Pardaillan était entré dans le palais à neuf heures du matin. Quand il en sortit, la nuit était venue.
Comme on était en été, à une époque où les jours sont encore longs, il calcula mentalement qu’il avait dû passer de huit à neuf heures à errer dans les couloirs et les souterrains, et sur ces huit à neuf heures, il en avait bien passé trois ou quatre dans le cercueil.
– Je voudrais bien voir la figure que ferait M. d’Espinosa si on lui infligeait pareil supplice, maugréait-il en s’éloignant à grands pas. La nasse métallique où m’enferma, l’an passé, la douce Fausta, comparée au séjour que je viens de faire, était un lieu de délices. Cordieu! l’horrible invention! Comment ne suis-je pas devenu fou? Est-il possible que des êtres humains puissent avoir l’idée d’infliger de tels supplices à leurs semblables?… Décidément, M. mon père avait grandement raison, lorsqu’il me disait: «L’humanité, chevalier, n’est qu’un vaste troupeau de loups. Malheur à l’honnête homme qui s’aventure au milieu de ce troupeau! Il sera déchiré, dévoré, mis en pièces!…»
Et c’était admirable que cet homme pût garder une telle lucidité d’esprit après une de ces hideuses aventures auxquelles succombent les cerveaux les plus fermes.
Cependant on ne supporte pas impunément de telles secousses sans que le physique s’en ressente un peu. Si Pardaillan, avec cette force de caractère qui faisait de lui un être vraiment exceptionnel, avait pu reconquérir assez de calme et de sang-froid pour philosopher non sans ironie, il n’avait pu retrouver avec la même facilité ses forces épuisées.
Il était livide, avec quelque chose de hagard au fond des prunelles, et il marchait en titubant comme un homme ivre.
Et tout en se hâtant par les rues désertes et obscures, car la nuit était tout à fait venue, il bougonnait:
– C’est la faim qui m’affaiblit et me fait tituber ainsi. Maître Manuel, la perle des hôteliers d’Espagne, n’aura, je crois, jamais assez de provisions dans son auberge de La Tour pour apaiser la fringale qui me dévore.
Et il rédigeait mentalement un de ces menus à faire reculer Gargantua lui-même.
Si Pardaillan eût été moins affamé, moins déprimé physiquement, il se fût sans doute aperçu que depuis sa sortie du palais quatre ombres s’étaient attachées à ses pas et le suivaient à distance respectueuse avec une patience inlassable.
Mais Pardaillan, nous l’avons dit, ne rêvait pour le moment que ripaille et beuverie. La vérité nous oblige à dire qu’il en avait réellement besoin. Aussi, plus la route lui paraissait longue et pénible, et plus s’allongeait le menu qu’il élaborait dans sa tête.
Mais si le chevalier ne remarqua rien, nous qui savons, nous avons pour devoir de renseigner le lecteur, et c’est pourquoi nous le prions de revenir quelques heures en arrière, au moment précis où Bussi-Leclerc quittait Fausta, bien décidé à occire Pardaillan après s’être fait attribuer le commandement des trois ordinaires.
Bussi-Leclerc était un maître en fait d’armes dont la réputation était solidement établie par plus de vingt duels où il avait toujours blessé ou tué son homme… sans compter ses innombrables assauts avec tous les maîtres prévôts, spadassins et traîneurs de rapière les plus réputés, assauts dont il était toujours sorti vainqueur.
Cette réputation de maître invincible, c’était l’orgueil, la gloire, l’honneur de Bussi-Leclerc. Il y tenait plus qu’à tout. Pour maintenir intacte cette réputation, il eût sans hésiter sacrifié sa fortune, sa situation politique, sa vie et son honneur même.
Or, cette réputation avait lamentablement sombré le jour où Pardaillan l’avait, comme en se jouant, désarmé devant témoins.
Désarmé! lui! Bussi-Leclerc l’invincible! Il en avait pleuré de rage et de honte.
Le plus terrible, c’est qu’après avoir subi cette douloureuse humiliation, il avait longuement et savamment étudié la passe dans la solitude de la salle d’armes. Et sûr enfin de tenir à fond le coup préalablement et victorieusement expérimenté sur tout ce qui avait un nom dans l’art de manier une épée, il s’était à différentes reprises mesuré avec son vainqueur – une fois même, dans des conditions étranges et fantastiques, toutes à son avantage à lui, Bussi-Leclerc – et, dans toutes ces rencontres, il s’était fait honteusement désarmer.
La dernière mésaventure de ce genre lui était arrivée récemment, en Espagne même, au moment où ayant rejoint Fausta, il s’était inopinément heurté à Pardaillan, qu’il avait bravement attaqué. Car Bussi était brave, très brave.
Cette mésaventure lui avait été plus douloureuse encore que les précédentes, parce qu’à la suite de cette rencontre – la quatrième – qu’il était venu chercher si loin, il avait dû s’avouer lui-même que jamais il n’arriverait à toucher ce diable d’homme qui, par surcroît, se faisait un malin plaisir de le ménager.
Car Bussi-Leclerc, ne pouvant parvenir à toucher l’infernal Pardaillan, en était arrivé à désirer qu’un coup mortel l’étendît raide sur le carreau, lui, Bussi, préférant la mort à ce qu’il considérait comme un déshonneur.
Pardaillan, c’était donc le déshonneur vivant de Bussi lui-même.
– Or puisque Pardaillan – et que la foudre m’écrase à l’instant même si je sais pourquoi! – s’obstine à ne pas me meurtrir, il faut bien que ce soit moi qui le meurtrisse! rageait Bussi-Leclerc, en arpentant à grands pas sa chambre.
«Oui, mais comment l’atteindre? Chaque fois que je croise le fer avec lui, mon épée, comme si la carogne trouvait le désir de montrer sa grâce et sa légèreté, s’envole d’elle-même et s’en va parader dans les nues. C’est à croire que le diable lui prête ses ailes, et au fait… j’y pense… il y aurait de la magie là-dessous que je n’en serais pas étonné.»
Et le brave Bussi, frissonnant à cette pensée d’une intervention des puissances infernales, content tout de même d’avoir trouvé cette explication, qui lui paraissait très sincèrement plausible, de ses multiples défaites, n’en continuait pas moins à chercher comment il pourrait occire Pardaillan. Et il mâchonnait furieusement:
– Tête et ventre! mort du diable! il faudra que j’en arrive là, moi, Bussi!
Bussi-Leclerc était un bretteur, un spadassin, un homme sans foi ni loi… mais il n’était pas un assassin!
Et c’était la pensée d’un assassinat qu’il traduisait par ces mots: «en arriver là», c’était cela qui l’enrageait, qui le faisait verdir de honte et le plongeait dans des accès de fureur indescriptibles.
– Et pourtant, songeait-il en sacrant et en assénant de furieux coups de poing sur les meubles, pourtant je ne vois pas d’autre moyen.
Et peu à peu cette idée d’un assassinat, contre laquelle il se révoltait, s’insinuait en lui. Il avait beau la chasser, elle revenait, tenace, tant et si bien qu’il finit par s’écrier:
– Eh bien, soit! descendons jusque-là s’il le faut!… Aussi bien, il ne m’est plus possible de continuer à vivre ainsi, et tant que cet homme vivra, la pensée de mon déshonneur m’assassinera de rage! Allons!…
Et tout en se couvrant d’injures et d’invectives, tout en se chargeant lui-même d’imprécations à faire frémir tout un corps de garde, il ceignit son épée et sa dague, s’enveloppa dans son manteau, et à grands pas, en maugréant toutes sortes de jurons et de malédictions, il s’en fut chercher les trois ordinaires qu’il emmena incontinent.
Il était environ sept heures du soir lorsqu’ils arrivèrent à l’Alcazar, où Bussi s’informa.
– Je ne crois pas que M. l’ambassadeur de S. M. le roi de Navarre soit sorti, lui répondit l’officier qu’il interrogeait.
Bussi eut un tressaillement de joie, et il songea: «Aurais-je cette bonne fortune de trouver la besogne faite? Si pourtant le maudit Pardaillan était proprement occis dans quelque recoin du palais!… Je n’en serais pas réduit à un assassinat, moi, Bussi!»
Frémissant d’espoir, il entraîna ses trois compagnons. Tous quatre se blottirent dans une encoignure de la place qu’on appelle aujourd’hui plaza del Triumfo, et ils attendirent. Leur attente ne fut pas longue. Un Peu avant huit heures, Bussi-Leclerc eut le chagrin de voir Pardaillan bien vivant traverser la place en titubant, ce qui arracha une imprécation à Bussi qui grinça:
– Par les tripes de messire Satan! non seulement ce papelard d’Espinosa l’a laissé échapper, mais encore il me semble qu’il l’a traité magnifiquement, car l’infernal Pardaillan me paraît avoir bu copieusement!
Ils lui laissèrent prudemment prendre une certaine avance, puis ils se lancèrent à sa poursuite, se glissant le long des maisons, se faufilant sous les arcades, se tapissant dans les encoignures.
Plus d’une fois déjà ils auraient pu l’assaillir et le surprendre avec des chances de succès. Mais Bussi-Leclerc manquait de résolution. Quoi qu’il en eût et malgré qu’il se couvrit littéralement d’injures variées et d’exhortations forcenées, il hésitait toujours à frapper par derrière, et lorsqu’enfin il allait agir, il constatait, non sans une secrète satisfaction que l’occasion était momentanément perdue.
Cependant, sans se douter de la poursuite dont il était l’objet, le chevalier s’était engagé sur les quais, lieu propice, s’il en fût, à l’exécution d’un mauvais coup. On eût pu croire qu’il cherchait à faciliter la besogne des assassins. La vérité est que nouveau venu dans la ville, ne connaissant que ce chemin, que lui avait indiqué Cervantès, Pardaillan, avec son habituelle insouciance du danger, n’avait pas cru devoir se mettre à la recherche d’un chemin plus sûr.
D’ailleurs il enrageait de faim et de soif et n’aspirait qu’à s’asseoir au plus tôt devant une table plantureusement garnie. Dès lors, à quoi bon perdre du temps par des voies inconnues.
Or, comme il allait d’un pas qui se faisait plus ferme et plus assuré le long des quais encombrés et déserts, une ombre, surgie d’un coin sombre, se dressa devant lui, et une voix glapit lamentablement:
– Por Christo crucificado, una limosna! (La charité, au nom du Christ crucifié!)
Tout autre que Pardaillan, à pareille heure et en pareil lieu, se fût prudemment écarté. Mais Pardaillan, en général, n’avait pas les idées préconçues de tout le monde. Dans ce cas particulier, nouvellement échappé, comme par miracle, à une mort affreuse, il eût considéré comme une mauvaise action de ne pas soulager une misère, si anormales que fussent les conditions dans lesquelles elle se présentait à lui.
Il se fouilla donc vivement. Mais ce faisant, par une habitude devenue chez lui comme une seconde nature, il étudiait d’un coup d’œil pénétrant la physionomie du mendiant nocturne.
Ce mendiant, quoi qu’il se tînt courbé humblement, paraissait taillé en athlète. Il était couvert de haillons sordides. Une rude tignasse lui couvrait le front, cependant que le bas du visage était enfoui sous un épaisse barbe noire, inculte.
Il sembla au chevalier qu’il avait déjà vu quelque part ces yeux fuyants. Mais ce ne fut qu’une impression vague et fugitive. Cette physionomie rébarbative lui parut complètement inconnue de lui et il tendit une pièce d’or au mendiant ébloui qui se courba jusqu’à terre en égrenant tout un chapelet de bénédictions.
Pardaillan, son obole donnée, passa avec un geste de vague compassion.
Dès que le chevalier eut tourné le dos, le mendiant se redressa brusquement.
Sa face humble et implorante l’instant d’avant paraissait maintenant terrible. Ses yeux étincelaient d’une joie sauvage et ses lèvres avaient ce rictus du fauve couvant sa proie. Son bras se leva dans un geste foudroyant, et une lame courte, large, acérée, jeta dans la nuit une lueur blafarde.
Les quatre assassins à la piste virent le geste imprévu – geste mortel – du mendiant. Ils s’immobilisèrent, se tapirent dans l’ombre, témoins muets et haletants du meurtre qui allait s’accomplir sous leurs yeux. Et Bussi-Leclerc, dans un accès de joie délirante, hoqueta:
– Mort du diable! s’il nous débarrasse de Pardaillan, la fortune de ce mendiant est faite!
Au même instant, le chevalier pensait:
– Où diable ai-je vu ces yeux-là?… Et cette voix!… Il me semble l’avoir entendue déjà!…
Et, machinalement, il se retourna.
Le bras armé du mendiant ne retomba pas. Il se courba plus bas que jamais et nasilla éperdument:
– Mil gracias, señor!… Muchas gracias, señor!… (Grand merci, seigneur!)
Pardaillan n’avait rien remarqué. Il reprit sa route en haussant les épaules et murmura à part lui:
– Bah! tous ces mendiants se ressemblent ici!
Bussi-Leclerc, lui, eut un juron furieux et gronda:
– Brute!… Il le laisse échapper!
Et, toujours suivi des trois ordinaires, il reprit sa chasse, résolu à faire payer la déconvenue qu’il venait d’éprouver par une magistrale correction appliquée en passant au trop maladroit mendiant.
Mais il eut beau regarder et chercher dans l’ombre, le mendiant avait disparu comme par enchantement.
Pendant ce temps, Pardaillan avait dépassé la Tour de l’Or et s’était engagé dans la rue étroite et sombre où était située l’auberge de la Tour, dont il apercevait, non loin de là, le perron, faiblement éclairé de l’intérieur.
– Il faut en finir! grogna Bussi-Leclerc au paroxysme de la rage.
Pardaillan avançait insoucieusement. Derrière lui, Bussi, la dague au poing, allait de ce pas souple et silencieux qu’ont les grands félins à l’affût. Quelques pas encore le séparaient de l’homme qu’il haïssait. Il se ramassa sur lui-même et, la dague levée, il franchit d’un bond la distance en rugissant:
– Enfin! je te tiens!
À cet instant précis, une voix jeune et vibrante cria dans le silence de la nuit:
– À vous, monsieur de Pardaillan! Prenez garde!
Au même moment Bussi-Leclerc reçut une violente bourrade qui le fit trébucher dans son élan. De son côté, Pardaillan s’était jeté brusquement de côté, en sorte que le coup, au lieu de l’atteindre entre les deux épaules, ne fit que l’effleurer au bras.
En même temps, un homme jeune se plaçait au côté du chevalier et le couvrait de sa rapière. Pardaillan reconnut aussitôt cet intrépide défenseur. Il eut un sourire moitié attendri et moitié railleur, et murmura en dégainant, sans se presser:
– Don César!
El Torero, car c’était bien lui qui venait d’arriver si fort à propos pour détourner le coup de poignard de Bussi, demanda avec une anxiété qui toucha profondément le chevalier:
– Vous n’êtes pas blessé, monsieur?
– Non, mon enfant, rassurez-vous, fit doucement le chevalier.
– Par la Trinité sainte! j’ai eu peur, monsieur, dit don César.
Et il se mit à rire de bon cœur.
Pendant ce bref dialogue, Montsery, Chalabre et Sainte-Maline, qui s’étaient laissé distancer par Bussi, accouraient l’épée haute. Bussi-Leclerc lui-même qui, emporté par son élan, était allé rouler sur les cailloux pointus qui pavaient la rue, se relevait en sacrant comme un païen et tous quatre ils chargèrent avec ensemble.
Pardaillan, dès qu’il s’était trouvé l’épée à la main, en présence d’un danger matériel, bien défini, avait instantanément retrouvé toute sa vigueur et surtout ce calme et ce sang-froid qui le faisaient si redoutable dans l’action.
Il avait du premier coup d’œil reconnu à qui il avait affaire, et en voyant les quatre charger, il dit tranquillement à don César:
– Adossons-nous contre cette maison… Ces braves ne seront pas tentés de nous prendre par derrière.
La manœuvre s’accomplit avec promptitude et décision et lorsque les quatre foncèrent ils trouvèrent deux pointes longues et acérées qui les reçurent sans faiblir.
Les choses se trouvaient changées, tout au désavantage des trois ordinaires et de Bussi écumant. L’intervention soudaine et imprévue de don César faisait avorter piteusement leur coup. Il ne pouvait plus être question d’atteindre Pardaillan, et bien qu’ils fussent quatre contre deux, ils se sentaient en infériorité.
En effet, les séides de Fausta n’ignoraient pas que Pardaillan, à lui seul, était parfaitement de force à les battre tous les quatre réunis. Ils savaient qu’ils ne pouvaient l’avoir que par un coup de traîtrise.
Or, non seulement Pardaillan était maintenant sur ses gardes et leur faisait face avec sa vigueur accoutumée, mais encore, pour comble, voici qu’un inconnu, tombé ils ne savaient d’où, venait bravement seconder les efforts de celui qu’ils croyaient tenir. Et le pis est que cet inconnu de malheur paraissait manier son épée avec une maîtrise incontestable. C’était vraiment jouer de malheur.
Non seulement Pardaillan leur échappait du coup, mais encore ils auraient bien du mal à sauver leur peau, car il était évident que Pardaillan n’allait pas les ménager. Au bout du compte ils se trouvaient pris alors qu’ils croyaient prendre.
Ces réflexions, plutôt mélancoliques, traversèrent comme un éclair le cerveau des quatre compagnons. Néanmoins, comme ils étaient braves, somme toute, comme leur amour-propre se trouvait engagé, pas un instant la pensée ne leur vint d’abandonner la partie et ils attaquèrent fougueusement, résolus à se tirer très honorablement de ce mauvais pas ou à y laisser leur peau.
Cependant, de sa voix railleuse, Pardaillan disait:
– Bonsoir, messieurs!… Vous voulez donc me meurtrir un peu?
– Monsieur, fit Sainte-Maline en lui portant un coup droit, d’ailleurs paré avec une remarquable aisance, monsieur, nous vous avons averti pas plus tard que ce matin.
– C’est juste, monsieur, reprit Pardaillan, cette fois sans nulle raillerie, je me souviens… Je me souviens même si bien que, vous le voyez, je ne peux me résoudre à toucher des gentilshommes qui se sont comportés si galamment avec moi ce matin même.
En effet, chose incroyable, qui stupéfiait don César et faisait hurler Bussi, rouge de honte, étranglant de fureur, Pardaillan ne rendait aucun coup. Il avait l’œil à tout; son épée, qui paraissait animée d’une vie intelligente, se trouvait partout à la fois, mais c’était pour parer comme en se jouant et non pour attaquer. Et cela ne lui suffisant pas encore, après s’être rendu compte que don César était un second digne de lui, il lui disait de sa voix mordante:
– Cher ami, faites comme moi, ménagez ces messieurs, ce sont de braves gentilshommes.
Et le toréador, maintenant amusé, faisait comme lui, se contentait de parer, couvert d’ailleurs par l’épée étincelante et magique du chevalier qui trouvait moyen de parer même les coups destinés à son second qui, sans lui, eût été touché à deux reprises différentes.
Et Pardaillan ne disait pas un mot à Bussi. Il ne paraissait pas même l’avoir vu.
Ils étaient près du patio de l’auberge. Au bruit, la porte s’était ouverte, Cervantès était apparu dans l’entrebâillement. Il avait mis tout de suite l’épée à la main et avait voulu se ranger auprès de ses deux amis, mais le chevalier l’avait cloué sur place en disant paisiblement:
– Ne bougez pas, cher ami… Ces messieurs seront tôt lassés.
Et Cervantès, qui commençait à connaître Pardaillan, n’avait pas bougé. Mais il gardait l’épée à la main, prêt à intervenir à la moindre défaillance.
Et, à la lueur de la lune, sous un ciel constellé d’étoiles, Manuel, l’hôtelier, et des consommateurs accourus derrière Cervantès assistèrent effarés à ce spectacle fantastique de deux hommes – d’un seul homme eût-on aussi bien pu dire, tant l’épée de Pardaillan se multipliait, était à tout et partout à la fois – tenant tête à quatre forcenés, hurlant, jurant sacrant, bondissant, frappant à droite, à gauche, de la pointe, du revers des coups furieux, imperturbablement parés, jamais rendus.
Et s’adressant toujours à Chalabre, Sainte-Maline et Montsery:
– Messieurs, disait Pardaillan, de sa voix paisible, quand vous serez fatigués, nous arrêterons. Remarquez toutefois que je pourrais en finir tout de suite en vous désarmant l’un après l’autre. Mais ceci est une honte que je ne veux pas infliger à de galants hommes tels que vous.
Il faut dire, pour être juste, que les trois ordinaires, en continuant cet étrange combat, avaient compté que Pardaillan finirait par se piquer au jeu et rendrait enfin coup pour coup. Dès qu’ils virent qu’ils s’étaient trompés et que leurs adversaires s’obstinaient sans que rien pût les faire changer d’attitude, leur ardeur se refroidit considérablement, et bientôt Montsery, qui étant le plus jeune était toujours le plus primesautier dans ses mouvements, abaissa son épée en disant:
– Mordiable! je ne saurais continuer la lutte dans ces conditions.
Et il rengaina sans attendre l’assentiment de ses compagnons.
Comme s’ils n’eussent attendu que ce signal, Chalabre et Sainte-Maline firent de même, et s’inclinant galamment:
– Nous rougirions de nous obstiner, fit Sainte-Maline.
– D’autant que cela pourrait aller longtemps ainsi, ajouta Chalabre.
Pardaillan attendait sans doute ce geste, car il répondit gravement:
– C’est bien, messieurs.
Alors, alors seulement, il parût apercevoir Bussi qui ne désarmait pas, lui, et écartant d’un geste don César, il marcha droit à l’ancien gouverneur de la Bastille. Et tandis qu’il avançait avec un calme terrible, parant toujours, Bussi reculait. Et en reculant, Bussi, les yeux exorbités fixés sur les yeux de Pardaillan, y lisait le sort qui l’attendait, et dans son esprit en délire, il clama:
– Ça y est!… Il va me désarmer encore… toujours!…
Et cela lui parut inéluctable. Il comprit si bien que rien au monde ne saurait lui épargner cette dernière humiliation qu’il sentit son cerveau chavirer. Il eut autour de lui ce regard angoissé de la bête aux abois. Brusquement il baissa la pointe de sa rapière et râla dans un sanglot atroce:
– Pas ça! pas ça!… Tout, hormis ça!…
Alors Chalabre, Montsery, Sainte-Maline, qui n’aimaient pas Bussi-Leclerc, mais du moins rendaient hommage à sa bravoure indomptable, virent avec une émotion poignante le spadassin jeter lui-même son épée à toute volée derrière lui et se ruer tête baissée sur la pointe de la lame de Pardaillan, en hurlant désespérément:
– Tue-moi!… Mais tue-moi donc!
Si Pardaillan n’avait écarté précipitamment son fer, c’en était fait de Bussi-Leclerc.
Alors, voyant que Pardaillan dédaignait de le frapper, Bussi-Leclerc, comme un fou, s’arracha les cheveux, se meurtrit la figure à coups d’ongles et criant:
– Oh! démon! il ne me tuera pas!…
Pardaillan s’approcha de lui jusqu’à le toucher, et avec un accent où il y avait plus de tristesse que de colère:
– Non, je ne vous tuerai pas, Jean Leclerc.
Et Bussi se mordit les poings jusqu’au sang, car en l’appelant Leclerc tout court Pardaillan lui infligeait encore une humiliation cuisante. On sait, en effet, que le maître d’armes s’appelait Leclerc simplement, et que, de son autorité privée, il avait ajouté à son nom celui de Bussi, en mémoire du fameux Bussi d’Amboise. Or, Jean Leclerc, devenu Bussi-Leclerc, tenait essentiellement à ce qu’on lui donnât ce nom qu’il se targuait, non sans orgueil, d’avoir illustré – à sa manière. Et s’il acceptait encore qu’on l’appelât Bussi, en revanche il ne tolérait pas qu’on l’appelât Leclerc.
Pardaillan, impassible, reprit:
– Je ne vous tuerai pas, Leclerc, et pourtant j’en aurais le droit… À chacune de nos rencontres, vous avez voulu me tuer. Moi, j’ai toujours agi sans haine avec vous… Je me suis contenté de parer vos coups et de vous désarmer, ce que vous ne pouvez me pardonner. Je vous ai connu geôlier et j’ai été votre prisonnier. Je vous ai vu sbire et vous avez voulu me faire arrêter, sachant que ma tête était mise à prix. Aujourd’hui, vous avez descendu un échelon de plus dans l’ignominie [18] et vous avez voulu m’assassiner, lâchement, par derrière. Oui, certes, j’aurais le droit de vous tuer, Jean Leclerc!
– Mais tue-moi donc! répéta Bussi affolé.
Pardaillan secoua la tête et, froidement:
– Je comprends votre désir, dit-il, mais ce serait vraiment trop simple… et au surplus je ne suis pas un assassin, moi! Mais pour tant de férocité, unie à tant de félonie contre moi qui ne vous ai jamais rien fait… si ce n’est d’exercer vos jambes… j’ai droit à plus et à mieux que le coup de dague que vous implorez. Or ma vengeance, la voici: je vous fais grâce, Leclerc… Mais sachez-le bien, si vous aviez eu le courage d’affronter mon fer, si vous m’aviez combattu loyalement, vaillamment, comme un gentilhomme, cette fois-ci je ne vous eusse pas désarmé et peut-être même vous eussé-je fait la grâce de vous toucher… Mais vous vous êtes désarmé vous-même. Leclerc, vous vous êtes dégradé vous même… Restez donc ce que vous avez voulu être.
Bussi fit entendre un râle étouffé et se boucha les oreilles avec ses deux poings, pour ne plus entendre la voix implacable qui reprenait:
– Allez donc, Leclerc, je vous fais grâce de la vie, à seule fin que vous puissiez vous répéter votre vie durant: après avoir été geôlier et pourvoyeur de bourreau, Leclerc s’est ravalé au rang d’assassin. Après s’être fait assassin, Leclerc s’est jugé indigne de croiser le fer avec un gentilhomme et s’est désarmé lui-même. Allez!
Pardaillan aurait pu continuer longtemps sur ce ton, mais Bussi-Leclerc en avait entendu plus qu’il n’en pouvait supporter. Bussi-Leclerc, qui s’était jeté courageusement sur le fer de Pardaillan ne put endurer plus longtemps le supplice de ces injures débitées posément, d’une voix presque apitoyée. Il prit sa tête à deux mains et, se martelant le front à coups de poings furieux, il s’enfuit en hurlant comme un chien qui hurle à la mort.
Quand il eut disparu, Pardaillan, se tournant vers les trois ordinaires, pâles et raides d’émotion contenue:
– Messieurs, fit-il en saluant de son geste le plus gracieux, parce que, me croyant en fâcheuse posture, vous avez eu, ce matin, la généreuse pensée de m’offrir vos services, je n’ai pas voulu, ce soir, vous traiter en ennemis et vous tuer, ainsi que je pouvais le faire. Mais, ajouta-t-il, d’un ton plus rude et en fronçant le sourcil, mais n’oubliez pas que je me crois dégagé envers vous maintenant… Évitez, messieurs, de vous heurter à moi… N’ayant plus de raison de vous ménager, je me verrais contraint de vous meurtrir, ce dont j’aurais du regret, croyez-le bien.
Les témoins de cette scène écoutaient avec un ébahissement profond cet homme extraordinaire qui, attaqué à l’improviste par trois braves, lesquels ne paraissaient certes pas manchots, osait leur dire en face, sans forfanterie, comme la chose la plus naturelle du monde, qu’il n’avait pas voulu les tuer. Et ce qui redoubla leur ébahissement, ce fut de voir ces trois braves accepter ces paroles sans protester et comme l’expression de la plus rigoureuse vérité, car ils se contentèrent de saluer gracieusement.
– Nous reconnaissons volontiers que vous avez agi de fort galante façon avec nous, dit Sainte-Maline.
– Trop galamment même, ajouta Chalabre, car vous ne nous devez rien, monsieur, quoi qu’il vous plaise de dire.
– Quant à ne plus nous heurter à vous, je crains fort, monsieur, que nous ne puissions vous donner satisfaction sur ce point, dit Montsery en montrant ses dents blanches dans un sourire.
– Dis plutôt, Montsery, qu’il est certain que nous nous rencontrerons encore, monsieur et nous, puisque, aussi bien, nous ne sommes venus en Espagne que dans cette intention.
Pardaillan écoutait très gravement, en approuvant de la tête, et Sainte-Maline ajouta encore:
– Croyez bien, monsieur, que nous ferons de notre mieux pour vous épargner le regret de nous tuer.
– Ajoute, Sainte-Maline, que si M. de Pardaillan veut bien nous dire qu’il éprouverait un certain regret à nous enlever la vie, nous serions, nous, franchement désolés de la perdre, conclut Montsery.
Et ils éclatèrent de rire.
– Au revoir, monsieur de Pardaillan!
– Nous vous laissons le champ libre.
– À vous revoir, messieurs, répondit Pardaillan, toujours grave.
Chalabre, Sainte-Maline et Montsery se prirent par le bras et s’éloignèrent en riant très fort, en plaisantant tout haut, ainsi qu’il était de bon ton pour des mignons.
Pardaillan, demeuré immobile, entendit encore:
– Mordieu! la piteuse figure que faisait le brave des braves, railla férocement une voix qu’il reconnut pour être celle de Montsery.
Puis il n’entendit plus rien. Alors il poussa un soupir mélancolique, haussa les épaules, et prenant le bras de don César:
– Allons souper, dit-il en l’entraînant vers l’auberge. Il me semble que vous devez avoir faim.