Pardaillan cherchait comment il pourrait éviter de répondre à une question aussi scabreuse lorsqu’il fut tiré d’embarras par l’arrivée d’un personnage qui vint sans façon interrompre leur conversation.
C’était un petit bout d’homme qui paraissait douze ans à peine, noir comme une taupe, sec comme un sarment, l’air déluré, l’œil vif mais singulièrement mobile. Guère plus haut que la table sur laquelle il posa ses petits poings, il se campa devant don César et attendit dans une attitude pleine de fierté.
– Eh bien! El Chico (le petit) qu’y a-t-il? demanda doucement le Torero.
– C’est rapport à la Giralda, répondit le petit homme avec un laconisme plutôt ambigu.
– Lui serait-il arrivé quelque chose? demanda vivement le Torero.
– Enlevée!…
– Enlevée! répétèrent les trois hommes d’une même voix.
Au même instant, ils furent debout tous les trois, et comme don César atterré par cette nouvelle inattendue, jetée aussi brutalement, restait muet de stupeur, Pardaillan, repoussant la table, dit:
– Voyons, ne nous effarons pas et procédons avec méthode.
Et s’adressant à El Chico qui attendait toujours campé dans sa pose pleine de dignité:
– Tu dis, petit, que la Giralda a été enlevée?
– Oui, seigneur.
– Quand?
– Il y a deux heures environ.
– Où?
– Passé la Puerta de las Atarazanas.
– Comment sais-tu cela, toi?
– Je l’ai vu, tiens!
– Raconte ce que tu as vu.
– Voilà, seigneur: je m’étais attardé hors les murs et je me hâtais pour arriver avant la fermeture des portes, lorsque je vis, non loin devant moi une ombre qui se hâtait aussi vers la ville: c’était la Giralda.
– Tu en es sûr?
El Chico eut un sourire entendu:
– Tiens! dit-il, j’ai de bons yeux!… Et quand même je ne l’aurais pas reconnue, quelle autre que la Giralda eût appelé El Torero à son secours? Tiens!…
– Elle m’a appelé?
– Quand les hommes se sont jetés sur elle, elle a crié: «César! César! à moi!» puis les hommes lui ont jeté une cape sur la tête et l’ont emportée.
– Quels sont ces hommes? Le sais-tu, petit?
El Chico eut encore son sourire entendu et, avec ce laconisme qui faisait bouillir l’amoureux désespéré:
– Don Centurion, dit-il.
– Centurion! s’exclama don César; le damné ruffian mourra de ma main!
– Qu’est-ce que ce Centurion? demanda Pardaillan qui ne perdait pas de vue un seul instant le petit homme, lequel, d’ailleurs, ne paraissait nullement s’en préoccuper.
– Le familier que vous avez jeté dehors l’autre jour, dit Cervantès.
– Le drôle est donc enragé!
– On sait trop pour le compte de qui opère le sacripant, murmura Cervantès.
– Pour qui?
– Pour don Almaran, dit Barba-Roja.
– Barba-Roja?… Ce colosse qui ne quitte jamais le roi?
– Lui-même!… Vous le connaissez, chevalier?
– Un peu, fit Pardaillan avec un léger sourire.
Et en lui-même: «Du diable s’il n’y a pas de l’Espinosa là-dessous!… Enfin je suis là, et, mordiable! je veillerai sur ce petit prince pour lequel je me sens de l’affection.»
Pendant ces apartés, don César continuait l’interrogation du petit homme:
– Et toi, Chico, qu’as-tu fait, quand tu as vu ces hommes enlever la Giralda?
– Je les ai suivis… de loin… Tiens! on aime le Torero!
– Et tu sais où ils l’ont conduite?
– Tiens! je ne serais pas venu vous chercher sans ça! fit El Chico en levant les épaules.
– Bravo, Chico!… Conduis-moi.
Et sans plus attendre, don César se dirigea vers la porte.
– Un instant! fit Pardaillan, en se plaçant devant lui. Nous avons le temps, que diable!
Et, voyant que le Torero, trépignant d’impatience, n’osait pas lui résister.
– Fiez-vous à moi, mon enfant, fit-il doucement, vous n’aurez pas à le regretter.
– Chevalier, j’ai pleine confiance en vous, mais… voyez dans que état je suis!
– Un peu de patience, donc!… Si tout ce que ce petit bout d’homme vient de raconter est vrai, je réponds de tout… mais diantre! il ne s’agit pas d’aller nous jeter tête baissée dans quelque traquenard.
– Quoi, vous consentiriez?…
Pardaillan haussa dédaigneusement les épaules:
– Ces amoureux sont tous stupides, dit-il à Cervantès, qui se contenta d’approuver d’un signe de tête.
– Voyons, petit, reprit le chevalier en s’adressant à El Chico, tu as vu enlever la Giralda, tu as suivi les ravisseurs, tu sais où ils l’ont conduite et tu es accouru le dire à don César.
– Oui, seigneur!
– Bien. Et, dis-moi, comment savais-tu que don César était ici?
El Chico eut une hésitation imperceptible qui n’échappa pourtant pas à l’œil perspicace du chevalier.
– Tiens! fit-il, je suis allé chez lui. On m’a dit: Il doit être à l’hôtellerie de la Tour. J ’y suis venu, tiens!
Et comme s’il eût deviné ce qui se passait dans l’esprit du chevalier, il ajouta:
– Si Votre Seigneurie affectionne don César, qu’elle vienne avec lui. Et, se tournant vers Cervantès, muet: Vous aussi, seigneur… et tous vos amis… tant que vous en avez… Tiens! à présent qu’il a pris la Giralda, don Centurion ne la rendra pas sans montrer un peu les crocs… un bon chien ne lâche pas son os sans le défendre, tiens! Il y aura bataille, il y aura des coups… et les coups ne font pas mon affaire. Moi, je peux vous conduire à la maison et puis après, serviteur, je ne compte plus. Que voulez-vous que je fasse, pauvre de moi!… Je suis trop petit, tiens!
El Chico paraissait sincère et devait l’être en effet. C’est ce que se disait Pardaillan qui pensait:
– Si c’était un guet-apens on n’aurait évidemment pas la naïveté de recommander à don César de se faire accompagner. Tout au contraire, on chercherait à l’attirer seul. À moins que…
Et s’adressant à El Chico:
– Tu penses donc qu’ils sont en nombre autour de la Giralda?
– Savoir?… Il y a d’abord les quatre qui l’ont enlevée… Il y a don Centurion… Ceux-là, j’en suis sûr. Je les ai vus entrer et ils ne sont pas ressortis… J’ai idée qu’il doit bien y en avoir quelques autres cachés dans la maison… mais je ne peux pas affirmer ni préciser… Tiens! vous Pensez bien que je ne me suis pas risqué à visiter le chenil!
– Allons! décida soudain Pardaillan.
Aussitôt El Chico se dirigea vers la porte.
Cervantès, sur un signe de Pardaillan, se plaça à la gauche du Torero, tandis que le chevalier se plaçait à sa droite. Pardaillan était bien persuadé que le guet-apens – en admettant qu’il y eût guet-apens – était dirigé contre don César. Pas un instant la pensée ne l’effleura qu’il pouvait être visé lui-même.
Cette pensée, Cervantès ne l’eut pas davantage. Dans ces conditions, leur unique préoccupation, à tous deux était de veiller sur le fils de don Carlos, seul menacé.
Quant à don César, il n’en cherchait pas si long. La Giralda était en danger, il courait à son secours. Le reste n’existait pas pour lui.
Le temps, si clair deux heures avant, s’était couvert, et maintenant d’épais nuages masquaient complètement la lune. La porte du patio franchie, ils se trouvèrent donc dans la nuit noire.
– Où nous conduis-tu, El Chico? demanda don César.
– À la maison des Cyprès.
– Bien, je connais!… Marche devant, nous te suivons.
Sans faire la moindre observation, El Chico prit la tête de la petite troupe et se mit à marcher d’un bon pas.
Tout en marchant à côté d’El Torero, qu’il tenait amicalement par le bras, Pardaillan, l’œil aux aguets, l’oreille tendue, lui demanda à voix basse:
– Êtes-vous sûr de cet enfant?
– Quel enfant, monsieur?… El Chico?
– Eh oui, morbleu!
– C’est que El Chico n’est pas un enfant. Il a vingt ans, peut-être même plus. Malgré sa taille minuscule, c’est bel et bien un homme très proportionné, comme vous avez pu le remarquer, et sans aucune difformité. C’est un nain, un joli nain, mais c’est un homme, et diable! n’allez pas lui dire qu’il n’est qu’un enfant, il est fort chatouilleux sur ce point et n’entend pas la plaisanterie.
– Ah! c’est un homme… Tant pis, morbleu! Je le préférais enfant…
– Pourquoi?
– Pour rien… une idée à moi… Mais enfin, homme ou enfant, qu’est-ce que ce nain? D’où le connaissez-vous? Êtes-vous sûr de lui?
– Quant à vous dire qui est ce nain, je confesse que je n’en sais rien… ni lui non plus, ni personne… On l’appelle El Chico à cause de sa taille… D’où je le connais? Comme il est trop faible pour exercer un métier, que d’ailleurs nul ne s’est inquiété de lui en apprendre un, il traîne par les rues de la ville et il vit, comme il peut, des aumônes qu’on lui fait. Quand je le rencontre, je lui donne quelques réaux et il est heureux comme un roi. Un jour, j’ai pris sa défense contre une bande de mauvais drôles qui le maltraitaient. Depuis, il m’a toujours témoigné une certaine affection Est-il dévoué? Je crois que oui… je n’en jurerais pas cependant.
– Enfin, murmura Pardaillan, allons toujours, nous verrons bien.
Le reste du trajet s’accomplit en silence. Tant qu’il dura, Pardaillan se tint sur ses gardes et il fut plutôt étonné de voir que nulle agression ne s’était encore produite lorsque El Chico s’arrêta enfin devant la porte bâtarde de la maison des Cyprès, en murmurant:
– C’est là!
«Après tout, songea Pardaillan, je me suis peut-être trompé!… Je deviens trop méfiant, sur ma foi!»
Il y avait une borne cavalière à côté de la porte. El Chico la désigna aux trois hommes, et dans un souffle il murmura en montrant le mur:
– C’est bien commode, tiens!
De l’œil, Pardaillan mesura la hauteur et sourit.
L’escalade, avec un tel marchepied, ne serait qu’un jeu.
El Chico continua:
– Évitez les allées… à cause du sable qui fait du bruit, marchez sur le gazon. Avec un peu d’adresse, vous pouvez réussir sans qu’il y ait bataille; ce serait préférable à cause que vous n’êtes que trois, tiens!… Sûr qu’ils dorment là-dedans… La Giralda, elle, ne doit pas dormir… Moi je vous attends ici, et s’il y a danger je vous préviens en sifflant ainsi.
Et le petit homme fit entendre un léger hululement parfaitement imité.
– Pourquoi ne viens-tu pas avec nous? demanda Pardaillan, peut-être par un reste de méfiance.
El Chico eut un geste d’effroi.
– Non, fit-il, vivement, je n’entrerai pas là. Tiens, que voulez-vous que je devienne, si vous vous battez? Je vous ai conduit, le reste vous regarde, tiens.
Don César, qui avait hâte de passer de l’autre côté du mur, tendit sa bourse en disant:
– Prends ceci, El Chico. Mais je ne me tiens pas quitte pour si peu envers toi. Quoi qu’il arrive, désormais j’aurai soin de toi.
El Chico eut une seconde d’hésitation, puis il prit la bourse en disant:
– J’étais déjà payé, seigneur… Mais il faut bien vivre, tiens!
– Pourquoi dis-tu que tu étais déjà payé? fit Pardaillan, qui avait cru démêler comme, une bizarre intonation dans la réponse du petit homme.
Sur un ton très naturel, celui-ci répondit:
– J’ai dit que j’étais payé parce que je suis content d’avoir rendu service à don César, tiens!
Laissant leur petit guide, les trois aventuriers, en se servant de la borne, eurent tôt fait d’escalader le mur et se laissèrent doucement tomber dans les jardins de la maison des Cyprès.
Don César voulut s’élancer aussitôt; mais Pardaillan le retint en disant:
– Doucement, s’il vous plaît. Ne nous exposons pas à un échec par trop de précipitation. C’est le moment d’agir avec prudence et surtout silencieusement. Je passe le premier en éclaireur; vous, don César, derrière moi; et vous, monsieur de Cervantès, vous fermerez la marche. Ne nous perdons pas de vue, et maintenant plus un mot.
Dans l’ordre qu’il venait d’établir, Pardaillan s’avança prudemment, évitant les allées sablées comme l’avait judicieusement recommandé El Chico, se dirigeant droit vers le côté de la maison qui lui faisait face.
Les portes et les fenêtres étaient closes. Pas le plus petit filet de lumière ne se voyait nulle part. De ce côté, tout semblait bien endormi.
Pardaillan contourna la maison et atteignit le deuxième côté, aussi sombre, aussi silencieux que le premier. Il poussa plus loin et parvint au troisième côté.
De ce côté, à une fenêtre du rez-de-chaussée située dans l’angle de la maison, à travers des volets mal joints, un mince filet de lumière filtrait.
Pardaillan s’arrêta.
Jusque-là, tout paraissait marcher à souhait. Il s’agissait maintenant d’atteindre la fenêtre éclairée et de voir ce qui se passait à l’intérieur.
Pardaillan désigna la fenêtre à ses deux compagnons et, sans mot dire reprit sa marche en avant, en redoublant de précautions.
D’ailleurs tout paraissait les favoriser. Ils marchaient sur un épais gazon qui étouffait complètement le bruit de leurs pas et ils côtoyaient de nombreux massifs, derrière lesquels il leur serait facile de se dissimuler en cas d’alerte.
Pardaillan contourna un massif qui se trouvait à quelques pas de la fenêtre. Don César et Cervantès suivirent à la file et ne remarquèrent rien d’anormal. Ce massif une fois dépassé, ils n’avaient plus qu’à franchir une petite pelouse qui s’étendait, presque jusque sous la fenêtre.
Derrière Cervantès, du sein de ce massif où ils n’avaient rien remarqué d’anormal, des ombres surgirent soudain, rampèrent silencieusement et se redressèrent tout à coup pour exécuter avec un ensemble parfait la manœuvre que voici:
Deux mains saisirent l’écrivain au cou, par derrière, et étouffèrent dans sa gorge le cri prêt à jaillir. Une cape fut lestement jetée sur sa tête, vivement entortillée et serrée à l’étouffer. Des poignes vigoureuses le saisirent aux bras et aux jambes, l’enlevèrent comme une plume avant qu’il eût pu se rendre compte de ce qui lui arrivait, et le portèrent dans le massif.
La capture s’était opérée avec une rapidité foudroyante, sans heurt, sans bruit, sans à-coup d’aucune sorte, sans que ni le Torero, ni Pardaillan, plus éloignés, se fussent aperçus de quoi que ce soit.
Dans le massif une des ombres dépouilla lestement Cervantès de son manteau. Elle s’en enveloppa soigneusement et, s’efforçant d’imiter l’allure du prisonnier, s’en fut délibérément rejoindre le chevalier et don César.
Une voix brève prononça:
– Qu’on le porte dehors, sans lui faire du mal.
Et Cervantès, à moitié étranglé, se trouva porté hors de la maison en moins de temps certes qu’il n’en avait mis à pénétrer.
Pendant que Cervantès était ainsi lestement enlevé Pardaillan et don César étaient parvenus sous la fenêtre éclairée.
Nous avons dit qu’elle était située au rez-de-chaussée. Mais c’était un rez-de-chaussée assez élevé pour qu’un homme, même de grande taille, ne pût atteindre les volets et jeter un regard indiscret dans l’intérieur.
Or, à droite et à gauche de la fenêtre, il y avait deux arbustes plantés dans deux grandes caisses. Et Pardaillan, qui avait passé sa journée à se débattre dans le filet d’Espinosa, Pardaillan qui avait pu se rendre compte à ses dépens, de quelles précautions minutieuses l’inquisiteur savait s’entourer, Pardaillan ne put s’empêcher de trouver bizarre que ces deux caisses se trouvassent précisément là, sous cette fenêtre, la seule éclairée de la mystérieuse demeure.
– On jurerait qu’on les a placées là pour nous faciliter la besogne, grommela-t-il.
D’un coup d’œil rapide, il étudia les volets et il pensa:
«Bizarre! ces volets ne tiennent pour ainsi dire pas. La lumière filtre par quantité de fentes et de trous… Mordiable! cette fenêtre de rez-de-chaussée si mal défendue, dans une maison qui, partout ailleurs, paraît gardée!… Voilà qui ne me dit rien qui vaille!…»
Mais tandis que Pardaillan observait et réfléchissait, El Torero, impatient comme tous les amoureux, agissait. C’est-à-dire que sans se poser des points d’interrogation comme le faisait le chevalier, il traînait une des deux caisses sous la fenêtre, grimpait dessus sans s’inquiéter de l’arbuste qu’il piétinait, et, appliquant son œil à une de ces nombreuses fentes qui paraissaient suspectes à Pardaillan, il regarda et, oubliant toute prudence, il s’exclama presque à haute voix:
– Elle est là!…
En entendant cette exclamation, Pardaillan jeta les yeux autour de lui. À ce moment l’homme qui s’était enveloppé dans le manteau de Cervantès s’approchait avec précaution, tout comme aurait fait le romancier. Dans l’ombre Pardaillan le prit pour Cervantès et n’apercevant rien de suspect, il s’élança d’un bond à côté de don César et regarda lui aussi, oubliant toutes ses appréhensions du coup.
Sur un lit de repos, placé juste en face la fenêtre, la Giralda, étendue, paraissait profondément endormie. C’était bien elle, il n’y avait pas le moindre doute, et l’amoureux n’aurait certes pu s’y tromper.
Don César et Pardaillan se regardèrent et se comprirent sans parler.
S’arc-boutant sur leur caisse ils saisirent les volets et tirèrent de toutes leurs forces réunies.
Les volets s’ouvrirent sans trop de peine et sans aucun bruit, ce qui, en l’occurrence, était le plus important.
Débarrassés de cet obstacle, ils s’établirent le mieux qu’ils purent sur le bord de la fenêtre afin de l’ouvrir sans bruit, comme ils venaient d’ouvrir les volets.
À ce moment une porte s’ouvrit dans la chambre. Un homme entra qui s’approcha de la Giralda et la contempla un moment avec une expression passionnée qui fit pâlir don César. Puis, se baissant, l’homme saisit dans ses bras la jeune fille qui s’abandonna, les membres ballants, comme un corps privé de la vie. Chargé de son précieux fardeau, qui ne paraissait pas peser bien lourd à ses bras robustes, l’homme se redressa et se dirigea vers la porte par où il était entré.
– Vite! rugit don César en donnant de l’épaule contre la fenêtre, il l’emporte!
Pardaillan tira son épée, appuya de son côté, de toutes ses forces contre la fenêtre, qui s’ouvrit violemment, avec fracas, et l’épée à là main il sauta à l’intérieur de la pièce. Au même instant il entendit un cri terrible.
Lorsqu’il sentit la fenêtre céder sous leurs efforts, don César se ramassa pour bondir. Dans le même moment, il se sentit saisir par les jambes et ramené en arrière. Alors il poussa le cri que Pardaillan entendit en sautant.
Ramené violemment à terre, le Torero fut saisi en un clin d’œil, réduit à l’impuissance, comme l’avait été Cervantès, et comme lui porté hors la maison.
Pardaillan, lui, avait sauté.
Lorsque ses pieds touchèrent le sol, il sentit ce sol trembler et s’écrouler sous lui, et il tomba dans le noir.
Instinctivement il étendit les bras pour se raccrocher, et son épée, heurtant il ne savait quoi, lui échappa. Il tomba comme une masse, fort rudement. Heureusement la chute n’était pas très profonde; il ne se fit aucun mal, mais il se trouva dans l’obscurité la plus complète.
– Ouf! dit-il, je ne m’attendais pas à cette chute!
Et avec cet air railleur qu’il avait en de certaines circonstances:
– Ceci me paraît une répétition des appartements si habilement machinés du seigneur Espinosa. Mais diantre! ce n’est plus de jeu, c’est trop dans la même journée, et si chaque jour doit m’apporter une telle abondance d’émotion, la vie ne sera plus tenable!… Le tour est bien joué, par ma foi! Il n’en reste pas moins acquis que je ne suis qu’un niais et ce qui m’arrive est bien fait pour moi. Une autre fois je serai plus perspicace… si toutefois je ne laisse pas ma carcasse dans un de ces pièges grossiers à tel point qu’un renardeau novice les éventerait de loin, tandis que moi je donne tête baissée dedans, et pourtant je devrais être un fin renard… au moins par l’âge et l’expérience.
S’étant convenablement morigéné et invectivé ainsi qu’il avait coutume de faire chaque fois qu’il était victime de quelque terrible mésaventure qu’il se reprochait – assez injustement, ce nous semble – de n’avoir pas su prévoir et éviter, il se leva, se secoua et se tâta.
– Bon, grogna-t-il, rien de cassé. Si la tête manque toujours d’un peu de cervelle, le reste, du moins, est encore passable… Mon épée a dû rebondir dans la chambre, là-haut. Heureusement, la dague me reste. C’est peu, mais enfin, le cas échéant, on tâchera de se tirer d’affaire avec.
Ayant ainsi pensé, il porta la main au côté pour s’assurer que la dague y était bien.
Il constata que si le fourreau était bien accroché au ceinturon, la lame, en revanche, avait disparu.
– De mieux en mieux! ragea-t-il. Si mon pauvre père voyait pareille mésaventure, il ne manquerait pas de me complimenter. «C’est admirable, chevalier, me dirait-il, voici maintenant que tu te laisses désarmer à la douce et tu n’y vois que du feu!…» Mort de ma vie! me voilà bien loti!
Tout en bougonnant, il fit à tâtons le tour de son cachot. Ce fut vite fait.
– Peste! fit-il avec un claquement de langue significatif, ce n’est pas très vaste! Et pas un meuble, pas même un peu de paille… Comment vais-je passer la nuit sur ces dalles?… Heureusement, je suis moulu, je dormirai quand même… Et ce plafond, que je touche avec la main!… Ceci ressemble, en plus grand et en pierre, au joli cercueil dans lequel m’enferma ce matin S. E. le cardinal d’Espinosa. Tiens! qu’est-ce que ceci?
En marchant, il avait senti quelque chose glisser sous son pied, et il avait perçu comme un léger frôlement sur la dalle. Il se baissa et chercha à tâtons.
– Tiens! tiens!… Un parchemin!… Mais diantre il fait noir comme dans un four, ici… Ceci me concerne-t-il? Ceci a-t-il été mis ici pour moi?… Non, évidemment, sans quoi on m’eût donné de la lumière afin que je puisse lire… Un parchemin égaré, alors? Peut-être. Nous verrons plus tard, puisque aussi bien je ne peux faire autrement…
Il mit le parchemin dans son pourpoint et se remit à discuter avec lui-même.
– Au fait, qui m’a mis en si fâcheuse posture? Espinosa?… Fausta?… Bah! après tout, je suis pris, et que ce soit l’un ou l’autre, je sais trop bien que ce n’est pas précisément par amitié, ni par sollicitude qu’on m’a plongé – c’est le mot – dans ce lieu qui n’a rien de délicieux… Et maintenant, que va-t-on faire de moi?… Je ne suis pas évidemment dans un cachot ordinaire… Alors, qu’est-ce?
Il s’interrompit pour renifler fortement autour de lui:
– Quel diable de parfum est-ce là?… Ce n’est pourtant pas un boudoir pour jolie femme!… Ah! mordieu! j’y suis… Fausta!… Quelle femme autre que Fausta consentirait à descendre de plein gré dans pareil tombeau? D’autant plus que je ressens d’étranges sensations. Ma respiration s’oppresse… ma tête s’alourdit… je me sens engourdi… le sommeil me gagne… Fausta! eh! par Pilate! la damnée Fausta a passé par là!…
Et avec un sourire narquois, déconcertant en semblable occurrence:
– Après avoir essayé de m’assassiner de tant de façons différentes, je serais curieux de savoir ce qu’elle a bien pu imaginer cette fois-ci.
Comme pour répondre à cette question mentale, un judas grand comme la main s’ouvrit à ce moment dans le haut de la voûte. Un imperceptible rais de lumière descendit par les fentes du judas et, en même temps une voix, que Pardaillan reconnut aussitôt, prononça ces paroles:
– Pardaillan, tu vas mourir.
– Pardieu! fit Pardaillan, dès l’instant où la douce Fausta m’adresse la parole, il ne saurait être question que de mort. Voyons ce qu’elle me réserve.
– Pardaillan, continua Fausta invisible, j’ai voulu te tuer par le fer et tu as échappé au fer, j’ai voulu te tuer par la noyade et tu as échappé à l’eau, j’ai voulu te tuer par le feu et tu as échappé à l’incendie. Tu m’as demandé: «À quel élément aurez-vous recours?» Je te réponds: «À l’air.» L’air que tu respires, Pardaillan, est saturé de poison. Dans deux heures, tu ne seras plus qu’un cadavre.
– Voilà donc l’explication que je cherchais. Figurez-vous, madame, que j’étais intrigué par ce parfum que je sens autour de moi, et vous ne me croirez peut-être pas, mais, ma parole, j’ai pensé à vous.
– Je te crois, Pardaillan, dit gravement la voix de Fausta. Qu’as-tu donc pensé?…
– J’ai pensé, dit froidement Pardaillan, qu’il n’y avait qu’une femme au monde pour descendre volontairement dans une fosse comme celle-ci: vous, madame. J’ai pensé que si Fausta était descendue dans cette fosse, ce ne pouvait être que pour y apporter la mort et la changer en un tombeau. Voilà ce que j’ai pensé, madame.
– Tu as vu juste, Pardaillan, et tu vas mourir, tué par l’air que tu respires et que j’ai, moi, empoisonné.
Il y avait on ne sait quoi de fantastique dans cette conversation macabre entre deux êtres qui ne se voyaient pas, qui se parlaient à travers l’épaisseur d’un plafond, dont l’un était, pour ainsi dire, déjà dans la tombe et qui, sur un ton paisible et comme détaché, se disaient des choses effrayantes.
Cependant Pardaillan répondait:
– Mourir! mourir! c’est bientôt dit, madame. Mais, voyez-vous, j’ai les poumons solidement attachés, et je crois, Dieu me damne! que je suis homme à résister à tous les poisons dont vous avez eu l’attention de saturer l’air à mon intention. J’en suis bien fâché pour vous, madame, dont la marotte est de me vouloir occire à tout prix, par n’importe quel moyen et du diable si je sais pourquoi, par exemple?
– Parce que je t’aime, Pardaillan, dit la voix morne de Fausta.
– Eh! morbleu! ce serait une raison pour me laisser vivre au contraire! Du moins, j’ai toujours vu les gens qui aiment sincèrement tenir à la vie de l’être aimé plus qu’à leur propre vie. Quoi qu’il en soit, madame, je crois que j’échapperai à votre poison comme j’ai échappé à la noyade et au feu.
– C’est possible, Pardaillan, mais si tu échappes au poison, tu restes condamné quand même.
– Expliquez-moi un peu cela, madame… si toutefois ce n’est pas être trop curieux.
– Tu mourras par la faim et par la soif.
– Diable! c’est assez hideux cela, madame, et, voyez ma naïveté, j’aurais eu honte de vous croire capable d’une pareille monstruosité… Comme on se trompe!…
– Je sais, Pardaillan, c’est une mort lente et horrible. Aussi ai-je voulu te l’éviter, et c’est pourquoi j’ai eu recours au poison. Prie Dieu que ce poison agisse sur toi, c’est la seule chance qui te reste d’échapper au supplice de la faim.
– Bon! goguenarda le chevalier, je reconnais là votre habituelle circonspection. Vous avez si grand-peur de me manquer que vous vous êtes dit que deux précautions valent mieux qu’une.
– C’est vrai, Pardaillan. Aussi ai-je pris non pas deux mais toutes les précautions possibles. Vois-tu cette porte de fer qui ferme ta tombe?
– Je ne la vois pas, madame, parbleu! Je n’ai pas des yeux de hibou pour voir dans la nuit. Mais si je ne la vois pas, je l’ai reconnue avec mes doigts.
– Cette porte, dont la clé a été jetée dans le fleuve, dans quelques heures sera murée… Le mécanisme actionnant le plafond par où tu es descendu sera détruit, la chambre où je suis aura ses portes et sa fenêtre murées… Alors tu seras isolé du monde, alors tu seras muré vivant, nul ne soupçonnera que tu es là, nul ne pourra t’entendre si tu appelles, nul ne pourra pénétrer jusqu’à toi, même pas moi… Comprends-tu, Pardaillan, que tu es bien condamné et que rien au monde ne peut te sauver, maintenant?
– Bah! vous avez beau entasser les obstacles, j’échapperai au poison, je ne mourrai pas de faim et je sortirai d’ici vivant… Le seul avantage que vous retirerez de cette nouvelle marque d’affection qu’il vous a plu de me donner… car c’est pour me témoigner votre amour, n’est-ce pas, que vous voulez à toute force me retrancher du nombre des vivants?…
– Oui, Pardaillan, c’est parce que je t’aime qu’il faut que tu meures, râla la voix de Fausta.
– Je disais bien, railla Pardaillan, et que la peste m’étrangle si je comprends rien à cette manière d’affectionner les gens… Je disais donc que le seul avantage que vous retirerez de cette nouvelle marque d’amour sera d’allonger un peu plus le compte que nous aurons à régler un jour… et que nous réglerons en effet, ou j’y perdrai mon nom de Pardaillan.
Ces derniers mots furent dits sur un ton qui ne laissait aucun doute sur les intentions du chevalier, intentions peu bienveillantes, on le conçoit aisément.
Fausta, comédienne géniale par certains côtés, était, par certains autres, ardemment sincère et convaincue. C’était en quelque sorte une illuminée. La foi vibrante qu’elle avait eue en son œuvre s’était, sous le choc des revers répétés, peu à peu effacée. Elle persistait pourtant, mais c’était maintenant l’orgueil qui la guidait; c’était cet esprit de domination qu’elle tenait du sang des Borgia, dont elle était issue, qui présidait à toutes ses décisions.
Précipitée du haut des cimes inaccessibles où sa foi l’avait élevée et longtemps maintenue, elle s’était relevée meurtrie, désemparée, étonnée d’un étonnement prodigieux de se voir ramenée brutalement à terre elle qui se proclamait «la Vierge», elle qui sincèrement se croyait l’Envoyé et l’Élue de Dieu.
Et qui l’avait ainsi abattue? Pardaillan.
Dès lors, la superstition s’empara d’elle, l’effroi entra dans ce cœur jusque-là indompté, et superstition et terreur unies exercèrent sur elle leur action dissolvante.
Longtemps elle avait cru qu’en tuant Pardaillan elle tuerait du même coup ces sentiments nouveaux qui la choquaient et ne pouvaient pas ne pas la choquer, car elle était trop véritablement artiste raffinée, éprise de toute beauté, d’où qu’elle jaillit, fût-ce l’horreur.
Pardaillan avait résisté à tous ses coups. Comme le phénix de la légende, cet homme réapparaissait alors qu’elle se croyait certaine de l’avoir tué, bien définitivement tué. Et chaque fois qu’il réapparaissait ainsi, c’était pour anéantir irrémédiablement ses combinaisons les plus savantes, longuement et patiemment échafaudées.
Sa stupeur avait fait place à la terreur. Et la superstition s’en mêlant, elle n’était pas éloignée de croire que cet homme était invincible, plus qu’invincible: immortel. De là à croire que Pardaillan était son mauvais génie contre lequel elle s’épuiserait vainement, de là à croire que Pardaillan échapperait fatalement à toutes ses embûches jusqu’au jour où elle succomberait sous ses coups, il n’y avait qu’un pas qui fut vite franchi.
Fausta poursuivait la lutte âprement, obstinément. Mais elle n’avait plus foi en elle, mais le doute était entré en elle et elle n’était pas éloignée de croire que rien ne lui servirait de rien, qu’elle aurait beau faire, Pardaillan, l’infernal Pardaillan, toujours ressuscité, sortirait une dernière fois de la tombe où elle croirait l’avoir cloué pour la frapper mortellement.
On conçoit aisément, dans de telles conditions, l’effet que durent faire les paroles de Pardaillan, affirmant avec une paisible assurance qu’il échapperait au poison et au supplice de la faim.
Ce n’était nullement une gasconnade de sa part, comme on pourrait le croire. Par une suite d’impressions opposées à celles de Fausta, voyant qu’il échappait toujours, comme par miracle, à ses tentatives d’assassinat les mieux ourdies, il en était arrivé, lui, à croire sincèrement que dans ce tragique et long duel, il devait, lui, Pardaillan, avoir le dessus sur sa terrible et opiniâtre adversaire.
Dès lors, et si précaire que fût la situation à laquelle Fausta l’acculait, il devait nécessairement croire qu’il en sortirait au moment voulu, puisqu’il devait finalement avoir le dessus.
Lorsque Pardaillan eut affirmé qu’il sortirait vivant de son actuel tombeau, Fausta frémit et commença à se demander avec angoisse si elle avait bien pris toutes les précautions nécessaires, si quelque moyen de fuite inconnu n’avait pas échappé à son minutieux examen des lieux. Ce fut donc d’une voix mal assurée qu’elle demanda:
– Tu crois donc, Pardaillan, que tu échapperas cette fois-ci comme les autres?
– Parbleu? assura Pardaillan.
– Pourquoi? haleta Fausta.
Alors, d’une voix mordante qui la glaça:
– Parce que, je vous l’ai dit, nous avons un compte terrible à régler… Parce que je vois enfin que vous n’êtes pas un être humain, mais un monstre de perversité et de malfaisance, et que vous épargner, comme je l’ai fait jusqu’à ce jour, serait plus que de la folie, serait un crime… Parce que vous avez lassé ma patience et que je suis résolu enfin à vous écraser… Parce qu’il est écrit, je le vois, que Pardaillan domptera Fausta et la réduira à l’impuissance… Vous voyez bien que vous ne sauriez me tuer comme vous le souhaitez, et que je dois sortir d’ici vivant. Or, maintenant que j’ai reconnu que vous n’êtes pas une femme, mais un monstre suscité par l’enfer, je vous le dis en toute loyauté: gardez-vous, madame, gardez-vous bien, car, aussi vrai que je vous le dis, le jour où cette main s’appesantira sur Fausta, c’en sera fait d’elle, elle expiera tous ses crimes et le monde sera délivré d’un tel fléau.
Tant que Pardaillan s’était contenté d’expliquer pourquoi il se sentait sûr d’échapper à ses coups, Fausta avait écouté en frémissant, d’autant plus que, sous l’obsession de la superstition, pendant qu’il parlait, dans son cerveau affolé, elle se répétait:
– Oui, il se sauvera comme il le dit, c’est écrit, c’est inéluctable… Fausta ne saurait atteindre Pardaillan, puisque Pardaillan doit tuer Fausta!…
Mais lorsque Pardaillan, justement exaspéré et s’animant au fur et à mesure, assura qu’un jour prochain viendrait où il aurait sa revanche et lui ferait expier ses crimes, le caractère indomptable de cette femme extraordinaire reprit le dessus.
La menace d’un tel homme, qui ne menaçait que très rarement et jamais en vain, cette menace, qui eût, à juste raison, affolé l’esprit le plus ferme et le plus courageux, loin de l’abattre ou de l’effrayer, ne fit que retremper sa nature exceptionnellement combative.
Elle retrouva à l’instant sa lucidité et son sang-froid. Ce fut d’une voix très calme qu’elle répondit:
– Soyez tranquille, chevalier, je me garderai bien et je ferai en sorte que votre main ne s’appesantisse plus jamais sur personne.
– Voire, grommela Pardaillan, je ne saurais trop vous y engager… Mais, excusez-moi, madame, si j’en use sans façon avec vous… je ne sais si c’est le poison que vous m’avez libéralement dispensé, mais il est de fait que je tombe de sommeil. Brisons donc cet intéressant entretien et souffrez que je me couche sur ces dalles qui n’ont rien de moelleux, et dont il faut bien que je me contente, puisque Votre Sainteté n’a pas daigné octroyer même une humble botte de paille au condamné à mort que je suis, ce qui eût été tout de même moins inhumain, soit dit sans reproche… Sur ce, bonsoir!…
Et Pardaillan qui, sous l’influence des miasmes délétères émanés de la pastille empoisonnée, sentait effectivement ses forces l’abandonner et tout tourner dans sa tête endolorie, Pardaillan s’enroula dans son manteau et s’étendit du mieux qu’il put sur les dalles froides.
– Adieu, Pardaillan, dit doucement Fausta.
– Non, pas adieu, par tous les diables! railla une dernière fois Pardaillan, à moitié endormi, pas adieu, mais au revoir… Diantre! nous sommes gens de revue… nous avons à régler…
Les derniers mots expirèrent sur ses lèvres et il demeura immobile, raide comme un cadavre, endormi… mort, peut-être.