19 Conversation au sujet des dragons

Mat enfila une veste marron sans ornements, sinon des boutons en cuivre. En laine épaisse, le vêtement arborait quelques trous laissés par des flèches qui auraient très bien pu le tuer. Autour d’un de ces orifices, il y avait eu une trace de sang, mais elle s’était estompée au fil des lavages. Une veste de qualité, vraiment. À Deux-Rivières, il aurait dû débourser une petite fortune pour avoir la même.

Le jeune flambeur passa une main sur ses joues puis se regarda dans le miroir de sa nouvelle tente. Au bout du compte, il avait rasé sa maudite barbe. Comment Perrin supportait-il ces démangeaisons ? En guise de peau, il devait avoir du papier de verre. S’il en avait besoin, Mat trouverait une autre façon de se déguiser.

En se rasant, il s’était coupé deux ou trois fois. Mais bon, de là à penser qu’il ne savait plus s’occuper de lui-même ! Quel besoin avait-il d’un serviteur pour faire ce qu’il était capable d’assumer seul ? Après s’être adressé un hochement de tête approbateur, dans le miroir, il ajusta son chapeau et, en passant, récupéra son ashandarei. Sur le fer, les corbeaux semblaient attendre avidement les batailles à venir.

— Eh bien, vous pourrez toujours attendre ! marmonna le jeune flambeur.

La lance sur l’épaule, il saisit ses sacoches de selle et sortit de la tente. À partir de ce soir, il dormirait en ville.

Traversant le camp à grands pas, il salua une patrouille de Bras Rouges. Depuis peu, il avait doublé la garde. À cause du gholam, bien entendu, mais aussi des nombreux camps militaires qui se massaient dans le coin. Pour moitié, il s’agissait de mercenaires. Les autres étaient les soldats de seigneurs mineurs venus présenter leurs respects à la reine. Des types arrivés après la bataille, ce qui les rendait quelque peu suspects.

Sans nul doute, tous assuraient Elayne de leur indéfectible loyauté. Avec leurs hommes, devaient-ils affirmer, ils la soutenaient depuis le premier jour. La bonne blague ! De trois sources incontestables – des poivrots dans des tavernes différentes –, Mat savait qu’Elayne avait recouru massivement à des portails pour recruter ses partisans. Quand on répondait à un message écrit, il était plus facile de feindre un retard involontaire.

— Mat ! Mat !

Mat s’arrêta sur le seuil de sa tente pour attendre qu’Olver l’ait rejoint. Ces derniers temps, le gosse portait un brassard rouge, comme les gars de la Compagnie. Mais il avait gardé sa veste et son pantalon marron. Sous un bras, il serrait son plateau de jeu enroulé – serpents et renards, sa passion – et un sac pendait à son autre épaule.

Setalle n’était pas loin, avec Lussin et Edder, deux gardes chargés de protéger l’ancienne aubergiste et le gamin. Sous peu, ce quatuor partirait pour la ville.

— Mat, fit Olver, le souffle court, tu t’en vas ?

— Je n’ai pas le temps de jouer avec toi, petit, fit le jeune flambeur en laissant glisser sa lance dans le creux de son bras. Je dois aller parler à une reine.

— Je sais, fit Olver. Comme on va tous les deux en ville, on pourrait marcher ensemble et mettre au point un plan. J’ai quelques idées pour battre les serpents et les renards. On va les écraser, Mat. Que la Lumière me brûle, on y arrivera, par les maudites cendres !

— Qui t’a appris un tel langage ?

— Mat, c’est important ! On doit se préparer. Nous n’avons pas parlé de ce qu’on s’apprête à faire.

Intérieurement, Mat se maudit d’avoir évoqué devant Olver l’expédition visant à sauver Moiraine. Quand il serait laissé en arrière, le mioche l’aurait mauvaise.

— Je dois réfléchir à ce que je vais raconter à la reine, dit Mat. Mais tu as raison, se préparer est crucial. Pourquoi n’irais-tu pas parler de tes idées à Noal ?

— C’est déjà fait… Et j’en ai aussi parlé à Thom et à Talmanes.

Talmanes ? Il ne ferait pas partie de l’expédition. Lumière ! À quel point Olver avait-il répandu la nouvelle ?

Mat s’accroupit pour regarder le gamin dans les yeux.

— Olver, tu dois être plus discret. Nous ne voulons pas que trop de gens soient au courant.

— J’ai parlé à des hommes de confiance, Mat. Ne t’inquiète pas. La plupart étaient des Bras Rouges.

Génial, ça !

Que penseraient les hommes d’un chef qui prévoyait d’aller affronter des créatures sorties de récits pour enfant ? Avec un peu de chance, ils croiraient qu’Olver racontait n’importe quoi.

— Sois discret, c’est tout… Demain, je passerai par ton auberge, et on disputera une partie tout en parlant. D’accord ?

Olver acquiesça.

— D’accord ! Mais… Par le sang et les cendres !

Le gamin se détourna et fila.

— Et cesse de jurer ! lui cria Mat.

Accablé, il secoua la tête. Ces fichus Bras Rouges allaient faire d’Olver un vaurien avant qu’il ait fêté ses maudits douze ans.

La lance de nouveau sur l’épaule, Mat reprit son chemin. À la lisière du camp, il retrouva Thom, Talmanes et une cinquantaine de Bras Rouges, tous déjà en selle.

Sur une chemise ornée de dentelle aux poignets et une cravate de soie, le trouvère portait une veste rouge encore plus extravagante qu’à l’accoutumée. Avec des boutons en or, rien que ça ! La tenue entière était neuve, y compris le manteau noir qui remplaçait la cape multicolore. Taillée à la perfection, sa moustache avait été soigneusement peignée.

Mat en resta pétrifié. Comment ce vieux trouvère miteux s’était-il transformé en un parfait courtisan ?

— À ta réaction, dit Thom, je déduis que mes efforts de présentation sont efficaces.

— Par le sang et les cendres ! Que t’est-il arrivé ? Tu as mangé une saucisse avariée au petit déjeuner ?

Thom écarta son manteau pour dévoiler la harpe accrochée à son flanc. Un barde de cour, voilà à quoi il ressemblait !

— Je me suis dit qu’un retour à Caemlyn, après tant d’années, méritait que je mette le paquet !

— Pas étonnant que tu aies chanté pour des pièces chaque soir. Dans ces tavernes, les gens ont beaucoup trop d’argent…

Talmanes arqua un sourcil. L’équivalent d’un sourire, pour ce type. Par moments, il était tellement sinistre que des nuages d’orage auraient pu paraître réjouissants. Lui aussi était sur son trente et un, dans les nuances argent et cobalt.

Mat lorgna ses poignets. Un peu de dentelle n’aurait pas fait de mal. Si Lopin avait encore été là, il aurait choisi la bonne tenue sans même prendre son avis. Un peu de dentelle, c’était excellent, pour un homme. Ça le rendait plus présentable.

— C’est habillé comme ça que tu rends visite à une reine ? demanda Talmanes.

— Bien entendu ! répondit Mat trop vite pour ravaler ses mots. C’est une bonne veste.

Vexé, il alla prendre les rênes de Pépin.

— Bonne pour s’entraîner à l’épée, oui, lâcha Talmanes.

— Mat, renchérit Thom, Elayne est la reine d’Andor, à présent. Et les reines… eh bien, elles sont susceptibles. Il faut leur témoigner du respect.

— Je lui témoigne du fichu respect ! affirma Mat en tendant sa lance à un des soldats, histoire de monter en selle sans se blesser. Pour un paysan, c’est une veste adéquate.

Sa lance récupérée, il fit volter Pépin et regarda le trouvère.

— Tu n’es plus un paysan, Mat, rappela Talmanes.

— Bien sûr que si !

— Mais Musenge t’a appelé…, commença Thom.

— Il se trompait, coupa Mat. Ce n’est pas parce qu’un type épouse une noble qu’il a soudain du sang bleu dans les veines.

Thom et Talmanes échangèrent un regard dubitatif.

— Au contraire, dit le trouvère, c’est exactement comme ça que ça fonctionne. Pour un roturier, c’est un des très rares moyens d’être anobli.

— Chez nous, peut-être. Mais Tuon est seanchanienne. Qui sait comment ça se passe là-bas ? Ces gens sont plus qu’étranges, tout le monde est au courant. Impossible de savoir quoi que ce soit avant d’en avoir parlé avec mon… épouse.

Thom fronça les sourcils.

— D’après certaines choses qu’elle a dites, je suis sûr que…

— On ne peut rien savoir avant de lui avoir parlé, répéta Mat, un ton plus haut. Jusque-là, je suis Mat, point stop. Foin de ce « prince » de je ne sais quoi !

Thom parut troublé. Talmanes, lui, étira très légèrement les lèvres. Que la Lumière le brûle ! Chez ce type, le sérieux était une façade, Mat l’aurait juré. Était-il en train de se fendre la pipe intérieurement ?

— Mat, fit Talmanes, tu as toujours raconté n’importe quoi, alors, pourquoi ça changerait maintenant ? En route, donc, pour une rencontre avec la reine d’Andor. Tu es sûr de ne pas vouloir te vautrer dans la boue avant ?

— Je serai très bien comme ça, répondit Mat.

Pendant qu’un soldat accrochait les sacoches à sa selle, il ajusta de nouveau son galurin.

Puis il talonna Pépin, et la colonne se mit en branle sur le chemin ô combien familier qui menait à Caemlyn.

En chevauchant, Mat passa le plus clair de son temps à peaufiner son projet. Dans un dossier de cuir, il avait emporté les plans d’Aludra et la liste de ses exigences. Tous les fondeurs de Caemlyn réquisitionnés, une montagne de fer et de fonte, et diverses poudres pour des milliers de couronnes… À l’en croire, c’étaient les fournitures minimales dont elle avait besoin.

Au nom de la Lumière, comment Mat allait-il convaincre cette fichue Elayne Trakand de lui donner tout ça ? Au minimum, il allait devoir se fendre d’un tombereau de sourires. Hélas, par le passé, Elayne s’était montrée insensible à son charme. Pour ne rien arranger, les reines n’étaient pas des gens comme les autres. Avec la plupart des femmes, c’était limpide : soit elles entraient dans le jeu, soit elles vous foudroyaient du regard. Ainsi, on savait toujours où on en était. Elayne semblait du genre à sourire en retour, puis à faire jeter l’insolent en prison.

Accablé, Mat se demanda pourquoi il n’était pas en train de savourer une bonne pipe en disputant une partie de dés. Avec une jolie serveuse sur les genoux, de préférence, et aucun souci à part son prochain lancer. Au lieu de ça, il se retrouvait marié à une Seanchanienne du Sang et contraint d’aller implorer de l’aide auprès de la reine d’Andor. Comment s’était-il fourré dans ce pétrin ? Parfois, il lui semblait que le Créateur était du genre Talmanes. L’air sérieux, mais un sacré farceur qui se régalait à rire de Matrim Cauthon.

À travers les plaines qui entouraient Caemlyn, la colonne passa devant une pléthore de camps. Si les mercenaires étaient obligés de s’installer à une lieue au moins de la ville, les forces des seigneurs pouvaient camper plus près. Du coup, Mat était dans une position délicate. Entre les soldats de fortune et les troupes régulières, il y avait toujours des tensions. En réalité, les escarmouches étaient même fréquentes. Et la Compagnie se tenait au beau milieu de tout ça.

Se fondant sur les colonnes de fumée qui montaient des feux de cuisson, le jeune flambeur estima qu’il y avait au minimum dix mille mercenaires dans le coin. Elayne avait-elle conscience du chaudron qui mitonnait sur des flammes ? Un peu plus de chaleur, et tout déborderait !

La colonne de Mat attira l’attention. Elle avançait derrière l’étendard de la Compagnie de la Main Rouge, une force qui bénéficiait d’une solide réputation. Selon les calculs de Mat, c’était d’ailleurs la plus importante – forces des seigneurs et mercenaires réunies – cantonnée à l’extérieur des murs de Caemlyn. Aussi organisés et disciplinés qu’une armée régulière, les Bras Rouges servaient en plus sous le commandement d’un ami intime du Dragon Réincarné. Bien entendu, même si Mat aurait préféré qu’ils se montrent discrets, ses gars ne cessaient pas de s’en vanter.

Au bord de la route, des groupes d’hommes attendaient l’occasion de voir de leurs yeux le « seigneur Mat ».

Le jeune flambeur regarda droit devant lui. Si ces types s’attendaient à découvrir un gandin en riches atours, eh bien, ils seraient déçus. Cela dit, oui, il aurait pu choisir une veste plus appropriée. Celle-là était trop amidonnée et le col le grattait.

Sans doute parce qu’il était très chic, beaucoup de curieux crurent que Talmanes était le « seigneur Mat ». Par le sang et les cendres !

La conversation avec Elayne serait tendue. Mais Mat gardait dans sa manche un atout qui inciterait peut-être la maudite reine à voir au-delà de l’aspect financier du plan d’Aludra. Cela dit, sa plus grande crainte était que la royale donzelle comprenne ce qu’il était en train de faire et prétende y participer. « Participer », pour une femme, ça voulait dire tout régenter…

La « cité extérieure » traversée, la colonne se retrouva devant les portes de la ville. Quand les gardes le saluèrent, Mat répondit en inclinant son chapeau. Toujours cabotin, Thom, plié en deux sur sa selle, gratifia les curieux d’une belle révérence.

Séduite, l’assistance applaudit. Magnifique ! Une fichue bouffonnerie !

Pendant la traversée de la Nouvelle Cité, il ne se passa rien de notable, à part la présence, ici aussi, d’une foule de curieux. À partir d’un portrait, quelqu’un risquait-il d’identifier Mat ? Par souci de discrétion, le jeune flambeur aurait bien évité les grosses artères, mais dans les ruelles sinueuses, il aurait risqué de se perdre. Et de toute façon, cinquante chevaux auraient eu du mal à y tenir.

Les cavaliers arrivèrent enfin en vue des murs blancs de la Cité Intérieure. Dès qu’ils les eurent franchis, les rues s’élargirent considérablement. Ici, les bâtiments construits par les Ogiers étaient moins serrés et la population se raréfiait. Autre fait notable, la colonne croisa plus de groupes d’hommes en armes, y compris des Gardes de la Reine en blanc et rouge. Devant lui, Mat distingua le camp de ces hommes, installé sur les pavés gris de l’esplanade du palais. Voir des tentes et des chevaux ici se révélait… déroutant.

À Caemlyn, le palais était comme une petite cité nichée à l’intérieur d’une cité elle-même entourée par une autre cité. Avec sa muraille basse mais fortifiée, ce bâtiment, malgré les tours et les flèches qui s’en élevaient, ressemblait davantage à une citadelle que, par exemple, le Palais du Soleil. Troublé, Mat se demanda pourquoi il n’avait pas remarqué ce point quand il était plus jeune. Si Caemlyn tombait, le palais tiendrait sans aide extérieure. Cela dit, à l’intérieur des murs, il faudrait construire des casernes. Ce camp improvisé, sur l’esplanade, était ridicule.

En guise de garde rapprochée, Mat sélectionna Talmanes, Thom et dix Bras Rouges.

En plastron poli, trois nœuds d’or sur une épaule de son manteau, un officier attendait devant l’entrée du palais. Un type jeune. Cela dit, à sa posture – détendue mais attentive, une main sur le pommeau de son épée –, c’était un soldat d’expérience. Dommage qu’il ait une tête de chérubin. Mais la vie militaire finirait par arranger ça…

L’homme salua Mat, Thom et Talmanes.

— Seigneur Cauthon ? demanda-t-il au jeune flambeur.

— Mat, simplement…

L’officier arqua un sourcil mais ne fit pas de commentaire.

— Je me nomme Charlz Guybon. Je vais te conduire à Sa Majesté.

Pour escorter son invité, Elayne avait envoyé Guybon, un haut gradé commandant en second de l’armée royale. De quoi être surpris. Elayne se méfiait-elle de Mat, ou entendait-elle lui faire honneur ?

Ou alors, Guybon avait insisté pour rencontrer Mat. C’était plus probable. Après l’avoir fait lambiner si longtemps – une drôle de façon d’accueillir un vieil ami –, Elayne n’avait aucune raison de flatter son ego.

Cette théorie se confirma quand Guybon, au lieu de guider le petit groupe jusqu’au Grand Hall, prit la direction d’un secteur plus calme du palais.

— J’ai beaucoup entendu parler de toi, maître Cauthon.

Guybon était la caricature du militaire droit dans ses bottes. Solide, certes, mais peut-être un peu trop. Comme un arc pas assez souple pour être aisément armé.

— Par qui ? s’enquit Mat. Elayne ?

— Non, via les rumeurs qui courent sur ton compte. Les gens adorent parler de toi.

Sans blague ? Ils n’ont pas mieux à faire ?

— Je n’ai pas accompli la moitié des actes qu’on m’attribue, rectifia Mat. La moitié qui reste, je n’ai pas fait exprès.

Guybon sourit de bon cœur.

— Et cette histoire où tu es resté pendu à un arbre pendant neuf jours ?

— Des fadaises, répondit Mat.

Mais il dut résister à l’envie de tirer sur le foulard qui protégeait sa gorge. Neuf jours ? Qui était allé chercher ça ? Et où ? Il n’avait même pas été pendu pendant neuf fichues minutes. Neuf secondes, c’était déjà trop long.

— On raconte aussi, fit Guybon, que tu es toujours vainqueur aux dés et en amour. Et que ta lance ne rate jamais sa cible.

— Si les deux dernières propositions pouvaient être vraies… Crois-moi, j’aimerais ça !

— Donc, tu gagnes toujours aux dés ?

— Presque, oui, répondit Mat en ajustant son chapeau. Mais ne l’ébruite pas, sinon, plus personne ne voudra jouer avec moi.

— On dit aussi que tu as tué un des Rejetés.

— Balivernes !

Qui avait accouché de cette absurdité ?

— Et le récit de ton duel pour l’honneur contre le roi des Aiels ? Est-ce vraiment grâce à toi que ce peuple est loyal au Dragon Réincarné ?

— Par le sang et les cendres ! J’ai estourbi Couladin, mais ça n’avait rien d’un duel. On s’est croisés sur un champ de bataille, et il fallait que l’un de nous crève. Je n’étais pas d’accord pour que ce soit moi.

— Intéressant, commenta Guybon. Je croyais que cette histoire-là était vraie. Enfin, disons qu’elle paraissait vraisemblable, comparée aux autres. Encore que…

L’officier n’alla pas plus loin.

— Quoi ? demanda Mat.

À une intersection de couloirs, des domestiques regardèrent passer le petit groupe puis se mirent à murmurer entre eux.

Guybon hésita.

— Je suis sûr que tu es au courant…

— Ça m’étonnerait.

Que la Lumière brûle ce lascar ! Que restait-il en réserve, comme ânerie ? Les Bras Rouges répandaient-ils ces bêtises ? C’était peu probable, parce qu’ils ignoraient une bonne partie de ces événements déformés.

— Eh bien, on raconte que tu es allé dans le royaume de la mort pour la défier et exiger des réponses à tes questions.

Là, Guybon semblait franchement dans ses petits souliers.

— La mort t’aurait donné la lance que tu trimballes partout – et annoncé ta propre fin.

Mat en eut les sangs glacés. Cette histoire-là était assez proche de la réalité pour lui ficher les jetons.

— C’est idiot, je sais, fit Guybon.

— Et comment ! Un tissu d’inepties.

Mat essaya de ricaner, mais ça lui valut une quinte de toux. Intrigué, Guybon le regarda.

Par la Lumière ! Il croit que j’essaie d’esquiver la question.

— Tout ça, ce ne sont que des rumeurs, dit très vite Mat.

Trop vite ! Par le sang et les cendres !

Guybon acquiesça, mais il semblait sceptique.

Mat aurait voulu changer de sujet. Hélas, il n’était pas sûr de pouvoir faire confiance à sa fichue grande gueule. Le long des couloirs, de plus en plus de domestiques formaient une haie d’honneur. Curieux comme des pies, oui !

Mat faillit s’en offusquer, mais il remarqua que la plupart des regards se focalisaient sur Thom.

Jadis, le trouvère était un barde de cour à Caemlyn. Il n’en parlait jamais ; pourtant, Mat savait qu’il avait eu des démêlés avec la reine. Depuis, il était en exil, venant à Caemlyn uniquement quand il ne pouvait pas faire autrement.

Morgase était morte, aujourd’hui, et Thom sortait de son bannissement. Voilà pourquoi il était vêtu si… joliment.

Mat baissa les yeux sur sa veste.

J’aurais vraiment dû en choisir une plus belle.

Guybon guida les invités jusqu’à une porte sculptée ornée du lion d’Andor. Il frappa doucement, reçut la permission d’entrer et fit signe à Mat d’avancer.

— Thom, tu viens avec moi, dit le jeune flambeur. Talmanes, tu restes avec nos gars.

Le noble parut dépité. Mais Elayne allait sans nul doute ridiculiser Mat, et il ne voulait pas que son subordonné voie ça.

— Je te présenterai plus tard…

Ces nobles de malheur ! Toutes les dix secondes, ils se sentaient atteints dans leur honneur. Attendre dehors, Mat en aurait rêvé.

Le souffle court, il avança. Lors des innombrables escarmouches ou batailles qu’il avait vécues, il ne s’était jamais senti nerveux. Là, ses mains tremblaient. Pourquoi avait-il le sentiment de foncer vers une embuscade sans une pièce d’armure sur le dos ?

Elayne… Devenue reine… Oui, ça risquait de chauffer.

Mat poussa la porte et entra. Aussitôt, il repéra Elayne, assise devant une cheminée, un gobelet de lait à la main. Dans une robe rouge vif et or, elle resplendissait. Avec toujours ces merveilleuses lèvres que le jeune flambeur aurait volontiers embrassées, s’il n’avait pas été un homme marié. À la lueur des flammes, les cheveux d’or aux reflets roux de la souveraine semblaient étinceler, et ses joues étaient d’un rose réjouissant. N’avait-elle pas pris un peu de poids ? Hum, ça, il valait mieux ne pas le mentionner. Vraiment ? Parfois, les femmes s’énervaient qu’on remarque un changement chez elles. En d’autres occasions, elles fulminaient parce qu’on ne le remarquait pas.

Une jolie fille, vraiment. Pas autant que Tuon, bien entendu. Pour ça, elle était bien trop pâle de teint, trop grande et dotée de beaucoup trop de cheveux.

Cela dit, elle était jolie, et ça avait quelque chose de… dérangeant. Chez une reine, la beauté, quel gaspillage ! Surtout quand la dame aurait fait une excellente serveuse de taverne. Mais bon, il fallait que quelqu’un porte la couronne.

Mat étudia Birgitte, la seule autre personne présente. Chez elle, aucun changement ! Toujours sa natte blonde et ses bottes montantes – comme l’héroïne des fichues légendes. Puisque c’était elle, en chair et en os, ça n’avait rien d’étonnant. La revoir fit chaud au cœur à Mat. Cette femme-là, une perle rare, ne criait pas après un type quand il disait la vérité.

Thom vint se camper à côté de Mat, qui se racla la gorge. Elayne s’attendait sûrement à un tombereau de niaiseries protocolaires, mais il n’était pas du genre à s’incliner ni à ramper.

Elayne bondit de son fauteuil et traversa la pièce pendant que Birgitte refermait la porte.

— Thom, je suis si contente que tu ailles bien !

Sur ces mots, la reine d’Andor enlaça le trouvère.

— Bonjour, petite, souffla tendrement ce dernier. J’ai entendu dire que tu t’en es bien sortie, pour le plus grand bénéfice d’Andor.

Elayne éclata en sanglots. Troublé, Mat retira son chapeau. D’accord, ces deux-là avaient été proches, mais Elayne était reine, à présent.

Un peu remise, elle se tourna vers Mat :

— Je suis ravie de te revoir. N’imagine pas que la couronne a oublié ce que je te dois. Ramener Thom en Andor, voilà encore un grand bienfait dont nous te sommes reconnaissants !

— Eh bien, hum… C’était la moindre des choses, tu sais ? Que la Lumière me brûle, te voilà reine ! Qu’est-ce que ça fait ?

Elayne éclata de rire, puis elle s’écarta de Thom.

— Tu es vraiment un orateur hors pair, Mat ! railla-t-elle.

— N’escompte pas que je me prosterne devant toi, surtout. Ni que je te donne du « Majesté » à tout bout de champ.

— Je ne te demanderai jamais ça – sauf en public, bien entendu. Devant mes sujets, je dois préserver les apparences.

— Je suppose qu’il le faut, oui, convint Mat.

De fait, ça tenait la route… Le jeune flambeur tendit la main à Birgitte, mais elle gloussa, lui donna l’accolade et lui flanqua une claque entre les omoplates comme s’ils étaient de vieux compagnons de beuverie.

De vieux compagnons… Oui, pourquoi pas ? Sans les beuveries, toutefois.

Dommage, Mat n’aurait pas craché sur une bière.

— Venez donc vous asseoir, dit Elayne en désignant les fauteuils, près du feu. Mat, navrée de t’avoir fait attendre si longtemps.

— Aucun problème. Tu es très occupée.

— C’est embarrassant… Un de mes assistants t’a pris pour un chef de mercenaires. Il y en a tellement, ces derniers temps. Si tu veux, je te donnerai une autorisation de camper plus près de la ville. À l’intérieur, je crains qu’il n’y ait pas de place pour la Compagnie.

— Ça ira comme ça, dit Mat en s’asseyant. Nous laisser approcher est déjà très gentil. Merci.

Thom s’assit et Birgitte préféra rester debout. Elle se plaça quand même près de la cheminée, dos appuyé au mur.

— Tu as l’air en forme, dit Thom. Comment ça se passe avec le futur bébé ?

— Les bébés, corrigea Elayne. Je vais avoir des jumeaux. Sinon, tout va bien. À part qu’on m’ausculte à longueur de journée…

— Minute ! intervint Mat. Qu’ai-je entendu ?

Il étudia le ventre d’Elayne.

— Quand tu viens jouer aux dés, le soir, fit Thom, tu n’écoutes jamais ce que disent les gens ?

— Si, mais pas toujours… Elayne, Rand est au courant ?

— J’espère qu’il n’a pas été trop surpris…

— Que la Lumière me brûle ! C’est lui, le père ?

— Ce sujet est la cause de bien des spéculations. Pour l’instant, la couronne trouve ça très bien. Mais assez parlé de moi. Thom, tu dois tout me raconter. Comment t’es-tu enfui d’Ebou Dar.

— Oublions Ebou Dar, intervint Birgitte. Comment va Olver ? Vous l’avez retrouvé ?

— Oui, répondit le trouvère. Il est en pleine forme, mais je crains qu’il soit destiné à une carrière militaire.

— Il y a pire, pas vrai, Mat ?

— C’est bien vrai, ça…

Devenue reine, Elayne semblait beaucoup moins hautaine et collet monté qu’avant. Mat avait-il raté quelque chose ? Aujourd’hui, elle avait des côtés plaisants.

Non, c’était injuste. Elle avait toujours eu des côtés plaisants – quand elle n’était pas en train de tarabuster Matrim Cauthon.

Pendant que Thom racontait leur évasion puis la capture de Tuon et enfin le voyage avec la ménagerie de Luca, Mat ferma les yeux pour savourer. Embellie par un conteur-né, l’histoire semblait plus excitante que la réalité. À écouter Thom, Mat se serait presque pris pour un héros.

Juste avant l’anecdote des mots de mariage de Tuon – à répéter trois fois –, Mat toussota et relaya son vieil ami.

— Les Seanchaniens battus, on a filé au Murandy, où on a trouvé une Aes Sedai disposée à nous transférer ici. Au fait, tu as vu Verin, ces derniers temps ?

— Non, répondit Elayne.

Thom regarda Mat avec un sourire amusé.

— Mince ! s’écria le jeune flambeur.

Gagner la tour de Ghenjei via un portail n’était plus une option, désormais. Mais il s’inquiéterait de ça plus tard. Sortant le dossier de cuir de sous sa veste, Mat l’ouvrit et en sortit les plans d’Aludra.

— Elayne, il faut que je te parle…

— Oui, ce serait judicieux… Dans ta lettre, tu mentionnes des fondeurs de cloches. Dans quel pétrin t’es-tu encore fourré, Matrim Cauthon ?

— Ça, c’est un coup bas, s’indigna Mat. Ce n’est pas moi qui ai sans cesse des problèmes. Si je…

— Tu ne vas pas reparler du jour où on m’a capturée dans la Pierre de Tear ? demanda Elayne.

— Bien entendu que non ! mentit Mat. Ça remonte à une éternité. Je m’en souviens à peine.

Le rire mélodieux d’Elayne se répercuta dans toute la pièce. Mat sentit qu’il s’empourprait.

— Avant tout, dit-il, sache que je ne suis pas en cavale. J’ai simplement besoin de… ressources.

— Quel genre de ressources ? demanda Elayne, de plus en plus curieuse alors que Mat étalait ses feuilles sur un guéridon.

— Eh bien… En ville, il y a trois fondeurs de cloches. Il me les faut tous. Plus une grande variété de poudres. Tiens, la liste est sur cette page. Et il nous faudra aussi un peu de métal.

Avec une grimace, Mat tendit une autre liste à Elayne.

— Tu es tombé sur la tête ? demanda la reine quand elle eut consulté le document.

— Parfois, je me le demande… Mais là, je crois que le bénéfice justifie l’investissement.

— Quel bénéfice au juste ? demanda Elayne pendant que Birgitte étudiait un document avant de le lui passer.

— Aludra les appelle des dragons, dit Mat. Selon Thom, tu la connais.

— C’est exact.

— Ce sont des cylindres de lancement, comme pour ses feux d’artifice. Sauf qu’ils sont en métal, et très gros. Au lieu de lancer des fleurs nocturnes, ils propulsent des morceaux de fer ronds.

— Pourquoi lancer des morceaux de fer dans les airs ? s’enquit Elayne, dubitative.

— Pour qu’ils retombent sur des soldats ennemis, dit Birgitte, les yeux soudain écarquillés.

Mat acquiesça.

— Selon Aludra, un dragon peut lancer une boule de fer à près d’une demi-lieue.

— Par le lait d’une mère dans une tasse ! s’écria Birgitte. Tu ne peux pas parler sérieusement !

— Aludra n’est pas du genre à plaisanter, et je la crois. Vous devriez voir tout ce qu’elle a déjà inventé. Et ces dragons, à l’en croire, seront l’œuvre de sa vie. Sur ce croquis, elle montre des dragons qui bombardent une cité, à une demi-lieue de distance. Avec cinquante cylindres et deux cent cinquante hommes, elle peut démolir l’équivalent du mur extérieur de Caemlyn en moins d’une heure.

Elayne pâlit. Croyait-elle Mat ou allait-elle l’accuser de lui faire perdre son temps ?

— Je sais que ce ne sera pas très utile pendant l’Ultime Bataille, parce que les Trollocs n’ont pas de murs. Mais regardez cet autre croquis. Il simule un tir d’éclats de ferraille. Contre une rangée de monstres, en tirant à quatre cents pas de distance, un dragon fait le travail de cinquante archers. Elayne, pendant Tarmon Gai’don nous risquons d’être submergés par le nombre. Les Ténèbres ont des réserves illimitées de Trollocs, et ces monstres sont deux fois plus difficiles à tuer qu’un homme. Il nous faut un avantage. Je me souviens…

Mat s’interrompit juste à temps. Avant de dire qu’il se souvenait de la guerre des Trollocs, ce qui n’aurait pas été une bonne idée. Avec des propos pareils, on risquait de lancer quelques rumeurs… embarrassantes.

— Je sais que ça semble fou, mais tu dois tenter le coup.

Elayne regarda le jeune flambeur et… Et quoi ? Pleurait-elle de nouveau ? Que lui avait-il fait ?

— Mat, je pourrais t’embrasser ! C’est exactement ce qu’il me faut.

Que se passait-il donc ?

— D’abord Norry, railla Birgitte, puis Mat. Tu devrais te retenir, Elayne. Sinon, Rand sera jaloux.

Elayne baissa les yeux sur les plans.

— Les fondeurs de cloches n’aimeront pas ça. Après le siège, ils espéraient revenir à une activité normale.

— Je n’en suis pas si sûre, intervint Birgitte. Par le passé, j’ai connu quelques artisans. En public, ils tempêtent contre les privilèges de la couronne en temps de guerre. Mais tant que les compensations sont bonnes, ils se réjouissent secrètement. Les commandes régulières sont toujours un bienfait. De plus, un défi pareil risque de les exciter.

— Il faudra garder le secret, rappela Elayne.

— Donc, on fonce ? s’étonna Mat.

Et il n’avait même pas eu besoin de son pot-de-vin secret…

— D’abord, nous devrons voir un prototype qui fonctionne, dit Elayne. Mais si ces dragons sont aussi efficaces que le prétend Aludra… Voire à moitié… Eh bien, je serais idiote de ne pas leur consacrer toutes mes ressources.

— C’est très généreux à toi, dit Mat en se grattant la tête.

— Généreux ? répéta Elayne.

— Oui… Fabriquer ces armes pour la Compagnie…

— La Compagnie ? Mat, ces dragons seront pour Andor.

— Minute… Ce sont mes plans.

— Ce sera mon argent !

Elayne se redressa, soudain beaucoup moins détendue.

— Ne vois-tu pas que la couronne saura mieux déployer et contrôler ces armes redoutables ?

Dans son fauteuil, Thom sourit.

— Qu’est-ce qui te rend si heureux ? lui demanda Mat.

— Rien… Ta mère serait fière de toi, Elayne.

— Merci, Thom, fit Elayne avec un sourire.

— Dans quel camp es-tu, trouvère ? grogna Mat.

— Tous et aucun.

— Ce n’est pas une réponse ! Elayne, j’ai investi beaucoup de temps et d’énergie pour convaincre Aludra de me confier ces plans. Je n’ai rien contre Andor, mais concernant ces armes, ma confiance va à une seule personne : Matrim Cauthon.

— Et si la Compagnie faisait partie d’Andor ? proposa Elayne.

À présent, elle se comportait vraiment comme une reine.

— La Compagnie n’appartient à personne.

— C’est admirable, Mat, mais dans ce cas, vous êtes des mercenaires. Selon moi, la Compagnie mérite mieux que ça. Avec un soutien officiel, vous bénéficieriez de ressources importantes et d’une autorité supérieure. Nous pouvons te donner une sorte d’accréditation qui te liera à Andor sans toucher à ta chaîne de commandement.

C’était tentant. Enfin, un peu… Mais ça n’aboutirait pas. Selon toute probabilité, Elayne n’aurait plus aucune envie d’avoir Mat dans son royaume quand elle connaîtrait ses liens avec le Seanchan. À long terme, il prévoyait de retourner auprès de Tuon. Ne serait-ce que pour découvrir ce qu’elle éprouvait vraiment pour lui.

Quoi qu’il arrive, il ne comptait pas fournir des dragons aux Seanchaniens. Mais il n’était pas chaud non plus pour les livrer aux Andoriens. Hélas, s’il voulait qu’Elayne les fasse fabriquer, il devrait en passer par là.

— Je ne veux pas d’accréditation pour la Compagnie. Nous sommes des hommes libres, et nous entendons le rester.

Elayne fit la moue.

— Mais je veux bien partager les dragons avec toi, Elayne. Une partie pour chacun.

— Et si je faisais fabriquer ces armes, qui m’appartiendront toutes, mais en m’engageant à ce que seule la Compagnie puisse les utiliser ? Aucune autre force n’y aura accès.

— Ce serait très gentil à toi. Mais peu crédible, sans vouloir t’offenser.

— J’aimerais autant que les maisons nobles ne disposent pas de ces dragons – pas au début, en tout cas. Ensuite, ils se répandront partout, c’est toujours comme ça avec les engins de mort. Donc, je les ferai fabriquer en promettant de les remettre à la Compagnie. Pas d’accréditation, mais juste un contrat qui vous liera à Andor. Résiliable à n’importe quel moment. Sauf que, dans ce cas, vous devrez nous laisser les armes.

Mat se rembrunit.

— J’ai l’impression que tu me passes un collier autour du cou, Elayne.

— Non, je propose des solutions raisonnables.

— Si tu deviens raisonnable un jour, je veux bien manger mon chapeau. Sans vouloir te vexer.

Elayne arqua un sourcil. Oui, en un clin d’œil, elle était devenue une véritable reine.

— Si nous partons, je veux pouvoir emporter une partie des dragons. Un quart pour nous, le reste pour vous. Mais nous signerons le contrat, et tant que nous serons à ton service, personne d’autre n’aura accès à ces armes. Comme tu l’as dit.

Elayne se fit plus pensive. Bon sang, elle avait saisi le potentiel des dragons à la vitesse de l’éclair. Pas question de la laisser tergiverser. Les armes devaient entrer en production le plus vite possible. Et il ne fallait pas, en revanche, qu’elles passent sous le nez de la Compagnie.

En soupirant, Mat défit la lanière, sur sa nuque, puis sortit de sous sa chemise son précieux médaillon. Dès qu’il l’eut retiré, il se sentit nu comme un ver. Pourtant, il le posa sur le guéridon.

Elayne observa le bijou, les yeux brillant d’avidité.

— Que fais-tu là ?

— C’est un pot-de-vin… Tu l’auras pendant un jour si tu acceptes dès aujourd’hui de mettre en production un prototype de dragon. Je me fiche de ce que tu feras du médaillon. Étudie-le, écris un traité dessus ou porte-le. Mais tu dois jurer de me le rendre demain.

Birgitte émit un long sifflement. Elayne rêvait de mettre la main sur le médaillon depuis qu’elle savait que Mat le portait. Comme toutes les fichues Aes Sedai qu’il avait croisées, il fallait bien le dire.

— J’engagerai la Compagnie pour un minimum d’une année, dit Elayne. Renouvelable par tacite reconduction. Et nous te paierons ce que tu touchais au Murandy.

Comment était-elle au courant de ça ?

— Tu pourras résilier en respectant un mois de préavis. Mais je garderai quatre dragons sur cinq. Et tous les hommes qui souhaiteront intégrer l’armée andorienne devront en avoir la possibilité.

— Je veux un dragon sur quatre, dit Mat. Et un nouveau valet d’intendance.

— Un quoi ?

— Un valet d’intendance. Tu sais, pour s’occuper de mes vêtements et de tout le reste. Tu le choisiras bien mieux que moi.

Elayne étudia la veste de Mat et ses cheveux.

— Tu en auras un, quelle que soit l’issue de nos négociations.

— Un dragon sur quatre ?

— Si je garde le médaillon trois jours.

Mat frissonna. Trois jours, avec le gholam en ville ? Elle voulait sa peau, ou quoi ? Un jour, c’était déjà un pari très risqué. Mais que pouvait-il proposer d’autre ?

— Qu’espères-tu faire avec ce truc ?

— Le copier, Mat. Si j’ai de la chance…

— Sans blague ?

— Je ne le saurai pas avant de l’avoir étudié.

Une image terrifiante passa dans l’esprit de Mat. Toutes les Aes Sedai du monde arborant une copie de son médaillon. Du regard, il consulta Thom, qui semblait aussi surpris que lui par le tour que prenaient les choses.

Mais quelle importance, au fond ? Mat était incapable de canaliser le Pouvoir. Avant ce jour, il avait craint qu’Elayne, si elle étudiait le médaillon, découvre un moyen de l’atteindre avec le saidar lorsqu’il le portait. Mais si elle voulait seulement le copier. Eh bien, il en était soulagé… et intrigué.

— Je dois quand même mentionner quelque chose, dit-il. Le gholam est en ville, et il tue des gens.

Elayne ne broncha pas, mais à sa façon de parler, de plus en plus régalienne, on voyait bien que cette nouvelle la perturbait.

— Dans ce cas, je m’assurerai de te restituer le médaillon en temps et en heure.

— Marché conclu, fit Mat à contrecœur. Trois jours.

— Très bien. Le contrat avec la Compagnie commence à la minute même où nous parlons. Bientôt, j’irai à Cairhien via un portail. En matière de soutien, je suppute que la Compagnie sera supérieure aux Gardes de la Reine.

Donc, c’était ça, le vrai sujet ! Elayne partait à la conquête du Trône du Soleil. Eh bien, pour les Bras Rouges, ce serait une belle mission, du moins jusqu’à ce que Mat ait besoin d’eux. Ça valait mieux que les laisser s’engraisser à ne rien faire ou se bagarrer avec des mercenaires.

— Je suis d’accord avec tout ça, annonça Mat. Mais il y a deux conditions, Elayne. La Compagnie devra être libre de participer à l’Ultime Bataille selon les desiderata de Rand. Et Aludra supervisera les dragons. Si la Compagnie finit par quitter Andor, j’ai l’intuition que notre Illuminatrice voudra rester avec toi.

— Je n’ai aucune objection sur ces deux points.

— C’est ce que je me disais… Mais soyons clairs : jusqu’à son départ, la Compagnie contrôlera les dragons. Et tu ne pourras pas vendre la technologie à des tiers.

— Quelqu’un les copiera tôt ou tard, Mat.

— Des copies ne seront pas aussi performantes que les armes d’Aludra. Je te le garantis !

Elayne dévisagea le jeune flambeur, ses yeux bleus l’évaluant et le jugeant.

— Je préférerais quand même que la Compagnie soit accréditée comme une force officielle du royaume d’Andor.

— Moi, je préférerais avoir un chapeau en or, une tente volante et un cheval qui lâche des bouses en diamant. Mais nous devons tous les deux faire avec ce qui est raisonnable, pas vrai ?

— Il ne serait pas déraisonnable que…

— Nous serions obligés de t’obéir, Elayne, et je refuse. Certaines batailles ne méritent pas qu’on y participe. J’entends décider quand mes hommes doivent ou non risquer leur vie. Point final.

— Je n’aime pas avoir des combattants qui peuvent me quitter n’importe quand.

— Tu sais que je ne les influencerai pas pour le simple plaisir de t’embêter. Je ferai ce qui sera juste quand la question se posera.

— Ce que tu estimeras juste, corrigea Elayne.

— Tout homme devrait avoir la possibilité de se retirer.

— Et bien peu s’en servent à bon escient.

— Quoi qu’il en soit, nous exigeons de l’avoir !

Elayne jeta un coup d’œil discret aux plans et au médaillon posés sur le guéridon.

— Accordé, dit-elle enfin.

— Marché conclu, fit Mat.

Il se leva, cracha dans sa paume et la tendit à Elayne. Un peu hésitante, elle finit par l’imiter, et ils échangèrent une poignée de main.

— Sais-tu que je pourrais te demander de prendre les armes contre Deux-Rivières ? Est-ce pour ça que tu exiges ce droit de retrait ?

Contre Deux-Rivières ? Au nom de la Lumière, pourquoi Elayne voudrait-elle faire ça ?

— Tu n’as pas besoin de combattre mes amis…

— Nous verrons ce que Perrin m’obligera à faire. Mais nous en parlerons plus tard.

Elayne regarda Thom, puis elle glissa une main sous le guéridon et en tira une feuille entourée d’un ruban.

— J’adorerais en savoir plus sur votre voyage, après votre fuite d’Ebou Dar. Voulez-vous dîner avec moi ce soir ?

— Nous en serions ravis, fit le trouvère en se levant. Pas, vrai Mat ?

— J’imagine, oui, à condition que Talmanes vienne aussi. Si je ne te le présente pas, Elayne, il m’arrachera les yeux. Invité à dîner, il dansera de joie jusqu’à l’heure du repas.

Elayne eut un rire cristallin.

— Si ça peut te faire plaisir… Des servantes vous montreront des chambres où vous reposer jusqu’à notre rendez-vous. (Elle tendit la feuille enroulée à Thom.) Si tu es d’accord, ce décret sera proclamé demain.

— De quoi s’agit-il ? demanda le trouvère, méfiant.

— La cour d’Andor a terriblement besoin d’un barde. J’ai pensé que ça t’intéresserait.

Thom hésita un peu.

— C’est un honneur, mais je ne peux pas accepter. Dans les temps à venir, j’ai… eh bien, une mission à accomplir, et je ne peux pas être coincé à la cour.

— Pourquoi, coincé ? Tu seras libre d’aller et venir à ta guise. Mais quand tu séjournes à Caemlyn, je veux qu’on sache qui est Thom Merrilin.

— Je… (Le trouvère prit le document.) Elayne, je vais y réfléchir.

— Très bien… Pour l’heure, j’ai un rendez-vous avec ma sage-femme, mais je vous verrai au dîner. Et j’aurai une question à poser. Dans sa lettre, Mat se présente comme « un homme marié ». Je veux tout savoir à ce sujet. Sans rien édulcorer. (Elle regarda Mat et sourit.) Édulcorer, ça veut dire « cacher des choses ». Au cas où tu ne le saurais pas.

Le jeune flambeur remit son chapeau.

— Tu parles que je le sais…

Et cet autre mot, que voulait-il dire ? « Saligoter » ? Lumière, pourquoi avait-il mentionné son mariage dans cette fichue lettre ? Pour éveiller la curiosité d’Elayne, histoire qu’elle accepte de le voir. Eh bien, c’était réussi.

Avec un sourire, Elayne désigna la porte aux deux hommes. Avant de sortir, Thom lui posa un baiser paternel sur la joue. Encore heureux qu’il fût paternel ! Sur ces deux-là, Mat avait entendu des choses qu’il refusait de croire. Enfin, le trouvère avait l’âge d’être le grand-père d’Elayne. Au minimum…

Mat ouvrit la porte, prêt à filer.

— Mat, le rappela Elayne, si tu as besoin d’argent pour t’acheter une veste, la couronne te consentira un prêt. Un homme dans ta position devrait s’habiller beaucoup mieux…

— Je ne suis pas un fichu noble, grogna le jeune flambeur en se retournant.

— Pas encore… Contrairement à Perrin, tu n’as pas eu l’audace de te décerner un titre. Mais je ferai en sorte que tu en aies un.

— Essaie un peu, pour voir !

— Mais…

Le jeune flambeur continua d’avancer.

— Tu vois, dit-il alors que Thom le rejoignait, je suis fier de ce que je suis. Et j’aime cette veste.

Il serra les poings pour résister à la tentation de se gratter autour du cou.

— Si tu le dis, soupira Elayne. Bon, à ce soir. Dyelin sera avec nous. Elle est très curieuse de te connaître.

Sur ces mots, les deux hommes étant passés dans le couloir, Elayne fit signe à Birgitte de fermer la porte.

Un moment, Mat foudroya l’infortuné battant du regard. Puis il se tourna vers Thom. Un peu plus loin, hors de portée d’oreille, Talmanes attendait avec les Bras Rouges. Prévenants, des domestiques leur servaient une boisson chaude.

— Ça s’est bien passé, fit Mat, les mains sur les hanches. J’avais peur qu’elle ne morde pas à l’hameçon, mais je l’ai ramenée comme un chef.

Hilare, Thom tapa sur l’épaule de son jeune ami.

— Quoi ? grogna Mat.

Le trouvère ricana puis baissa les yeux sur le document enrubanné.

— Et ça, c’était tout aussi inattendu.

— Eh bien, Andor n’a pas de barde de cour, donc…

— D’accord, mais sur cette feuille, il y a le pardon de tous les crimes – connus ou non – que j’ai pu commettre en Andor ou au Cairhien. Je me demande qui lui a dit…

— Qui lui a dit quoi ?

— Rien, Mat… Rien du tout. Avant le dîner, il reste quelques heures. Si nous allions t’acheter une veste ?

— D’accord, capitula Mat. Tu crois que je pourrais obtenir un pardon, comme toi ?

— Tu penses en avoir besoin ?

Mat haussa les épaules et se mit en chemin.

— On n’est jamais trop couvert… Quel genre de veste vas-tu m’offrir ?

— Quand ai-je dit que je paierais ?

— Ne sois pas si radin. C’est moi qui réglerai le dîner.

Par le sang et les cendres, d’une certaine façon, c’était la stricte vérité.


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