III LA VIEILLESSE DE SIXTE QUINT

Une grande table de travail, deux fauteuils, un petit meuble, çà et là quelques escabeaux; une étroite couchette, un prie-dieu, au-dessus du prie-dieu un magnifique christ en or massif, merveille de ciselure signée Benvenuto Cellini, seul luxe de ce retrait; une vaste cheminée où pétille un feu clair; un épais tapis, de lourds rideaux hermétiquement clos: c’était la chambre de Sa Sainteté Sixte Quint.


Usé par le temps et le long effort, ce n’est plus le formidable athlète d’autrefois. Mais à l’éclair qui parfois luit sous les sourcils, on devine encore l’infatigable lutteur.


Sixte Quint était assis à sa table de travail, le dos tourné à la cheminée. Et le Pape songeait:


«À cette heure, Fausta a pris le poison. Bourreau, peuple romain, la fête est finie: Fausta est morte!… La suivante Myrthis a quitté le château Saint-Ange, emportant l’enfant de Fausta… le fils de Pardaillan!…»


Le pape se leva, fit quelques pas, les mains au dos, puis revint s’asseoir dans son fauteuil, qu’il tourna vers le feu, et présenta ses mains amaigries à la flamme. Et il reprit sa rêverie:


«Oui, les quelques jours que j’ai à vivre seront paisibles, car l’aventurière n’est plus!… Il me reste, avant de mourir, il me reste à frapper Philippe d’Espagne… Le frapper! Lui! Le roi catholique!… Oui, par le ciel, puisqu’il a voulu me frapper, et que nul n’a impunément bravé Sixte Quint!… Mais comment le frapper?… Comment?…»


Le pape allongea la main vers le petit meuble et y prit un parchemin qu’il parcourut des yeux, lentement. Et il murmura:


– Funeste inspiration que j’ai eue d’arracher cette déclaration à la pusillanimité d’Henri III… inspiration plus funeste encore que j’aie eue de la garder si longtemps… Maintenant, Philippe connaît son existence, et le grand inquisiteur est venu ici me menacer de mort!… Moi!…


Sixte Quint haussa les épaules:


– Mourir!… ce n’est rien… Mais mourir sans avoir réalisé son rêve: Philippe chassé d’Italie!… L’Italie unifiée du nord au midi, l’Italie entière soumise et asservie et la papauté maîtresse du monde… Que faire?… Envoyer ce parchemin à Philippe? – Par quelqu’un qui n’arriverait jamais?… Peut-être… L’anéantir?… Ce serait un coup terrible pour Philippe… Aussi bien j’ai juré à Espinosa qu’il a été détruit… Oui… un geste, et il devient la proie de cette flamme!…


Le pape se pencha et tendit vers le foyer le parchemin ouvert sur lequel s’étale un large sceau… le sceau d’Henri III de France.


Déjà la flamme mordait les bords du parchemin.


Un instant encore, et c’en était fait des rêves de Philippe d’Espagne.


Brusquement Sixte Quint mit le parchemin hors d’atteinte, et hochant la tête répéta:


– Que faire?…


À ce moment une main, d’un geste rude, saisit le parchemin.


Sixte Quint se retourna furieusement et se trouva en présence de son neveu, le cardinal Montalte. À l’instant, les deux hommes furent face à face.


– Toi!… toi!… Comment oses-tu!… Je vais…


Et le pape allongea la main vers le marteau d’ébène posé sur la table pour appeler, jeter un ordre.


D’un bond, Montalte se plaça entre la table et lui, et froidement:


– Sur votre vie, Saint-Père, ne bougez pas, n’appelez pas!


– Holà! dit le vieux pape, en se redressant de toute sa hauteur, oserai tu porter la main sur le souverain pontife?


– J’oserai tout… si je n’obtiens de vous ce que je suis venu demander.


– Et que veux-tu?


– Je veux…


– Allons, ose! puisque tu es en veine d’audace insensée!


– Je veux… eh bien, je veux la grâce de Fausta.


Le pape eut un mouvement de surprise, puis, songeant qu’elle était morte, un sourire:


– La grâce de Fausta?


– Oui, Saint-Père, dit Montalte courbé.


– La grâce de Fausta?… Soit!


Le pape choisit un parchemin parmi les nombreux papiers rangés sur sa table, et, très posément, le remplit et le signa d’une main ferme.


Pendant que le pape écrivait, Montalte, d’un coup d’œil rapide, parcourait le parchemin qu’il venait de lui arracher.


– Voici la grâce, dit Sixte Quint, grâce pleine et entière. Et maintenant que tu as obtenu ce que tu voulais, rends-moi ce parchemin, et va-t’en… va-t’en… À toi aussi, fils de ma sœur bien-aimée, je fais grâce!


– Saint-Père, avant de vous rendre ce parchemin, un mot: si vous avez signé cette grâce, c’est que vous croyez Fausta morte… Eh bien, vous vous trompez, mon oncle, Fausta n’est pas morte!


– Fausta vivante?


– Oui! car je l’ai sauvée en lui faisant prendre moi-même le contrepoison qui l’a rappelée à la vie.


Sixte Quint resta un moment rêveur, puis:


– Eh bien, soit! Après tout, que m’importe Fausta vivante?… Elle ne peut plus rien contre moi. Sa puissance religieuse est morte en même temps que naissait son enfant… Mais toi, qu’espères-tu donc d’elle?… As-tu fait ce rêve insensé que tu pourrais être aimé de Fausta?… Triple fou!… Sache donc, malheureux, que tu attendriras le marbre le plus dur avant que d’attendrir le cœur de Fausta.


Et gravement:


– Il n’y a pas deux Pardaillan au monde!


Montalte ferma les yeux et pâlit.


Plus d’une fois, en effet, il avait songé en grinçant à ce Pardaillan inconnu qui avait été aimé de Fausta. Et alors il avait senti une haine mortelle et tenace l’envahir. Alors des imprécations furieuses étaient montées à ses lèvres. Alors des pensées de meurtre et de vengeance étaient venues le hanter. Et d’une voix morne, il répondit:


– Je n’espère rien. Je ne veux rien… si ce n’est sauver Fausta… quant à ce parchemin, ajouta-t-il rudement, je vais le remettre à Fausta qui ira le porter, elle, à Philippe d’Espagne à qui il appartient… Et pour plus de sûreté j’accompagnerai la princesse.


Sixte Quint eut un geste de rage. La pensée de paraître céder à des menaces à peine déguisées lui était insupportable. Bravant le poignard de Montalte, il allait appeler, lorsqu’il se souvint que ce parchemin, somme toute, il l’avait lui-même retiré de la flamme où il hésitait à le jeter. L’instant d’avant il était irrésolu, cherchant une solution. Cette solution, sans le vouloir, Montalte la lui indiquait peut-être… Pourquoi pas?… Après tout, qu’importait le messager: Fausta ou comparse, pourvu qu’il n’arrivât pas à destination? Sa résolution fut prise. Il répondit:


– Peut-être as-tu raison. Et puisque j’ai fait grâce à toi et à elle, va!…


Un quart d’heure plus tard, Montalte rejoignait Espinosa et lui disait:


– Monseigneur, j’ai le parchemin.


L’œil froid de l’inquisiteur eut comme une lueur aussitôt éteinte, et toujours calme:


– Donnez, monsieur.


– Monseigneur, avec votre agrément, la princesse Fausta ira le porter à S. M. Philippe d’Espagne… C’est là, je crois, ce qui vous importe le plus.


Espinosa fronça légèrement le sourcil, et:


– Pourquoi la princesse Fausta?


– Parce que je vois là un moyen de la préserver de tout nouveau danger, dit fermement Montalte en le regardant en face.


Espinosa réfléchit une seconde, puis:


– Soit, monsieur le cardinal. L’essentiel, en effet, est, comme vous le dites, que ce document parvienne à mon souverain le plus tôt possible.


– La princesse partira dès que ses forces lui permettront d’entreprendre le voyage… Je puis vous assurer que le parchemin parviendra à destination, car j’aurai l’honneur de l’accompagner moi-même.


– En effet, dit sérieusement Espinosa, la princesse sera bien gardée.


– Je le crois aussi, monseigneur, répondit froidement Montalte.

Загрузка...