SAMWELL

Debout devant la fenêtre, Sam se balançait nerveusement, les yeux attachés sur les derniers flamboiements du soleil en train de s’évanouir derrière une rangée de toits pointus. Il a dû se soûler une fois de plus, songea-t-il avec désespoir. Ou alors faire la connaissance d’une autre fille. Il hésitait entre les larmes et les malédictions. Dareon était censément son frère. Demande-lui de chanter, et personne ne pourrait mieux faire. Demande-lui n’importe quoi d’autre…

Les brumes du soir avaient commencé à se lever, et leurs doigts grisâtres s’agrippaient aux façades des édifices alignés le long du vieux canal. « Il a promis de revenir, dit Sam. Tu l’as entendu toi-même. »

Vère le dévisagea fixement. Elle avait les paupières lisérées de rouge et bouffies. Ses cheveux lui pendouillaient sur la figure, sales et enchevêtrés. Elle avait l’air aux aguets d’un animal méfiant tapi dans un fourré. Cela faisait des jours et des jours qu’ils n’avaient plus de feu, mais la petite sauvageonne se plaisait à se pelotonner près de l’âtre comme si les cendres refroidies recelaient encore quelques vestiges de chaleur. « Il aime pas ça ici, avec nous, fit-elle dans un souffle, afin de ne pas réveiller le bébé. C’est triste, ici. Il aime ça où que le vin se trouve, et puis les sourires. »

Oui, songea Sam, et du vin, il y en a partout sauf ici. Braavos foisonnait de brasseries, d’auberges et de bordels. Et si Dareon préférait au pain sec et à la compagnie d’une femme en larmes, d’un pleutre obèse et d’un vieillard malade une flambée joyeuse et une bonne coupe de vin épicé, qui pouvait l’en blâmer ? Moi, je pourrais. Il a dit qu’il serait de retour avant le crépuscule ; il a dit qu’il nous rapporterait des vivres et du vin.

Il regarda par la fenêtre une fois de plus, dans l’espoir de voir contre tout espoir le chanteur revenir à toutes jambes. La nuit qui tombait sur la Cité Secrète grignotait venelles et canaux. Les honnêtes gens de Braavos n’allaient pas tarder à barrer leur porte et fermer leurs volets. La nuit appartenait aux courtisanes et aux spadassins. Les nouveaux amis de Dareon, songea Sam avec amertume. Le chanteur n’avait qu’eux à la bouche depuis quelque temps. Il s’évertuait à composer une chanson sur une catin de haut vol qui se faisait appeler la Sélénombre et qui, l’ayant entendu chanter près du Bassin de la Lune, l’avait récompensé par un baiser. « Tu aurais dû lui demander de l’argent, s’était récrié Sam. C’est d’argent que nous avons besoin, pas de baisers ! » Mais Dareon s’était contenté de sourire. « Il y a des baisers plus précieux que l’or jaune, Egorgeur. »

Cela aussi faisait râler Sam. Dareon n’était pas non plus censé gribouiller des chansons sur des courtisanes. Il était censé chanter le Mur et la vaillance de la Garde de Nuit. Jon s’était flatté que ses chants persuaderaient peut-être quelques jeunes gens de prendre le noir. Et voilà qu’au lieu de s’y employer, il rossignolait cheveux argentés, baisers d’or, et lèvres pourpres, purpurines ! Comme si lèvres pourpres, purpurines avaient jamais incité personne à prendre le noir…

Il arrivait aussi que son jeu réveille le bébé. Du coup, celui-ci se mettait à vagir, Dareon lui braillait de fermer sa gueule, Vère éclatait en larmes, et le chanteur sortait en trombe pour ne plus reparaître de plusieurs jours. « Tous ces pleurnichages me donnent envie de lui flanquer des claques, se plaignait-il, et je peux à peine fermer l’œil à cause de ses sanglots. »

Tu pleurerais autant si tu avais un fils et que tu l’aies perdu, se retenait tout juste de répliquer Sam. Il ne pouvait faire grief à Vère de son chagrin. En revanche, il vouait une rancune tenace à Jon Snow et se demandait quand son cœur s’était changé en pierre. Un jour où Vère était descendue puiser de l’eau dans le canal pour leur petit ménage, il en avait profité pour questionner là-dessus mestre Aemon. « Quand ? Mais quand tu l’as élevé à la dignité de lord Commandant », fut la réponse du vieillard.

Même à présent qu’il pourrissait là, dans cette pièce glacée, sous les combles, une partie de sa personne refusait de croire que Jon avait pu commettre ce dont le mestre le soupçonnait. Ce doit être vrai, pourtant. Sinon, pourquoi Vère pleurerait-elle autant ? Il lui aurait suffi de l’interroger sur l’identité de l’enfant qu’elle allaitait, mais il n’en avait pas le courage. Il appréhendait trop la certitude qu’il risquait d’obtenir alors. Je suis toujours un pleutre, Jon. En quelque endroit du vaste monde qu’il se rendît, ses trouilles ne le lâchaient pas d’une semelle.

Un grondement creux qui ressemblait au roulement d’un tonnerre lointain vint se répercuter sur les toits de Braavos ; de l’autre bout de la lagune, le Titan sonnait la tombée de la nuit. Le bruit fut assez fort pour réveiller le bébé, dont les vagissements soudains réveillèrent à son tour mestre Aemon. Ses paupières se soulevèrent, et, tandis que Vère allait donner le sein, il s’agita faiblement sur sa couche étroite. « L’Œuf ? Il fait noir. Pourquoi fait-il si noir ? »

Parce que vous êtes aveugle.L’esprit du vieillard battait de plus en plus la campagne depuis qu’ils étaient arrivés à Braavos. Il y avait des jours où il ne semblait pas savoir où il se trouvait. Il y en avait d’autres où il perdait le fil de ce qu’il était en train de dire et se mettait à discourir sur son père ou son frère. Il a cent deux ans, se rappela Sam, mais il avait déjà cet âge à Châteaunoir et, là-bas, son esprit n’avait jamais vadrouillé.

« C’est moi, se vit-il obligé de dire. Moi, Samwell Tarly. Votre assistant.

— Sam. » Mestre Aemon se lécha les lèvres et papillota. « Oui. Et nous sommes à Braavos, actuellement. Pardonne-moi, Sam. Le matin est là ?

— Non. » Sam lui toucha le front. La peau était moite de sueur, froide et un peu gluante sous les doigts, le souffle imperceptiblement sifflant. « Il fait nuit, mestre. Vous avez dormi.

— Trop longtemps. On n’a pas chaud, ici.

— Nous n’avons pas de bois, lui dit Sam, et l’aubergiste ne nous en donnera plus que si nous avons de quoi le payer. » C’était la quatrième ou la cinquième fois qu’ils avaient mot pour mot la même conversation. J’aurais dû consacrer nos trois derniers sous à des achats de bois, se reprochait Sam à tous les coups. J’aurais dû avoir le simple bon sens de le tenir au chaud.

Au lieu de cela, il avait gaspillé ce qu’il leur restait d’argent à faire venir un guérisseur de la Maison des Mains Rouges, une grande perche blafarde à robes brodées d’un motif à torsades rouges et blanches. Et cette folle dépense pour n’aboutir en tout et pour tout qu’à l’acquisition d’une fiole de vinsonge… « Il se peut que le passage de vie à trépas de votre malade en soit adouci », avait dit le Braavien, non sans gentillesse au demeurant. En s’entendant demander s’il ne pouvait vraiment rien faire de plus, il avait secoué la tête. « J’ai bien des onguents, des potions et des infusions, des teintures médicinales, des cataplasmes et des venins. Il me serait aussi possible de le saigner, de le purger, de lui mettre des sangsues… Mais à quoi bon ? Aucune sangsue ne peut lui rendre la jeunesse. C’est un vieil homme, et la mort est dans ses poumons. Administrez-lui ce vinsonge, et laissez-le dormir. »

Et c’est bien ce qu’il avait fait jusque-là, dormir, à longueur de jour et de nuit, mais il s’agitait maintenant pour essayer tant bien que mal de se dresser sur son séant. « Il nous faut descendre aux bateaux. »

Encore les bateaux. « Vous êtes trop faible pour sortir », objecta-t-il à son corps défendant. Mestre Aemon avait pris froid pendant le voyage, et le mal s’était installé à demeure dans sa poitrine. A leur arrivée à Braavos, il se trouvait dans un tel état d’épuisement qu’il avait fallu le porter pour aller à terre. Leur bourse étant encore bien dodue, Dareon avait réclamé le plus grand lit de l’auberge. Mais, comme celui qu’on leur avait attribué était assez vaste pour coucher à huit, le tenancier ne s’était pas fait faute d’en exiger le prix correspondant.

« Nous pourrons aller nous balader sur les quais demain matin, promit Sam. Vous pourrez vous y renseigner pour savoir quel est le prochain bateau en partance pour Villevieille. » Même en automne, Braavos restait un port très actif. Lorsque mestre Aemon aurait recouvré suffisamment de forces pour voyager, ils ne devraient avoir aucune peine à trouver un bateau convenable pour les mener à destination. Payer leur passage poserait un problème autrement ardu. Un navire originaire des Sept Couronnes serait ce qu’ils pouvaient espérer de mieux. Un négociant de Villevieille, par exemple, qui aurait des parents dans la Garde de Nuit. Il doit bien y avoir encore des gens qui honorent les protecteurs du Mur.

« Villevieille, exhala mestre Aemon dans un sifflement. Oui. J’ai rêvé de Villevieille, Sam. J’étais de nouveau jeune, et mon frère l’Œuf se trouvait avec moi, en compagnie de ce grand flandrin de chevalier qu’il servait. Nous étions en train de boire un coup dans la vieille auberge où l’on fait ce cidre épouvantablement corsé. » Il essaya de nouveau de se redresser, mais l’effort se révéla excéder ses capacités physiques. Au bout d’un moment, il cessa de lutter. « Les bateaux, dit-il une fois de plus. C’est là que nous aurons notre réponse. A propos des dragons. J’ai absolument besoin de savoir. »

Non, songea Sam, c’est de nourriture et de chaleur que vous avez besoin, d’un ventre plein et d’un bon feu qui brûle en pétillant dans la cheminée. « Est-ce que vous avez faim, mestre ? Il nous reste du pain et un bout de fromage.

— Pas pour l’instant, Sam. Plus tard, quand je me sentirai plus gaillard.

— Comment voulez-vous devenir plus gaillard, si vous ne mangez pas ? » En mer, aucun d’eux n’avait mangé beaucoup, une fois dépassé Skagos. Les tempêtes d’automne les avaient harcelés sans trêve pendant la traversée du détroit. Tantôt, elles montaient du sud, rageusement escortées de coups de tonnerre et d’éclairs et de pluies noires battantes des jours durant. Tantôt, c’était du nord qu’elles survenaient, sinistres et glaciales, avec des bises féroces qui vous transperçaient jusqu’aux moelles. Un jour, le froid s’était fait si rude qu’à son réveil Sam avait découvert le navire entièrement revêtu de givre, et d’une blancheur de perle éblouissante. Le capitaine avait alors commandé d’affaler le mât, de l’arrimer sur le pont, et c’est à la force des rames que le voyage s’était achevé. Jusqu’à ce qu’on aperçoive le Titan, personne n’avait avalé la moindre bouchée.

Sitôt débarqué sain et sauf, cependant, Sam s’était senti dévoré par une faim de loup. C’avait été pareil pour Vère et Dareon. Même le bébé s’était mis à téter plus goulûment. Mais Aemon, lui…

« Le pain s’est rassis, mais je puis toujours aller demander du jus de viande aux cuisines pour vous faire des mouillettes », reprit Sam. L’aubergiste était un homme dur, à l’œil froid, défiant, qui trouvait suspecte la présence sous son toit de ces étrangers tout en noir, mais sa cuisinière se montrait plus traitable.

« Non. Peut-être trois gouttes de vin, tout de même ? »

Ils n’en avaient pas une seule. Dareon avait promis d’en acheter avec ce que lui rapportaient ses chants. « Nous aurons du vin tout à l’heure, affirma Sam à contrecœur. Il y a de l’eau, mais ce n’est pas de la bonne. » La bonne coulait sur les arches de l’immense aqueduc de brique appelé par les Braaviens la rivière d’eau douce. Des conduites privées l’amenaient jusque dans les demeures des riches ; les pauvres, eux, emplissaient leurs seaux et bassines aux fontaines publiques. Sam avait étourdiment envoyé Vère en chercher, sans se rappeler que la petite sauvageonne avait passé toute son existence à Fort-Craster et jamais vu ne serait-ce qu’une bourgade marché. Le labyrinthe d’îles rocheuses et de canaux qu’était Braavos, cette jungle dépourvue d’herbe et d’arbres, cette fourmilière d’étrangers qui lui adressaient la parole dans une langue dont elle ne comprenait pas un traître mot, tout cela l’avait tellement terrifiée qu’elle en avait perdu le plan puis guère tardé à se perdre elle-même. Sam avait fini par la retrouver en larmes au pied de la statue d’un seigneur de la mer mort depuis longtemps.

« On n’a que de l’eau de canal, dit-elle à mestre Aemon, mais la cuisinière l’a fait bouillir. Il y a du vinsonge aussi, si vous avez encore besoin de ça.

— J’ai eu mon compte de rêves, pour l’instant. L’eau de canal me suffira. Aide-moi, s’il te plaît. »

Sam l’aida à redresser son buste et poussa la coupe vers ses lèvres sèches et crevassées. Malgré ses précautions, la moitié de l’eau dégoulinait sur la poitrine du patient. « Assez, toussa d’ailleurs celui-ci au bout de quelques menues gorgées. Tu vas me noyer. » Il grelottait entre les bras de Sam. « Pourquoi fait-il si froid dans la chambre ?

— Il n’y a plus de bois. » Dareon avait payé deux fois plus cher pour obtenir une chambre équipée d’une cheminée, mais aucun d’eux ne s’était douté qu’ici le bois coûterait un prix aussi exorbitant. Il ne poussait pas d’arbres, à Braavos, excepté dans les cours et les jardins des puissants. Et les Braaviens n’avaient non plus garde de couper les pins qui couvraient le semis d’îles excentrées sur le pourtour de leur lagune immense et qui, jouant le rôle de brise-vent, les préservaient contre les tornades. Des péniches devaient dès lors remonter les rivières jusque dans l’arrière-pays pour les fournir en bois de chauffage à force d’allers et retours. Le crottin lui-même était une espèce de luxe, puisque la population se servait de barques et non de chevaux. Ce genre de détail n’aurait eu aucune importance s’ils étaient repartis sans délai pour Villevieille comme prévu, mais l’état de santé déplorable de mestre Aemon leur avait interdit de le faire. Un second voyage en mer l’aurait immanquablement tué.

La main du vieil homme tâtonna les couvertures à la recherche du bras de Sam. « Il nous faut aller sur les quais, Sam.

— Lorsque vous aurez recouvré des forces. » Le mestre n’était pas à même de braver les vents humides et les embruns salés du bord de l’eau, et le bord de l’eau, c’était la ville tout entière. Au nord se trouvait le port Pourpre, où les négociants braaviens s’amarraient sous les dômes et les tours du palais du Seigneur de la Mer. A l’ouest s’étendait le port du Chiffonnier, bondé de navires originaires des autres Cités libres, de Westeros, d’Ibben et des lointaines contrées fabuleuses de l’Orient. Et il y avait partout ailleurs de petites jetées, des embarcadères de bacs, et de vieux quais gris le long desquels venaient se ranger les barques des pêcheurs de poissons, de crevettes et de crabes qui exploitaient les embouchures des rivières et les bassins de marée. « Aujourd’hui, ce serait une trop rude épreuve pour vous.

— Alors, vas-y à ma place, insista le vieillard, et ramène-moi quelqu’un qui ait vu ces fameux dragons.

— Moi ? » La suggestion le désemparait. « Mestre, c’était un bobard, rien de plus. Une histoire de matelot. » La faute, là encore, en incombait à Dareon. Il s’était complu à rapporter des bordels et des brasseries toutes sortes de contes extravagants. Par malheur, il était fin soûl quand il avait entendu débiter celui des dragons, et il avait été incapable ensuite de s’en rappeler les détails. « Dareon l’a peut-être forgée lui-même de toutes pièces. Les chanteurs sont coutumiers du fait. Ils inventent des tas de choses.

— En effet, convint mestre Aemon, mais même la chanson la plus fantaisiste peut receler une once de vérité. Découvre cette vérité pour moi, Sam.

— Mais je ne saurais qui interroger, ni comment poser la question. En haut valyrien, mes connaissances sont rudimentaires, et, quand on me parle en braavien, je ne comprends pas la moitié de ce que l’on me dit. Vous parlez plus de langues que moi, lorsque vous aurez recouvré des forces, il vous sera po…

— Quand donc aurai-je recouvré des forces, Sam ? Tu veux me le dire ?

— Bientôt. A condition toutefois de manger et de vous reposer. Quand nous atteindrons Villevieille…

— Je n’atteindrai pas Villevieille. Je le sais, maintenant. » Sa main resserra son étreinte sur le bras de Sam. « Sous peu, c’est avec mes frères que je serai. Certains étaient liés à moi par des vœux, certains par le sang, mais ils ont tous été mes frères. Et mon père… Jamais l’idée ne lui avait traversé l’esprit que le trône pourrait lui échoir, et il lui échut néanmoins. Il disait souvent que c’était sa punition pour le coup mortel porté à son frère. Je prie qu’il ait trouvé dans la mort la paix qu’il n’a jamais connue de son vivant. Les septons nous chantent la suavité d’en avoir fini, de déposer tous nos fardeaux pour entreprendre d’un pas léger le voyage vers des contrées lointaines où nous aurons tout loisir d’aimer, de rire et de festoyer jusqu’à la fin des temps… Mais si ces contrées de lumière et de miel n’existaient pas, dis-moi ? s’il n’y avait que froidure et ténèbres et douleurs au-delà de ce mur qu’on appelle la mort ? »

Il a peur, saisit soudain Sam. « Vous n’êtes pas en train de mourir. Vous êtes malade, et c’est tout. Cela va passer.

— Pas cette fois, Sam. J’ai rêvé… Dans le noir de la nuit, on se pose toutes les questions que l’on n’ose pas se poser à la clarté du jour. Pour moi, ces dernières années, il ne restait plus qu’une seule et unique question. Pourquoi les dieux s’acharnaient-ils à me dépouiller de ma vigueur et de mes yeux tout en me condamnant à traîner si longtemps, frigorifié et oublié ? A quoi pouvait bien leur servir un vieil homme au bout du rouleau comme moi ? » Ses doigts tremblaient, semblables à des brindilles gainées de peau tavelée. « Je n’ai pas oublié, Sam. Je n’ai toujours pas oublié.

— Pas oublié quoi ? » Il ne comprenait pas.

« Les dragons, chuchota le mestre. Ils étaient la gloire et le chagrin de ma maison.

— Le dernier dragon est mort avant votre naissance, objecta Sam. Comment pourriez-vous vous souvenir d’eux ?

— Je les vois dans mes rêves, Sam. Je vois une étoile rouge saigner au firmament. Je me rappelle encore ce qu’est le rouge. Je vois leurs ombres sur la neige, j’entends claquer leurs ailes de cuir, je perçois la brûlure de leur haleine. Des rêves de dragons hantaient aussi mes frères, et les rêves les ont tués, chacun d’eux. Sam, nous vacillons sur la cime de prophéties à demi oubliées, de merveilles et de terreurs qu’aucun homme vivant de nos jours ne saurait espérer comprendre… ou…

— Ou ? fit Sam.

— … ou pas. » Aemon gloussa doucement. « Ou je suis un vieil homme, fiévreux et moribond. » Il ferma d’un air las ses yeux blanchâtres puis les força à se rouvrir. « Je n’aurais pas dû quitter le Mur. Lord Snow a pu ne pas l’avoir compris, mais moi, j’aurais dû le voir. Le feu consume, mais le froid préserve. Le Mur… Mais il est trop tard pour revenir en arrière. L’Etranger attend derrière ma porte et ne sera pas éconduit. En ta qualité d’assistant, tu m’as servi de manière irréprochable. Fais pour moi ce beau geste ultime. Descends aux bateaux, Sam. Apprends sur ces dragons tout ce que tu pourras. »

Sam dégagea doucement son bras des doigts qui l’enserraient. « Je le ferai. Si vous le voulez. Seulement, je… » Il ne sut qu’ajouter. Il m’est impossible de le lui refuser. Il pourrait par la même occasion se mettre à la recherche de Dareon, le long des quais et des bassins du port du Chiffonnier. Je commencerai par le retrouver, puis nous irons ensemble aux bateaux. Et, en revenant, nous rapporterons du vin, des vivres et du bois. Nous aurons du feu et un bon repas bien chaud. Il se leva. « Bien. Je devrais y aller, alors. Si j’y vais, Vère sera là. Vère, barre soigneusement la porte après mon départ. » L’Etranger attend derrière la porte.

Tout en berçant le bébé contre son sein, Vère acquiesça d’un signe, les yeux gonflés de larmes prêtes à déborder. Elle va se remettre à pleurer, pressentit Sam. C’était plus qu’il n’en pouvait assumer. Son baudrier d’épée pendait contre le mur, accroché à une patère, à côté du vieux cor fendu que Jon lui avait offert. Il l’en arracha, le boucla autour de sa taille, jeta n’importe comment son manteau de lainage noir sur ses épaules tombantes, franchit le seuil à la diable et dégringola l’escalier de bois dont les marches craquaient sous son poids. L’auberge avait deux sorties qui donnaient l’une sur une rue, l’autre sur un canal. Il emprunta la première pour éviter la salle commune où il était sûr de se voir gratifier du regard acerbe que le taulier réservait à ceux de ses hôtes qui abusaient de son gracieux accueil en s’attardant indéfiniment.

L’air du dehors se révéla plutôt frisquet, mais les brumes nocturnes étaient beaucoup moins denses que parfois. A défaut de mieux, Sam en éprouva quelque soulagement, car il arrivait qu’elles couvrent le sol d’un tapis si épais que l’on ne distinguait pas ses propres pieds. Une fois, il s’en était fallu de rien qu’il ne se flanque dans un canal.

Dans sa prime jeunesse, il avait lu une chronique de Braavos et rêvé d’y venir un jour. Il mourait d’envie de voir émerger peu à peu des flots la silhouette inquiétante et sévère du Titan, de se laisser glisser sur les canaux à bord d’une barque à profil de serpent parmi tous ces temples et tous ces palais, de regarder les spadassins exécuter leur danse d’eau, lames flamboyant de reflets fugitifs d’étoiles. Et voilà, maintenant qu’il se trouvait ici, son seul désir était d’en partir au plus vite afin de gagner Villevieille.

Capuchon relevé et manteau flottant, il se dépêcha d’avaler le pavé en direction du port du Chiffonnier. Son baudrier d’épée menaçant de lui entraver les chevilles, il lui fallait sans cesse le remonter tout en poursuivant sa marche. Il se cantonnait aux rues les plus étroites et les plus noires, où moindre était le risque de rencontrer quiconque, mais chacun des chats qu’il croisait lui faisait bondir le cœur… Et Braavos pullulait de chats. Il me faut coûte que coûte trouver Dareon, songea-t-il. Il est membre de la Garde de Nuit, mon frère juré ; à nous deux, nous démêlerons ce qu’il convient de faire. Ses forces avaient fui mestre Aemon, et Vère aurait été complètement perdue, ici, même sans la douleur qui l’égarait, mais Dareon… Je ne devrais pas en penser du mal. Il pourrait avoir écopé d’un mauvais coup, ce qui expliquerait, le cas échéant, qu’il ne soit pas revenu. Il pourrait être mort, gisant au fond de quelque venelle dans une mare de sang, ou bien flottant à plat ventre dans l’un des canaux. La nuit, les spadassins se pavanaient de par la ville dans leurs somptueux atours chamarrés, brûlant de prouver leur adresse à manier les fleurets qu’ils arboraient d’un air tellement faraud. Certains se battaient pour n’importe quelle raison, certains pour aucune du tout, et Dareon avait la langue bien pendue, prenait la mouche pour un rien, surtout quand il avait bu. Comme s’il suffisait de chanter des batailles pour être capable d’en livrer ne serait-ce qu’une !

Les auberges, bordels et brasseries les plus huppés se trouvaient dans les parages du port Pourpre et du Bassin de la Lune, mais Dareon préférait le port du Chiffonnier, où la pratique montrait plus d’aisance à parler la Langue Commune. Sam commença ses recherches par l’auberge de L’Anguille verte, par Le Chalandier noir et Chez Moroggo, tous lieux où le chanteur s’était déjà produit, mais il ne le trouva dans aucun des trois. Devant La Maison des brumes étaient amarrées plusieurs barques serpents, dans l’attente de clients éventuels, et Sam s’efforça bien de demander à leurs perchistes s’ils n’auraient pas vu un chanteur habillé de noir, mais ni les uns ni les autres ne comprirent son haut valyrien. A moins qu’ils n’aient décidé de ne pas comprendre. Il jeta un œil à l’intérieur du bistrot minable qui, tapi sous la deuxième arche du pont de Nabbo, pouvait tout au plus entasser dix personnes. Dareon ne faisait pas partie du lot. Il essaya ensuite à l’auberge du Proscrit, à La Maison des sept lampes et au bordel appelé La Chattière, où il fut accueilli par des regards louches, mais il y perdit sa peine.

En sortant, il faillit caramboler deux jeunes gens sous la lanterne rouge. L’un était très brun, l’autre blond. Le très brun dit quelque chose en braavien. « Je suis désolé, dut s’excuser Sam, je ne comprends pas. » Il s’écarta d’eux, la peur au ventre. Dans les Sept Couronnes, c’étaient les nobles qui se paraient de soieries, de velours et de brocarts aux mille nuances, alors que le petit peuple et les paysans étaient vêtus de laine brute et de bure brune grossière. A Braavos, il en allait tout autrement. Les spadassins se dandinaient, diaprés comme des paons, tout en tripotant leurs épées, tandis que les puissants s’habillaient en gris anthracite, en violet sombre, en bleus presque noirs et en noirs aussi ténébreux qu’une nuit sans lune.

« Mon ami Terro dit que tu es si gras que tu lui donnes envie de dégueuler, traduisit le spadassin blond, sanglé dans une jaquette mi-partie de velours vert et de brocart d’argent. Mon ami Terro dit que le ferraillement de ta rapière lui fout la migraine. » Il s’exprimait en Langue Commune. L’autre, le spadassin brun qui, manteau jaune et brocart lie-de-vin, devait être le dénommé Terro, fit un commentaire en braavien qui déchaîna l’hilarité de son copain blond. « Mon ami Terro, reprit celui-ci, dit que tu te nippes au-dessus de ta condition. Serais-tu quelque grand seigneur, pour t’autoriser le noir ? »

Sam aurait volontiers pris la fuite, mais tout présageait que, s’il le faisait, il s’empêtrerait aussitôt les pieds dans son baudrier. Ne touche pas à ton épée, s’enjoignit-il. Poser ne serait-ce qu’un doigt sur la poignée risquait de suffire pour que l’un ou l’autre des deux spadassins s’estime défié. Il se tortura la cervelle pour trouver des mots susceptibles de calmer le jeu. « Je ne suis pas… fut tout ce qu’il réussit à sortir.

— Il n’est pas un grand seigneur, intervint une voix d’enfant. Il est dans la Garde de Nuit, stupides butors que vous êtes. » Une petite fille se faufila dans la lumière, poussant une carriole pleine de varech ; une pauvre petite chose maigrichonne et dépenaillée perdue dans d’immenses bottes, aux cheveux hirsutes et crasseux. « Il y en a un autre, au Havre heureux, qui chante des chansons chez la Femme du Matelot », ajouta-t-elle pour la gouverne des spadassins. Avant de reprendre, pour celle de Sam, cette fois : « S’ils vous demandent quelle est la plus belle femme du monde, dites le Rossignol, ou ils vous provoqueront en duel. Est-ce que vous voulez m’acheter des palourdes ? J’ai vendu toutes mes huîtres.

— Je n’ai pas d’argent, dit Sam.

— Il n’a pas d’argent », se moqua le spadassin blond. Son copain brun se fendit d’un sourire jusqu’aux oreilles et dit quelque chose en braavien. « Mon ami Terro est gelé. Sois notre bon gros lard de pote, et donne-lui ton manteau.

— Ne faites pas ça non plus, s’interposa la petite à la carriole, ou alors ils vous réclameront vos bottes tout de suite après, et, de fil en aiguille, vous aurez vite fait de vous retrouver complètement à poil.

— Les petits chats qui miaulent trop fort finissent noyés dans les canaux, prévint le spadassin blond.

— Pas s’ils ont des griffes. » Et, tout à coup, il y eut un couteau dans la main gauche de la petite, un canif aussi chétif qu’elle.

Le dénommé Terro marmonna quelque chose à son copain blond, et ils prirent tous deux le large en rigolant entre eux.

« Merci », dit Sam à la gamine, après que les spadassins se furent éloignés.

Le couteau disparut comme par enchantement. « Si vous portez une épée la nuit, cela signifie qu’on peut vous lancer un cartel. Est-ce que vous aviez envie de vous battre avec eux ?

— Non. » Le son couinant de sa dénégation fit grimacer Sam.

« Vous êtes vraiment dans la Garde de Nuit ? Je n’avais jamais vu de frère noir comme vous jusqu’ici. » Elle montra d’un geste la carriole. « Vous pouvez prendre les dernières palourdes, si ça vous tente. Maintenant qu’il fait noir, je ne trouverai personne pour les acheter. Vous êtes en route pour le Mur ?

— Pour Villevieille. » Il saisit une palourde cuite et la goba gloutonnement. « Nous sommes ici en transit. » La palourde était délicieuse. Il en engouffra une autre.

« Les spadassins ne cherchent jamais noise à qui n’a pas d’épée au côté. Même pas des cons de chamelle stupides comme Orbelo et Terro.

— Qui es-tu ?

— Personne. » Elle empestait le poisson. « J’ai été quelqu’un, mais plus maintenant. Vous pouvez m’appeler Cat, si ça vous amuse. Et vous, qui êtes-vous ?

— Samwell, de la maison Tarly. Tu parles la Langue Commune…

— Mon père était maître de nage à bord de la Nyméria. Un spadassin l’a tué pour avoir dit que ma mère était plus belle que le Rossignol. Pas l’un de ces cons de chamelle que vous avez croisés, un véritable spadassin. Un de ces jours, je lui couperai la gorge. Le capitaine a dit que la Nyméria n’avait pas besoin de petites filles et, du coup, il m’a débarquée. Brusco m’a recueillie et m’a confié une carriole. » Elle leva les yeux vers lui. « Quel est le navire qui vous emmène ?

— Notre passage est payé sur la Dame Ushanora. »

La petite le lorgna d’un air soupçonneux. « Elle est déjà partie. Vous n’êtes pas au courant ? Ça fait des jours et des jours qu’elle a appareillé. »

Je le sais, aurait-il pu répondre. Debout sur le quai, Dareon et lui avaient longuement regardé ses rames se lever, s’abaisser pendant qu’elle s’éloignait vers le Titan puis la haute mer. « Eh bien, avait dit le chanteur, voilà une affaire entendue. » Si Sam avait été moins lâche, il vous aurait balancé le chanteur dans l’eau. Parce que, pour jacasser d’effeuillage et de filles à poil, il avait, le chanteur, la langue mielleuse, mais c’était Sam qui, chose curieuse, avait fait tous les frais de la conversation dans la cabine du capitaine et qui s’était évertué à convaincre celui-ci de bien vouloir les attendre. « Ça fait déjà trois jours que j’attends votre vieux, avait riposté le Braavien. Mes cales sont pleines, et mes hommes ont tringlé leurs adieux à leurs femmes. Avec ou sans vous, ma Dame se tire avec la marée.

— Je vous en conjure, avait plaidé Sam, juste quelques jours de plus, c’est tout ce que je demande. Le temps de permettre à mestre Aemon de recouvrer des forces…

— Des forces ? Il n’en a plus du tout. » Le capitaine était venu à l’auberge la veille au soir se rendre compte par lui-même de l’état du mestre. « Il est âgé, malade, et je ne veux pas le voir mourir à bord de ma Dame. Restez avec lui ou abandonnez-le, moi, ça m’est éperdument égal. J’appareille. » Pire encore, il avait refusé de leur rembourser le prix du voyage, de rendre un seul sou de l’argent grâce auquel ils étaient censés atteindre Villevieille sans encombre. « Vous avez loué ma plus belle cabine. Elle est là, elle vous attend. Si vous décidez de ne pas l’occuper, tant pis pour vous, ce n’est pas ma faute. Pourquoi serait-ce à moi d’essuyer le manque à gagner ? »

A cette heure, nous pourrions être à Sombreval, songea Sam avec accablement. Nous pourrions même avoir atteint Pentos, si les vents étaient favorables.

Mais qu’est-ce que tout cela pouvait faire à la fillette à la carriole, hein ? « Tu as dit que tu avais vu un chanteur…

— Au Havre heureux. Il va se marier avec la Femme du Matelot.

— Se marier ?

— Elle ne couche qu’avec ceux qui l’épousent.

— Où se trouve ce Havre heureux ?

— En face du Bateau guignol. Je peux vous y amener.

— Je connais le chemin. » Le Bateau guignol, il l’avait remarqué. Dareon ne peut pas se marier ! Il a prononcé les vœux ! « Il me faut te quitter. »

Il détala dare-dare. L’auberge se trouvait au diable, les pavés glissaient. Il ne fut pas long à souffler comme un bœuf, talonné par les claquements tapageurs de son grand manteau noir. Il était forcé, tout en galopant, d’avoir une main cramponnée à son baudrier. Le peu de gens qu’il rencontra le considéraient d’un œil ahuri, et un chat se cabra sur son passage en crachant tout ce qu’il savait. Quand il arriva devant Le Bateau, il titubait comme un ivrogne. Le Havre heureux lui faisait face, de l’autre côté de la rue.

A peine y fut-il entré, rouge et hors d’haleine, qu’une femme borgne lui jeta les bras autour du cou. « Lâchez-moi, lui dit-il, je ne suis pas ici pour ça. » Elle répondit en braavien. « Je ne parle pas cette langue », reprit-il en haut valyrien. Il y avait des chandelles allumées, et un feu crépitait dans la cheminée. Quelqu’un sciait des rengaines sur un violon, et il distingua deux filles qui virevoltaient autour d’un prêtre rouge en se tenant la main. La borgnesse lui pressa ses seins contre la poitrine. « Cessez donc ! je ne suis pas ici pour ça !

— Sam ! » retentit la voix familière de Dareon. « Yna, fiche-lui la paix, c’est Sam l’Egorgeur… Mon frère juré ! »

La borgnesse se décolla de lui, mais elle laissa une main posée sur son bras. L’une des danseuses lança : « Il peut m’égorger, si ça lui fait envie ! », et l’autre roucoula : « Tu crois qu’il me laisserait toucher son braquemart ? » Derrière elles était barbouillée sur le mur une galéasse violette dont l’équipage, exclusivement féminin, portait des cuissardes et rien d’autre. Un marin de Tyrosh ivre mort était écroulé dans un angle et ronflait dans sa phénoménale barbe écarlate. A un autre endroit, une vieille équipée de mamelles énormes tapait le carton avec un insulaire d’Eté massif attifé de plumes amarante et noires. Au milieu de tout ça trônait Dareon, fourrageant du nez le cou de la femme assise sur ses genoux. Elle s’était affublée de son manteau noir.

« L’Egorgeur, appela le chanteur d’une voix avinée, viens çà, que je te présente à dame mon épouse. » Ses cheveux étaient d’une blondeur de miel, son sourire était chaleureux. « Je lui ai chanté des chansons d’amour. Les femmes fondent comme du beurre lorsque je chante. Et moi, comment pourrais-je résister à ce minois-là ? » Il lui bécota le nez. « Ma mie, donne un baiser à l’Egorgeur, il est mon frangin. » Quand elle se mit debout, Sam s’avisa qu’elle était toute nue sous le manteau. « Hé là ! ne va pas me peloter ma femme, maintenant, l’Egorgeur ! s’exclama Dareon en rigolant. Mais si tu es tenté par une de ses frangines, ne te gêne pas, fais comme chez toi. J’ai encore assez de pognon, je pense. »

Du pognon qui aurait pu nous acheter de la nourriture, songea Sam, du pognon qui aurait pu nous acheter du bois pour que mestre Aemon reste bien au chaud. « Qu’as-tu fait là ? Tu ne peux pas te marier. Tu as prononcé les vœux, tout autant que moi. Ce parjure pourrait te coûter la tête.

— Nous ne sommes mariés que pour cette seule et unique nuit, l’Egorgeur. Même à Westeros, personne ne vous fait payer de la tête cette bagatelle. Tu n’es jamais allé à La Mole déterrer les trésors enfouis ?

— Non. » Il s’empourpra. « Jamais je n’aurais…

— Et ta gueuse de sauvageonne, hein ? tu dois bien l’avoir baisée par-ci par-là… Toutes ces nuits dans les bois, blottis ensemble sous ton manteau, tu comptes me faire gober que tu ne la lui as pas fourguée dans la tirelire ? » D’un geste de la main, il lui désigna une chaise. « Assis, l’Egorgeur. Prends-toi une coupe de vin. Prends-toi une pute. Prends-toi les deux. »

Ce n’était pas d’une coupe de vin que Sam avait envie. « Tu avais promis de revenir avant le crépuscule. De rapporter de la nourriture et du vin.

— Est-ce de cette manière que tu as zigouillé l’Autre ? En le savonnant à mort ? » Dareon s’esclaffa. « C’est elle qui est ma femme, pas toi. Si tu ne veux pas boire un coup pour célébrer mon mariage, alors, dégage.

— Viens avec moi, dit Sam. Mestre Aemon s’est réveillé, et il souhaite savoir ce qu’il en est de ces dragons. Il parle d’étoiles saignantes et d’ombres blanches et de rêves… S’il nous était possible d’obtenir davantage de renseignements sur ces dragons, cela pourrait contribuer à le soulager. Aide-moi…

— Demain matin. Pas pendant ma nuit de noces. » Il se leva lourdement, prit son épousée par la main et, la tirant à sa suite, commença à se diriger vers l’escalier.

Sam lui barra le passage. « Tu as juré, Dareon. Tu as prononcé les vœux. Tu es censé être mon frère.

— A Westeros. Tu trouves que ça ressemble à Westeros, ici ?

— Mestre Aemon…

— … est en train de crever. Le zèbre de guérisseur pour lequel tu as flambé tout notre fric l’a bien dit. » Sa bouche avait pris un air dur. « Tape-toi une fille, ou fous le camp. Tu es en train de me bousiller mes noces.

— Je vais m’en aller, déclara Sam, mais toi, tu m’accompagneras.

— Non. J’en ai ma claque. Terminé, nous deux. Terminé, moi et le noir. » Il arracha le manteau qui voilait la nudité de sa future et le balança à la tête de Sam. « Là. T’as qu’à jeter cette guenille sur le vioque, ça le réchauffera peut-être un peu. Je vais plus en avoir besoin. Je vais plus porter que du velours, bientôt. L’année prochaine, je mettrai des fourrures et je boufferai… »

Sam le frappa.

Ce fut un geste irréfléchi. Sa main se leva, se reploya d’elle-même en un poing de fer qui écrabouilla la gueule du chanteur. Celui-ci poussa un juron, sa femelle à poil un cri strident, et Sam se rua sur Dareon et le culbuta par-dessus une table basse. Ils étaient à peu près de la même taille, mais lui pesait deux fois plus, et une telle colère le possédait que, pour une fois, il n’avait pas peur. Après lui avoir défoncé la figure et le ventre, il le prit à deux mains par les épaules et se mit à le marteler comme un fou. Quand Dareon lui emprisonna les poignets, il riposta par un coup de tête qui éventra la lèvre du chanteur et le fit lâcher prise, au dam immédiat de son pif. Quelque part, un type se fendait la poire, une bonne femme éructait des malédictions. Sam eut l’impression que l’affrontement se déroulait au ralenti, comme s’ils étaient deux mouches noires à se débattre engluées dans une goutte d’ambre. Là-dessus, quelqu’un le contraignit à se détacher de la poitrine de son adversaire. Ce quelqu’un-là, il le cogna salement aussi, et puis quelque chose de dur lui fracassa le crâne.

Quand il reprit conscience, il se trouvait dehors et volait tête la première à travers le brouillard. Le temps d’un demi-battement de cœur, il entrevit de l’eau noire au-dessous de lui. Puis le canal bondit à sa rencontre et lui souffleta la figure.

Il coula comme un caillou, comme un rocher, comme une montagne. L’eau lui noya les yeux, envahit son nez, sombre et froide et saumâtre. Lorsqu’il tenta d’appeler à l’aide, il engouffra une tasse supplémentaire. Ruant, suffoquant, il roula sur lui-même, les narines crevées par des flopées de bulles. Nage, se dit-il, nage. Le sel lui piqua les yeux quand il les rouvrit, l’aveugla. Il rejaillit à la surface juste un instant, prit une goulée d’air tout en flagellant désespérément les flots d’une main tandis que l’autre essayait de se cramponner à la paroi du canal. Mais les pierres étaient lisses et visqueuses, et il lui fut impossible d’y trouver prise. Il coula de nouveau.

Il sentait de plus en plus le froid de ses vêtements détrempés lui coller à la peau. Son baudrier lui dégoulina le long des jambes et lui entrava les chevilles. Je vais me noyer, songea-t-il, pris d’une panique noire et aveugle. Il se démena pour tenter de retrouver le chemin de la surface mais, au lieu de cela, sa tête alla heurter le fond du canal. Je suis à l’envers, comprit-il, je suis en train de me noyer. Quelque chose bougea sous l’une de ses mains affolées, quelque chose comme une anguille ou un poisson, qui lui glissa entre les doigts. Je ne peux pas me noyer ; mestre Aemon va mourir, sans moi, et Vère n’aura personne. Il faut que je nage, il faut que je…

Il y eut un plouf retentissant, et puis quelque chose s’enroula autour de lui, sous ses aisselles et autour de sa poitrine. L’anguille, telle fut sa première idée, l’anguille m’a attrapé, elle va m’entraîner au fond. Il ouvrit la bouche pour hurler, l’eau s’y précipita de plus belle. Me voilà noyé, fut son ultime pensée. Oh, bonté divine, me voilà noyé !

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il se trouvait allongé sur le dos, et un grand nègre des îles d’Eté lui pilonnait le bide avec des poings gros comme des jambons. Arrêtez, vous me faites mal ! voulut-il crier, mais ses protestations se réduisirent à vomir de l’eau et à hoqueter. Il était trempé et grelottait, couché là sur les pavés dans une mare d’eau de canal. L’autre se remit à lui marteler l’estomac, et l’eau, cette fois, gicla de son nez. « Arrêtez, pantela Sam. Je ne me suis pas noyé. Je ne me suis pas noyé.

— Non. » Son sauveur se pencha sur lui, colossal, noir et dégoulinant. « Tu dois Xhondo beaucoup plumes. Eau bousillé Xhondo son manteau magnifique. »

C’était indéniable, constata Sam. Ruisselant, crotté, le manteau de plumes pendouillait lamentablement sur les épaules impressionnantes du Noir. « Je n’ai jamais eu l’intention de…

— … faire nage ? Xhondo a vu. Trop patauge et clabousses. Faudrait hommes gras flotter. » Il n’eut besoin que d’un seul de ses poings énormes pour le hisser sur ses pieds en l’agrippant par son doublet. « Xhondo second sur La Brise cannelle. Beaucoup langues il parle. Un peu. Dedans, Xhondo rire, te voir boxer le chanteur. Et Xhondo entendre. » Un large sourire s’épanouit sur sa figure. « Xhondo savoir pour ces dragons. »

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