements vifs et enjoués étaient empreints d’une grâce mutine qui n’était pas sans une élégance naturelle remarquable. Elle avait le teint chaud de l’Andalouse, des yeux noirs superbes, tour à tour langoureux et ardents, la bouche petite, aux lèvres pourpres un peu sensuelles. Elle avait les attaches d’une finesse aristocratique et ses mains fines et blanches, entretenues avec un soin jaloux, eussent fait envie à plus d’une dame de la noblesse.
Elle était méticuleusement propre et sa mise, fort au-dessus de sa condition, dénotait une coquetterie raffinée que l’indulgent orgueil paternel, loin de chercher à la modérer, se plaisait à exciter, car le brave Manuel, qui sans doute faisait des affaires d’or, ne reculait devant aucune dépense pour satisfaire les caprices de cette enfant gâtée.
Aussi Juana était-elle toujours parée comme une madone et d’ailleurs portait avec une aisance pleine de charme l’élégant costume de l’Andalouse.
Seulement tandis que ce costume était habituellement, pour les filles de sa condition, de drap ou de toile, Juana portait casaque de velours, corsage de soie claire, moulant avantageusement une taille fine et souple, basquine de soie assortie au corsage, laissant à découvert un mollet nerveux laissant ressortir la finesse de la cheville, la petitesse d’un pied d’enfant mince et cambré, chaussé de satin et dont elle se montrait très fière, comme toute vraie Andalouse. Au lieu de l’écharpe, elle portait un riche tablier surchargé de tresses, de galons, de nœuds et de houppettes, comme le reste du costume d’ailleurs.
Ainsi parée, elle surveillait les serviteurs de son père et il fallait être un bien grand seigneur – comme ce Français – ou un bon vieil ami – comme M. de Cervantès – pour qu’elle condescendit à servir elle-même et de ses blanches mains. Encore estimait-elle que tout l’honneur était pour ceux qu’elle servait et peut-être n’avait-elle pas tort.
On conçoit que dans ces conditions Cervantès n’eût pas manqué de s’étonner de trouver cette sorte de petite reine veillant elle-même au lieu et à la place d’une humble maritorne. Mais Cervantès était trop préoccupé pour s’arrêter à d’aussi futiles détails.
Juana s’effaça pour laisser entrer les nocturnes visiteurs et, bien qu’elle parût troublée et inquiète, elle répondit au sourire d’El Chico par un sourire de satisfaction visible souligné d’un geste bienveillant et amical avec cet air de petite souveraine qu’elle avait, malgré elle, avec lui.
Et cela suffit pour amener sur les joues du petit homme un peu de cette rougeur qui avait disparu soudain à la vue de la jeune fille. Cela suffit pour illuminer son regard d’une joie intérieure qu’il ne chercha pas à cacher, certain qu’il était que ses compagnons avaient bien d’autres soucis en tête que de l’observer lui, El Chico.
Lorsque Cervantès, qui fermait la marche, eut pénétré dans le patio, Juana eut une seconde d’hésitation et, avant de repousser la porte, elle se pencha et regarda au dehors, dans la nuit claire et constellée de milliards de feux qui constituaient, à peu près, tout le luminaire que le gouvernement de la Sainte Inquisition octroyait à ses sujets. Sans doute pour se réserver entièrement aux autodafés.
Elle paraissait étrangement émue, la petite Juana.
On eût dit vraiment qu’elle attendait quelqu’un, qu’elle s’inquiétait et s’affligeait de ne pas voir apparaître. Quand il fut bien avéré qu’il n’y avait plus personne, elle eut un soupir qui ressemblait à un sanglot, poussa tristement les verrous et introduisit le groupe dans la cuisine, qui, par sa disposition intérieure, pouvait être éclairée sans avoir à redouter les pénalités encourues par l’infraction aux édits de police très rigoureux, lesquels interdisaient d’avoir de la lumière passé le couvre-feu.
Pendant que la servante, encore à moitié endormie, s’activait en marmottant de sourdes imprécations contre les coureurs de nuit qui venaient troubler le sommeil de bons chrétiens à une heure aussi avancée, alors qu’ils eussent dû être depuis longtemps dans leurs lits, les draps tirés jusqu’au menton, Juana la suivait d’un regard machinal. Mais elle ne la voyait même pas. Elle était bien trop émue, la petite Juana. Elle était très pâle. Ses jolis yeux, si gais d’habitude, étaient comme embués de larmes refoulées. Une question lui brûlait les lèvres, qu’elle n’osait formuler et personne ne remarqua l’étrange émotion de la jeune fille.
Personne, hormis la duègne, précisément, qui se hâta de mâchonner des réflexions empreintes d’acrimonie, non exemptes pourtant d’affection bourrue, à l’adresse des jeunes maîtresses qui se mêlent de passer les nuits à s’abîmer les yeux inutilement alors que, Dieu merci! il y a de dignes matrones, dures à la fatigue, et honnêtes et attachées à leurs maîtres, pour s’acquitter en conscience de devoirs d’hospitalité qui ne sont pas le fait de mains blanches de petite dame.
Personne, hormis Chico, qui ne la perdait pas de vue et qui, à mesure, voyait toute sa joie s’envoler et la regardait avec ses bons yeux de chien fidèle, prêt à tout pour ramener le sourire sur les lèvres du maître.
Pour être juste, il faut dire qu’en revanche la petite Juana ne voyait ni la servante, ni le Chico, ni personne. Elle paraissait suivre un rêve intérieur plutôt douloureux.
Et de ce rêve, une question vint la tirer brusquement.
– M. de Pardaillan est-il rentré? demanda le Torero.
La petite Juana tressaillit violemment, et c’est à peine si elle put balbutier d’une voix étranglée:
– Non, seigneur César.
– J’en étais sûr! murmura le Torero en regardant Cervantès d’un air consterné.
La petite Juana put faire un gros effort, et pâle comme une cire elle demanda:
– Le sire de Pardaillan était avec vous pourtant. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de fâcheux?
– Nous l’espérons aussi, petite Juana, mais nous ne le saurons vraiment que demain, dit Cervantès d’un air très préoccupé.
Juana chancela. Elle fût tombée si elle n’avait rencontré une table à laquelle elle se cramponna. Et personne ne remarqua cette défaillance soudaine.
Personne, hormis la servante, qui clama:
– Vous tombez de fatigue, notre demoiselle! Êtes-vous donc devenue le bourreau de votre corps que vous ne voulez pas aller vous coucher, cette nuit?
El Chico avait vu, lui aussi. Il ne dit rien, lui, mais il s’approcha vivement comme s’il eût voulu lui prêter l’appui de sa faiblesse.
Sans rien remarquer, Cervantès reprit:
– Mon enfant, faites-nous préparer des lits. Nous achèverons la nuit ici, et demain, ajouta-t-il en se tournant vers don César et la Giralda, nous reprendrons nos recherches.
Le Torero approuva d’un signe de tête.
Juana, heureuse peut-être d’échapper à une contrainte pénible, suivit la servante malgré ses protestations énergiques, lesquelles eurent le sort réservé à toutes les protestations: celui de ne pas être entendues.
Cervantès, après un geste amical à l’adresse de Chico, se hâta de regagner la chambre qui lui était destinée.
Le Torero ne voulut pas le suivre avant de l’avoir chaudement remercié et de l’avoir assuré encore une fois qu’il se chargeait désormais de pourvoir à ses besoins. La Giralda joignit ses protestations à celles de son fiancé. Le petit homme accueillit ces marques d’amitié avec cet air fier et détaché qui lui était particulier. Mais l’éclat de son regard montrait clairement qu’il était content de cette amitié.