45 Une réunion

Elayne se réveilla dans son lit, l’esprit embrumé.

— Egwene ? dit-elle. Que s’est-il passé ?

Les ultimes lambeaux du rêve fondaient comme du miel dans une infusion bien chaude. Mais le message envoyé par Egwene restait très net dans son esprit.

« Le serpent est tombé. Ton frère est revenu au moment précis où il le fallait. »

Elayne s’assit dans son lit et soupira de soulagement. Toute la nuit, elle s’était acharnée à canaliser assez pour que son ter’angreal onirique fonctionne. Sans aucun résultat. Apprenant que Birgitte avait barré le chemin à Gawyn alors qu’elle bouillait de rage de ne pas pouvoir honorer son rendez-vous avec Egwene, la jeune reine avait pâli.

Cela dit, Mesaana était vaincue – une excellente chose. Et Gawyn, qu’était-il devenu ? Avec un peu de chance, Egwene et lui auraient résolu leurs problèmes.

La lumière du jour filtrait des tentures. Elayne s’adossa au mur et savoura la douce chaleur qui se déversait via son lien avec Rand. Quelle délicieuse sensation ! À l’instant où elle l’avait éprouvée, la couverture nuageuse, au-dessus du royaume, s’était volatilisée.

Une semaine s’était écoulée depuis la démonstration d’Aludra avec ses dragons. Convaincue, Elayne avait mobilisé tous les fondeurs de cloches du pays pour qu’ils se lancent à fond dans la fabrication des armes.

Ces derniers jours, on entendait des sons étranges monter autour de Caemlyn, sans doute parce que des Bras Rouges s’entraînaient avec les dragons dans les collines environnantes. Jusque-là, Elayne disposait de très peu d’armes pour les exercices. Afin de s’entraîner, les différentes équipes devaient s’organiser par rotations. Prudente, Elayne avait fait entreposer les autres dragons dans un bâtiment très sûr, au cœur de Caemlyn.

Elayne repensa soudain à son rendez-vous raté avec Egwene et au message assez énigmatique. Il fallait qu’elle en sache plus long ! Mais si tout se passait bien, Egwene lui enverrait un messager via un portail.

La porte s’entrebâilla et Melfane passa la tête dans la pièce.

— Majesté, tout va bien ? demanda la petite femme au visage rond. J’ai cru entendre un cri de douleur.

Même après qu’elle eut levé la sentence d’Elayne, condamnée à garder le lit jusqu’à ce que dépression s’ensuive, la redoutable sage-femme avait décidé de dormir dans l’antichambre histoire d’avoir toujours un œil sur sa protégée.

— C’était un cri de joie, Melfane, rectifia Elayne. Des remerciements pour la merveilleuse matinée qui nous est offerte.

Melfane fronça les sourcils. En sa présence, Elayne s’efforçait à paraître enthousiaste, pour éloigner d’elle le spectre du repos au lit. Mais là, elle avait peut-être poussé le bouchon un peu loin. Même si elle se forçait à paraître heureuse, elle ne devait surtout pas le laisser voir.

Melfane, tu es un insupportable garde-chiourme !

La sage-femme alla ouvrir les rideaux. Le soleil, avait-elle expliqué, était très sain pour les femmes enceintes. Une bonne partie du « traitement » de la jeune reine, ces derniers temps, avait consisté à rester dans son lit, les couvertures tirées, laissant le soleil du printemps réchauffer sa peau.

Alors que Melfane s’affairait, Elayne sentit une vibration infime, au plus profond de son corps.

— Oh ! Encore un ? Ils donnent des coups de pied, Melfane ! Viens sentir ça.

— J’en serais bien incapable, Majesté. C’est encore trop tôt.

La sage-femme passa à l’examen quotidien. D’abord les battements du cœur de sa patiente, puis ceux de ses bébés. Jusque-là, elle refusait de croire à la présence de jumeaux.

Ce rituel accompli, elle procéda à toutes les sortes d’examens possibles et imaginables. Une longue série de bizarreries le plus souvent embêtantes, voire embarrassantes.

Enfin, les poings sur les hanches, elle regarda Elayne, qui remontait sa chemise de nuit.

— Vous vous êtes encore surmenée, ces derniers jours. J’insiste sur la nécessité de vous reposer correctement. Il y a presque deux ans, ma cousine Tess a eu un bébé qui ne respirait presque pas à la naissance. Il a survécu, la Lumière en soit louée, mais cette inconsciente avait travaillé au champ la veille et omis de se nourrir convenablement. Prenez soin de vous, Majesté. Vos bébés vous en remercieront.

Elayne acquiesça, un peu plus détendue.

— Un instant ! s’écria-t-elle soudain. Tu as dit « vos bébés » ?

— Oui, fit Melfane en se dirigeant vers la porte. Aussi sûr que j’ai deux bras, il y a deux cœurs dans votre ventre. Je ne comprends pas comment vous le saviez.

— Tu as entendu leurs cœurs !

— Oui, ils sont là, aussi sûrement que le soleil est dans le ciel.

Melfane sortit, laissant Naris et Sephanie habiller la reine et brosser ses cheveux.

Elayne subit cette épreuve dans un état second. Melfane était enfin convaincue ! De quoi sourire toute la journée.

Une heure plus tard, la jeune reine s’installa dans son petit salon, toutes les fenêtres ouvertes pour laisser entrer le soleil. Alors qu’elle « sirotait » du lait de chèvre, maître Norry entra, son célèbre dossier de cuir sous un bras. Dyelin l’accompagnait. Étrange, parce qu’elle n’assistait en principe pas à la réunion matinale. Elayne l’interrogea du regard.

— J’ai l’information que tu voulais, dit-elle en se servant une tasse d’infusion spéciale matin. (À la mûre, aujourd’hui.) J’ai cru comprendre que Melfane a entendu des pulsations cardiaques ?

— Pour sûr que oui !

— Félicitations, Votre Majesté, dit maître Norry.

Il ouvrit son dossier de cuir et entreprit de disposer des documents sur la table étroite et haute de la reine. Devant elle, il s’asseyait rarement. Dyelin, elle, prit un des autres sièges placés devant la cheminée.

Quelle information lui avait donc demandée Elayne ? Même en insistant, elle ne s’en souvenait pas. Cette question lui occupa l’esprit pendant que Norry récitait son rapport sur les diverses armées présentes dans le secteur. Avec la liste habituelle d’altercations entre les compagnies de mercenaires.

Norry aborda aussi la question de la nourriture. Malgré les portails ouverts par les femmes de la Famille – vers les royaumes du Sud de Rand, d’où arrivaient des provisions –, et en dépit des réserves découvertes en ville, Caemlyn restait menacée par la disette.

— Enfin, en ce qui concerne nos… invités, des messagers sont arrivés avec les réponses que nous attendions.

Aucune des trois maisons dont certains membres avaient été capturés ne pourrait payer une rançon. Naguère, les domaines Arawn, Sarand et Marne comptaient parmi les plus prospères du pays. Aujourd’hui, ils étaient dévastés, leurs champs nus et leurs coffres vides. Et Elayne en laissait deux sans dirigeant. Lumière, quelle pagaille !

Norry continua. Une lettre de Talmanes attestait que la Compagnie de la Main Rouge enverrait plusieurs unités au Cairhien.

Elayne ordonna à maître Norry d’expédier un mot revêtu de son sceau autorisant les soldats à « participer à la restauration de l’ordre ». Bien entendu, c’était absurde. Aucun ordre n’avait besoin d’être restauré. Mais si Elayne voulait s’approprier le Trône du Soleil, elle devait commencer par là.

— C’est de ça que je veux parler, Elayne, intervint Dyelin.

Norry entreprit de récupérer ses documents, les classant avec un soin maniaque. Si une de ses précieuses feuilles était froissée ou tachée, que la Lumière veuille bien protéger le monde !

— Au Cairhien, la situation est complexe, commença Dyelin.

— Quand ne l’est-elle pas ? Tu as des informations sur le climat politique ?

— C’est n’importe quoi, répondit simplement Dyelin. Nous devons parler de ton projet de diriger deux nations, dont une en ton absence.

— Nous avons des portails, rappela Elayne.

— Exact. Mais tu dois trouver un moyen de prendre le Trône du Soleil sans donner l’impression qu’Andor entend placer le Cairhien sous son joug. Les nobles t’accepteront peut-être comme reine, mais à condition de se sentir les égaux des Andoriens. Sinon, dès que tu leur tourneras le dos, les complots gonfleront comme un morceau de levure dans un bol d’eau chaude.

— Ils seront les égaux des Andoriens, affirma Elayne.

— Si tu y vas avec ton armée, ils ne verront pas les choses ainsi. Les Cairhieniens sont un peuple très fier. S’ils croient vivre sous occupation andorienne…

— Ils ont bien vécu sous le règne de Rand !

— Avec tout le respect que je te dois, fit Dyelin, lui, il est le Dragon Réincarné. Pas toi !

Elayne se rembrunit, mais qu’opposer à un tel argument ?

Maître Norry s’éclaircit la gorge :

— Votre Majesté, l’analyse de dame Dyelin n’est pas un tissu de spéculations. J’ai… eh bien, entendu des choses. Sachant votre intérêt pour le Cairhien…

Norry devenait de plus en plus doué pour collecter des informations. Elayne l’avait transformé en un espion d’élite.

— Majesté, continua-t-il, baissant le ton, des rumeurs prétendent que vous vous emparerez bientôt du Trône du Soleil. Dans la capitale, on parle déjà de sédition contre vous. Là, il s’agit sans doute de spéculations, mais…

— Les Cairhieniens voient Rand al’Thor comme un empereur, intervint Dyelin. Pas comme un roi étranger. Toute la différence est là.

— Pour prendre le trône, nous n’aurons pas besoin d’armée, dit Elayne, pensive.

— Sur ce point, je ne serais pas affirmatif, Majesté, précisa Norry. Les rumeurs vont toutes dans le même sens. Dès que le seigneur Dragon a annoncé que le trône vous reviendrait, des factions se sont mises à œuvrer – très subtilement – pour que ça n’arrive pas. À cause de ces rumeurs, bien des gens redoutent que vous dépouilliez les Cairhieniens de leurs titres de noblesse pour les distribuer à des Andoriens. D’autres prétendent que tous les Cairhieniens deviendront des citoyens de seconde zone.

— Grotesque ! s’exclama Elayne. C’est ridicule !

— À l’évidence, convint Norry. Mais les rumeurs grandissent sans cesse, Majesté. Elles envahissent tout comme du lierre grimpant. Les craintes sont puissantes.

Elayne serra les dents. Très bientôt, le monde serait un endroit vivable uniquement pour qui disposerait de solides alliances – scellées par le sang au moins autant que par les traités. Dans l’histoire, aucune reine n’avait eu une telle chance d’unifier Andor et le Cairhien.

— Savons-nous qui a lancé ces rumeurs ?

— Ce fut très difficile à déterminer, Majesté.

— Qui en bénéficie le plus ? insista Elayne. Où devons-nous chercher la source première ?

Norry coula un regard à Dyelin.

— Beaucoup de gens peuvent en bénéficier, dit la noble dame en remuant son infusion. Je dirais que les autres candidats au trône sont probablement ceux qui ont le plus intérêt à les répandre.

— Donc, ceux qui ont résisté à Rand, avança Elayne.

— Peut-être, oui… Ou peut-être pas. Les rebelles les plus déterminés ont fait l’objet de l’attention du Dragon, la plupart ayant été convaincus ou… brisés. En conséquence, ses alliés – ceux à qui il se fie le plus ou qui l’assurent de leur loyauté – sont les principaux suspects. Nous parlons du Cairhien, après tout !

Daes Dae’mar… Oui, il serait assez logique que les alliés de Rand s’opposent à l’accession au trône d’Elayne. Car si elle échouait, l’un de ceux que le Dragon tenait en estime aurait une grande chance de ceindre un jour la couronne. Cela dit, ces gens auraient en même temps hypothéqué leurs chances en jurant fidélité à un dirigeant étranger.

— Je dirais, fit Elayne, que les favoris pour obtenir le trône sont entre les deux extrêmes. Des gens qui ne se sont pas opposés à Rand, s’épargnant ainsi son courroux. Mais aussi ceux qui ne l’ont pas soutenu avec enthousiasme – en somme, des patriotes qui pourront faire mine d’accepter le pouvoir à contrecœur, après mon échec. (Elayne dévisagea ses deux interlocuteurs.) Trouvez-moi les noms des nobles qui ont gagné en influence, ces derniers temps. Puis sélectionnez le seigneur ou la dame qui correspondra à tous les critères.

Dyelin et Norry hochèrent la tête. Au bout du compte, Elayne devrait sans doute créer un meilleur réseau d’espions, car aucun de ces deux-là n’était vraiment fait pour ce genre de travail. Norry n’était pas assez dissimulateur, et ses autres tâches l’occupaient déjà trop. Dyelin, elle… Eh bien, à son sujet, Elayne n’était sûre de rien…

Elle lui devait beaucoup, d’autant plus que cette femme se comportait avec elle comme une mère de substitution. La voix de l’expérience et de la sagesse. Mais tôt ou tard, elle devrait s’éloigner un peu. Sinon, on finirait par penser que Dyelin était le véritable pouvoir caché derrière le trône.

D’accord, mais sans elle, qu’aurait donc fait Elayne ?

La jeune reine dut résister au flot de sentiments qui menaçait de la submerger. Par le sang et les cendres, quand en aurait-elle fini avec ces maudites sautes d’humeur ? Une reine ne pouvait pas pleurnicher pour un oui ou un non.

Elayne se tamponna les yeux et Dyelin s’abstint de tout commentaire.

— Tout se passera bien, dit Elayne pour détourner l’attention de ses yeux humides. En revanche, je m’inquiète toujours au sujet de l’invasion.

Dyelin ne dit rien sur ce sujet. Pour sa part, elle doutait que Chesmal ait parlé spécifiquement d’une invasion du royaume d’Andor. Très probablement, elle faisait allusion aux Trollocs qui s’en prenaient aux Terres Frontalières.

Birgitte jugeait cette histoire plus alarmante. Du coup, elle massait des soldats le long de toutes les frontières du royaume. Malgré cette précaution, Elayne était impatiente de prendre le contrôle du Cairhien. Si les Trollocs devaient déferler sur Andor, le royaume voisin serait un des boulevards qu’ils risquaient d’emprunter.

Interrompant la conversation, la porte donnant sur le couloir s’ouvrit. Sentant que c’était Birgitte, Elayne évita de sursauter sur son siège. La Championne ne frappait jamais.

Une épée lui battant la hanche – elle avait dû se résoudre à en porter une –, elle avait comme d’habitude fourré son pantalon dans ses bottes montantes. Bizarrement, deux silhouettes encapuchonnées la suivaient, le visage invisible dans les ombres.

Norry recula d’un pas et porta une main à son cœur, tant une telle entorse au protocole le choquait. Tout le monde savait qu’Elayne n’aimait pas recevoir de visite dans le petit salon. Si Birgitte y amenait des gens…

— Mat ? devina Elayne.

— Raté ! lança une voix familière, très ferme et très claire.

Le plus grand des deux visiteurs abaissa sa capuche, révélant un visage masculin d’une parfaite beauté. Cette mâchoire carrée et ces yeux intenses, Elayne les avait vus tout au long de son enfance. En particulier quand leur propriétaire la surprenait à faire une bêtise.

— Galad ! s’écria-t-elle, surprise d’éprouver tant de tendresse pour son demi-frère.

Elle se leva et lui tendit la main. Durant leur enfance, Galad avait toujours réussi à l’agacer pour une raison ou pour une autre. Mais le revoir vivant et en pleine forme était une joie.

— Où étais-tu donc ?

— Je cherchais la vérité, répondit Galad.

Il se fendit d’une révérence parfaite, mais n’approcha pas pour prendre les mains de sa demi-sœur. Quand il se redressa, il évita son regard.

— Et j’ai trouvé ce que je n’attendais pas… Accroche-toi bien, ma sœur !

La deuxième silhouette abaissa sa capuche.

La mère d’Elayne !

La jeune reine poussa un petit cri. C’était bien elle ! Ce visage, ces cheveux dorés… Et ces yeux qui s’étaient si souvent posés sur elle pour l’évaluer et la juger – pas à la façon dont une mère estime la valeur de sa fille, mais à celle d’une dirigeante qui étudie la femme qui lui succédera.

Elayne sentit son cœur s’emballer. Sa mère était vivante.

Morgase revenait. La reine n’était pas morte.

Morgase chercha le regard de sa fille. Puis, très curieusement, elle baissa les yeux.

— Votre Majesté, dit-elle en s’inclinant et sans avancer dans la pièce.

Elayne contrôla ses pensées… et tenta de juguler sa panique. Elle était la reine. Enfin, elle aurait pu l’être… Ou… Lumière ! Elle avait pris le trône et restait au minimum la Fille-Héritière. Mais voilà que sa mère revenait de parmi les fichus morts ?

— Je t’en prie, assieds-toi, dit Elayne en désignant à Morgase le siège flanquant celui de Dyelin.

Regardant la noble dame, elle constata, un peu soulagée, qu’elle encaissait le choc aussi mal qu’elle. Les phalanges blanches sur sa tasse d’infusion, elle écarquillait les yeux, comme si elle venait de voir un fantôme.

— Merci, Majesté, dit Morgase en avançant.

Galad fit de même et en profita pour poser une main sur l’épaule d’Elayne, histoire de la réconforter. Puis il alla se chercher un siège à l’autre bout de la pièce.

Le ton de Morgase était plus… réservé que dans les souvenirs d’Elayne. Et pourquoi continuait-elle à donner du « Majesté » à sa fille ?

La reine était venue en secret, capuche relevée. Dévisageant sa mère, Elayne commença à assembler les pièces du puzzle.

— Tu as renoncé au trône, c’est ça ?

Morgase acquiesça.

— Que la Lumière soit louée ! s’écria Dyelin. N’y vois aucune offense, Morgase. Mais un instant, j’ai imaginé une guerre entre deux Trakand.

— Nous n’en serions pas arrivées là, dit Elayne.

Presque en même temps, sa mère prononça des mots très semblables. Puis leurs regards se croisèrent et Elayne s’autorisa à sourire.

— Nous aurions trouvé un arrangement… raisonnable. Cela dit, je me demande quand même ce qui a bien pu se passer.

— Les Capes Blanches me détenaient, expliqua Morgase. Le vieux Pedron Niall était sous bien des aspects un gentilhomme, mais pas son successeur. Et pas question que je le laisse m’utiliser pour nuire à Andor !

— Maudits Fils de la Lumière ! marmonna Elayne entre ses dents.

Donc, ces sales types disaient la vérité quand ils prétendaient détenir la reine d’Andor.

Galad regarda sa sœur puis arqua un sourcil. Posant le siège qu’il était allé chercher, il ouvrit son manteau pour dévoiler son uniforme blanc orné d’un soleil sur la poitrine.

— Oui, j’avais oublié…, grommela Elayne, agacée. Ça me sort toujours de l’esprit. Et c’est une bénédiction.

— Les Fils connaissent bien des réponses, ma sœur, dit Galad en s’asseyant.

Qu’il pouvait être pompeux ! Le revoir était un plaisir, mais il n’avait pas changé d’un iota. Un vrai casse-pieds.

— Je refuse de polémiquer, dit Elayne. Combien de Capes Blanches as-tu avec toi ?

— Tous les Fils m’ont accompagné en Andor. C’est normal, puisque je suis leur seigneur général.

Elayne sursauta, puis elle jeta un coup d’œil à Morgase, qui confirma d’un hochement de tête.

— On dirait que j’ai des choses à rattraper, fit la jeune reine.

Prenant ces mots pour une invitation – depuis toujours, il était très littéral –, Galad commença à expliquer comment il était arrivé à ce poste. Friand de détails, il prit son temps. S’ennuyant un peu, Elayne regarda plusieurs fois sa mère, dont les traits restèrent de marbre.

Quand il en eut terminé, Galad voulut en savoir plus sur la guerre de succession. Avec lui, les conversations étaient souvent ainsi : un dialogue protocolaire, sans rien d’intime. Jadis, Elayne en était hors d’elle. Là, après avoir découvert qu’il lui avait manqué – une authentique surprise ! –, elle prenait un certain plaisir à ces échanges d’informations.

Au bout d’un moment, la conversation cessa. Il restait des sujets importants, mais Elayne brûlait d’impatience de s’entretenir avec Morgase.

— Galad, dit-elle, nous avons encore des milliers de choses à nous dire. Que penserais-tu d’un dîner, pas trop tard ce soir ? En attendant, tu pourrais aller te détendre un peu dans tes anciens quartiers.

Le jeune homme hocha la tête et se leva.

— Je souscris à ce programme.

— Dyelin, maître Norry… Le retour de ma mère pose certains problèmes… délicats. Il faudra rendre public son renoncement au trône, et ce le plus vite possible. Maître Norry, à vous de rédiger le document. Dyelin, veux-tu bien informer de ce rebondissement mes plus proches alliés ? Je détesterais qu’ils soient pris par surprise.

Dyelin acquiesça, puis elle regarda Morgase. Quand la reine était sous l’influence de Rahvin, la noble dame n’avait pas compté parmi les gens qui en souffraient d’une manière ou d’une autre. Mais elle avait entendu bien des histoires, évidemment…

Avec Galad et Norry, elle se retira promptement.

La porte refermée, Morgase jeta un coup d’œil à Birgitte.

— J’ai confiance en elle comme en une sœur, mère, dit Elayne. Une sœur aînée agaçante au possible – mais une sœur quand même.

Morgase sourit. Puis elle se leva, prit les mains de sa fille, l’aida à se mettre debout et la serra dans ses bras.

— Ma chérie, dit-elle, des larmes aux yeux, regarde ce que tu as réussi ! Devenir reine à la force des poignets !

— Tu m’as bien préparée, mère. (Elle recula d’un pas.) Et tu seras bientôt grand-mère !

Morgase plissa le front et baissa les yeux sur le ventre de sa fille.

— Oui, c’est ce que je me suis dit en te voyant. Qui… ?

— … Est le père ? acheva Elayne en rougissant. C’est Rand. Très peu de gens le savent, et j’aimerais que ça ne change pas.

— Rand al’Thor…, fit Morgase, soudain maussade. C’est…

Elayne prit les mains de sa mère.

— Mère, c’est un homme de bien, et je l’aime. Ce que tu as entendu, ce sont des exagérations ou des rumeurs malfaisantes.

— Mais il… Elayne, c’est un homme capable de canaliser ! Le Dragon Réincarné !

— Oui, mais un homme quand même… (Tout au fond de son esprit, Elayne sentait le nœud d’émotions qui était… Rand.) Simplement un homme, malgré tout ce qui pèse sur ses épaules.

Morgase pinça les lèvres, l’air mal à l’aise.

— Je dois réserver mon jugement… Mais en un sens, je continue à penser que j’aurais dû faire jeter ce garçon en prison à l’instant même où nous l’avons trouvé fouinant dans les jardins. Dès cette époque, je n’aimais pas la façon dont il te regardait.

Elayne sourit et désigna les fauteuils. Morgase s’assit et sa fille, cette fois, prit place à côté d’elle, sans lui lâcher les mains.

Via le lien, elle sentit de l’amusement chez Birgitte, toujours adossée au mur du fond, une jambe pliée pour que la semelle de sa botte repose contre le mur lambrissé.

— Quoi ? lui demanda Elayne.

— Rien du tout… Il est agréable de vous voir agir comme mère et fille – ou au moins, comme deux êtres humains – au lieu de vous regarder en chiens de faïence.

— Elayne est la reine, fit Morgase, très sèchement. Sa vie appartient à ses sujets, et mon retour risquait de perturber la succession.

— Ça reste délicat, mère. Ta réapparition peut rouvrir de vieilles blessures.

— Je devrai m’excuser, peut-être même offrir des réparations. (Elle hésita.) J’avais l’intention de rester à l’écart, ma fille. Il serait peut-être mieux que ceux qui me haïssent me croient morte. Mais…

— Non, coupa Elayne en serrant les mains de sa mère. Tout est pour le mieux. Nous devrons simplement nous y prendre avec tact et compétence.

Morgase eut un grand sourire.

— Je suis fière de toi. À l’évidence, tu seras une grande reine.

Elayne dut se forcer à redescendre sur Terre. En matière de compliments, Morgase n’avait jamais été prodigue.

— Mais avant d’aller plus loin, fit l’ancienne reine d’un ton hésitant, il faut que tu me dises quelque chose… On raconte que Gaebril aurait été…

— Rahvin, dit Elayne. C’est la vérité, mère.

— Je le hais pour ce qu’il a fait. Je le vois encore, à travers moi, planter des piques dans le cœur de mes amis les plus fidèles et les plus chers… Pourtant, une part de moi-même désire encore sa présence. C’est irrationnel !

— Il t’a fait subir une coercition. C’est la seule explication. Nous verrons si quelqu’un, à la Tour Blanche, est capable de t’en débarrasser.

Morgase secoua la tête.

— Quoi que ç’ait été, c’est très léger, désormais, et parfaitement gérable. Et j’ai trouvé quelqu’un d’autre à aimer.

Elayne fronça les sourcils.

— Je t’expliquerai ça plus tard… Pour l’instant, je ne suis pas sûre de comprendre moi-même. D’abord, nous devons décider que faire au sujet de mon retour.

— C’est très facile : le fêter !

— Oui, mais…

— Mais rien du tout ! Tu es revenue parmi nous. La ville et le royaume entier s’en réjouiront. Après, nous te trouverons un poste important.

— Oui, à condition qu’il m’éloigne de la capitale, où je pourrais te faire de l’ombre.

— Peut-être, mais j’insiste sur le mot « important », parce qu’on ne doit pas croire que tu es en exil. (Egwene fit la moue.) Et si on te confiait la partie occidentale du royaume ? Les rapports qui viennent de là-bas ne me disent rien qui vaille.

— Deux-Rivières ? demanda Morgase. Et le seigneur Perrin Aybara ?

Elayne acquiesça.

— Un homme intéressant, cet Aybara, fit Morgase, pensive. Oui, là-bas, je serai peut-être utile. Lui et moi, on se comprend déjà un peu.

Elayne sembla interloquée.

— C’est grâce à lui que je suis ici, ma fille. Un homme honnête et honorable… Mais également un rebelle, malgré ses bonnes intentions. Si tu veux te frotter à lui, tu n’auras pas la vie facile.

— Je préfère éviter, avoua Elayne.

Le plus simple, avec ce type, aurait été de l’arrêter et de le faire exécuter. Mais bien entendu, Elayne s’y refuserait. Même si certains rapports l’avaient assez énervée pour qu’elle soit tentée.

— Eh bien, nous allons devoir établir une stratégie… Pour t’aider à comprendre, je te raconterai ce qui m’est arrivé. À propos, Lini est saine et sauve. Je ne sais pas si tu t’es fait du souci pour elle…

— Franchement, non, avoua Elayne, un peu honteuse. Si le pic du Dragon s’écroulait sur elle, je crois que ça ne lui ferait aucun mal !

Morgase sourit puis entreprit de raconter son histoire.

Elayne écouta, souvent très surprise et en permanence hautement excitée.

Sa mère avait survécu ! Que la Lumière en soit louée ! Ces derniers temps, tellement de choses avaient mal tourné. Au moins, ça faisait une exception à la règle.


La nuit, la Tierce-Terre était silencieuse et paisible. Ici, la plupart des animaux s’activaient au crépuscule et à l’aube, quand il ne faisait ni trop chaud ni trop froid.

Les jambes pliées sous elle, Aviendha, assise sur une saillie rocheuse, contemplait Rhuidean, la cité qui se dressait sur les terres des Aiels Jenn, à savoir la tribu qui n’existait pas.

Longtemps, Rhuidean avait été enveloppée d’un brouillard protecteur. Mais ça, c’était avant l’arrivée de Rand al’Thor. Depuis, il avait détruit la ville de trois façons très violentes et très perturbantes.

La première était la plus simple. Rand avait éliminé la brume, la cité apparaissant sans son dôme, comme un algai’d’siswai qui abaisse son masque. Aviendha ignorait comment Rand s’y était pris pour obtenir cette transformation. Très probablement, il ne le savait pas lui-même. Mais en dévoilant la ville, il l’avait altérée pour toujours.

La deuxième avait consisté à amener de l’eau à Rhuidean. Désormais, un grand lac s’étendait à côté, et les rayons de lune, filtrés par les nuages, faisaient luire faiblement son onde. Ce lac, les Aiels l’avaient baptisé Tsodrelle’Aman. Les Larmes du Dragon. En toute logique, ç’aurait dû être les Larmes des Aiels, car Rand al’Thor ignorait combien de douleur ses révélations avaient infligée au peuple du désert. Avec lui, il en allait souvent ainsi. Ses actes étaient tellement innocents.

La troisième était la plus profonde. Si profonde, en fait, qu’Aviendha commençait seulement à la comprendre. Les propos de Nakomi, devait-elle reconnaître, l’inquiétaient et l’énervaient. En elle, ils avaient éveillé des lambeaux de souvenirs – des bribes d’avenirs virtuels qu’elle avait vues au milieu des colonnes de verre, lors de sa première visite à Rhuidean. Des choses que son cerveau ne pouvait pas se rappeler – en tout cas, pas directement.

L’inquiétude, c’était que Rhuidean n’ait très bientôt plus aucune importance. Jadis, le but de la cité était de montrer aux Matriarches et aux chefs de tribu le passé secret des Aiels. Afin, bien entendu, de les préparer au jour où ils serviraient le Dragon. Ces jours étant venus, quel avenir pour Rhuidean, désormais ? Envoyer les chefs aiels au milieu des colonnes leur remettrait à l’esprit un toh qu’ils avaient commencé à assumer.

Tout ça perturbait Aviendha au point de l’obséder en permanence. Pourtant, elle aurait voulu n’en rien savoir. Son désir, c’était que les traditions se perpétuent. Mais pas moyen de bannir les doutes de sa tête.

Rand provoquait tant de problèmes… Pourtant, elle l’aimait. En un sens, c’était pour son ignorance, parce que ça le mettait dans la position d’apprendre.

Elle l’aimait aussi pour sa façon absurde de vouloir protéger des gens qui ne désiraient pas l’être.

Mais par-dessus tout, elle l’aimait pour son envie d’être fort. Elle, c’était son objectif depuis toujours. Apprendre à manier les lances. Se battre et gagner du ji. Être la meilleure. En ce moment même, elle sentait le désir de perfection du Car’a’carn, même s’il était loin d’elle. Sur ce point, ils se révélaient si semblables.

À force de courir, les pieds d’Aviendha la mettaient à la torture. Même après les avoir massés avec de la sève de sagade, ils continuaient à lui faire mal. Sur une pierre, à côté d’elle, reposaient ses bottes et les beaux bas de laine que lui avait offerts Elayne.

Épuisée et assoiffée, elle jeûnerait ce soir, s’abîmant en contemplation. Puis elle remplirait son outre au bord du lac et, demain matin, entrerait à Rhuidean. Pour l’heure, elle ne bougerait pas, méditant afin de se préparer.

La vie des Aiels changeait. Accepter une évolution était une preuve de force, quand on ne pouvait pas l’éviter. Si une forteresse était endommagée pendant un raid au point qu’on soit obligé de la reconstruire, on ne la refaisait jamais à l’identique. Au contraire, on profitait de l’occasion pour l’améliorer – les portes qui grincent dans le vent, les lattes de parquet disjointes… Reproduire exactement la même chose aurait été de la folie.

Les traditions telles que venir à Rhuidean, voire vivre dans la Tierce-Terre, devraient sans doute être remises en question. Mais pour le moment, les Aiels ne pouvaient pas quitter les terres mouillées. D’abord à cause de l’Ultime Bataille. Mais aussi parce que les Seanchaniens avaient capturé beaucoup d’entre eux, et transformé des Matriarches en damane. Une offense qui ne pouvait pas être tolérée. De plus, la Tour Blanche continuait à penser que les Matriarches capables de canaliser étaient des Naturelles. À ce sujet, il faudrait faire quelque chose.

Et en ce qui la concernait elle ? Plus elle y réfléchissait, et moins elle se voyait revenir à sa vie d’avant. Son destin, c’était d’être avec Rand. S’il survivait à l’Ultime Bataille – et elle lutterait pour qu’il en soit ainsi –, il serait toujours un roi des terres mouillées. De plus, il y avait Elayne. Aviendha et elle deviendraient des sœurs-épouses, mais Elayne ne voudrait jamais quitter Andor. Espérait-elle que Rand resterait avec elle ? Et dans ce cas, Aviendha devrait-elle s’installer à Caemlyn ?

Tant de perturbations, pour elle comme pour son peuple… Les traditions ne devaient pas être maintenues simplement parce qu’elles étaient des traditions. Sans objectif ni destination, la force n’était plus la force.

Aviendha étudia Rhuidean, une incroyable merveille de pierre, tellement majestueuse. En général, la corruption des villes lui répugnait, mais Rhuidean était différente. Des dômes, des tours et des monolithes inachevés, des zones d’habitation soigneusement positionnées… Même si beaucoup portaient encore les stigmates de la bataille livrée par Rand, les fontaines coulaient à flots, à présent. Une partie des gravats, par bonheur, avait été éliminée par les familles qui vivaient ici. Des Aiels qui n’étaient pas partis pour la guerre…

À Rhuidean, il n’y avait pas de boutiques, pas de disputes dans les rues ni de meurtriers dans les allées. Même privée de son sens, la ville demeurerait un havre de paix.

Je vais continuer et traverser les colonnes de verre.

Si ses inquiétudes étaient justes, ce rite aurait beaucoup moins de sens. Cela dit, elle était curieuse de découvrir ce que les autres avaient vu. Enfin, connaître le passé était essentiel quand on voulait comprendre l’avenir.

Les Matriarches et les chefs de tribu venaient ici depuis des siècles. Et ils en repartaient lestés de connaissances. Avec un peu de chance, la ville lui montrerait que faire pour son peuple et pour son propre cœur.


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