IV LE RÉVEIL DE FAUSTA

Lorsque Fausta revint à elle, ce fut d’abord, dans son esprit, un prodigieux étonnement. Sa première pensée fut que Sixte Quint n’avait pas permis qu’elle échappât à la hache du bourreau. Le cri de Montalte, clamant sa joie de la voir vivante, était si vibrant de passion qu’elle voulut savoir quel était l’homme qui l’aimait à ce point. Elle ouvrit les yeux et reconnut le neveu du pape. Elle les referma aussitôt et pensa:


«Celui-là, a obtenu de Sixte qu’il me fît grâce de la vie… Que m’est la vie à présent que morte est mon œuvre et que Pardaillan n’est plus! Que suis-je, à présent? Néant. Je dois retourner au néant. Avant ce soir ce sera fait!»


Cette résolution prise, elle écouta et alors elle comprit qu’elle s’était trompée. Non! Sixte Quint n’avait pas fait grâce. Montalte, seul, au prix de quelque infamie héroïquement consentie, avait accompli ce miracle de l’arracher à Sixte et à la mort. Aussitôt, elle entrevit tout le parti qu’elle pourrait tirer d’un pareil dévouement. Mais à quoi bon!… Elle voulait, elle devait mourir!


Malgré tout, elle ne put se désintéresser de ce qui se disait près d’elle Qu’était-ce que ce document?… Quel rapport entre elle et ce parchemin?…


Elle sentit qu’on la touchait à l’épaule… on lui parlait… Elle ouvrit les yeux et fixa Espinosa. Et, au fur et à mesure, son esprit réfutait ses arguments.


Son fils?… Oui! Sa pensée s’est déjà portée vers l’innocente créature. Il vit… Il est libre… C’est là le point capital… quant au reste: mieux vaut sa mère morte qu’ensevelie vivante dans un cachot.


Et soudain, comme un coup de tonnerre, ces mots répétés dans son esprit éperdu:


– Pardaillan vivant!


Deux mots évocateurs d’un passé d’enivrante passion… et de luttes mortelles! Ce passé qui lui semblait si éloigné!… et qui, cependant, était si proche, puisque quelques mois à peine la séparaient du moment où elle avait voulu faire périr Pardaillan, dans l’incendie du palais Riant!… Ce Pardaillan si haï… et tant adoré!…


Quel passé!…


Elle: riche, souveraine, puissante et adulée, vaincue, brisée, meurtrie dans toutes ses entreprises. Lui: pauvre, gentilhomme sans feu ni lieu, vainqueur par la force de son génie d’intrigue et de son cœur généreux. Et, suprême humiliation, son amour à elle, la vierge d’orgueil, son amour dédaigné!…


Pardaillan vivant!… Mais alors la mort, pour Fausta, ce serait la fuite devant l’ennemi! Et Fausta n’a jamais fui!… Non, elle ne veut plus mourir… Elle vivra pour reprendre le tragique duel interrompu et sortir enfin triomphante de ce suprême combat.


C’est à ce moment que Montalte s’approcha d’elle.


Pendant qu’il se courbait, elle l’étudiait d’un coup d’œil prompt et sûr, et tout de suite, comme si elle eût toujours été la souveraine redoutée – ou peut-être pour bien marquer, dès le début, la distance infranchissable qu’elle entendait établir entre eux – cette femme étrange qui semblait échapper à toutes les faiblesses, à toutes les fatigues, se redressa en une majestueuse attitude, et d’une voix qui ne tremblait pas!


– Vous avez à me parler, cardinal? Je vous écoute.


En même temps ses yeux noirs se posaient sur ceux de Montalte, étrangement dominateurs et pourtant graves et doux.


Et Montalte, qui peut-être avait rêvé de la conquérir, vaincu dès le premier contact, se courbait davantage, presque prosterné, dans une muette adoration. Et Fausta comprit qu’il se donnait corps et âme et sans réserve, et elle lui sourit et elle répéta avec une douceur inexprimable:


– Parlez, cardinal.


Alors Montalte, d’une voix basse et tremblante, lui annonça qu’elle était libre.


Sans manifester ni surprise, ni émotion, Fausta dit:


– Sixte Quint me fait donc grâce?


Montalte secoua la tête:


– Le pape n’a pas fait grâce, madame. Le pape a cédé devant une volonté plus forte que la sienne.


– La vôtre… n’est-ce pas?


Montalte s’inclina.


– Alors Sixte Quint révoquera la grâce qu’il a signée par contrainte.


– Non, madame, car en même temps j’ai… obtenu de Sa Sainteté un document qui sera votre égide.


– Qu’est-ce que ce document?


– Le voici, madame.


Fausta prit le parchemin et lut:


«Nous, Henri, par la grâce de Dieu roi de France, inspiré de notre Seigneur Dieu, par la voix de son Vicaire, notre Très Saint Père le Pape; en vue de maintenir et conserver en notre royaume la religion catholique, apostolique et romaine; attendu qu’il a plu au Seigneur, en expiation de nos péchés, de nous priver d’un héritier direct; considérant Henri de Navarre incapable de régner sur le royaume de France, comme hérétique et fauteur d’hérésie; à tous nos bons et loyaux sujets: Sa Majesté Philippe II, roi d’Espagne, est Seule apte à nous succéder au trône de France, comme époux d’Élisabeth de France, notre sœur bien-aimée, décédée; mandons à tous nos sujets demeurés fils soumis de notre Sainte Mère l’Église, le reconnaître comme notre successeur et unique héritier.»


– Madame, dit Montalte, lorsqu’il vit que Fausta avait terminé sa lecture, la parole du roi ayant en France force de loi, cette proclamation jette dans le parti de Philippe les deux tiers de la France. De ce fait, Henri de Béarn, abandonné par tous les catholiques, voit ses espérances à jamais détruites. Son armée réduite à une poignée de huguenots, il n’a d’autre ressource que de regagner promptement son royaume de Navarre, trop heureux encore si Philippe consent à le lui laisser. Celui qui apportera ce parchemin à Philippe lui apportera donc en même temps la couronne de France… Celui-là, madame, si c’est un esprit supérieur comme le vôtre, peut traiter avec le roi d’Espagne et se réserver sa large part… Votre puissance est ruinée en Italie, votre existence y est en péril. Avec l’appui de Philippe, vous pouvez vous créer une souveraineté qui, pour n’être pas celle que vous avez rêvée, n’en sera pas moins de nature à satisfaire une vaste ambition… Ce parchemin, je vous le livre et je vous demande de consentir à le porter à Philippe…


Aussitôt la résolution de Fausta fut prise:


Son fils?… Il était sous la garde de Myrthis et maintenant hors de l’atteinte de Sixte Quint. Plus tard, elle saurait bien le retrouver.


Pardaillan?… Plus tard aussi, elle le retrouverait.


Montalte?… Pour celui-là, c’est à l’instant qu’il fallait décider. Et elle décida:


– Celui-là?… Celui-là sera mon esclave!


Et tout haut:


– Quand on s’appelle Peretti, on doit avoir assez d’ambition pour agir pour son propre compte… Pourquoi avez-vous imposé ma grâce à Sixte?… Pourquoi m’avez-vous empêchée de mourir?… Pourquoi me faites-vous entrevoir ce nouvel avenir de splendeur?


– Madame… balbutia Montalte.


– Je vais vous le dire: parce que vous m’aimez, cardinal.


Montalte tomba sur les genoux, tendit les mains dans un geste d’imploration.


Impérieuse, elle arrêta avant qu’elle se produisit l’explosion passionnée qu’elle même avait provoquée:


– Taisez-vous, cardinal. Ne prononcez pas d’irréparables paroles… Vous m’aimez, soit, je le sais. Mais moi, cardinal, moi, je ne vous aimerai jamais.


– Pourquoi? pourquoi? bégaya Montalte.


– Parce que, dit-elle gravement, parce que j’aime, cardinal Montalte, et que Fausta ne peut concevoir deux amours.


Montalte se redressa, écumant:


– Vous aimez?… Vous aimez?… et vous me le dites… à moi?…


– Oui, dit simplement Fausta en le fixant droit dans les yeux.


– Vous aimez!… Qui?… Pardaillan, n’est-ce pas?…


Et Montalte d’un geste de folie, tira sa dague.


Fausta, immobile dans son lit, le regardait d’un œil très calme, et d’une voix qui glaça Montalte, elle dit:


– Vous l’avez dit: j’aime Pardaillan… Mais croyez-moi, cardinal Montalte, laissez votre dague… Si quelqu’un doit tuer Pardaillan, ce n’est pas vous.


– Qui?… Qui?… râla Montalte dont les cheveux se hérissèrent.


– Moi!…


– Pourquoi? hurla Montalte.


– Parce que je l’aime, répondit froidement Fausta.

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