35 La chose juste

— Tu as bien compris ce que tu dois faire ? demanda Egwene alors qu’elle remontait un couloir en direction de ses appartements.

Siuan acquiesça.

— Si nos adversaires se montrent, insista la Chaire d’Amyrlin, tu ne te laisseras pas entraîner dans un affrontement.

— Nous ne sommes pas des enfants, Mère, lâcha sèchement Siuan.

— Non, vous êtes des Aes Sedai, c’est-à-dire des êtres encore plus désobéissants.

Devant le regard glacial de Siuan, Egwene regretta ses propos. À cause de sa nervosité, ils avaient dépassé sa pensée. Du coup, elle se força au calme.

Pour inciter Mesaana à sortir de l’ombre, elle avait recouru à plusieurs types de leurres. Jusque-là, sans résultat. Egwene aurait juré qu’elle avait senti la Rejetée l’observer dans le Monde des Rêves. Mais Yukiri et son groupe n’étaient arrivés à rien.

Le grand espoir ? La « réunion » de ce soir… Là, ça devait fonctionner. Il le fallait, parce que Egwene était à court de temps. Les monarques qu’elle avait convaincus approchaient déjà et les forces de Rand se rassemblaient.

C’était ce soir ou jamais.

— Va parler aux autres, dit Egwene. Je ne veux aucune erreur stupide.

— Oui, Mère, marmonna Siuan avant de s’éloigner.

Mais Egwene la rappela :

— Ma fille !

La Chaire d’Amyrlin déchue hésita.

— Ne prends pas de risques insensés, ce soir. Je ne voudrais pas te perdre.

D’habitude, Siuan n’était jamais à court de réponses caustiques, dans de telles circonstances. Là, elle se contenta de sourire. Egwene secoua la tête et fila vers ses appartements, où Silviana l’attendait.

— Gawyn ? demanda la jeune dirigeante.

— Aucune nouvelle de lui… Cet après-midi, je lui ai envoyé une messagère, mais il n’est pas revenu. Je suppose qu’il tarde à répondre pour faire son intéressant.

— C’est une tête de mule, tout le monde le sait.

Sans lui, Egwene se sentait exposée. Une étrange réaction, puisqu’elle lui avait ordonné de se tenir très loin de sa porte. Et voilà qu’elle s’inquiétait parce qu’il n’était pas là ?

— Double ma garde et assure-toi qu’il y aura des soldats dans le secteur. Si mes tissages se désactivent, ils devront donner l’alerte.

— Oui, Mère, répondit Silviana.

— Envoie un autre message à Gawyn. Avec une lettre plus… courtoise. Demande-lui de revenir, mais ne le lui ordonne pas.

Sachant ce que Silviana pensait du jeune homme, la première missive n’avait pas dû être très aimable.

Sur ces mots, Egwene prit une grande inspiration, entra chez elle, vérifia ses tissages de garde et se prépara à se coucher.


Je ne devrais pas me sentir si fatigué, songea Perrin en mettant pied à terre. Qu’ai-je fait à part bavasser ?

Le procès pesait sur ses épaules – et sur toute l’armée, aurait-on dit. Perrin regarda la colonne qui s’en revenait, Morgase l’accompagnant de sa propre volonté. Faile ne l’avait pas quittée des yeux durant tout le trajet. Sans dire un mot, mais avec de la colère dans son odeur. Alliandre et Berelain, elles, avaient gardé leurs distances.

Morgase venait de condamner Perrin. Pour être franc, il s’en fichait comme d’une guigne. Le combat contre les Capes Blanches évité, il allait devoir conduire ses gens en sécurité.

Morgase traversa le camp à cheval, en quête de Lini et de maître Gill. Comme Galad Damodred l’avait promis, ils étaient là ainsi que les autres prisonniers. Suprême bizarrerie, le seigneur général avait aussi renvoyé les charrettes et leur chargement.

Dans cet ordre d’idées, le procès était une victoire, mais les hommes de Perrin ne voyaient pas les choses ainsi. Une fois au camp, les soldats se séparèrent par faction, sans converser beaucoup entre eux.

Près de Perrin, Gaul secoua la tête.

— Deux pointes d’argent, murmura-t-il.

— Pardon ? demanda Perrin en tendant à un palefrenier les rênes de Marcheur.

— Un dicton aiel…, répondit Gaul en regardant le ciel. Deux pointes d’argent… Deux fois nous avons chevauché vers la bataille sans trouver d’ennemis. Une troisième, et nous serons déshonorés.

— Il vaut mieux ne pas trouver d’ennemis, Gaul – et ne pas verser de sang.

L’Aiel éclata de rire.

— Perrin Aybara, ai-je dit que je voudrais mettre un terme à mon rêve ? Mais regarde tes guerriers. Ce que je dis, ils le sentent. On ne doit jamais danser avec les lances sans raison, mais il ne faut pas non plus demander à des hommes de se préparer à tuer et ne pas leur offrir de cibles. Pas trop souvent, en tout cas…

— Je le ferai autant de fois que je voudrai, grogna Perrin, si ça peut éviter un massacre. Je…

Un bruit de sabots retentit, puis le vent porta le parfum de Faile jusqu’aux narines de Perrin. Il se retourna, faisant face à sa femme.

— Tu as évité une bataille, railla Gaul, mais une autre t’attend. Puisses-tu trouver de l’eau et de l’ombre, Perrin Aybara.

Sur ces mots, Gaul s’éclipsa pendant que Faile mettait pied à terre.

— Très bien, mon époux, fit-elle en fondant sur Perrin. À présent, tu vas m’expliquer ce que tu avais en tête. Galad, tu l’as laissé te faire juger ? Et tu as promis de te soumettre à lui ? Jusque-là, je n’avais pas le sentiment d’être mariée à un crétin.

— Je ne suis pas un crétin ! s’indigna Perrin. Tu me répètes sans cesse que je dois commander. Eh bien, aujourd’hui, je t’ai écoutée.

— Oui, pour prendre la mauvaise décision.

— Il n’y en avait pas de bonne !

— Si, tu aurais pu nous laisser affronter ces Fils.

— Ils comptent participer à l’Ultime Bataille, rappela Perrin. Chaque homme que nous aurions tué aurait été un adversaire de moins pour le Ténébreux. Moi, mes soldats, les Capes Blanches – tout ça ne compte pas face à ce qui nous attend. Il faut que ces types vivent, et nous aussi. Et c’était la seule solution.

Lumière ! Crier après Faile semblait si… déplacé. Pourtant, c’était un moyen imparable de la calmer. Curieusement, les soldats qui allaient et venaient hochèrent la tête, comme s’ils n’avaient pas compris la vérité avant que leur chef la braille à tous les vents.

— Je veux que tu commandes notre repli, dit Perrin à sa femme. Le piège n’est pas encore déclenché, mais je me sens plus mal de minute en minute. On nous épie… Quelqu’un nous a privés de nos portails et veut nous voir morts. À présent, cet adversaire sait que nous ne combattrons pas les Capes Blanches. Donc, il devra attaquer très bientôt. Ce soir, peut-être. Ou demain matin, si nous avons de la chance.

— Nous n’avons pas encore terminé cette conversation…

— Faile, ce qui est fait est fait. Regarde devant toi.

— Très bien…

Ses yeux noirs brillant de rage, Faile réussit pourtant à se contenir.

— Je dois aller dans le rêve des loups, dit Perrin en jetant un coup d’œil à leur tente. Soit je détruirai ce dôme, soit je forcerai Tueur à me dire comment rendre nos portails de nouveau opérationnels. Prépare tout le monde au départ. Que les Asha’man essaient d’ouvrir un portail toutes les cent secondes. Dès que ça fonctionnera, sors nos forces de ce piège !

— Pour aller où ? demanda Faile. Jehannah ?

Perrin secoua la tête.

— C’est trop près… L’ennemi peut nous y attendre. Le royaume d’Andor ! Caemlyn, pour être plus précis. Non, plutôt Pont-Blanc. Restons loin de tous les endroits où on risque de nous attendre. De plus, je ne veux pas débarquer chez Elayne avec une armée avant de l’avoir prévenue.

— Un bon plan, concéda Faile. Si tu redoutes une attaque, il faudra évacuer les civils d’abord. Sinon, une fois les soldats partis, ils seront trop vulnérables.

— D’accord. Mais fais-les traverser dès que les portails seront ouverts.

— Et si tu échoues ?

Désormais, Faile parlait comme une femme déterminée. Effrayée, certes, mais résolue à agir.

— Si je n’ai pas « libéré » les portails dans une heure, dirigez-vous vers la zone où Neald a pu de nouveau en ouvrir. Je doute que ça réussisse, parce que Tueur déplacera le dôme, mais c’est mieux que ne rien tenter.

Faile acquiesça. Pourtant, dans son odeur, Perrin reconnut de l’hésitation.

— Nous serons en marche, pas dans un camp, ce qui nous rendra plus vulnérables à une embuscade…

— Je sais. Voilà pourquoi je n’ai pas le droit d’échouer.

Faile enlaça son mari et se serra contre lui.

Quel formidable parfum ! L’odeur de Faile ! Pour Perrin, il n’y avait rien de meilleur.

— Tu as dit que Tueur est plus fort que toi, souffla la jeune femme.

— Et c’est vrai.

— Puis-je faire quelque chose pour t’aider ?

— Veiller sur les nôtres pendant mon absence. Ça, ce sera une aide précieuse.

— Il n’y a rien d’autre à faire ?

Perrin s’écarta de son épouse.

— Faile, je suis presque certain qu’il s’agit du seigneur Luc. L’odeur est différente, mais il y a une… similitude troublante. Et quand j’ai blessé Tueur, dans le rêve des loups, le seigneur Luc arborait la plaie.

— C’est censé me rassurer ?

— Nous en revenons aux sources, Faile. Après en avoir fini avec Malden, nous nous sommes retrouvés à un jet de pierre des derniers Fils de la Lumière – avec Byar et Bornhald dans le lot. Puis Tueur est revenu dans le rêve des loups. Cet homme dont je t’ai parlé, Noam, celui qui était en cage, tu te rappelles où je l’ai trouvé ?

— D’après ce que tu m’as dit, tu poursuivais Rand à travers…

— Le Ghealdan, oui. À moins d’une semaine de cheval d’ici.

— Une étrange coïncidence, mais…

— Avec moi, il n’y a jamais de coïncidences, Faile. Je suis ici pour une raison. Tueur aussi. Je dois regarder ça en face.

Faile acquiesça. Lui lâchant la main, Perrin se dirigea vers leur tente. Grâce à une infusion qu’il devait aux Matriarches, il s’endormirait très vite et entrerait dans le rêve des loups.

Il était plus que temps.


— Comment as-tu pu le laisser partir ? demanda Byar, les phalanges blanches à force de serrer la poignée de son épée.

Leurs capes battant au vent, Bornhald, Galad et lui marchaient au milieu de leur camp.

— J’ai fait ce qui était juste, Fils Byar.

— Le laisser libre n’était pas juste ! Tu ne peux pas croire que…

— Fils Byar, coupa Galad, ton attitude ressemble de plus en plus à de l’insubordination. Sache que ça me trouble – et que ça devrait te troubler aussi.

Byar ferma la bouche et ne la rouvrit pas. Galad nota cependant que garder le silence lui coûtait un gros effort.

Derrière son camarade, Bornhald avançait en silence, l’air plus que perturbé.

— Je pense qu’Aybara tiendra parole, dit Galad. Et si ce n’est pas le cas, je dispose désormais de tous les moyens légaux de le traquer et de lui infliger un juste châtiment. Ce n’est pas idéal, mais il y avait de la sagesse dans ses propos. Moi aussi, je crois que l’Ultime Bataille approche. Dans ce cas, il est effectivement temps de nous unir pour affronter les Ténèbres.

— Seigneur général, dit Byar d’un ton… modéré, sauf ton respect, cet homme est un allié des Ténèbres. Il ne se battra pas à nos côtés, mais contre nous.

— Si tu as raison, nous aurons une occasion d’en découdre avec lui sur le champ de bataille. Ma décision est prise, Fils Byar.

Harnesh rejoignit le trio et salua son chef.

— Fils Harnesh, on lève le camp !

— Seigneur général ? Si tard ?

— Oui. Nous progresserons de nuit pour mettre de la distance entre Aybara et nous, juste au cas où. Laisse des éclaireurs, pour vérifier qu’il ne nous suit pas. Nous partons pour Lugard. Là, nous nous réapprovisionnerons, nous recruterons des hommes, puis nous continuerons vers Andor.

— Oui, seigneur général, fit Harnesh.

Dès qu’il fut parti, Galad se tourna vers Byar. Le Fils le salua, du ressentiment dans ses yeux enfoncés dans leurs orbites, puis il s’éloigna.

Galad s’immobilisa entre deux tentes blanches. Les mains dans le dos, il regarda les messagers transmettre ses ordres dans tout le camp.

— Tu es bien silencieux, Fils Bornhald, dit-il après un moment. Es-tu aussi mécontent de moi que le Fils Byar ?

— Je ne sais pas… J’ai longtemps cru qu’Aybara avait tué mon père. À présent, voyant comment Jaret Byar agit et me souvenant de sa description… Eh bien, il n’y a aucune preuve. J’enrage de l’admettre, Galad, mais c’est la vérité. Cela dit, Aybara a bien tué Lathin et Yamwick. S’il a assassiné des Fils, c’est qu’il est un Suppôt des Ténèbres.

— Moi aussi j’ai tué un Fils… Et on m’a accusé de la même façon.

— C’était différent…

Bornhald semblait troublé par quelque chose… dont il ne tenait pas à parler.

— Sur ce point, tu as raison, admit Galad. Je ne dis pas qu’Aybara doit être absous, mais les événements de cette journée me laissent un drôle de sentiment.

Galad secoua la tête. Trouver des réponses aurait dû être facile. En général, il déterminait aisément la chose juste à faire. Là, même s’il était sûr d’avoir pris la bonne décision vis-à-vis d’Aybara, des inquiétudes le rongeaient insidieusement.

Comme Morgase le disait souvent, vivre n’était pas aussi simple que jouer à pile ou face. L’avers ou le revers… de simples illusions.

Il détestait ce qu’il éprouvait. Radicalement.


Perrin s’emplit les poumons d’air. Dans le rêve des loups, des fleurs s’épanouissaient sous le ciel noir pourtant déchiré d’éclairs argent et or. Les odeurs étaient tellement… incongrues. Une tarte aux cerises en train de cuire… Du crottin de cheval… De l’huile et de la graisse… Du savon… Un feu de bois… Du thym… De l’arrath… De l’herbe à chat… Et une centaine d’autres plantes qu’il ne pouvait pas identifier.

Très peu d’entre elles étaient à leur place dans la prairie où il évoluait. Prudent, il avait pris soin de ne pas apparaître trop près de la version onirique de son camp. Histoire de ne pas tomber sur Tueur, bien entendu.

Les odeurs se révélèrent éphémères. Elles disparaissaient trop vite, comme si elles n’avaient jamais été là.

— Sauteur ! appela Perrin.

Je suis là, Jeune Taureau.

Le loup se matérialisa près de son ami humain.

— Les odeurs sont étranges…

Elles se mélangent… Comme les eaux d’un millier de rivières. Ce n’est pas naturel. Et pas bon non plus. Cet endroit se détériore…

Perrin acquiesça. Se décalant, il se retrouva dans un champ de nigelle des blés, juste à la lisière du dôme. Sauteur apparut sur sa droite, chacune de ses foulées faisant se coucher des tiges.

Énorme et surnaturel, le dôme écrasait le paysage. Alors que le vent malmenait les fleurs et les branches des arbres, des éclairs silencieux déchiraient le ciel.

Il est là, émit Sauteur. Toujours.

Perrin hocha la tête. Tueur venait-il dans le rêve des loups de la même façon que lui ? Y passer du temps le fatiguait-il aussi ? Difficile à dire… À première vue, on eût dit qu’il ne quittait jamais ce monde.

Il protégeait quelque chose. Dans le rêve des loups, il devait exister un moyen de désactiver le dôme.

Jeune Taureau, nous approchons.

Le message était de Danse entre les Chênes. Sa meute arrivait, mais elle n’était plus forte que de trois membres. Étincelles, Sans Frontières et la louve elle-même. Ces loups avaient choisir de venir ici au lieu de suivre ceux qui couraient vers le nord.

Les trois se matérialisèrent à côté de Sauteur. Les regardant, Perrin leur fit part de son inquiétude.

— Ça risque d’être dangereux. Des loups peuvent périr.

La réponse fut sans appel.

Tueur doit mourir pour ce qu’il a fait. Ensemble, nous sommes forts. Jeune Taureau, tu ne peux pas chasser seul une proie si féroce.

Perrin acquiesça tandis que son marteau se matérialisait entre ses mains. Ensemble, ils approchèrent du dôme.

Refusant d’afficher la moindre faiblesse, Perrin le traversa en force. Il était puissant ! Le dôme, lui, ne valait pas mieux que de l’air. Et le monde, avait-il décidé de croire, serait tel qu’il le désirait.

Il vacilla, mais déboula de l’autre côté de l’obstacle. Ici, il faisait un peu plus sombre. L’écorce des arbres semblait plus grise et la camomille puante paraissait d’un vert plus foncé.

Derrière Perrin, Sauteur et la meute venaient eux aussi de traverser.

— On se dirige vers le centre, dit le jeune homme. S’il y a un secret à découvrir, c’est là qu’il sera.

Ils avancèrent lentement entre les broussailles et les bosquets. Perrin imposant sa volonté au décor, les feuilles et les fleurs cessèrent de bruire quand il les foulait. C’était naturel. La façon dont les choses devaient être.

Le centre étant très loin, Perrin commença à progresser par bonds. Sans sauter ni faire de grands pas. Simplement, il cessait d’être à un endroit pour se matérialiser dans un autre. Même si Tueur n’était pas un loup, il avait jugé bon de masquer son odeur.

Ce ne sera pas mon seul avantage, pensa-t-il alors que ses compagnons et lui approchaient du centre du phénomène. Tueur est plus expérimenté que moi. Cela dit, j’ai les loups à mes côtés. Ce lieu, c’est notre rêve. Lui, il reste un envahisseur. Si doué qu’il soit, ce n’est qu’un intrus. Et c’est pour ça que je gagnerai.

Soudain, Perrin sentit quelque chose. Dans l’air, il y avait comme une… bizarrerie, et elle devenait plus forte avec chaque bond.

Avec les loups, il gravit une grande colline puis regarda au coin d’un grand rocher pour découvrir le paysage. Devant le petit groupe, à moins de cinquante pas, un bosquet d’arbres très anciens se dressait. Levant les yeux, Perrin estima que ces végétaux se trouvaient très près du centre du dôme. En se décalant, les cinq compagnons avaient avalé une distance considérable en quelques minutes.

— C’est là, annonça Perrin.

Ensuite, il regarda Sauteur. L’odeur du loup était elle aussi masquée, mais dans son regard, il lut de l’inquiétude. À présent, il connaissait assez ses amis pour interpréter les signes de ce genre. Il y avait aussi une façon de se tenir, les pattes un peu pliées, comme pour bondir…

Alors, quelque chose changea.

Perrin n’entendit ni ne sentit rien. Pourtant, il capta un indice – comme une infime vibration du sol.

— On fonce ! lança-t-il avant de se volatiliser.

Il réapparut dix pas plus loin, juste pour voir une flèche se planter dans la terre à l’endroit où il se tenait. Fendant une grosse pierre, le projectile s’enfonça jusqu’à son empennage noir.

Ramassé sur lui-même, Sauteur tourna la tête pour regarder Perrin.

Ses yeux semblant noirs, son visage plongé dans les ombres, Tueur, un colosse aux muscles saillants, semblait plus impressionnant que jamais. Comme souvent, il souriait. En réalité, il s’agissait d’un rictus. En pantalon de cuir et chemise vert foncé, il avait les avant-bras nus et brandissait son arc de bois noir. À sa taille, Perrin ne vit pas de carquois. Tueur faisait apparaître ses flèches à mesure qu’il en avait besoin.

Perrin soutint son regard et avança comme pour le défier.

Une diversion suffisante pour que les loups attaquent par-derrière.

Tueur cria et se retourna au moment où Sans Frontières le percutait. Perrin se décala, se retrouva près de son adversaire et leva son marteau.

Tueur se dématérialisa, et l’arme frappa le sol. Mais Perrin avait senti où son ennemi était parti.

Ici même ? L’odeur était celle de l’endroit ou Perrin se tenait. Inquiet, il leva les yeux et vit que Tueur lévitait dans les airs, au-dessus de lui. Très calme, il encochait une flèche.

Le vent ! Il est si fort !

Tueur lâcha son projectile mais une soudaine bourrasque le dévia sur le côté. Comme le précédent, il s’enfonça dans le sol, non loin de Perrin.

Sans sourciller, le jeune homme leva les mains et son arc s’y matérialisa à son tour. Déjà armé, avec une flèche encochée.

Quand il tira, Tueur écarquilla les yeux. Puis il disparut de nouveau, et réapparut au niveau du sol, un peu plus loin.

Sauteur lui bondit dessus et le fit basculer par terre. Après un rugissement de rage, Tueur se dématérialisa.

Là ! émit Sauteur en même temps que l’image d’un flanc de colline.

Perrin s’y propulsa en un éclair, marteau en main, et la meute le suivit. Face à cinq adversaires, Tueur se dota d’une épée dans une main et d’un couteau dans l’autre.

Perrin abattit son marteau en rugissant de haine.

Tueur sombra dans le sol, comme s’il était soudain liquide, et esquiva la trajectoire de l’arme. Puis il frappa avec son couteau et transperça la poitrine de Danse entre les Chênes. Alors que du sang jaillissait, il frappa de nouveau et entailla le museau d’Étincelles.

Danse entre les Chênes n’eut même pas le temps de hurler. Alors qu’elle s’écrasait sur le sol, Tueur disparut au moment précis où Perrin abattait de nouveau son marteau.

En couinant comme un louveteau, Étincelles émit une onde de douleur et de panique avant de se volatiliser. Il se remettrait de sa blessure. Danse entre les Chênes, elle, ne verrait plus le soleil se lever.

L’odeur de Tueur étant toujours la même, Perrin se retourna et propulsa son marteau sur l’épée qui tentait de lui transpercer le dos.

De nouveau, Tueur écarquilla les yeux de surprise. Puis son rictus s’accentua et il recula en gardant un œil sur les deux loups survivants. Son avant-bras saignait là où Sauteur l’avait mordu.

— Comment est généré ce dôme, Luc ? demanda Perrin. Montre-moi puis fiche le camp. Je te laisserai filer.

— Une tirade courageuse, louveteau, ricana Tueur. Surtout après m’avoir vu abattre un membre de ta meute.

Sans Frontières rugit de rage et bondit en avant. Perrin attaqua simultanément, mais le sol se mit à trembler sous ses pieds.

Non ! pensa-t-il.

Ses appuis redevinrent stables alors que Sans Frontières s’écrasait par terre.

Tueur se fendit, forçant le jeune homme à lever son arme. Hélas, la lame de son adversaire se transforma en fumée, traversa le marteau et se solidifia ensuite. Avec un cri, Perrin se jeta en arrière, mais l’épée déchira sa chemise et lui laissa une longue estafilade sur le torse. Une explosion de douleur s’ensuivit.

Perrin cria et recula. Tueur voulut pousser son avantage, mais une masse sombre s’abattit sur lui. Sauteur ! Une fois encore, il renversa le colosse, ses crocs s’enfonçant dans sa chair.

Avec un juron, Tueur flanqua un coup de pied à son agresseur, qui vola dans les airs en gémissant et atterrit quelque six pas plus loin. Sur le côté, Sans Frontières avait mis un terme au tremblement de terre, mais il s’était blessé à la patte.

Perrin se libéra violemment de sa douleur. Le contrôle de Tueur sur ce monde se révélait très fort. Quand le jeune homme frappait, son marteau semblait s’enfoncer dans de la mélasse.

Comme à son habitude, Tueur avait souri en exécutant Danse entre les Chênes. À présent, de nouveau debout, il dévalait le versant de la colline, en direction des arbres.

Sa blessure oubliée, Perrin le prit en chasse. Si la plaie n’était pas assez grave pour le handicaper, il imagina cependant un bandage serré pour tenir ensemble les lèvres de l’entaille et enrayer l’hémorragie.

Il entra dans le bosquet juste après Tueur. La frondaison se referma sur lui, et des lianes oscillèrent dans la pénombre. Il ne prit même pas le temps de les écarter. Des lianes normales ne bougeaient pas ainsi. De toute façon, elles ne pouvaient pas le toucher. Dès qu’elles approchaient trop de lui, elles se retiraient puis s’immobilisaient.

Tueur jura de nouveau, puis il fila à toute vitesse, sa silhouette à peine visible tant il allait vite. Perrin le suivit, lui aussi lancé à fond.

La décision de se jeter à quatre pattes, il ne la prit pas consciemment. Pourtant, ce fut fait en un éclair, et il se retrouva en train de pister Tueur comme il avait pisté le cerf blanc.

Son adversaire se montrait rapide, mais après tout, ce n’était qu’un homme. Jeune Taureau, lui, appartenait à ce monde : les arbres, les broussailles, les pierres, les rivières – tout lui était familier. Dans la forêt, il avançait à la vitesse du vent. Non content de suivre Tueur, il gagnait du terrain sur lui.

Pour l’humain, chaque souche couchée en travers de la route était un obstacle. Pour Jeune Taureau, il s’agissait simplement d’un élément du chemin.

Lui, il sautait sur le côté puis se repropulsait en avant en se servant des troncs d’arbre comme de tremplins. Les pierres et les rochers, il les survolait, si rapide qu’il aurait pu distancer le vent lui-même.

Dans l’odeur de Tueur, de la peur apparut pour la première fois. Il se volatilisa, mais Jeune Taureau le suivit, se rematérialisant dans le champ où campait l’armée, à l’ombre de la grande épée de pierre.

Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Tueur jura encore puis se volatilisa.

Jeune Taureau le suivit sans peine.

L’endroit où les Capes Blanches avaient campé…

Le sommet d’un haut plateau…

Une grotte, dans le flanc d’une colline…

L’exact milieu d’un petit lac, dont il survola sans peine les eaux.

À chaque endroit où alla Tueur, il le suivit, se rapprochant de plus en plus. À présent, il n’y avait plus de temps pour les épées, les marteaux ou les arcs. Dans cette poursuite, Jeune Taureau était le chasseur, et Tueur le gibier.

Il…

… Il atterrit au milieu d’un champ, et Tueur n’y était pas. Pourtant, il capta l’odeur de sa destination. Se décalant de nouveau, il se rematérialisa à un autre endroit, mais dans le même champ. Tout autour de lui, des odeurs de lieux différents tourbillonnaient.

Que se passait-il ?

Perrin s’immobilisa, ses pieds bottés creusant une ornière dans le sol. Puis il se retourna, déconcerté. Dans ce champ, Tueur avait dû sauter d’endroit en endroit, histoire de brouiller sa piste. Perrin tenta de sélectionner celle qu’il devrait suivre, mais les odeurs fluctuaient puis s’évanouissaient.

— Que la Lumière le brûle ! grogna-t-il.

Jeune Taureau !

C’était Étincelles. Même blessé, il n’avait pas fui, comme Perrin se l’était imaginé.

Le loup émit l’image d’une baguette d’argent de dix pouces de long qui jaillissait du sol au milieu d’un buisson de camomille puante.

Perrin sourit et se projeta jusque-là. Saignant toujours, le loup blessé était étendu près de l’étrange objet. Un ter’angreal, à l’évidence. Vu de près, il semblait composé d’une infinité de longueurs de fil métallique tressé comme une natte. Mesurant effectivement une dizaine de pouces, il était enfoncé dans la terre.

Perrin l’en retira et contempla la pointe de l’artefact. Le dôme n’ayant pas disparu, il fit tourner le ter’angreal dans sa main, perplexe et déconcerté. Désirant que l’objet adopte une autre forme – celle d’un bâton, par exemple –, il fut surpris quand rien ne se passa. L’artefact semblait repousser son esprit.

Ici, il est dans sa réalité…

Ce message d’Étincelles avait un sens profond. Dans le rêve des loups, cet artefact était beaucoup plus concret que la plupart des choses.

Perrin n’eut pas le temps de s’appesantir sur la question. La priorité, c’était de déplacer le dôme, pour qu’il n’emprisonne plus ses gens. En un éclair, il se propulsa à l’endroit où il était entré dans la structure de verre.

Comme il l’espérait, le centre du dôme se déplaça avec lui. C’était bien par là qu’il était passé, mais la lisière du dôme avait changé de position. En d’autres termes, le centre se déplaçait selon les mouvements du jeune homme. Sur ses nouvelles coordonnées, la structure s’étendait très loin dans les deux directions.

Jeune Taureau, émit Étincelles, je suis libre. La bizarrerie a disparu.

— File ! dit Perrin. Je vais prendre cet objet et m’en débarrasser. Vous trois, courez dans des directions différentes en rugissant. Il faut désorienter Tueur.

Les loups accusèrent réception du message à la fois dit à voix haute et émis. En Perrin, le chasseur fut frustré de ne pas avoir vaincu directement Tueur. Mais il y avait un enjeu bien plus important.

Le jeune homme tenta de se décaler très loin de là où il était, mais ça ne réussit pas. Même quand il tenait le ter’angreal, les règles particulières du dôme s’imposaient encore à lui.

Du coup, il alla le plus loin possible dans le respect de ces limites. Neald ayant parlé d’environ quatre lieues entre le camp et le périmètre de neutralisation, il choisit cette distance, vers le nord, puis recommença plusieurs fois. Le dôme géant le suivit, son centre restant toujours directement au-dessus de sa tête.

Il devrait trouver un endroit sûr où planter le ter’angreal. Quelque part où Tueur ne le trouverait pas.


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