LE NOYÉ

Aeron Greyjoy attendit que le froid lui eût complètement engourdi les bras et les jambes pour se résoudre à regagner enfin tant bien que mal la grève et à renfiler ses robes. Il avait pris la fuite aussi lâchement tout à l’heure devant l’Œil-de-Choucas que s’il était encore la misérable créature d’autrefois, mais à peine les vagues s’étaient-elles mises à lui déferler sur le crâne que la mémoire lui était une fois de plus revenue : ce minus était mort. Je suis rené de la mer en homme plus dur à la peine et plus vigoureux. Plus aucun mortel n’était à même de lui faire peur, plus aucun, désormais, pas plus que ne le pouvaient les ténèbres, pas plus que ne le pouvaient les ossements de son âme, les ossements grisâtres et macabres de son âme. Le bruit d’une porte qui s’ouvre, le grincement d’une charnière de fer rouillée.

Tandis qu’il s’en revêtait, ses robes crissaient, toutes raides encore du sel dont les avait imprégnées la dernière lessive, une quinzaine auparavant. Leur lainage se colla contre sa poitrine mouillée, tout en s’imbibant de l’eau qui ruisselait de sa tignasse. Après avoir rempli sa gourde dans les flots, il se la balança par-dessus l’épaule.

Comme il traversait la grève à grandes enjambées, un noyé qui revenait de satisfaire aux besoins triviaux de nature le carambola dans le noir. « Tifs-Trempes », murmura-t-il. Aeron lui posa une main sur la tête et, après l’avoir béni, poursuivit sa route. Le terrain s’éleva sous ses pieds, d’abord doucement, puis de manière plus abrupte. Enfin, le frottement rêche de l’herbe entre ses orteils lui révéla qu’il avait quitté le rivage, et il se mit à grimper lentement, son attention concentrée sur la rumeur des lames. La mer ne se lasse jamais. Il me faut être aussi infatigable qu’elle.

Au sommet de la colline jaillissaient du sol quarante-quatre monstrueuses côtes de pierre analogues aux troncs de gigantesques arbres blêmes. Leur vue suffit à accélérer les battements du cœur d’Aeron. Nagga avait été la première des dragons de mer à surgir des vagues, et la plus puissante qu’on eût jamais contemplée. Elle se nourrissait de seiches et de léviathans et, dans sa fureur, submergeait des îles entières, mais le Roi Gris l’ayant finalement tuée, le dieu Noyé avait changé ses ossements en pierre afin que les hommes ne risquent jamais de cesser de s’émerveiller de la bravoure du premier de leurs souverains. Les côtes de Nagga servirent de poutres et de piliers à la résidence de celui-ci, tout comme ses mâchoires devinrent son trône. C’est ici qu’il régna mille et sept années, se souvint le prêtre. C’est ici qu’il prit sa sirène pour épouse et ici qu’il élabora les plans de ses guerres contre le dieu des Tornades. C’est d’ici qu’il régna sur la pierre et le sel, habillé de robes d’algues tissées et le chef coiffé d’une haute couronne pâle façonnée avec des dents de Nagga.

Mais cela se passait à l’aube des jours, alors que la terre et la mer servaient encore de demeure à des hommes puissants. En ces temps-là, la grand-salle de la résidence était chauffée par le feu vivant de Nagga, que le Roi Gris avait réduite en esclavage. Ses murs étaient tendus de tapisseries qui, tissées d’algues marines argentées, charmaient on ne peut mieux les yeux. Croulant sous les victuailles prodiguées par les flots, la table autour de laquelle festoyaient les guerriers du Roi Gris présentait la forme d’une colossale étoile de mer, et ils occupaient des sièges en nacre sculptée. Disparues, toutes ces splendeurs, toutes disparues. Les hommes étaient à présent plus petits. La durée de leurs existences s’était raccourcie. Le dieu des Tornades avait submergé le feu de Nagga dès après la mort du Roi Gris, des voleurs avaient emporté les fauteuils et les tapisseries, les toitures et les murs du palais s’étaient écroulés. Même le prodigieux trône à crocs du Roi Gris, la mer l’avait englouti. Uniques vestiges de tant de merveilles abolies, les ossements de Nagga ne subsistaient que pour obliger les Fer-nés à se souvenir d’un si glorieux passé.

Voilà qui suffit, songea Aeron Greyjoy.

Neuf larges marches avaient été taillées dans le faîte rocheux de la colline. A l’arrière s’élevaient les hurlemonts de Vieux Wyk avec, dans le lointain, des montagnes cruellement noires. Une fois parvenu devant l’ancien emplacement des portes, le prêtre marqua un temps d’arrêt pour déboucher sa gourde, y but une longue lampée d’eau salée puis se retourna pour faire face à la mer. Nous sommes nés de la mer, et à la mer nous devons retourner. Même en ces lieux lui parvenait net et distinct le grommellement sempiternel des vagues, et il percevait physiquement le pouvoir du dieu tapi dans les abysses. Il se laissa tomber à genoux. C’est toi qui m’as envoyé les gens de ton peuple, pria-t-il. Ils ont quitté leurs demeures et leurs masures, leurs châteaux et leurs forts, et ils sont venus, de chaque village de pêche et de chaque vallon caché, vers les ossements de Nagga. Accorde-leur maintenant la sagesse de reconnaître le roi véritable quand il se présentera devant eux, et la force de repousser l’imposteur. Aeron Greyjoy passa la nuit tout entière en prières, car, lorsque le dieu se trouvait en lui, il n’avait nul besoin de sommeil, pas plus que n’en avaient besoin la houle marine ni les poissons des flots salés.

De sombres nuages détalaient devant le vent lorsqu’en ce monde s’aventura furtivement le point du jour. De noir qu’il était, le ciel vira à un gris d’ardoise, et d’un gris-vert devint la mer de poix ; de l’autre côté de la baie, les ténébreuses montagnes de Grand Wyk endossèrent les tons bleu-vert de pins plantons. Au fur et à mesure que l’univers reprenait couleur comme à la dérobée, une centaine de bannières se déployèrent en claquant. Aeron repéra le poisson d’argent des Botley, la lune sanglante des Wynch, le vert sombre des arbres Orkwood. Il discerna des cors de guerre et des léviathans et des faux et, partout, les seiches géantes et dorées. Là-dessous commençaient à s’agiter serfs et femmes-sel, qui tisonnant des braises pour leur refaire prendre vie, qui vidant du poisson pour le déjeuner prochain des capitaines et des rois. Lorsque la lumière de l’aube finit par toucher la grève, il regarda les hommes émerger du sommeil, repousser leurs couvertures de peau de phoque et s’empresser de réclamer à grands cris leur première corne de bière. Buvez, buvez un bon coup, songea-t-il, car divine est l’œuvre que nous devons accomplir aujourd’hui.

La mer s’agitait, elle aussi. Les vagues prirent de l’ampleur avec le lever du vent, soulevant des gerbes d’embruns qui s’écrasaient contre les boutres. Le dieu Noyé se réveille, songea le Tifs-Trempes, qui entendait sa voix monter du fin fond des flots. « En ces lieux, ce jour, je serai avec toi, disait-elle, ô mon fidèle et vaillant serviteur. Aucun impie ne siégera jamais sur mon Trône de Grès. »

Ce fut là, sous les arcs de la voûte esquissée par les côtes de Nagga, que ses noyés retrouvèrent Aeron, dressé de toute sa hauteur et la mine austère, avec sa longue chevelure noire qui flottait au vent. « Est-ce le moment ? » questionna Rœss.

Le prêtre acquiesça d’un signe de tête avant de déclarer : « Ce l’est. Allez, et faites résonner les convocations. »

Les noyés brandirent leurs gourdins de bois flotté puis se mirent à les entrechoquer mutuellement tout en redescendant le flanc de la colline. D’autres se joignirent à eux, et le fracas qu’ils faisaient se répandit tout le long de la grève. Si formidable était le vacarme que produisaient ces claquements secs que l’on aurait juré que des dizaines d’arbres se cognaient les uns contre les autres à coups de branches forcenés. Des martèlements de timbales se mirent à retentir aussi, boum-boum-boum-boum-boum, boum-boum-boum-boum-boum. Un cor de guerre entreprit de mugir à son tour, puis un second. AAAAAAoooooooooooooooooooooooooooo.

Les gens délaissèrent leurs feux de camp pour converger de toutes parts vers les ossements de la résidence du Roi Gris ; il y avait là des rameurs et des timoniers, des fabricants de voiles et des charpentiers navals, sans compter les guerriers armés de leurs haches et les pêcheurs trimbalant leurs filets. Certains étaient escortés de serfs en guise de domestiques, certains se faisaient suivre de femmes-sel. D’autres, qui ne s’étaient que trop souvent frottés aux contrées vertes, se ramenaient assistés de mestres, de chanteurs et de chevaliers. Le vulgaire s’amassa en demi-cercle au pied de la butte, avec les serfs et les enfants, les femmes plutôt vers l’arrière. Les capitaines et les rois se frayèrent passage, eux, pour escalader les versants. Aeron Tifs-Trempes distingua le jovial Sigfry Pindepierre, Andrik l’Insouriant, le chevalier ser Harras Harloi. Emmitouflé dans ses zibelines, lord Baelor Noirmarées se tenait auprès du Maisonpierre aux peaux de phoque archimitées. Victarion dominait tout le monde, Andrik excepté. A ce détail près qu’il ne portait pas de heaume, il avait entièrement revêtu son armure, et le manteau frappé de la seiche l’enveloppait d’or des épaules au sol. C’est lui qui sera notre roi. Quel homme pourrait poser les yeux sur sa personne puis douter de son élection ?

Lorsque Aeron leva ses mains décharnées, les timbales et les cors firent silence instantanément, les gourdins des noyés s’abaissèrent, et toutes les voix se turent. Seule persista l’obsédante pulsation des vagues dont nul au monde ne pouvait suspendre les mugissements. « Nous sommes nés de la mer, et à la mer nous retournerons tous », débuta le prêtre, assez bas d’abord, de sorte que tout un chacun devait tendre l’oreille pour entendre sa voix. « Le dieu des Tornades a, dans sa fureur, arraché Balon à sa forteresse pour le jeter bas, mais celui-ci festoie désormais sous les vagues dans les demeures liquides du dieu Noyé. » Il éleva ses yeux vers les nues. « Balon est mort ! Le fer-roi est mort !

— Le roi est mort !crièrent en chœur ses affidés noyés.

— Mais ce qui est mort ne saurait mourir, mais se lève à nouveau, plus dur à la peine et plus vigoureux ! rappela-t-il à son auditoire. Balon est tombé, Balon mon frère, qui honorait l’Antique Voie et payait le fer-prix. Balon le Brave, Balon le Béni, Balon le deux fois Couronné, qui nous a reconquis nos libertés et notre dieu. Balon est mort. Mais un fer-roi va se lever à nouveau pour occuper le Trône de Grès et gouverner les Iles.

— Un roi va se lever !répondirent-ils. Il va se lever !

— Il va le faire. Il doit le faire. » La voix d’Aeron se mit à tonner comme les vagues. « Mais qui sera-t-il ? Qui prendra la place de Balon ? Qui gouvernera ces îles sacrées ? Se trouve-t-il ici, parmi nous, maintenant ? » Il ouvrit ses mains toutes grandes. « Qui régnera sur nous ? »

Le cri d’une mouette lui répondit. La foule commença à remuer, tels autant de dormeurs émergeant d’un songe. Chacun lorgnait ses voisins d’un air curieux : lequel d’entre eux pourrait bien avoir la présomption de revendiquer la couronne ? La patience n’a jamais été le fort de l’Œil-de-Choucas, se dit Aeron Tifs-Trempes. Peut-être va-t-il être le premier à prendre la parole. Dans ce cas, il signerait sa perte. Les capitaines et les rois n’étaient pas venus banqueter de si loin pour jeter leur dévolu sur le premier plat que l’on placerait devant eux. Ils vont avoir envie de goûter, de savourer des échantillons, de tâter d’une bouchée de celui-ci, une lichette de celui-là, de déguster à loisir jusqu’à ce que leur tombe sous la dent celui qui leur semblera le plus friand.

Euron ne devait pas l’ignorer non plus, car il se garda de piper mot comme de bouger et demeura planté, bras croisés, parmi sa clique de monstres et de muets. L’appel du prêtre n’eut point d’autre écho d’ailleurs que le bruit des vagues et du vent.

« Les Fer-nés doivent avoir un roi, reprit-il donc d’un ton pressant, au bout d’un interminable silence. Je pose à nouveau la question : Qui régnera sur nous ?

— Moi », répliqua quelqu’un du bas de la butte.

Sur-le-champ s’élevèrent des ovations plutôt maigrichonnes : « Gylbert ! Gylbert roi ! » Les rangs des capitaines s’ouvrirent pour livrer passage au prétendant qui, suivi de ses champions, gravit la colline afin de venir se placer aux côtés de Tifs-Trempes sous les côtes de Nagga.

Ce roi potentiel était un grand diable de lord élancé, au visage mélancolique, aux joues creuses rasées de près. Ses trois champions prirent leur position deux marches au-dessous de lui, portant son épée, son bouclier et sa bannière. Eu égard au fait que leurs traits présentaient une certaine ressemblance avec les siens, Aeron les prit pour ses fils. L’un d’eux déploya la bannière, où se détachait un grand boutre noir sur fond de soleil couchant. « Je suis Gylbert Vendeloyn, maître et seigneur de Lumière Isolée », déclara le postulant.

Aeron connaissait quelques Vendeloyn, de drôles de gens qui tenaient des terres sur les côtes extrême-occidentales de Grand Wyk et dans les îles éparpillées au-delà, des îlots rocheux si ténus qu’ils ne pouvaient pour la plupart pourvoir à la subsistance que d’une seule maisonnée. Le plus distant de ces derniers se trouvait être justement Lumière Isolée, à huit jours de voile au nord-ouest, parmi des colonies de phoques et de lions de mer, perdu dans l’infini des grisailles océanes. Les Vendeloyn qui vivaient là étaient encore plus bizarres que tous les autres. D’aucuns affirmaient qu’ils étaient métamorphosistes, des créatures démoniaques, et qu’ils pouvaient prendre à leur gré l’apparence des lions de mer ou des morses et même celle des baleines mouchetées, ces loups de la faune marine.

Lord Gylbert entreprit de parler. Il évoqua des contrées merveilleuses sises au-delà des flots du Crépuscule et qui ignoraient l’hiver comme la disette et ne subissaient point l’emprise de la mort. « Faites de moi votre souverain, et je vous y conduirai, cria-t-il. Nous construirons dix mille navires, ainsi que le fit Nyméria jadis, et puis nous appareillerons avec tout notre peuple pour ces contrées d’outre-Couchant. Là-bas, chaque homme sera un roi, et une reine chaque épouse. »

Tantôt gris, tantôt bleus, ses yeux, s’aperçut Aeron, étaient de teintes aussi mouvantes que les mers. Des yeux déments, songea-t-il, des yeux de fou. Ses propos visionnaires étaient sans l’ombre d’un doute un leurre dicté par le dieu des Tornades afin d’attirer les Fer-nés dans un piège fatal. Les offrandes que ses hommes étalèrent devant les états généraux de la royauté comprenaient notamment des peaux de phoque et des dents de morse, des armilles en os de baleine, des cors de guerre cerclés de bronze. Les capitaines ne leur concédèrent qu’un coup d’œil avant de se détourner et de les abandonner à la convoitise de subalternes. Une fois que le fou eut fini de jaser, ses champions se mirent à beugler son nom, mais il n’y eut après que les Vendeloyn pour faire chorus, et encore même pas tous. Aussi les cris de « Gylbert ! Gylbert roi ! » ne tardèrent-ils guère à s’affaiblir et à s’éteindre. La mouette émit un piaulement tapageur au-dessus de l’assistance et alla se poser sur l’une des côtes de Nagga, tandis que le sire de Lumière Isolée retournait vers le bas de la butte.

Aeron Tifs-Trempes s’avança derechef. « Je pose à nouveau la question : Qui régnera sur nous ?

— Moi ! » tonitrua une voix de basse profonde et, derechef, la foule s’écarta.

L’intervenant gravit la colline à bord d’un fauteuil de bois flotté sculpté que charriaient sur leurs épaules ses petits-fils. On avait empaqueté ce prodigieux amas de ruines pesant quelque deux cent soixante livres et âgé de quatre-vingt-dix ans dans un manteau de peau d’ours blanc. Blancs comme neige étaient aussi ses cheveux, tout comme la barbe monumentale qui le couvrait telle une courtepointe des pommettes aux cuisses, tant et si bien qu’on pouvait difficilement dire où s’achevait le poil et où débutait la fourrure. Ses petits-fils avaient beau être de grands gaillards costauds, ce n’est pas sans ahaner dur qu’ils réussirent à le hisser dans l’escalier de pierre abrupt. Ils le déposèrent enfin devant la résidence du Roi Gris, puis trois d’entre eux se campèrent en léger contrebas pour lui tenir lieu de champions.

Il y a soixante ans, celui-là aurait bien pu remporter la palme des états généraux de la royauté, songea Aeron, mais son heure est passée depuis belle lurette.

« Ouais, moi ! » rugit le vieillard de sa place, d’une voix non moins impressionnante que sa personne. « Pourquoi non ? Qui dit mieux ? Je suis Erik Forgefer, pour ceusses qu’ont pas de zyeux. Erik le Juste. Erik Brise-enclume. Montre-zyeur mon marteau, Thormor. » L’un de ses champions le brandit à la vue de tous ; un machin monstrueux, c’était, avec le manche tapissé de vieux cuir et, pour tête, une brique d’acier grosse comme une miche de pain. « Je peux pas compter combien que j’ai ’crabouillé de mains, ’vec euç’marteau que v’là, reprit Erik, mais ça se pourrait des fois qu’y a quèqu’ voleur qui pourrait vous dire. Je peux pas compter combien que j’ai ’crabouillé de crânes cont’e m’n enclume, ça non p’us, mais ça, y a des veuves qui pourraient. Je pourrais ben vous dire, ça, tous les essploits que j’m’ai faits au combat, mais j’ai quatre-vingt-huit ans, et je s’rai déjà mort que, ça, j’aurais pas ’cor fini. Si vieux, ça veut dire sage, alors, ça, y a pas d’quinqu’un p’us sage qu’ mézigue. Si mahous, ça veut dire balèze, alors y a pas d’quinqu’un p’us balèze qu’ mézigue. C’est-y un roi ’vec d’s héritiers que v’s avez envie ? J’en ai p’us que je peux compter. Roi Erik, ouais, j’aim’ ben l’ son qu’ç’a, ça, moi. Allez, disez-l’ vec moi : ERIK ! ERIK BRISE-ENCLUME ! ERIK ROI ! »

Tandis que ses petits-fils reprenaient l’antienne, leurs propres fils s’avancèrent, les épaules chargées de coffres qu’ils renversèrent au bas des degrés de pierre. Il s’en échappa, tel un torrent d’argent, de bronze et d’acier, des armilles, des colliers, des dagues, des poignards, des haches de jet qui s’éparpillèrent de tous côtés. Un petit nombre de capitaines raflèrent les plus belles pièces et ajoutèrent leurs voix au refrain qui s’étoffait déjà. Mais à peine celui-ci commençait-il à trouver sa scansion qu’une voix de femme y coupa court : « Erik ! » Les gens s’écartèrent pour laisser passer la trublionne qui, posant finalement un pied sur la dernière marche, lança : « Erik, lève-toi. »

Un silence énorme s’abattit soudain. La bise soufflait, les vagues se brisaient sur la grève, des hommes se murmuraient des choses à l’oreille. Erik Forgefer abaissa son regard sur Asha Greyjoy. « Greluche… Greluche trois fois maudite ! C’est quoi, ça qu’ t’as dit ?

— Lève-toi, Erik, répéta-t-elle sans broncher. Lève-toi, et je crierai ton nom avec tous les autres. Lève-toi, et je serai la première à te suivre. Tu veux une couronne, c’est entendu. Lève-toi et prends-la. »

Du sein de la foule éclata, à un autre endroit, le rire de l’Œil-de-Choucas. Erik le dévisagea fixement. Ses mains de colosse se crispèrent violemment sur les accoudoirs du fauteuil de bois flotté. Sa face devint cramoisie puis se violaça. L’effort fit trembler ses bras. Aeron vit une grosse veine bleue lui battre le cou pendant qu’il s’échinait à se mettre debout. On eut un moment l’impression qu’il allait réussir à le faire mais, le souffle lui manquant d’un seul coup, il poussa un grognement et s’affala derechef parmi ses coussins. Euron n’en rigola qu’à gorge mieux déployée. Le mahous laissa retomber sa tête sur sa poitrine et ne fut plus qu’un pauvre vieux, ce en l’espace d’un clin d’œil. Ses petits-fils le remportèrent au bas de la colline.

« Qui gouvernera les Fer-nés ? lança le prêtre une fois de plus. Qui régnera sur nous ? »

Les hommes échangèrent des regards interrogatifs. Certains louchaient vers Victarion, certains du côté d’Euron, quelques-uns en direction d’Asha. Les vagues accouraient, vertes, s’écraser, blanches, contre les boutres. La mouette glapit à nouveau, d’une voix rauque, désolée. « Fais valoir tes droits, Victarion ! beugla le Merlyn. Qu’on en finisse une bonne fois pour toutes avec ces pantalonnades !

— Quand je serai prêt ! » lui gueula Victarion.

Aeron s’en félicita. Mieux vaut qu’il attende.

Ainsi la main passa-t-elle au Timbal, encore un vieillard, mais pas aussi chenu que le précédent. Il escalada la colline sur ses propres jambes, avec sur la hanche Pluie Pourpre, sa fameuse épée d’acier valyrien, forgée dans les temps d’avant le Fléau. L’escortaient des champions de première bourre : ses fils Denys et Donnel qui, déjà combattants valeureux tous deux, flanquaient en outre Andrik l’Insouriant, géant s’il en était et muni de bras trapus comme des troncs d’arbre. Qu’un type de cet acabit soutînt la cause du Timbal valait son pesant d’éloges.

« Où est-il écrit que notre roi doive être une seiche ? débuta ce dernier. De quel droit l’île de Pyk peut-elle se prévaloir pour nous gouverner ? Grand Wyk est la plus vaste de l’archipel, Harloi la plus riche, Vieux Wyk la plus sainte. Lorsque la lignée noire fut consumée par le feudragon, c’est à Vickon Greyjoy que les Fer-nés concédèrent la primauté, ouais… Mais comme lord, pas comme roi. »

C’était une entrée en matière astucieuse. Aeron entendit retentir des cris d’approbation, mais qui se dissipèrent au fur et à mesure que le vieil homme entreprenait de vanter par le menu la gloire de sa maison. Il parla de Dale la Terreur, de Roryn le Razzieur, des cent fils de Gormond Timbal le Patriarche. Il dégaina Pluie Pourpre et conta de quelle manière Hilmar Timbal le Matois s’était débrouillé pour la prendre à un chevalier armé de pied en cap, sans autres atouts, lui, que sa vivacité d’esprit et qu’une vulgaire matraque en bois. En l’entendant parler de bateaux depuis longtemps perdus, de batailles oubliées depuis huit cents ans, l’assistance devint rétive. Et il parla, parla, parla, puis il parla encore et encore et encore…

Et quand il eut finalement fait déballer ses coffres, les capitaines constatèrent qu’il ne leur avait apporté que des présents de pingre. On ne s’est jamais payé de trône en monnaie de singe, songea le Tifs-Trempes. La véracité de ce fait se confirma de manière assourdissante, car les cris de : « Timbal ! Timbal ! Dunstan roi ! » firent bientôt long feu.

Aeron se sentit soudain le ventre serré, et il lui sembla que le déferlement des vagues était à présent plus bruyant. L’heure a sonné, songea-t-il. L’heure a sonné pour Victarion de se déclarer. « Qui régnera sur nous ? » cria-t-il encore une fois, mais en repérant pour le coup son frère dans la cohue pour darder farouchement sur lui ses prunelles noires… « Neuf fils étaient issus des reins de Quellon Greyjoy. L’un d’eux se révéla d’une puissance physique supérieure à celle de tous les autres, et il faisait montre d’une intrépidité sans faille. »

Leurs yeux n’eurent qu’à se croiser pour que Victarion acquiesce d’un hochement. Les rangs des capitaines s’ouvrirent devant ses pas quand il se dirigea vers l’escalier. « Frère, accorde-moi ta bénédiction », dit-il une fois parvenu en haut. Il s’agenouilla et inclina la tête. Aeron déboucha sa gourde et lui versa un filet d’eau de mer sur le front. « Ce qui est mort ne saurait mourir… », articula-t-il, et Victarion poursuivit en répons : « … mais se lève à nouveau, plus dur à la peine et plus vigoureux ».

Quand Victarion se releva, ses champions se rangèrent au-dessous de lui : Ralf le Boiteux, Ralf le Rouge de Maisonpierre et Nutt le Barbier, tous appartenant à la fine fleur des guerriers. Maisonpierre était porteur de la bannière Greyjoy à l’emblème de la seiche d’or sur un champ d’encre comme la mer à minuit. Aussitôt qu’il l’eut déroulée, les capitaines et les rois commencèrent à brailler le nom du lord Capitaine. Victarion attendit pour prendre la parole qu’ils se soient calmés. « Vous me connaissez tous. Si c’est de paroles mielleuses que vous avez envie, adressez-vous ailleurs. Je n’ai pas une langue de chanteur. J’ai une hache, et j’ai ces deux-là. » Il brandit vers le ciel ses énormes mains tapissées de maille pour les leur montrer, pendant que Nutt le Barbier exhibait, lui, l’arme, une effroyable masse d’acier. « J’ai été un frère loyal, poursuivit Victarion. Lorsque Balon s’est marié, c’est moi qu’il a chargé d’aller chercher sa future et de la ramener d’Harloi. J’ai conduit ses navires en maintes batailles et n’en ai jamais perdu qu’une seule. La première fois que Balon prit une couronne, c’est moi qui pénétrai dans Port-Lannis afin de roussir la queue du lion. La seconde fois, c’est moi qu’il dépêcha pour dépecer le Jeune Loup si celui-ci s’avisait jamais de retourner hurler chez lui. De moi, vous obtiendrez plus que vous n’avez obtenu de Balon. Voilà tout ce que j’ai à dire. »

Ses champions se mirent sur ces entrefaites à entonner le chant de « VICTARION ! VICTARION ! VICTARION ROI ! », cependant qu’au bas de la butte ses hommes renversaient ses coffres de pillard et en faisaient cascader de somptueux ruisseaux d’argent, d’or et de pierreries. Des capitaines se bousculèrent à qui mieux mieux pour s’emparer des plus riches dépouilles, non sans, ce faisant, beugler de même : « VICTARION ! VICTARION ! VICTARION ROI ! » Aeron loucha vers le Choucas. Est-ce à présent qu’il va parler, ou bien préférera-t-il laisser les états généraux de la royauté continuer à se dérouler ? Orkwood d’Orkmont était en train de chuchoter des choses à l’oreille d’Euron.

Or, ce ne fut pas Euron qui mit un terme aux acclamations mais la bonne femme. Elle se planta deux doigts dans la bouche et siffla, sur une note aiguë d’une telle stridence qu’elle transperça le tumulte avec autant d’aisance qu’un poignard du fromage blanc. « M’n onc’ ! M’n onc’ ! » Elle se pencha pour rafler au passage un torque d’or torsadé puis gravit les degrés en trombe. Nutt l’attrapa par un bras et, une seconde, Aeron se berça de l’espoir que les champions de son frère sauraient la contraindre à se taire, mais elle se dégagea brutalement de l’emprise du Barbier puis dit à Ralf le Rouge quelque chose qui le fit s’écarter d’un pas. A peine eut-elle franchi l’obstacle que le silence retomba. Elle était après tout la propre fille de Balon Greyjoy, et la foule cédait à la curiosité de l’entendre.

« C’est trop aimable à vous d’avoir apporté de pareils présents pour mes états généraux de reine, m’n onc’, déclara-t-elle à Victarion, mais vous n’aviez que faire de vous encombrer d’une telle armure. Je ne vous ferai pas de mal, promis. » Elle pivota pour faire face aux capitaines. « Il n’est personne de plus brave que mon nononc’ à moi, personne de plus fort, personne de plus implacable au combat. Et il compte jusqu’à dix aussi vite que quiconque, je l’ai vu le faire… Mais, dès qu’il faut qu’il aille jusqu’à vingt, il est forcé de retirer ses bottes. » On se mit à rire. « Il n’a pas de fils, toutefois. Ses femmes s’obstinent à mourir. L’Œil-de-Choucas étant son aîné, ses prétentions sont mieux fondées…

— Ben mieux ! glapit d’en bas le Rameur Rouge.

— Oh, mais les miennes encore mieux. » Asha plaça le torque sur sa tête en un biais vaguement canaille qui fit miroiter l’or sur ses cheveux sombres. « Le frère de Balon ne saurait prévaloir sur le fils de Balon !

— Les fils de Balon sont morts ! cria Ralf le Boiteux. Tout ce que je vois, moi, c’est cette gamine de fille à Balon !

— Fille ? » Asha glissa une main sous son justaucorps. « Oho ! Qu’est-ce là ? Si je vous montrais… ? Certains d’entre vous n’en ont pas vu un seul depuis qu’on les a sevrés. » Cela déchaîna de nouveaux rires. « Des nichons sur un roi, quelle horreur… C’est ça, la chanson ? Tu m’as bien eue, Ralf, je suis une femme… Mais pas une vieille femme comme toi. Ralf le Boiteux… Ça ne devrait pas être Ralf le Flasque, plutôt, des fois ? » Elle retira un stylet d’entre ses seins. « Je suis une mère aussi, et mon nourrisson, le voici ! » Elle le leva en l’air. « Et, tenez, voilà mes champions. » Dépassant les trois de Victarion, vinrent se planter au-dessous d’elle Qarl Pucelle, Tristifer Botley et ser Harras Harloi, chevalier dont l’épée, Crépuscule, jouissait d’une aussi noble illustration que la Pluie Pourpre de Dunstan Timbal. « Mon nononc’ à moi vous a dit que vous le connaissiez. Vous me connaissez, moi aussi…

— Me botterait, à moi, mieux te connaître à fond ! gueula quelqu’un.

— Rentre chez toi, et apprends à connaître ta femme, riposta-t-elle sans se démonter. M’n onc’ dit qu’il vous donnera plus que mon père ne vous a donné. Eh bien, de quoi s’agissait-il ? D’or et de gloire, diront certains. De liberté, plaisant toujours. Ouais, c’est vrai qu’il nous a donné ça. Et des veuves aussi, lord Noirmarées vous le confirmera. Combien d’entre vous ont vu leurs maisons passées à la torche lors de la venue de Robert ? Combien ont eu leurs filles violées, ravagées pour la vie ? Villes incendiées, châteaux détruits, mon père vous a donné ça. Défaite fut ce qu’il vous donna. M’n onc’ ici présent veut vous donner davantage encore. Moi non.

— Quoi c’est-y que tu nous donneras ? demanda Lucas Morru. Du tricot ?

— Ouais, Lucas. Je nous tricoterai à tous un royaume. » Elle fit sauter son stylet d’une main dans l’autre. « Il nous faut tirer leçon du Jeune Loup, qui remporta chacune de ses batailles… et perdit tout.

— Un loup n’est pas une seiche, objecta Victarion. Ce que la seiche agrippe, elle ne le lâche pas, qu’il s’agisse d’un boutre ou d’un léviathan.

— Et qu’avons-nous donc agrippé que nous tenions d’une main si ferme, m’n onc’ ? Le Nord ? C’est quoi, le Nord, sinon des lieues et des lieues de lieues et de lieues loin du bruit de la mer ? Nous avons pris Moat Cailin, Motte-la-Forêt, Quart Torrhen, même Winterfell. Qu’est-ce que cela nous permet de montrer ? » Elle fit signe d’approcher, et les hommes de son Vent noir s’avancèrent, leurs épaules chargées de coffres de chêne et de fer. « Je vous donne les richesses des Roches », dit-elle après que, son contenu ayant été répandu, le premier se fut révélé bourré jusqu’à la gueule de galets qui dévalèrent à grand fracas les marches. Des galets gris, des blancs, des noirs, érodés et polis, lustrés par la mer. « Je vous donne les trésors de Motte-la-Forêt », reprit-elle pendant qu’on ouvrait le deuxième, lequel délivra des pignes de pin qui roulèrent en bondissant jusqu’au milieu de l’assistance. « Et, pour finir, je vous donne l’or de Winterfell. » Du troisième coffre surgirent alors des navets jaunes, ronds, durs et gros comme des têtes d’hommes, qui finirent par aboutir parmi les pignes et les galets. Asha planta son stylet dans l’un d’eux. « Harmund Aigu ! clama-t-elle, ton fils Harrag est mort à Winterfell… pour ceci ! » Elle arracha le navet de la lame et le lui lança. « Tu as d’autres fils, je crois. Si tu as envie de troquer leurs vies contre des navets, alors, crie le nom de m’n nononc’ chéri !

— Et si c’est ton nom que je crie ? demanda Harmund. Qu’est-ce qu’on aura, dans ce cas ?

— La paix, répondit Asha. Des terres. La victoire. Je vous donnerai la presqu’île de Merdragon et la côte des Roches, de l’humus noir et des arbres de belle venue et de la pierre à suffisance pour permettre à chaque fils puîné de se construire une demeure personnelle. Nous aurons aussi les Nordiens… avec nous, comme amis et comme alliés pour tenir tête au Trône de Fer. Le choix que vous avez à faire n’est pas compliqué. Couronnez-moi, à vous la paix et la victoire. Couronnez mon oncle, à vous surcroît de guerre et surcroît de défaite. » Elle rengaina son stylet. « Qu’avez-vous donc envie d’avoir, Fer-nés ?

— LA VICTOIRE ! » hurla Rodrik le Bouquineur, les mains placées en porte-voix autour de sa bouche. « La victoire, et Asha !

— ASHA ! lui fit écho d’une voix tonnante lord Baelor Noirmarées. ASHA REINE ! »

Les hommes d’équipage de celle-ci reprirent le refrain : « ASHA !ASHA !ASHA REINE ! »

Abasourdi, Aeron les regardait, sans réussir à en croire ni ses oreilles ni ses yeux, taper des pieds, brandir et agiter leurs poings, s’époumoner. Elle voudrait laisser inachevée l’œuvre de son père ! Et cependant, c’était bien pour elle que s’égosillait Tristifer Botley, pour elle que vociféraient avec lui quantité de Harloi, certains des Bonfrère, le lord Merlyn avec sa bouille cramoisie, beaucoup plus de monde, en fait, que ne se le serait jamais figuré le prêtre… Pour elle, une bonne femme !

Mais il y en avait d’autres qui demeuraient cois, quand ils ne marmonnaient pas des apartés avec leurs voisins. « A bas la paix des pleutres ! » rugit Ralf le Boiteux. Ralf le Rouge de Maisonpierre fit ondoyer la bannière Greyjoy et aboya : « Victarion ! VICTARION ! VICTARION ! » Des bousculades partisanes s’ensuivirent. Quelqu’un balança une pigne à la tête d’Asha. En se baissant vivement pour esquiver le projectile, celle-ci fit tomber son simulacre de couronne. Pendant un moment, le Tifs-Trempes eut l’impression de se tenir juché sur une fourmilière géante au pied de laquelle bouillonnaient des myriades de fourmis. Les bourrasques adverses d’» Asha ! » et de « Victarion ! » qui surgissaient de ce magma semblaient présager qu’un cataclysme épouvantable s’apprêtait à tout engloutir. Le dieu des Tornades est parmi nous, songea le prêtre, semant la rage et la discorde.

Aussi tranchant qu’un coup d’épée retentit tout à coup l’appel lancinant d’un cor.

Doté d’un timbre à l’éclat funeste et d’une stridence insoutenable, son hurlement vous faisait vrombir la carcasse, et il se prolongea indéfiniment dans l’atmosphère saturée d’humidité marine : aaaaRREEEEeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeee.

Tous les yeux se tournèrent en direction du son. Il provenait de l’un des métis d’Euron, monstrueuse créature au crâne tondu. Des anneaux d’or et de jade et de jais miroitaient sur ses bras, et son torse énorme était tatoué de va savoir quelle variété de rapace aux serres dégouttant de sang.

aaaaRREEEEeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeee.

Tortueuse et d’un noir luisant et plus grande qu’un homme était la trompe dans laquelle il soufflait, la tenant à deux mains. Autour du corps de l’instrument se voyaient des bandes alternées d’or rouge et d’acier sombre gravées d’antiques glyphes valyriens qui semblaient émettre des lueurs de plus en plus pourpres au fur et à mesure que le son s’enflait.

aaaaaREEEEEEEEEEEEeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeee eeeeeeee.

Et c’était un son terrifiant, un gémissement de douleur et de rage folle qui donnait l’impression qu’on avait les tympans en feu. Aeron Tifs-Trempes se couvrit les oreilles et conjura le dieu Noyé de susciter une vague dont la puissance écraserait la trompe et la réduirait au silence, mais l’horrible glapissement retentit encore et encore et encore. C’est le cor des enfers, brûla-t-il de crier, mais personne au monde ne l’aurait entendu. Les joues du type au tatouage étaient si distendues qu’elles avaient l’air tout près d’éclater, et les muscles de sa poitrine palpitaient, tressautaient d’une manière si effarante qu’on aurait dit que l’oiseau de proie était sur le point de s’en arracher pour prendre son essor. Et, désormais, les glyphes brûlaient, incandescents, d’un feu blanc qui en faisait flamboyer chacun des signes et chacune des lignes. Encore et encore et encore retentit le son qui, répercuté parmi les hurlemonts derrière, alla, d’écho en écho, voler par-dessus les flots du Berceau de Nagga puis résonner contre les montagnes de Grand Wyk, tout en retentissant encore et encore et encore jusqu’à ce que l’univers humide en soit intégralement imbibé.

Et, alors même que le Tifs-Trempes en venait à se persuader que plus jamais cela ne s’interromprait, cela s’interrompit.

Le souffle avait fini par faillir au sonneur qui, titubant, manqua s’affaler. Le prêtre vit Orkwood d’Orkmont lui saisir un bras pour le maintenir debout, pendant que Lucas Morru Main-gauche le délestait de son tortueux instrument. Il vit aussi que de ce dernier s’élevait un mince filet de fumée, et que, pour l’avoir embouché, le monstrueux métis avait les lèvres sanguinolentes et toutes cloquées d’ampoules. Et que pour comble, enfin, l’oiseau tatoué sur son torse saignait aussi…

Euron Greyjoy entreprit alors de gravir posément l’escalier, tous les regards attachés sur lui. Du haut de son perchoir, la mouette se mit à piauler, piauler, piauler. Nul impie ne saurait occuper le Trône de Grès, songea le Tifs-Trempes, tout en reconnaissant qu’il était obligé de laisser son frère prendre la parole. Ses lèvres se contentèrent de marmotter des prières muettes.

Les champions d’Asha s’écartèrent, ainsi que ceux de Victarion, pour céder le passage à l’Œil-de-Choucas. Aeron, lui, recula d’un pas puis plaqua sa main contre l’une des côtes pétrifiées, froides et rugueuses, de Nagga. Quant au prétendant, il s’immobilisa tout en haut des marches, devant les portes de la résidence du Roi Gris, puis il se tourna pour abaisser son œil enjoué sur le parterre des capitaines et des rois, mais son autre œil, celui qu’il tenait caché, était tout aussi perceptible pour Aeron.

« FER-NÉS, dit Euron Greyjoy, vous avez entendu mon cor. Entendez maintenant mes paroles. Je suis le frère de Balon, le plus âgé des fils survivants de Quellon. Le sang de lord Vickon coule dans mes veines, ainsi que le sang du Vieux Calmar. Mais j’ai navigué plus loin que n’importe lequel d’entre eux. Des seiches en vie, il en est une seule qui n’ait jamais subi de défaite. Il en est une seule qui n’ait jamais ployé le genou. Il en est une seule qui ait fait voile jusques à Asshaï-lès-l’Ombre et une seule qui ait contemplé de ses propres yeux des merveilles et des horreurs passant l’imagination…

— Si l’Ombre vous a tellement plu que ça, retournez-y donc ! » lui lança Qarl Pucelle aux joues roses, l’un des champions d’Asha.

Le Choucas dédaigna l’interruption. « Mon petit frère voudrait terminer la guerre de Balon et revendiquer la possession du Nord. Ma mignonne nièce voudrait nous donner la paix et des pignes de pin. » Ses lèvres bleues s’ourlèrent d’un sourire. « Asha préfère la victoire à la défaite. Victarion désire un royaume, et non quelques maigres arpents de terre. De moi, ce sont les deux que vous obtiendrez.

« Œil-de-Choucas, vous m’appelez. Eh bien, mais qui donc possède un œil plus perçant que les corbeaux ? Après chaque bataille, ils viennent par centaines, ils viennent par milliers, se repaître des guerriers tombés. La mort, ils sont capables de la discerner du diable vauvert. Et je dis, moi, que Westeros est en train de crever tout entier. Ce qui attend ceux qui me suivront, ce sont, jusqu’à la fin de leurs jours, de franches repues.

« Nous sommes les Fer-nés, et jadis nous fûmes des conquérants. Notre vocation nous assignait tous les lieux du monde où s’entendait le bruit des vagues. D’après mon frère, vous devriez vous estimer satisfaits avec le Nord lugubre et froid, d’après ma nièce, avec encore moins…, mais moi, je vous donnerai Port-Lannis. Hautjardin. La Treille. Villevieille. Le Bief et le Conflans, le Bois-du-Roi et le Bois-la-Pluie, Dorne et les Marches, les montagnes de la Lune et le Val d’Arryn, Torth et les Degrés de Pierre. Moi, je dis du royaume : prenons-le tout ! Moi, je dis : prenons Westeros ! » Il jeta un coup d’œil vers le prêtre. « Et tout cela pour la plus grande gloire de notre dieu Noyé, comment jamais songer à le contester ? »

Le temps d’un demi-battement de cœur, Aeron lui-même fut tourneboulé par la hardiesse de ce discours. Il avait fait le même rêve, lorsqu’au firmament lui était apparue pour la première fois la comète rouge. Nous balaierons les contrées vertes la torche et l’épée au poing, nous en extirperons jusqu’à la racine les sept dieux des septons tout autant que les arbres blancs des Nordiens…

« Œil-de-Choucas, intervint Asha là-dessus, auriez-vous laissé toute votre jugeote à Asshaï ? Si nous ne sommes pas capables de tenir le Nord – et nous ne le sommes pas –, comment nous sera-t-il possible en revanche de conquérir l’ensemble des Sept Couronnes ?

— Holà, mais ç’a déjà été fait ! Balon a-t-il enseigné si peu de chose à sa gamine sur les diverses façons de guerroyer ? Victarion, la fille de notre frère n’a jamais entendu parler d’Aegon le Conquérant, dirait-on.

— Aegon ? »Victarion croisa les bras sur sa poitrine bardée de fer. « Que vient fiche le Conquérant dans nos affaires actuelles ?

— En matière de guerre, mes connaissances sont aussi étendues que les vôtres, Œil-de-Choucas, fit Asha. Sa conquête de Westeros, Aegon Targaryen la réalisa grâce à des dragons.

— Et nous en ferons autant, promit Euron Greyjoy. Ce cor que vous avez entendu, je l’ai découvert parmi les décombres fumants qui furent jadis Valyria, décombres que nul autre humain que moi n’a osé fouler. Vous avez entendu son appel, et vous avez ressenti sa puissance. C’est une corne de dragon, cerclée de bandes d’or rouge et d’acier valyrien sur lesquelles se trouvent gravées des formules de sortilèges. Les seigneurs du dragon des temps immémoriaux sonnèrent ce genre de cors jusqu’à l’époque où le Fléau les dévora. Avec ce cor, Fer-nés, je puis lier des dragons à ma volonté. »

Asha se mit à rire à pleine gorge. « Un cor qui lierait des chèvres à votre volonté serait plus utile, Œil-de-Choucas. Il n’existe plus de dragons.

— Une fois de plus, gamine, tu te trompes. Il en existe trois, et je sais où les trouver. A coup sûr, voilà qui vaut une couronne de bois flotté…

— EURON ! gueula Lucas Morru Main-gauche.

— EURON ! ŒIL-DE-CHOUCAS ! EURON ! » s’époumona le Rameur Rouge.

Les muets et les métis du Silence ouvrirent tout grands les coffres d’Euron puis répandirent ses présents devant les capitaines et les rois. La voix que le prêtre entendit alors était celle d’Hotho Harloi, qui, tout en gueulant, puisait déjà dans l’or à pleines poignées. S’y joignirent, aussi tonitruantes, celle de Gorold Bonfrère et celle d’Erik Brise-enclume. « EURON ! EURON ! EURON ! » Le cri s’enfla, s’enfla jusqu’à la folie, s’enfla jusqu’à n’être plus qu’un rugissement fauve : « EURON ! EURON ! ŒIL-DE-CHOUCAS ! EURON ROI ! » s’enfla jusqu’à submerger la colline de Nagga, tel un cyclone, dans des tourbillons que n’aurait pas désavoués le dieu des Tornades en personne, « EURON ! EURON ! EURON ! EURON ! EURON ! EURON ! ».

Même un prêtre risque de se voir un jour assaillir par le doute. Même un prophète risque de faire un jour l’expérience de la terreur. Aeron Tifs-Trempes se fouilla à fond, dans son for intérieur, en quête de son dieu, et n’y découvrit que silence. Et, tandis qu’un millier de voix hurlaient le nom de son frère, tout ce qu’il réussit à entendre, lui, se réduisit finalement à l’aigre grincement d’une charnière de fer rouillé.

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