18 La force de ce lieu

Perrin courait dans l’obscurité. Sur ses joues et dans sa barbe, la brume se condensait. Du brouillard dans la tête, il se demandait où il allait. Et ce qu’il était en train de faire. Pourquoi courait-il ainsi ?

En rugissant, il surgit des ténèbres et déboula en plein air. S’emplissant les poumons, il se réceptionna au sommet d’une colline escarpée, dans une clairière d’herbe grasse. Comme du goudron dans un chaudron, le ciel bouillonnait à grosses bulles.

Il était dans le rêve des loups… Dans le monde réel, son corps reposait au sommet de la colline, à côté de Faile.

Il sourit et inspira de nouveau à fond. Depuis l’ultimatum posé aux Capes Blanches, ses problèmes s’étaient aggravés. Mais tout allait bien avec Faile, et ça changeait la donne. Avec elle à ses côtés, rien ne pouvait l’arrêter.

Sautant de la colline, il traversa la zone où campait son armée – depuis assez longtemps pour qu’on en voie la trace dans le rêve des loups. Les tentes, par exemple, étaient un reflet fidèle de la réalité, même si leur rabat changeait de position chaque fois qu’il le regardait. Les fosses à feu, les ornières de chariots, les déchets ou les outils cassés… Tout ça apparaissait soudain pour disparaître la fraction de seconde d’après.

Perrin avança en silence, chaque foulée le faisant progresser de dix pas. À une époque, il aurait trouvé l’absence d’êtres humains oppressante. Mais à la longue, il s’était habitué au rêve des loups. Ce désert était normal…

Perrin approcha de la statue, à la lisière du camp. Là, il observa la pierre usée par le temps et couverte de mousse orange ou grise. Pour être tombée si bizarrement, l’œuvre d’art avait dû être installée d’une curieuse façon. À moins qu’elle ait été conçue ainsi, avec son bras géant émergeant de la terre.

Le jeune homme tourna la tête vers le sud-est, où se dressait le camp des Capes Blanches. Il allait devoir en finir. De plus en plus, il était sûr – sûr et certain, même – de ne pas pouvoir continuer avant d’avoir affronté ces fantômes de son passé.

Il y avait une façon d’en terminer. Un piège sophistiqué qui aurait recours aux Asha’man et aux Matriarches. S’il se décidait pour cette option, il frapperait si fort les Fils qu’ils voleraient en éclats. Avec un peu de chance, ils cesseraient même d’exister en tant que groupe.

Perrin avait les moyens d’agir, l’occasion de le faire et la motivation requise. Ensuite, plus de terreur semée partout ni de parodies de procès. Les Capes Blanches auraient cessé de nuire.

Il sauta encore, sur près de trente pas, et atterrit en douceur. Puis il s’engagea sur la route, et fonça vers le sud-est.

Le camp des Fils se dressait dans un grand ravin boisé. Des milliers de tentes blanches serrées les unes contre les autres – pour dix mille hommes au moins, plus autant de mercenaires et d’autres soldats, il fallait bien ça.

Selon Balwer, c’était le gros des Fils de la Lumière survivants. D’où tenait-il cette certitude ? Eh bien, sur ce sujet, il restait plus qu’allusif… Mais avec un peu de chance, la haine féroce qu’il vouait aux Capes Blanches n’aurait pas obscurci son jugement.

Perrin circula entre les tentes, en quête d’éléments qu’Elyas et les Aiels n’auraient pas découverts. Il n’en trouverait sûrement pas, mais puisqu’il était là, pourquoi ne pas tenter le coup ? Quoi qu’il en soit, il désirait voir l’endroit de ses yeux.

Il souleva des rabats, fureta partout et finit par se faire une idée du lieu et de ses occupants. La première chose qui ressortait, c’était l’organisation. Un modèle d’ordre à l’extérieur, un peu moins à l’intérieur des tentes, mais ça restait remarquablement bien rangé.

Les Fils aimaient les choses proprement pliées et remises à leur place. Pourquoi pas, s’ils ne prétendaient pas que le monde entier se conforme à cette image, les gens étant définis et analysés en un ou deux mots ?

Dubitatif, Perrin se dirigea vers la tente du seigneur général. Dans un camp si rigoureusement structuré, il lui suffit de marcher vers le centre pour y arriver.

Le fief du chef des Fils était à peine plus grand que la moyenne. Baissant la tête, Perrin y entra histoire de voir s’il y glanerait des informations utiles. Dans cet espace meublé modestement, le lit de camp changeait de position chaque fois que l’intrus le regardait. Même chose pour la table où reposaient des objets qui apparaissaient et disparaissaient sans cesse.

Perrin approcha et s’empara d’une chevalière. Il ne reconnut pas le sceau – une dague ailée –, mais le grava dans sa mémoire juste avant que le bijou se volatilise, trop dépourvu de substance pour rester longtemps dans le rêve des loups.

Même s’il avait rencontré le seigneur général et correspondait avec lui depuis, il ne savait rien de son passé. Le sceau l’aiderait peut-être à en apprendre plus…

Après avoir fouiné un peu plus, sans rien découvrir, Perrin gagna la grande tente où, selon Gaul, étaient détenus la plupart des prisonniers. Là, il vit le chapeau de maître Gill se matérialiser fugitivement.

Satisfait, il sortit de la tente. Une fois dehors, une question troublante lui traversa l’esprit. Aurait-il dû tenter une « expédition » de ce genre quand Faile était prisonnière ? À Malden, il avait envoyé une légion d’éclaireurs. Et il avait dû s’empêcher d’y aller en personne. Mais sans jamais essayer de passer par le rêve des loups.

Ça n’aurait peut-être rien apporté. Mais il n’y avait pas pensé, et ça le perturbait.

Passant devant un chariot garé près d’une tente, il se pétrifia. Le hayon baissé révélait le loup au poil argenté grisonnant qui se cachait dans le véhicule et le regardait.

— Je focalise mon attention, Sauteur, dit-il. Mais quand je me concentre sur un objectif, ça me rend imprudent. C’est dangereux. Comme ne regarder qu’un adversaire pendant une bataille. Il n’y a rien de mieux pour prendre une flèche dans le dos ou dans un flanc.

Sauteur ouvrit sa gueule garnie de crocs – un sourire selon les loups. Puis il sauta du chariot. Alentour, Perrin sentit la présence d’autres animaux. Les membres de la meute avec laquelle il avait couru. Danse entre les Chênes, Étincelles et Sans Frontières…

— D’accord, dit-il à Sauteur. Je suis prêt à apprendre.

Le loup s’assit et regarda Perrin.

Suis-moi, émit-il.

Puis il disparut.

Avec un juron, Perrin regarda autour de lui. Où était-il allé, ce fichu loup ? Il sillonna le camp à sa recherche, mais ne le sentit nulle part. Alors, il essaya avec son esprit – sans plus de résultats.

Jeune Taureau, suis-moi !

Cette fois, Sauteur était derrière Perrin. Et de nouveau, il se volatilisa.

Perrin grogna, puis il fouilla de nouveau le camp en un éclair. Toujours bredouille, il se transféra dans le champ où il avait rencontré Sauteur lors de son rêve précédent. Un nouvel échec. Au milieu des épis agités par le vent, le jeune homme serra les poings de frustration.

Sauteur réapparut quelques minutes plus tard, du mécontentement dans son odeur.

Suis-moi, te dis-je !

— Je ne sais pas comment faire… Sauteur, j’ignore où tu vas.

Le vieux loup s’assit de nouveau, puis il émit l’image d’un louveteau se joignant à une meute. Observant ses aînés, le petit imitait chacun de leurs gestes.

— Sauteur, je ne suis pas un loup. Ma façon d’apprendre n’est pas la vôtre. Il faut que tu m’expliques ce que tu attends de moi.

Rejoins-moi ici !

Curieusement, Sauteur transmit une image de Champ d’Emond. Puis il se volatilisa.

Perrin se matérialisa sur une place ô combien familière. Des bâtiments l’entouraient, ce qui ne semblait pas possible. Champ d’Emond était un village, pas une cité avec un mur d’enceinte et une route pavée passant devant l’auberge du bourgmestre. Pendant sa courte absence, tant de choses avaient changé…

— Que faisons-nous ici ? demanda Perrin.

À son grand mécontentement, l’étendard à la tête de loup flottait toujours en haut d’un mât, au milieu de la place. Une illusion due au rêve des loups ? Possible, mais il en doutait. Les gens de Deux-Rivières, il le savait, ne rataient pas une occasion d’arborer le drapeau de « Perrin Yeux-Jaunes ».

Les hommes sont étranges, émit Sauteur.

Perrin se tourna vers le vieux loup.

Ils ont des pensées bizarres… Nous n’essayons pas de les comprendre. Pourquoi le cerf détale-t-il ? Pourquoi le moineau vole-t-il ? Pourquoi l’arbre pousse-t-il ? Parce que c’est comme ça. Point final.

— D’accord, souffla Perrin.

Je ne peux pas apprendre la chasse à un moineau. Et il ne m’enseignera pas l’art de voler.

— Mais ici, objecta Perrin, tu peux voler.

Oui. Et personne ne me l’a appris. Je sais…

Dans l’odeur de Sauteur se mêlaient une émotion sincère et une grande confusion. Les loups se souvenaient de tout ce qu’un des leurs savait. Sauteur enrageait parce qu’il voulait former Jeune Taureau, mais sans savoir comment faire à la façon des humains.

— S’il te plaît, essaie de m’expliquer ce que tu penses. Tu me dis toujours qu’ici, j’y suis trop intensément, et que c’est dangereux. Pourquoi ?

Tu dors – l’autre toi, je veux dire. Tu ne peux pas rester ici trop longtemps. N’oublie jamais que tu n’y as pas ta place. Ce n’est pas ta tanière.

Sauteur se tourna vers les bâtiments, autour d’eux.

C’est ça, ta tanière. Celle de ton père. Cet endroit précis. Ne l’oublie jamais. Grâce à lui, tu ne te perdras pas. C’est comme ça que tes semblables ont fait, un jour. Tu comprends.

Ce n’était pas une question, mais plutôt une imploration. Sauteur ne savait pas comment mieux expliquer…

— Je peux essayer, fit Perrin, tentant d’interpréter de son mieux les « mots » du loup.

Mais Sauteur se trompait. Champ d’Emond n’était plus son foyer. Son foyer, c’était là où se trouvait Faile. Il devait garder ça à l’esprit, afin d’éviter de se noyer dans le rêve des loups.

Trop intensément…

Dans ton esprit, j’ai vu ta femelle, Jeune Taureau, transmit Sauteur, la tête inclinée. Elle est comme une ruche d’abeilles, avec beaucoup de miel et encore plus de dards.

L’image de Faile que se faisait Sauteur était celle d’une louve. Une femelle qui lui mordillait gentiment le nez, joueuse, puis qui grognait l’instant d’après, refusant de partager son repas.

Perrin sourit.

La mémoire est une chose, dit Sauteur, mais l’autre moitié, c’est toi. Tu dois rester Jeune Taureau.

Le vieux sage transmit une image : le reflet d’un loup dans une eau troublée par des ondulations qui le rendaient flou.

— Je ne comprends pas…

La force de ce lieu, insista Sauteur en transmettant l’image d’un loup sculpté dans le marbre, c’est ta force à toi.

Le loup réfléchit un moment.

Résiste ! Accroche-toi ! Sois toi-même !

Sur ces mots, le vieux loup se redressa et recula pour prendre de l’élan – comme s’il voulait sauter sur Perrin.

Perplexe, le jeune homme essaya de s’imaginer tel qu’il était, puis de graver cette image dans son esprit.

Sauteur bondit et percuta Perrin de plein fouet. Ce n’était pas la première fois. Par le passé, il avait chassé Jeune Taureau du rêve.

Mais Perrin était prêt. D’instinct, il amortit le choc en reculant. Autour de lui, les contours du songe devinrent flous, mais ça ne dura pas. Sauteur fut projeté en arrière. Bizarre, parce que, avec son poids, il aurait dû renverser l’humain.

Comme pour s’éclaircir les idées, Perrin secoua la tête.

Bravo ! Tu apprends. Encore une fois.

Le deuxième impact fut plus violent, mais Perrin ne broncha pas. Aussi solide qu’un rocher.

Là-bas ! émit Sauteur avec une image du champ de blé.

Il se volatilisa, et Perrin le suivit. Dès qu’il réapparut, le loup bondit de nouveau.

Cette fois, le jeune homme tomba et tout se brouilla autour de lui. Éjecté du rêve des loups, il se retrouva dans l’univers des songes ordinaires.

Non ! pensa-t-il, s’accrochant à une image de lui agenouillé dans le champ de blé. Il y était vraiment, imaginant le champ dans toute sa solide réalité. Il captait une odeur d’avoine et d’air humide mêlée aux senteurs de la poussière et des feuilles mortes.

Le paysage disparut. Haletant, Perrin était toujours à genoux, mais il n’avait pas quitté le rêve des loups.

Bravo, répéta Sauteur. Tu apprends vite.

— Parce que je n’ai pas d’autre option, fit Perrin en se relevant.

La Dernière Chasse approche, oui, convint Sauteur.

En même temps, il émit une image du camp des Capes Blanches.

Perrin le suivit, prêt à encaisser une attaque. Mais rien ne se passa. Intrigué, il regarda autour de lui, en quête du loup.

Quelque chose percuta… son esprit. Sans aucun mouvement, une attaque exclusivement mentale. Moins forte que les assauts précédents, mais très inattendue. D’ailleurs, Perrin faillit ne pas réussir à se défendre.

Sauteur atterrit souplement sur le sol.

Il faut être prêt en permanence. Et plus encore quand tu te déplaces.

Une image illustra ce propos. Un loup qui humait l’air avant de s’aventurer sur un vaste pâturage.

— Je comprends.

Mais ne t’implique pas trop intensément, rappela Sauteur.

Aussitôt, Perrin se força à repenser à Faile et à l’endroit où il dormait avec elle. Son foyer. Du coup, ce fut lui qui devint… Eh bien, pas totalement translucide, mais le rêve des loups resta stable alors qu’il se sentait plus… exposé.

Bravo ! émit Sauteur. Toujours prêt, mais jamais trop impliqué. Comme quand on porte un petit dans sa gueule.

— Un équilibre qui ne va pas être facile à trouver…

Dans l’odeur de Sauteur passa de la perplexité. Bien sûr que c’était difficile.

— Et maintenant ? demanda Perrin avec un sourire.

On court. Puis on s’entraînera de nouveau.

Le loup partit comme une flèche argentée qui aurait eu la route pour cible. Perrin le suivit. Dans l’odeur de Sauteur, il sentit une détermination très semblable à celle de Tam, lorsqu’il entraînait des réfugiés au combat.

Cette constatation arracha un autre sourire à Perrin.

Tandis qu’ils couraient sur la route, le jeune homme s’adonna à un exercice difficile : ne pas être trop intensément dans le rêve tout en étant prêt à affirmer à tout moment son être profond.

Régulièrement, Sauteur l’attaqua avec l’intention de le chasser du rêve. Le jeu continua jusqu’à ce que le loup, sans crier gare, s’immobilise net.

Perrin eut besoin de quelques foulées de plus. Du coup, il dépassa son compagnon avant de s’arrêter. Quelque chose se dressait devant lui. Un mur violet translucide érigé au milieu de la route. S’étendant à droite et à gauche, cet obstacle tutoyait le ciel.

— Sauteur, qu’est-ce que c’est ?

Une erreur qui ne devrait pas être ici.

De la rage passa dans l’odeur du loup.

Perrin avança et tendit une main, mais il hésita à toucher l’obstacle. On eût dit du verre, constata-t-il. Dans le rêve des loups, il n’avait jamais rien vu de semblable. Était-ce une sorte de bulle maléfique ?

Le jeune homme sonda le ciel.

Le « mur » brilla puis se volatilisa. Ébloui, Perrin recula et regarda Sauteur. Paisiblement assis, il fixait l’endroit où s’était trouvé l’obstacle.

Viens, Jeune Taureau, finit-il par émettre. Nous allons nous entraîner ailleurs.

Le loup se redressa et bondit. Avant de le suivre, Perrin jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Quoi qu’ait été ce mur, il ne restait plus trace de son existence.

Pas tranquille du tout, Perrin emboîta la foulée au vieux loup.


— Que la Lumière me brûle ! s’écria Rodel Ituralde en déboulant au sommet de la colline. Où sont ces fichus archers ? Voilà une heure que je veux les voir sur les tours, en remplacement des arbalétriers.

Au pied de la colline, la bataille faisait rage dans une cacophonie de cris, de grognements, de bruits métalliques et de rugissements. Peu avant, une horde de Trollocs avait traversé le fleuve à gué ou en empruntant un pont improvisé à base de rondins. Or, ces monstres détestaient l’eau. Pour les forcer à traverser, il avait dû falloir insister.

Voilà pourquoi cette ligne de défense était si utile. Le seul gué d’une taille raisonnable, sur plusieurs lieues, se trouvait au pied de la colline. Derrière, se déversant d’une passe, les Trollocs sortaient de la Flétrissure et se heurtaient au fleuve Arinelle. Quand ils réussissaient à traverser, ils se retrouvaient face au versant de la colline, sur lequel s’alignaient des tranchées défendues par des murailles et des tours aménagées pour les archers. À partir de la Flétrissure, il était impossible d’atteindre la ville de Maradon sans passer par cette colline.

Bref, une position idéale pour contenir une force beaucoup plus nombreuse. Hélas, même les meilleures défenses pouvaient être submergées, surtout quand les soldats crevaient de fatigue au bout de semaines de combat.

Après avoir traversé, les Trollocs avaient tenté l’ascension sous une pluie de flèches. Tombant dans les tranchées, ils avaient eu du mal à escalader les hautes palissades.

Au sommet de la colline, sur une zone plate, Ituralde avait installé son quartier général. Tout en observant l’alignement de tranchées, de palissades et de tours, il criait sans cesse des ordres.

Derrière une des palissades, les Trollocs se faisaient embrocher par des piquiers. Le général suivit l’action jusqu’à ce que le dernier monstre – un géant à gueule de bélier – crève avec trois piques dans le ventre.

Mais un nouvel assaut se profilait. Dans la passe, les Myrddraals poussaient devant eux une autre meute de Trollocs. Dans l’eau, il y avait tant de cadavres, que le fleuve coulait rouge. Et en piétinant ces dépouilles, les monstres pouvaient pratiquement traverser à sec.

— Les archers ! beugla Ituralde. Où sont-ils, ces maudits… ?

Une compagnie d’archers passa enfin devant le général. Une partie des réserves dont il disposait. Pour l’essentiel, des Domani à la peau cuivrée, même si on trouvait aussi quelques rares Tarabonais. Ces hommes arboraient toute une variété d’armes : des arcs longs domani très fins, des arcs courts du Saldaea volés dans des postes de garde ou des villages et même quelques arcs longs géants de Deux-Rivières.

— Lidrin ! appela Ituralde.



Le jeune officier au regard dur rejoignit son chef au pas de course. Si son uniforme marron était froissé et taché aux genoux, ça n’avait rien à voir avec de la négligence. Simplement, en des moments pareils, ses hommes avaient trop besoin de lui pour qu’il se soucie du blanchissage de ses vêtements.

— Va sur les tours avec les archers, lui ordonna Ituralde. Les Trollocs essaieront encore. Je ne veux pas d’une autre percée jusqu’au sommet de la colline, tu m’entends ? S’ils s’emparent de notre position et la retournent contre nous, ça me gâchera la matinée.

Lidrin ne sourit pas de la saillie, comme il l’eût fait naguère. Ces derniers temps, il était sinistre, sauf quand il parvenait à éventrer un Trolloc. Après un bref salut, il partit à la suite des archers.

Ituralde se retourna pour observer l’autre versant de la colline. Le camp de repli était dressé là, dans les ombres de la butte. À l’origine, cette colline était une formation naturelle, mais le génie de l’armée du Saldaea l’avait renforcée et étendue au fil des ans, créant une longue pente du côté fleuve et un versant bien plus escarpé sur l’autre face. Dans le camp de repli, les soldats pouvaient se restaurer et dormir. Cerise sur le gâteau, les vivres et les équipements étaient à l’abri des volées de flèches ennemies.

Les deux camps d’Ituralde – à savoir son quartier général et la position de repli – étaient des plus hétéroclites. Les tentes, par exemple, venaient de villages du Saldaea, étaient de confection domani, ou, via les portails, arrivaient des quatre coins de la région. Plusieurs d’entre elles, des mastodontes, arboraient des rayures – la passion dévorante des Cairhieniens.

Toutes abritaient les hommes de la pluie, et c’était l’essentiel.

Le génie du Saldaea se révélait expert en matière de défenses. Hélas, Ituralde n’avait pas pu persuader ces « héros » de sortir de Maradon pour venir lui prêter main-forte.

— Et maintenant, grogna le général, où sont… ?

Il s’interrompit, car le ciel venait de s’obscurcir.

À peine eut-il éructé un juron qu’il dut se jeter sur un côté pour éviter une pluie de gros objets qui s’abattait sur le quartier général après avoir suivi une trajectoire elliptique dans le ciel. Partout, des cris de douleur et de surprise retentirent.

Les projectiles n’étaient pas des rochers, mais des cadavres. Oui, des dépouilles de Trollocs. L’armée des Ténèbres avait enfin mis ses catapultes en batterie.

Dans un coin de sa tête, Ituralde fut presque flatté que ce matériel, à l’origine prévu pour assiéger Maradon, ait été transporté jusqu’ici à cause de lui. Plus sérieusement, il y avait de quoi se réjouir. Ce transfert d’armes ralentirait les Créatures des Ténèbres – et exposerait les catapultes au contre-feu du général.

Mais lancer des carcasses, quand même ! Alors qu’une deuxième « volée » obscurcissait le ciel, le général éructa un chapelet de jurons. Autour de lui, des soldats s’écroulaient et des tentes s’écrasaient…

— Guérisseurs ! cria le général. Où sont ces Asha’man de malheur ?

Depuis le début du siège, il avait sacrément poussé les hommes en veste noire. Au point de les épuiser. À présent, il les gardait en réserve, les mobilisant exclusivement quand les Trollocs approchaient trop du quartier général.

— Seigneur ! s’écria un messager aux ongles sales qui venait à l’évidence de la première ligne.

Blême – un exploit pour un Domani –, le gaillard était encore trop jeune pour avoir une moustache digne de ce nom.

— Un rapport du capitaine Finsas ! L’ennemi a disposé à portée de tir une batterie de catapultes. Selon lui, il y en aurait seize.

— Va lui dire que je m’en étais un peu aperçu ! rugit Ituralde. La prochaine fois, qu’il essaie de me prévenir avant, pas après.

— Désolé, seigneur. Les catapultes ont jailli de la passe avant qu’on comprenne ce qui arrivait. Le premier tir a détruit notre poste d’observation. Le capitaine lui-même a été blessé.

Ituralde hocha la tête. Déjà, Rajabi arrivait pour prendre le commandement sanitaire du quartier général et trier les blessés. Sur l’autre versant, pas mal de morts volants avaient fait mouche sur le camp de repli. Contrairement aux archers, les catapultes tiraient assez haut et avaient une portée suffisante pour atteindre le versant arrière de la colline. Si le sanctuaire de ses hommes était menacé, Ituralde devrait le faire reculer, probablement jusqu’à la plaine, en direction de Maradon. Bien sûr, cette mesure allongerait le temps de réaction des troupes. Par le sang et les cendres !

Je ne jurais pas autant, il fut un temps…

C’était la faute de ce maudit garçon, le Dragon Réincarné. Rand al’Thor avait fait à Ituralde un tombereau de promesses. Certaines explicites, et d’autres non.

Promesse de protéger l’Arad Doman des Seanchaniens. Promesse que le général survivrait, au lieu de crever coincé par les Seanchaniens. Promesses de lui confier une mission importante. Oui, une tâche impossible.

Contenir les Ténèbres. Se battre jusqu’à l’arrivée des renforts.

Le ciel s’obscurcissant pour la troisième fois, Ituralde battit en retraite à l’ombre de son pavillon de commandement, muni d’un toit en bois histoire de ne pas être vulnérable aux engins de siège. Mais il était question de pierres, voire de petits rochers, pas de cadavres.

Les hommes encore entiers tiraient ou portaient les blessés vers la relative sécurité du camp de repli. Ensuite, on les mettrait à l’abri dans la plaine.

Plutôt pataud, Rajabi avait un cou aussi épais que le tronc d’un vieux frêne et des bras presque aussi gros. Désormais, il claudiquait – rien de plus normal, puisque sa jambe gauche, blessée au combat, avait été amputée au-dessous du genou. Après que les Aes Sedai l’eurent guéri de leur mieux, il avait adopté une béquille pour retourner plus vite sur le terrain. Apprenant qu’il refusait d’être rapatrié par portail avec les autres blessés graves, Ituralde avait respecté son choix. On ne se privait pas d’un bon soldat à cause d’une seule blessure.

Un jeune officier fit la grimace quand une charogne s’abattit sur le toit du pavillon. Nommé Zhell, ce garçon n’avait pas le teint cuivré d’un Domani, mais il en arborait la moustache et portait sur la joue une mouche en forme de flèche.

Considérant le nombre incroyable de Trollocs, il ne serait bientôt plus possible de les contenir. Alors qu’il détestait ça, Ituralde allait devoir battre en retraite. D’abord à travers le Saldaea, puis en Arad Doman. Bizarrement, quand il détalait, c’était toujours en direction de son pays natal. La première fois à partir du sud, et là à partir du nord-est.

L’Arad Doman serait pris en tenaille entre les Trollocs et les Seanchaniens.

Tu auras intérêt à tenir ta parole, mon garçon !

Manque de chance, il n’était pas question de se replier sur Maradon. Les chefs militaires, là-bas, avaient fait comprendre que le général – comme le Dragon Réincarné – serait tenu pour un envahisseur. Tas de maudits crétins !

Au moins, Ituralde allait avoir une occasion de détruire les catapultes.

Une autre dépouille s’écrasa sur le toit, qui eut l’obligeance de ne pas s’écrouler. À l’odeur et au bruit que faisaient ces charognes, les Myrddraals n’avaient pas choisi les morts les plus frais.

Certain que ses officiers faisaient face à la situation – ce n’était pas le moment d’aller leur casser les pieds –, Ituralde croisa les mains dans son dos. Dès qu’ils l’apercevaient, les hommes reprenaient du poil de la bête. À la guerre, le meilleur des plans tenait jusqu’à ce que l’ennemi se montre. Certes, mais un bon chef, déterminé et inflexible, pouvait par sa seule prestance ramener un peu d’ordre dans le pire chaos.

Dans le ciel, les nuages argenté et noir bouillonnaient comme le contenu d’un chaudron suspendu au-dessus d’un feu de cuisson. À la lisière de cette masse menaçante, des éclairs jaillissaient tels des traits d’acier. Rien de naturel dans tout ça. La mission d’Ituralde, en cet instant, c’était de montrer que rien ne lui faisait peur, même quand un orage de charognes se déchaînait.

On évacuait toujours les blessés. Sur le versant arrière, les hommes démontaient le camp de repli pour le transférer en sécurité.

Ituralde ordonna que les archers et les arbalétriers continuent à tirer, les piquiers restant en poste derrière les palissades. À l’arrière, il disposait de plusieurs escadrons de cavalerie. Hélas, sur ce terrain, ils ne lui seraient d’aucune utilité.

Les catapultes, si on n’agissait pas, finiraient par ruiner le moral de ses hommes. Mais le général, avec l’aide directe d’un Asha’man ou de flèches enflammées tirées par des archers déployés via un portail, comptait bien en faire une bonne flambée.

Si seulement je pouvais me replier à Maradon.

Mais les seigneurs du Saldaea lui fermeraient les portes. Et les Trollocs n’auraient plus qu’à massacrer ses hommes, coincés entre eux et la muraille de la cité.

— Lieutenant Nils, je veux une estimation des pertes et des dégâts, dit Ituralde. Prépare les archers à une attaque sur les engins de siège, et fais venir deux Asha’man parmi ceux qui sont de service. Dis au capitaine Creedin de surveiller le gué plus que jamais. Après son bombardement morbide, l’ennemi nous croira désorganisés, et il remontera à l’assaut.

Le jeune homme salua et s’en fut tandis que Rajabi approchait en se massant le menton.

— Tu as bien deviné au sujet des catapultes, général. Le bombardement prélude une attaque.

— J’essaie de toujours deviner juste. Quand je me trompe, nous perdons.

Rajabi eut un grognement. Dans le ciel, la tempête rugissait. Et encore assez loin de là, les Trollocs beuglaient. Des roulements de tambour ponctuaient leurs cris de guerre.

— Quelque chose cloche, marmonna Ituralde.

— Tout va de travers dans cette fichue guerre, dit Rajabi. Pour commencer, nous ne devrions pas être ici. C’est le boulot du Saldaea. L’armée entière, pas les quelques cavaliers que le seigneur Dragon nous a affectés.

— Il y a plus que ça, Rajabi… Pourquoi nous bombarder de cadavres ?

— Pour nous démoraliser ?

Ce n’était pas une tactique inédite. Mais pourquoi dès les premiers tirs ? Envoyer d’abord des rochers, pour faire un maximum de dégâts, aurait été plus efficace. Quitte à passer ensuite aux charognes. Certes, les Trollocs étaient nuls en tactique, mais pas les Blafards. Eux, ils pouvaient se montrer très bons. Le général le savait d’expérience.

Jetant un coup d’œil au ciel, il vit qu’une nouvelle volée arrivait, comme si les morts étaient vomis par les nuages. Où l’ennemi avait-il déniché tant de catapultes ? Assez pour propulser des centaines de cadavres.

Le messager avait parlé de seize engins de siège. À l’évidence, ce n’était pas assez. Dans ce cas, d’où tombait cette averse de dépouilles ?

La réponse explosa dans l’esprit du général. Bon sang, ces monstres étaient sacrément malins !

— Archers ! cria Ituralde. Surveillez le ciel ! Ce ne sont pas des cadavres !

Trop tard ! Au moment où le général lançait son ordre, les Draghkars déployèrent leurs ailes. Dans cette volée, la moitié des « projectiles » n’étaient pas des morts mais des monstres ailés. Après la première attaque de ce type, quelques jours plutôt, Ituralde avait organisé des rotations d’archers chargés d’observer le ciel nuit et jour.

Mais ces hommes n’avaient pas ordre de tirer sur des charognes. Sans cesser de crier, Ituralde s’écarta du pavillon et dégaina son épée.

Quand les Draghkars atterrirent parmi les hommes, ils semèrent le chaos dans le quartier général. Un grand nombre se posèrent autour du pavillon, leurs grands yeux noirs brillant tandis qu’ils attiraient les soldats avec leurs chansons lancinantes.

Ituralde cria aussi fort qu’il le put, le son de sa voix lui emplissant les oreilles. Un des monstres fondit sur lui, mais son cri l’empêcha d’entendre la mortelle mélodie. Quand le général, faisant mine d’être subjugué, avança vers le monstre puis lui enfonça sa lame dans le cou, sa victime parut aussi surprise que pouvait l’être une créature si radicalement inhumaine.

Quand Ituralde dégagea son arme, un sang noir coula sur la peau laiteuse de la gorge du Draghkar.

Du coin de l’œil, et sans cesser de crier, Ituralde vit Rajabi tituber puis s’écrouler, une Créature des Ténèbres s’empressant de sauter sur lui. Défié par un nouveau monstre, le général ne put rien faire pour son officier.

Moment béni en plein cœur de l’enfer, il vit que des boules de feu foudroyaient des Draghkars en plein vol. Les Asha’man…

En même temps, les roulements de tambour se firent moins lointains. Comme il l’avait prévu, un assaut massif allait suivre le bombardement. Parfois, il aurait donné cher pour se tromper.

Tu as intérêt à tenir ta promesse de m’envoyer des renforts, mon garçon !

Sa voix commençant à devenir rauque, Ituralde s’occupa de son nouvel adversaire.

Oui, sacrément intérêt !


Faile traversait le camp à grands pas. Autour d’elle retentissaient des échos de conversations, de grognements de fatigue et d’ordres beuglés à gorge déployée. Un peu plus tôt, Perrin avait envoyé aux Capes Blanches une dernière demande de négociations. Pour l’instant, pas de réponse…

Faile se sentait… régénérée. Toute la nuit, elle avait dormi blottie contre son mari, au sommet de la colline. Avec assez de draps et de couvertures, cet endroit s’était révélé plus confortable que leur tente.

Le matin même, les éclaireurs étaient revenus du Cairhien, et ils feraient bientôt leur rapport. En attendant, Faile avait bouclé ses ablutions et pris son petit déjeuner.

Il était temps de s’occuper de Berelain.

Alors qu’elle approchait du camp de Mayene, l’épouse de Perrin sentit monter sa colère. Berelain était allée trop loin. Selon Perrin, les rumeurs avaient été répandues par les servantes, mais Faile n’y croyait pas. Cette femme était une experte dans l’art de créer et de répandre les ragots.

En position de faiblesse, même relative, ça se révélait une excellente façon de gouverner. Berelain procédait ainsi à Mayene, et elle suivait la même stratégie dans le camp, où Faile, l’épouse de Perrin, était la puissance dominante.

Avec leur plastron peint en rouge et leur casque doté d’une protection pour la nuque, deux Gardes Ailés défendaient l’entrée de leur fief. Des géants, constata Faile à mesure qu’elle approchait. En guise d’arme, ils brandissaient une lance quasiment de parade où le faucon doré de Mayene, représenté en plein vol, s’affichait sur un fanion bleu.

Pour regarder dans les yeux un de ces types, Faile dut se dresser sur la pointe des pieds.

— Escortez-moi jusqu’à votre maîtresse, ordonna-t-elle.

Les sentinelles acquiescèrent. La plus grande fit signe à deux hommes qui passaient de prendre la relève.

— On nous a prévenus de ta visite, souffla l’homme à Faile.

— Aujourd’hui ? s’étonna l’épouse de Perrin.

— Non. La Première Dame a simplement dit qu’on devrait t’obéir quand tu viendrais.

— Ce n’est pas à moi qu’il faut obéir. Ce camp est celui de mon mari.

Même s’ils n’étaient probablement pas d’accord, les deux gardes ne discutèrent pas. Berelain ayant été envoyée pour accompagner Perrin, il ne lui avait jamais donné d’ordres – et pas davantage à ses troupes.

Faile emboîta le pas aux deux Gardes Ailés. Miraculeusement, le sol commençait à sécher.

À son mari, la jeune femme avait affirmé ne pas être perturbée par les rumeurs. En réalité, l’audace de Berelain la mettait en rage.

Maudite femme ! Comment a-t-elle osé… ?

Non, ce n’était pas la méthode à adopter. Une bonne engueulade ferait du bien à Faile, certes, mais ça étayerait les rumeurs. Quelle conclusion tireraient les gens s’ils la voyaient entrer sous la tente de sa rivale puis lui crier après ? Il fallait rester calme, même si ça promettait d’être difficile.

Le camp était configuré à partir d’une tente centrale, les rangées d’hommes allongés en partant comme les rayons d’une roue. Les Gardes Ailés n’avaient pas de tentes – pour l’heure, elles étaient avec maître Gill –, mais les couvertures restaient impeccablement alignées. Presque trop bien, à l’instar des faisceaux de lances, des piquets des chevaux et des fosses à feu.

Le pavillon de Berelain, lavande et bordeaux, avait été récupéré à Malden.

Quand un des gardes tapa sur un des poteaux pour demander la permission d’entrer, Faile se redressa de toute sa modeste hauteur.

Dès que Berelain eut répondu, l’homme écarta le rabat et fit signe à la jeune femme d’avancer. Au dernier moment, elle recula pourtant – afin de laisser sortir Annoura, qui la salua au passage, les tresses oscillant au rythme de ses pas. À son air renfrogné, elle ne devait pas encore être revenue dans les grâces de sa maîtresse.

Faile inspira à fond et entra sous le pavillon, où régnait une agréable fraîcheur. Sur le sol, un tapis vert et bordeaux à motifs végétaux – des entrelacs de lierre – étouffait les bruits de pas. Même si l’endroit semblait vide sans la pléthore de meubles de voyage de Berelain, elle disposait quand même d’une table et de deux fauteuils réquisitionnés à Malden.

— Dame Faile, dit-elle en se levant.

Aujourd’hui, elle portait le diadème de Mayene. Un bijou très simple, mais non dépourvu de grandeur, avec le magnifique faucon doré qui semblait prendre son envol pour rejoindre les rayons de soleil qui filtraient du toit de toile à l’endroit où on avait retiré des carrés pour laisser entrer la lumière. Une ceinture sans fioritures à la taille, Berelain avait opté pour une robe vert et or au décolleté vertigineux.

Faile prit place dans un des fauteuils. Cette conversation, elle le savait, allait être dangereuse. Un désastre pouvait en résulter, mais il n’y avait pas moyen de se défiler.

— J’espère que tu vas bien, dit Berelain. Ces jours de pluie ne t’ont pas éprouvée ?

— C’était terrible, en effet… Mais je ne suis pas venue pour parler de ça.

Berelain eut une moue… adorable. Lumière, cette femme était superbe ! Avec son nez trop gros et ses seins trop petits, Faile ne supportait pas la comparaison. De plus, sa voix était loin d’atteindre les sommets mélodiques de sa rivale. Pourquoi le créateur avait-il fait des êtres si parfaits ? Pour se moquer des autres, peut-être…

Mais Perrin n’était pas amoureux de Berelain. Sa bien-aimée se nommait Faile.

Ne l’oublie surtout pas !

— Bien, fit la Première Dame. Je me doutais que nous aurions cette conversation. D’abord, permets-moi de t’assurer que ces rumeurs sont fausses. Rien de déplacé n’est arrivé entre ton mari et moi.

— Ça, il me l’a déjà dit, et je lui fais plus confiance qu’à toi.

Berelain se rembrunit. En matière de politique et d’intrigue, c’était une experte dont le talent et la subtilité faisaient l’envie de Faile. Malgré sa jeunesse, elle avait réussi à protéger sa petite cité-État des ambitions d’un ogre tel que Tear. Pour réussir ça, il fallait faire montre de qualités de jongleuse et de calculatrice qui dépassaient Faile. Sans parler d’une intelligence acérée.

— Dans ce cas, pourquoi être venue me voir ? demanda Berelain en s’asseyant. Si ton cœur est apaisé, il n’y a plus de problème.

— La question, nous le savons toutes les deux, n’est pas de savoir si tu as couché ou non avec mon mari. (Berelain écarquilla les yeux.) L’important, ce n’est pas ce qui est arrivé, mais ce qui s’est censément passé. C’est ça qui me rend folle de rage.

— Partout où il y a des gens, les rumeurs vont et viennent. Surtout quand des soldats colportent les ragots…

— Des rumeurs si insistantes n’ont pas pu se répandre sans… encouragements. À ce jour, tout le monde dans le camp – même les réfugiés qui m’ont juré fidélité – suppose que tu as ouvert ta couche à mon mari pendant mon absence. Outre qu’elle me fait passer pour une imbécile, cette indignité jette une ombre sur l’honneur de Perrin. Comment peut-il être un chef s’il traîne la réputation de se jeter dans les bras d’une autre femme dès que la sienne tourne le dos ?

— D’autres dirigeants ont survécu à de telles rumeurs, rappela Berelain. Et pour nombre d’entre eux, elles n’étaient pas sans fondements. Les monarchies se relèvent des adultères.

— En Illian ou à Tear, peut-être. Mais le Saldaea exige davantage de ses monarques. Les gens de Deux-Rivières aussi. Perrin n’est pas un dirigeant comme les autres. Le regard désapprobateur de ses hommes lui déchire le cœur.

— Je crois que tu le sous-estimes, objecta Berelain. Il s’en remettra et apprendra à retourner les rumeurs à son avantage. Du coup, il sera plus fort en tant qu’homme et en tant que chef.

Faile dévisagea sa rivale.

— Tu ne le comprends pas du tout, n’est-ce pas ?

Berelain recula dans son fauteuil comme si elle venait d’être giflée. Trop directe, cette conversation n’était pas à son goût. Un léger avantage pour Faile, ça…

— Je comprends les hommes, dame Faile, dit Berelain, très froide. Ton mari n’est pas une exception. Puisque tu as décidé d’être franche, je te rendrai la pareille. Mettre la main sur Aybara quand tu l’as fait était très intelligent, parce que ça liait le Saldaea au Dragon Réincarné. Mais ne crois pas qu’il restera à toi… sans concurrence.

Faile inspira à fond. C’était le moment de pousser ses pions.

— La réputation de Perrin a été gravement entachée par tes machinations, dame Berelain. J’aurais pu te pardonner de m’avoir déshonorée. Mais pas ce que tu lui as fait.

— Je ne vois pas comment arranger ça.

— Moi, si. Et je suis persuadée qu’une de nous deux doit mourir.

Berelain resta impassible.

— Pardon ?

— Dans les Terres Frontalières, quand une femme découvre qu’une autre a couché avec son mari, il lui reste toujours l’option d’un combat au couteau.

La stricte vérité. Sauf que cette tradition, très ancienne, n’était presque plus appliquée.

— Pour laver mon nom, il faut que nous nous battions.

— Et ça prouverait quoi ?

— Si tu meurs, les gens cesseront de penser que tu fricotes toujours avec mon mari dans mon dos. C’est déjà pas mal.

— Tu viens me menacer sous mon pavillon ?

— Ce n’est pas une menace, mais un défi.

Lumière, pourvu que tout ça tourne comme je l’espère !

Le regard calculateur, Berelain dévisagea Faile.

— Je vais faire une déclaration publique, où je tancerai mes servantes pour avoir menti. En même temps, j’informerai le camp entier qu’il ne s’est rien passé.

— Tu crois vraiment que ça suffira ? Avant mon retour, tu n’as jamais rien dit contre ces rumeurs. Tout le monde voit ce silence comme une preuve. À présent, les gens s’attendent à un déni.

— Ce défi… Tu n’es pas sérieuse ?

— Quand il s’agit de mon homme, Berelain, je le suis toujours.

Faile sonda le regard de sa rivale et y trouva ce qu’elle cherchait. Cette femme n’avait aucune envie de l’affronter. Bien entendu, c’était réciproque, et pas seulement parce qu’elle n’était pas sûre de gagner. Même si elle rêvait depuis longtemps de se venger du jour où Berelain lui avait pris son couteau…

— Ce soir, devant tout le camp, je te défierai en duel. Tu auras un jour pour accepter ou partir.

— Je ne prendrai pas part à ces enfantillages.

— Tu es déjà impliquée, dit Faile en se levant. En lançant ces rumeurs, tu as mis le doigt dans l’engrenage.

Faile se détourna et avança vers la sortie. Pour cacher sa nervosité, elle avait produit de gros efforts. Berelain avait-elle vu la sueur, entre ses sourcils ? Dans cette affaire, elle avançait sur le fil du rasoir. Si Perrin avait vent de cette histoire de duel, il serait furieux. Elle devait espérer que…

— Dame Faile, dit Berelain dans son dos, la voix tremblante. Je suis sûre que nous pouvons nous entendre. Éviter l’épreuve de force…

Faile s’arrêta, le cœur battant la chamade. Puis elle se retourna. Berelain semblait sincèrement inquiète. Parfait ! Elle croyait avoir affaire à une femme assez assoiffée de sang pour lancer ce défi grotesque.

— Je veux que tu sortes de la vie de Perrin. D’une façon ou d’une autre, j’y arriverai.

— Tu désires que je parte ? Les missions que m’a confiées le seigneur Dragon sont accomplies. Je peux m’en aller avec mes hommes.

Non, Faile ne voulait pas d’un départ. La disparition des Gardes Ailés serait comme un soufflet, face à l’armée de Capes Blanches. De plus, Perrin risquait d’avoir de nouveau besoin de ces hommes.

— Non. Partir ne changerait rien aux rumeurs.

— Pas plus ni moins que si tu me tues. Si nous nous battons, et que tu aies le dessus, les gens concluront que tu as découvert l’infidélité de ton mari et cédé à la haine. J’ai du mal à voir en quoi ça réglera ton problème. Au contraire, ça renforcera les rumeurs.

— Tu vois la difficulté ? demanda Faile sans cacher son exaspération. Il semble impossible de se débarrasser des ragots.

Faile étudia sa rivale. Un jour, elle avait juré de lui prendre Perrin. Un vœu solennel. Récemment, elle semblait avoir fait machine arrière, au moins en partie. Et de l’inquiétude voilait son regard.

Elle a conscience d’avoir laissé les choses aller trop loin, comprit Faile.

Ne s’attendant pas à voir la femme de Perrin revenir vivante de Malden, Berelain avait joué un coup bien trop risqué.

À présent, elle prenait conscience de son erreur. Et à juste titre, à ses yeux, elle croyait Faile assez furieuse pour l’étriper en public.

— Je n’ai jamais voulu ça, Berelain, dit Faile en retournant près des fauteuils. Perrin non plus. Tes « attentions » nous agacent tous les deux.

— Ton mari n’a rien fait pour me décourager. Pendant ta captivité, il y a même des points sur lesquels il m’a franchement encouragée.

— Tu le comprends si mal, Berelain…

Faile jugea étrange qu’une femme si intelligente puisse se montrer si aveugle.

— Ça, c’est toi qui le dis…

— Pour l’heure, tu as deux options, c’est tout. M’affronter – et dans ce cas, une de nous deux mourra. C’est vrai, ça n’éteindra pas les rumeurs, mais au moins, tu n’auras plus la moindre chance avec Perrin. Soit parce que tu seras morte, soit parce que tu auras tué sa femme.

» L’autre option, c’est que tu trouves un moyen de mettre une bonne fois pour toutes un terme à ces rumeurs. Tu as provoqué cette affaire. À toi d’arranger les choses.

Le pari risqué de Faile ! Même en se creusant la cervelle, elle n’avait pas eu la moindre idée d’une solution. Mais Berelain, en la matière, était bien plus compétente qu’elle. Toute l’astuce avait été de la convaincre qu’elle serait prête à n’importe quelle folie. Ensuite, à elle de se débrouiller avec le problème. Une fine politique de sa trempe y arriverait sans doute.

Le pari allait-il réussir ?

Faile chercha le regard de Berelain puis s’autorisa à extérioriser sa colère. Son outrage, même. Pendant que les Shaido, leur ennemi commun, la battaient et l’humiliaient, une femme avait eu l’audace de lui prendre son homme ?

Faile ne baissa pas les yeux. Oui, à l’évidence, elle avait moins d’expérience que sa rivale. Mais elle gardait sur elle un avantage écrasant. Aimer Perrin sincèrement. Pour le protéger, elle était prête à tout.

— Très bien, fit Berelain. Qu’il en soit ainsi. Sois fière de toi, Faile. Il est rare que je me prive d’un trophée si longtemps désiré.

— Tu n’as toujours pas dit comment nous allons en finir avec les rumeurs.

— Il y a peut-être un moyen, mais il sera désagréable.

Faile arqua un sourcil.

— Nous devons nous faire passer pour des amies, développa Berelain. Si on se bat froid ou qu’on se querelle, ça alimentera les rumeurs. En revanche, si on devient inséparables, ça les désamorcera. En ajoutant une déclaration publique de ma part, ça devrait fonctionner.

Faile se laissa retomber dans son fauteuil. Des amies ? Elle détestait cette femme !

— Notre comédie devra être crédible, dit Berelain en se levant. (Elle alla se servir un gobelet de vin frais.) C’est la seule solution.

— Il faudra aussi que tu te trouves un autre homme, dit Faile. Quelqu’un sur qui concentrer tes attentions, au moins pour un temps. Histoire de montrer que Perrin ne t’intéresse pas.

Berelain porta le gobelet à ses lèvres.

— Oui, dit-elle, ça aidera aussi. Pourras-tu jouer ton rôle, Faile ni Bashere t’Aybara ?

Tu crois vraiment que j’étais prête à te tuer, hein ?

— Je m’y engage.

Berelain sourit avant de boire une gorgée de vin.

— Alors, nous allons voir ce qui sortira de ce plan.


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