52 Des bottes

Elayne se cala confortablement sur la selle de Miroir. Cette jument blanche du Saldaea à la magnifique crinière était le joyau des écuries royales. Ornée de motifs rouge et or, la selle aussi était un petit bijou. Le genre qu’on utilise pour un triomphe…

Birgitte chevauchait Levant, qui comptait lui aussi parmi les meilleurs destriers des écuries. De vraies flèches, tous les deux… Birgitte les avaient choisis surtout pour ça, car elle s’attendait à devoir galoper.

La Championne portait autour du cou une copie du médaillon de Mat. D’une forme différente, cependant, avec une rose du côté face. Dans sa poche, Elayne en cachait une autre, enveloppée dans du tissu.

Le matin même, elle avait tenté d’en fabriquer une nouvelle, mais le bijou avait fondu, manquant flanquer le feu à sa coiffeuse. Sans avoir l’original pour modèle, c’était beaucoup plus compliqué. En d’autres termes, son rêve – en distribuer à toutes ses gardes du corps – n’était pas près de se réaliser, sauf si elle parvenait à convaincre Mat de lui confier de nouveau son médaillon.

Sur la grand-place du palais, la garde rapprochée d’Elayne les entourait, Birgitte et elle. Cent soldats en tout. Soixante-quinze Gardes masculins et vingt-cinq féminins. Une escorte réduite, mais dont elle se serait bien passée, si elle avait pu. En aucun cas il ne fallait qu’on puisse la prendre pour une conquérante.

— Je n’aime pas ça, maugréa Birgitte.

— Tu détestes tout, ces derniers temps. De jour en jour, tu deviens de plus en plus irritable.

— Parce que tu es de plus en plus folle et inconsciente.

— Allons, n’exagère pas ! J’ai déjà fait des choses plus idiotes.

— Oui, parce que tu n’as jamais reculé devant rien.

— Tout ira bien, tu verras, fit la reine en tournant la tête en direction du sud.

— Pourquoi regardes-tu sans cesse par là ?

— Rand…, souffla Elayne.

De nouveau, elle sentait la chaleur qui émanait du nœud d’émotions, dans un coin de son esprit.

— Il se prépare pour quelque chose… Et il est troublé, mais en même temps très serein.

Lumière ! Cet homme était si déconcertant.

Si le délai d’origine était maintenu, la rencontre aurait lieu le lendemain. Egwene avait raison : briser les sceaux serait de la folie. Mais Rand entendrait la voix de la sagesse.

Alise était de l’expédition, accompagnée par trois membres de la Famille. Sarasia, une femme replète aux allures maternelles, Kenna à la peau noire et aux cheveux tressés et la superbe Nashia au visage juvénile.

Toutes quatre prirent position sur les flancs d’Elayne. Deux seulement étaient assez puissantes pour ouvrir un portail – dans la Famille, on était en moyenne plus faible que parmi les sœurs. Mais ça suffirait si Elayne, par malheur, ne parvenait pas à s’unir à la Source.

— Vous pouvez faire quelque chose pour empêcher des archers de la cribler de flèches ? demanda Birgitte à Alise. Un genre de tissage ?

Alise inclina pensivement la tête.

— J’en connais un qui pourrait aider, mais je ne l’ai jamais essayé.

Une autre femme de la Famille venait d’ouvrir un portail, devant la colonne. Il donnait sur une prairie jaunie et desséchée, à l’extérieur de Cairhien. Une petite armée attendait là, chaque homme portant la cuirasse et le casque en forme de cloche réglementaires dans les rangs cairhieniens.

Avec leur uniforme sombre rayé aux couleurs de leur maison, les officiers étaient faciles à repérer. Et ils portaient des fanions qui dépassaient de leur dos.

En uniforme vert rayé de pourpre, Lorstrum se tenait en tête de ses troupes. Bertome occupait la même position devant les siennes. Deux forces de taille équivalente. Cinq mille hommes chacune… Les quatre autres maisons avaient envoyé des contingents plus réduits.

— S’ils veulent te faire prisonnière, marmonna Birgitte, tu leur en offres l’occasion sur un plateau.

— Il n’y a aucune façon de réussir ça sans prendre de risques, rappela la reine. Sauf si je décidais de rester au palais et de lancer mon armée dans l’aventure. Avec pour résultat une rébellion au Cairhien et la fin de mon règne en Andor. (Elle regarda sa Championne.) Je suis couronnée, Birgitte. Tu ne pourras plus me tenir loin du danger. Pas plus que tu pourrais protéger un soldat donné sur un champ de bataille.

Birgitte acquiesça.

— D’accord, mais reste bien à côté de moi et de Guybon.

Monté sur un hongre tacheté, le fidèle Guybon approchait, justement. Avec Birgitte sur un flanc et l’officier sur l’autre – chacun ayant une monture plus grande que la sienne –, un éventuel tueur aurait une très mauvaise ligne de tir.

Risquer la vie de ses amis pour protéger la sienne… Ce serait le lot d’Elayne jusqu’à la fin de ses jours, désormais…

Elle talonna Miroir et, suivie par son escorte, franchit le portail pour fouler le sol du Cairhien.

Les dames et les seigneurs cairhieniens, tous à cheval, s’inclinèrent pour saluer la reine – avec une ferveur nouvelle, comparée à ce qui s’était passé lors de la précédente rencontre, dans la salle du trône.

Le spectacle venait de commencer !

La cité était toute proche, ses murs encore noircis après le combat contre les Shaido.

Alors que le portail se dissipait dans leur dos, Elayne sentit la tension de sa Championne. Les membres de la Famille s’unirent à la Source. Alise, quant à elle, réalisa un tissage assez inhabituel – un petit tourbillon qui soufflait autour de la reine et de sa garde rapprochée. Très vif, il dévierait les flèches…

L’anxiété de Birgitte étant contagieuse, Elayne se surprit à serrer ses rênes à s’en faire blanchir les phalanges. À Cairhien, sous un ciel plombé, l’air était plus sec et sentait la poussière.

Des soldats cairhieniens formèrent un cercle autour du petit groupe d’Andoriens en uniforme blanc et rouge. En majorité, les forces du Cairhien étaient composées de fantassins, mais il y avait aussi un escadron de cavalerie lourde. Sur leur monture caparaçonnée, des hommes pointaient leur lance vers le ciel. En rangées impeccables, ils protégeaient Elayne – ou la gardaient déjà prisonnière.

Sur son étalon bai, Lorstrum approcha du premier cercle des défenseurs de la reine. Interrogée du regard par Guybon, Elayne lui fit signe de laisser passer le seigneur.

— La ville est sur les dents, Majesté, dit Lorstrum.

Birgitte prit la précaution de placer sa monture entre celle du Cairhienien et la jument d’Elayne.

— Il y circule des rumeurs désobligeantes sur votre… ascension.

Des rumeurs que tu as probablement lancées, pensa la fille de Morgase. Avant de changer d’avis et de me soutenir.

— Le peuple ne se révolterait pas contre les troupes du Cairhien, quand même ?

— Je l’espère…

Sous sa coiffe verte, le seigneur dévisagea Elayne. Comme il était de mise ici, il portait une redingote noire ornée sur le devant de rayures aux couleurs de sa maison. Le genre de tenue qu’il aurait choisie pour aller au bal. Une façon d’exprimer sa sérénité. Ses forces n’entendaient pas conquérir la ville, mais seulement honorer la nouvelle reine.

— Je doute qu’il y ait une résistance armée, mais je tenais à vous prévenir.

Lorstrum s’inclina respectueusement. Conscient d’être manipulé, il acceptait la manœuvre et jouait le jeu. Dans les années à venir, Elayne aurait intérêt à garder un œil sur lui.

Toute en lignes droites et en tours fortifiées, Cairhien était une cité fonctionnelle. On y trouvait de beaux spécimens d’architecture, mais sans comparaison possible avec Caemlyn ou Tar Valon.

La rivière Alguenya sur sa droite, la colonne franchit les portes septentrionales.

Une foule attendait dans les rues. Sur ce plan, Lorstrum et les autres avaient bien fait leur travail. Des vivats retentirent, sûrement encouragés par des courtisans soigneusement postés.

Elayne en fut néanmoins surprise. Elle s’attendait à de l’hostilité. Et il y en avait, par exemple sous la forme de détritus jetés sur la colonne depuis les tréfonds de l’assistance. Et des insultes fusaient parfois. Mais dans l’ensemble, l’atmosphère était à la joie.

Alors qu’elle descendait une large avenue flanquée de ces bâtiments rectangulaires dont les Cairhieniens raffolaient, Elayne s’avisa que les gens, peut-être, attendaient un événement de ce genre. Qui sait s’ils n’en discutaient pas, faisant circuler des fadaises ? Celles, justement, dont Norry s’était fait l’écho.

Aujourd’hui, l’humeur se révélait davantage à l’inquiétude qu’à la résistance. Après la mort du roi, ses assassins courant toujours, le seigneur Dragon semblait avoir abandonné les Cairhieniens à leur sort.

Elayne se sentit plus confiante que jamais. Cairhien était une ville blessée, comme en témoignaient les vestiges de la porte principale. Ici, afin d’être jetés du haut des murs, des pavés avaient été arrachés et jamais remplacés. On eût dit que la ville ne s’était pas vraiment remise de la guerre des Aiels. Les échafaudages oubliés, aux environs des tours tronquées, étaient une manière très directe de le clamer sur tous les toits.

Ce maudit Grand Jeu restait un fléau majeur. Elayne pourrait-elle y changer quelque chose ? Comme si elles savaient dans quel bourbier s’était fourrée leur nation, les foules dont la jeune reine entendait les cris de joie semblaient conscientes que leur patrie était au bord du gouffre.

Mieux valait tenter de voler les lances d’un Aiel plutôt que de priver les Cairhieniens de leur lucidité. Mais ces gens, Elayne entendait leur apprendre la vraie loyauté, celle qui s’attachait au pays et au trône. À condition que ceux-ci soient dignes d’allégeance, bien entendu.

Le Palais du Soleil se dressait au centre exact de la ville. Comme le reste, il était carré et anguleux, mais ici, ces caractéristiques ajoutaient à sa force et à sa grandeur.

Malgré l’aile détruite, là où avait eu lieu l’attentat contre Rand, le palais restait un bâtiment qui en imposait.

D’autres nobles attendaient ici, devant des calèches ornementées ou sur des marches de marbre. Parmi les femmes en jupe à crinoline et les hommes en veste sombre, pas mal semblaient sceptiques et d’autres franchement étonnés.

Elayne coula à Birgitte un regard satisfait.

— Ça fonctionne ! Personne ne s’attendait à me voir arriver avec une escorte cairhienienne.

Birgitte ne répondit pas. Très tendue, elle le resterait tant que son Aes Sedai ne serait pas retournée à Caemlyn.

Deux femmes attendaient debout au pied des marches. L’une, très belle, avait des clochettes dans les cheveux. Sous ses boucles sombres, l’autre ne ressemblait pas à une Aes Sedai – pourtant, elle portait le châle depuis des années.

Sashalle Anderly et Samitsu Tamagowa… D’après ce que les agents d’Elayne avaient réussi à glaner, ces deux femmes, ici, étaient ce qu’on pouvait trouver de plus proche de « dirigeantes » durant l’absence de Rand. Elayne avait correspondu avec les deux, trouvant Sashalle remarquablement douée pour comprendre la façon de penser des Cairhieniens. Elle avait offert la ville à la jeune reine, mais en soulignant que se la faire donner et la prendre étaient deux choses différentes, et qu’elle en avait pleinement conscience.

Sashalle avança à la rencontre d’Elayne.

— Votre Majesté, dit-elle, protocolaire jusqu’au bout des ongles, sachez et faites savoir que le seigneur Dragon vous concède tous les droits de revendiquer ce royaume. Le contrôle de fait qu’il exerçait dessus vous revient, et dès cette minute, il n’y a plus de régent au Cairhien. Puissiez-vous régner pacifiquement et avec une grande sagesse.

Sur sa selle, Elayne hocha la tête dignement. Intérieurement, elle fulminait. Pour s’approprier la couronne, elle avait bien dit qu’elle ne cracherait pas sur l’aide de Rand, mais elle ne voulait quand même pas qu’il en rajoute. Pourtant, Sashalle semblait prendre sa position très au sérieux. Certes, mais d’après ce qu’Elayne avait découvert, cette position, elle se l’était en très grande partie… accordée elle-même.

Elayne et ses compagnons mirent pied à terre. Rand croyait-il que lui « offrir » le trône serait aussi facile que ça ? Non, car il avait séjourné assez longtemps ici pour savoir comment fonctionnait ce peuple. La proclamation d’une seule Aes Sedai serait loin de suffire. En revanche, le soutien direct de puissants nobles du cru devrait faire l’affaire.

La petite délégation s’engagea sur les marches. Quand elle entra dans le palais, chacun des soutiens d’Elayne ajouta à son escorte une garde d’honneur de cinquante soldats.

Elayne ne laissa aucun de ses compagnons dehors. La place serait bondée, mais elle entendait amener tout son monde.

À l’intérieur, les couloirs étaient droits, avec des plafonds voûtés et des moulures dorées. Sur chaque porte, le symbole du Soleil Levant s’affichait fièrement. Dans des niches, on aurait dû pouvoir admirer des objets de valeur, mais une partie manquaient. Au palais, les Aiels avaient prélevé leur « cinquième ».

Avant l’entrée du Grand Hall, les gardes andoriens et andoriennes de la reine se placèrent de chaque côté du couloir pour lui faire une haie d’honneur.

Après avoir pris une grande inspiration, Elayne entra dans la salle du trône avec une suite de dix personnes. Sur les flancs de la salle, des colonnes de marbre veiné de bleu s’élevaient jusqu’au plafond. Le Trône du Soleil, lui, reposait sur son estrade de marbre bleu, contre le mur du fond.

En bois couvert de peinture dorée, ce siège était étonnamment modeste. C’était peut-être pour ça que Laman avait décidé de s’en faire fabriquer un nouveau en utilisant comme matériau le tronc d’Avendoraldera.

Elayne avança jusqu’à l’estrade puis se retourna au moment où les nobles cairhieniens entraient, ses soutiens passant en premier. Les autres suivaient par ordre d’importance, selon les règles compliquées et contraignantes du Daes Dae’mar. Une hiérarchie susceptible de changer d’un jour à un autre, voire d’une heure à la suivante.

Birgitte étudia chaque seigneur ou dame qui entrait, mais les Cairhieniens étaient des modèles de retenue et de courtoisie. Aucun ne risquait de faire montre de l’audace d’une Ellorien, en Andor. Cela dit, même si elle continuait à contredire Elayne, cette femme était une authentique patriote. Au Cairhien, les gens ne s’engageaient pas ainsi.

Quand l’assistance fut en place, Elayne inspira de nouveau à fond. Elle avait envisagé un discours, mais Morgase lui avait enseigné que les actes, bien souvent, valaient mieux que les tirades.

Du coup, elle alla s’asseoir sur le trône.

Enfin, elle fit mine, parce que Birgitte la retint par le bras.

Elayne l’interrogea du regard, mais la Championne étudiait déjà le siège.

— Un instant…, dit-elle en se penchant.

Les nobles murmurèrent entre eux et Lorstrum monta sur l’estrade.

— Majesté ?

— Birgitte, fit Elayne, sentant qu’elle s’empourprait, est-ce vraiment nécessaire ?

Ignorant son Aes Sedai, la Championne tripota le coussin posé sur l’assise du siège.

Lumière ! Cette femme avait-elle décidé d’embarrasser Elayne dans toutes les situations possibles et imaginables ? Sans aucun doute, le…

— Je le savais ! s’écria Birgitte en tirant quelque chose du coussin.

Elayne sursauta puis avança, Lorstrum et Bertome à ses côtés. La Championne brandit une petite aiguille.

— Cachée dans le coussin !

Elayne blêmit.

— Le seul endroit où ils étaient sûrs que tu serais, Elayne, souffla Birgitte.

Elle s’agenouilla et chercha d’autres pièges.

Lorstrum avait rougi jusqu’à la racine des cheveux.

— Majesté, je trouverai les coupables, dit-il à voix basse mais menaçante. Et ils goûteront à ma colère.

— S’ils n’ont pas d’abord goûté à la mienne, fit Bertome en étudiant l’aiguille, les yeux plissés.

— Majesté, dit Lorstrum d’un ton normal, pour que tout le monde entende, c’est sans doute une tentative d’assassinat qui visait le Dragon Réincarné. Nul ici ne tenterait de tuer notre bien-aimée sœur andorienne.

— C’est rassurant à entendre, fit Elayne, les yeux rivés sur le noble.

À son expression, chacun dans la salle comprit qu’elle entrait dans le jeu de Lorstrum pour l’aider à sauver la face. Étant le premier soutien de la jeune reine, la honte de cette tentative de meurtre retombait sur lui.

Lui sauver la mise était une chose, mais ce ne serait pas gratuit. Le comprenant, Lorstrum baissa brièvement les yeux. Lumière, qu’est-ce qu’Elayne détestait ce jeu ! Mais elle y jouerait, et elle serait la meilleure.

— Birgitte, je ne risque plus rien ? demanda Elayne.

La Championne se massa le menton.

— Il n’y a qu’une façon de le savoir…

Sur ces mots, elle se laissa lourdement tomber sur le trône.

Plusieurs nobles ne purent retenir un petit cri et Lorstrum vira à l’écarlate.

— Pas très confortable, dit Birgitte. (Elle se pencha sur le côté, puis s’adossa au siège.) J’aurais cru qu’un trône serait plus rembourré. Avec ton postérieur sensible, tu vas souffrir…

— Birgitte ! s’indigna Elayne, de nouveau rouge comme une pivoine. Tu ne peux pas te prélasser sur le Trône du Soleil !

— Ne suis-je pas ta garde du corps ? Le cas échéant, je peux goûter ta nourriture, passer les portes avant toi et m’asseoir sur ce fichu trône, si je pense que ça te protégera. (Elle sourit.) En plus, ajouta-t-elle à voix basse, j’ai toujours voulu savoir comment on se sentait, là-dessus.

Elle se leva, toujours inquiète, mais satisfaite d’elle-même.

Elayne se tourna pour faire face aux nobles du Cairhien.

— Vous avez attendu longtemps cet instant, dit-elle. Certains d’entre vous sont mécontents, mais n’oubliez pas qu’une moitié de mon sang est cairhienienne. Cette alliance renforcera nos deux nations. Je n’exige pas votre confiance, en revanche, j’entends que vous m’obéissiez.

Elle hésita, puis ajouta :

— Souvenez-vous : c’est ainsi que le Dragon Réincarné veut que les choses soient.

Elle vit que l’assistance comprenait. Rand avait déjà conquis cette capitale, même si c’était pour la libérer des Shaido. Ses habitants avaient tout intérêt à ne pas l’inciter à revenir pour répéter l’opération.

Une reine devait se servir des outils à sa disposition… Andor, Elayne s’en était emparée seule. Pour le Cairhien, finalement, elle consentirait à accepter l’aide de Rand.

Elle s’assit. Un geste simple, mais aux énormes implications.

— Rassemblez vos gardes personnels et ceux de vos maisons, dit-elle aux nobles. Avec les forces d’Andor, vous franchirez un portail pour arriver en un lieu appelé le champ de Merrilor. Là, nous rencontrerons le Dragon Réincarné.

Les nobles parurent surpris. Le même jour, elle arrivait, s’appropriait le trône et prenait le commandement de toutes les forces armées ?

Elayne sourit. Agir vite et sans hésiter inciterait ces gens à lui obéir en toutes circonstances. Une façon, en outre, de les préparer à l’Ultime Bataille.

Les seigneurs et les dames commencèrent à murmurer entre eux, mais elle leur intima le silence.

— Je veux aussi que vous dénichiez tous les hommes capables de tenir une épée, et que vous les intégriez à l’armée de la reine. Ils n’auront pas beaucoup de temps pour se former, c’est sûr. Mais lors de l’Ultime Bataille, chaque homme comptera – et chaque femme aussi, avis à celles qui auraient des envies de se battre. Convoquez aussi tous les fondeurs de cloches de la ville. Je leur parlerai dans une heure.

— Mais, fit Bertome, les festivités du couronnement…

— Nous célébrerons ça une fois l’Ultime Bataille remportée – quand les enfants du Cairhien seront en sécurité.

Pour détourner ces gens de leurs machinations, il fallait les occuper en permanence…

— Exécution ! Faites comme si l’Ultime Bataille se tenait devant votre porte pour y frapper dès demain matin.

Ce qui était en gros le cas…


Adossé à un arbre mort, Mat observait son camp. Inspirant et expirant à fond, il savourait le merveilleux sentiment de ne plus être un homme traqué. À force, il avait oublié ce que ça faisait.

Eh bien, c’était encore plus agréable que d’avoir une jolie serveuse sur chaque genou. Enfin, que d’en avoir une seule, sûrement…

Un camp militaire, le soir, était un des lieux les plus confortables du monde, même quand il se trouvait à moitié vide parce que les soldats faisaient la fête à Cairhien. Le soleil étant couché, une bonne partie de ceux qui restaient dormaient. Mais pour les gars qui seraient de service en soirée, le lendemain, il n’y avait aucune raison de se mettre au lit tôt.

Une dizaine de feux crépitaient encore. Autour, des Bras Rouges se racontaient leurs exploits, évoquaient leur femme laissée en arrière ou partageaient des rumeurs venues du bout du monde. Assis sur des souches ou des rochers, ils riaient à la lueur des flammes. De temps en temps, avec une petite branche tordue, ils attisaient les braises, envoyant danser dans les airs un ballet d’étincelles.

Parfois, ces braves types se réchauffaient le cœur en entonnant des chansons comme Venez belles dames ou Des saules abattus à minuit.

Ces héros appartenaient à une dizaine de nations différentes. Mais leur vraie patrie, c’était ce camp.

Mat passa entre eux, chapeau sur la tête et ashandarei à l’épaule. Pour sa gorge, il s’était dégotté un nouveau foulard. Tout le monde savait, au sujet de sa cicatrice, mais ce n’était pas une raison pour l’exhiber comme une des fichues roulottes de Luca.

Son foulard, cette fois, était rouge. En hommage à Tylin et aux autres victimes du gholam. Un moment, il avait été tenté d’opter pour du rose. Un très court moment.

Mat sourit. Même si des chansons montaient de plusieurs feux de camp, personne ne beuglait, et le secteur restait sainement paisible. Pas silencieux. Le silence, ce n’était jamais bon. D’ailleurs, il le détestait. Chaque fois, ça l’incitait à se demander qui se préparait à lui sauter dessus. Non, ce soir, le camp était… tranquille. Les ronfleurs se montraient discrets, les feux crépitaient mezza voce, des hommes chantaient et des brindilles craquaient sans ostentation sous les semelles des sentinelles.

Les sons sereins d’un camp heureux de vivre.

Ayant trouvé son chemin jusqu’à la table installée devant sa tente obscure, Mat s’assit et étudia les documents qu’il avait posés sur le meuble. À l’intérieur, on étouffait et il n’avait pas voulu réveiller Olver.

La toile de la tente bruissait sous les assauts cléments du vent. Son « bureau » n’était vraiment pas commun. Alors que la table et la chaise reposaient sur un carré de chiendent pied de poule, un pichet de cidre attendait sur le sol, juste à côté. Sur la table, les documents étaient lestés avec des pierres et éclairés par une unique lampe à la lueur vacillante.

Mat jeta les pierres au loin. Il n’aurait pas dû devoir se battre contre des montagnes de paperasse. Idéalement, il aurait dû être assis autour d’un des feux, en train de chanter Danser avec le Grand Faucheur.

Justement, des gars fredonnaient cet air, pas très loin de lui.

La paperasse… Eh bien, il avait accepté l’offre d’emploi d’Elayne, et les contrats de ce genre étaient toujours accompagnés d’une tonne de circulaires, de notes et de factures. Sans parler de tout ce qui concernait les servants des dragons, l’approvisionnement et les rapports disciplinaires… Un océan d’âneries.

Dans le lot, il y avait quelques textes subtilisés à Sa Royale Majesté. Des comptes-rendus d’espions que Mat avait bien envie de consulter. Au sujet des Seanchaniens, surtout.

Pour lui, la plupart de ces « nouvelles » n’avaient… plus rien de nouveau. Grâce au portail de Verin, il avait voyagé jusqu’à Caemlyn plus vite que la plus grande partie des rumeurs.

Mais Elayne aussi disposait de portails, et certaines informations sur Tear et sur l’Illian étaient vraiment récentes. Par exemple, on y évoquait la nouvelle Impératrice du Seanchan. Donc, Tuon avait réussi à se faire couronner – ou quoi que ce soit que puissent traficoter les Seanchaniens pour nommer une dirigeante.

Mat ne put s’empêcher de sourire. Ces pauvres Seanchaniens ne se doutaient pas de ce qui les attendait. Ils croyaient le savoir, sans doute, mais Tuon les surprendrait, aussi sûrement que le ciel était bleu.

Bon, d’accord, il était nettement gris, ces derniers temps…

On parlait aussi d’une alliance entre le Peuple de la Mer et les Seanchaniens. Là, Mat n’y croyait pas une seconde. Certes, les Seanchaniens avaient arraisonné assez de navires des Atha’an Miere pour donner cette impression, mais c’était une fausse nouvelle.

Mat parcourut aussi plusieurs rapports sur Rand. Au mieux imprécis, au pire indignes de confiance.

Les maudites couleurs tourbillonnèrent. Assis sous une tente, Rand conversait avec des gens. Était-il en Arad Doman ? Mais comment aurait-il pu, en même temps, être en train de se battre dans les Terres Frontalières ?

Une rumeur allait même jusqu’à prétendre qu’il avait tué Tylin. Quels décérébrés avaient pu accoucher de cette idée ?

Au moins, dans cette vision, Rand était habillé…

Le dernier rapport se révéla intrigant. Des loups couraient par meutes – des énormes meutes –, se réunissaient dans des clairières et hurlaient à la mort. La nuit, le ciel tournait au rouge. Partout, les troupeaux se mettaient en rang dans les champs, toujours face au nord. Dans des prairies, on retrouvait les traces du passage d’armées de Créatures des Ténèbres.

Ces âneries étaient des ragots que les fermières racontaient aux autres fermières, et qui finissaient par atteindre les oreilles des espions d’Egwene.

Mat contempla pensivement cette ultime feuille. Puis, sans vraiment y penser, il s’avisa qu’il avait sorti de sa poche la missive de Verin. De plus en plus froissée et sale, la lettre demeurait fermée. Pourtant, l’envie de l’ouvrir taraudait Mat. Y résister était un exploit permanent.

— Eh bien, quelle vision inhabituelle ! lança une voix féminine.

Mat leva les yeux et vit que Setalle approchait, le corsage lacé de sa robe marron mettant en valeur son opulente poitrine. Non que Mat, un homme marié, passât son temps à la reluquer.

— Tu aimes mon antre ? demanda Mat.

Il posa la lettre sur un côté puis ajouta le dernier rapport sur une pile, à côté d’une série de croquis esquissant les plans d’une nouvelle arbalète inspirée de celle que Talmanes avait apportée.

Les documents menaçaient de s’envoler. N’ayant plus rien pour les lester, Rand retira une de ses bottes et s’en servit comme d’une pierre.

— Ton antre ? répéta Setalle, amusée.

— Et comment ! répondit Mat en grattouillant son pied désormais déchaussé. Si tu veux y entrer, il faudra prendre un rendez-vous avec mon secrétaire.

— Ton secrétaire ?

— Pas la petite souche, là, mais la grande, celle qui est couverte de mousse.

Setalle arqua un sourcil.

— Un vrai cerbère qui n’a jamais laissé passer quelqu’un que je ne voulais pas voir.

— Tu es un homme intéressant, Matrim Cauthon, dit Setalle.

Elle s’assit sur la plus grande souche. Dans le pur style d’Ebou Dar, sa robe était relevée sur un côté pour dévoiler des jupons si colorés qu’un Zingaro se serait enfui à toutes jambes.

— Tu veux quelque chose de spécial ? demanda Mat. Ou es-tu venue pour le plaisir de te percher sur la tête de mon secrétaire ?

— On dit que tu es allé une fois de plus au palais, ce matin. Est-il vrai que tu connais la reine ?

Mat haussa les épaules.

— Elayne est une assez gentille fille. Très jolie, ça, c’est sûr !

— Tu ne réussiras plus à me choquer, Matrim Cauthon, dit Setalle. Avec un peu de retard, j’ai compris que tes piques visaient cet objectif.

Sans blague ?

— Maîtresse Anan, je dis toujours ce que je pense. En quoi ça t’importe, que je connaisse la reine ou non ?

— Eh bien, c’est une pièce de plus du puzzle nommé Matrim Cauthon. Aujourd’hui, j’ai reçu une lettre de Joline.

— Que te veut-elle ?

— Elle ne me demande rien. Elle voulait juste nous informer de l’arrivée de son groupe à Tar Valon.

— Tu as sûrement mal lu quelque chose…

Setalle coula un regard réprobateur au jeune insolent.

— Joline Sedai te respecte, maître Cauthon. Elle ne tarit pas d’éloges sur toi, surtout quand il est question de la façon dont tu les as secourues, ses deux compagnes et elle. Dans sa lettre, elle me demande de tes nouvelles.

Mat en cilla de surprise.

— Sans blague ? Et elle dit des gentillesses à mon sujet ?

Setalle fit « oui » de la tête.

— Que la Lumière me brûle ! Encore un peu, et je me repentirai de lui avoir teint la bouche en bleu. Cela dit, avec la façon dont elle me traitait, j’étais loin de penser que…

— Dire de telles choses à un homme l’incite à avoir la grosse tête. On pourrait croire que sa façon de te traiter aurait suffi…

— C’est une Aes Sedai, marmonna Mat. Elle nous considère tous comme une souillure de boue sur la semelle de ses bottes.

Setalle foudroya Mat du regard.

Cette femme avait quelque chose de régalien. En elle cohabitaient une grand-mère, une dame de la cour et une solide aubergiste à qui on ne la faisait pas.

— Désolé, dit Mat. Certaines Aes Sedai sont moins mauvaises que d’autres. Je n’avais pas l’intention de t’insulter.

— Je prendrai ça comment un compliment, fit Setalle. Même si je ne suis pas une Aes Sedai.

Mat haussa les épaules et remarqua une très jolie pierre. La ramassant, il s’en servit pour remplacer sa botte, sur la pile de documents. Depuis qu’il ne pleuvait plus, on ne mourait pas de chaud pour autant…

— Tu dis que ça ne t’a pas blessée, fit Mat. Mais alors, qu’est-ce que ça fait ? Cette chose que tu as perdue ?

Setalle s’autorisa un sourire.

— Quel est ton plat préféré, maître Cauthon ? Celui que tu ne donnerais en échange de rien ?

— La tourte sucrée de ma mère, répondit Mat sans hésiter.

— Eh bien, c’est tout à fait ça, fit Setalle. Se rappeler qu’on dégustait jadis une tourte tous les jours, mais savoir qu’on n’y aura plus droit. Tes amis, eux, ils peuvent se goinfrer avec cette tourte. Tu les envies et tu souffres, mais en même temps tu jubiles. Au moins, quelqu’un appréciera ce qui t’a été refusé.

Mat hocha lentement la tête.

— Pourquoi détestes-tu les Aes Sedai, maître Cauthon ?

— Je ne les hais pas, assura Mat. Que le Lumière me brûle, c’est la stricte vérité. Mais parfois, un homme semble incapable de faire deux choses sans que des femmes lui demandent d’en aborder une d’une façon différente et de laisser tomber l’autre.

— Personne n’est forcé de s’enquérir de leur avis. Mais crois-moi, quand elles le donnent, on ne tarde jamais à reconnaître sa pertinence.

Mat haussa les épaules.

— Parfois, un homme aime bien faire ce qu’il veut, sans qu’on lui rabâche à longueur de journée ce qui cloche avec son boulot et ce qui ne va pas chez lui. C’est tout.

— Et ça n’a rien à voir avec ta vision très… particulière des nobles ? Après tout, la plupart des Aes Sedai se comportent comme si elles étaient de haute naissance.

— Je n’ai rien contre les nobles, dit Mat en tirant sur sa veste. Simplement, je n’ai aucune envie d’en devenir un.

— Où est le problème, alors ?

Mat resta silencieux un moment. Puis il baissa les yeux sur son pied, de plus en plus gelé, et remit sa botte.

— Ce sont les bottes…

— Les bottes ? répéta Setalle, larguée.

— Oui, les bottes. Tout ça, c’est une affaire de bottes.

— Mais…

— Tu vois, fit Mat en finissant de lacer sa botte, beaucoup d’hommes n’ont pas à se demander quelles bottes ils mettront un jour donné. Ce sont les pauvres parmi les pauvres. Si tu demandes à l’un d’eux : « Eh, mon gars, quelle paire de bottes vas-tu porter aujourd’hui ? », il n’aura aucun mal à te répondre. « Eh bien, Mat, comme je n’ai qu’une paire, je pense sérieusement à opter pour celle-là. »

Le jeune flambeur hésita.

— Enfin, si c’est toi qui demandes, il ne te répondra pas comme ça, parce que tu n’es pas moi. Je veux dire que le type ne t’appellera pas « Mat », tu comprends ?

— Je crois, oui, fit Setalle, amusée.

— Cela posé, dès qu’on a un peu d’argent, la question de la paire de bottes à choisir devient plus compliquée. Les gens moyens, comme moi… (Il dévisagea Setalle.) Parce que je suis un type moyen, pas vrai ?

— Bien entendu.

— Je ne te le fais pas dire ! (Sa botte bien lacée, Mat se redressa.) Un type moyen, donc, peut avoir trois paires de bottes. La première, c’est celle qu’on porte quand on doit se charger d’un travail désagréable. Si elle peut faire mal à chaque pas, voire être trouée, elle reste assez bonne pour qu’on ne se casse pas la figure. De plus, on se fiche de salir ces godasses-là dans un champ ou dans une étable.

— Je crois avoir saisi, fit Setalle.

— La deuxième paire de bottes, c’est celle qu’on met tous les jours. Par exemple le soir, quand on est invité à dîner chez des voisins. Ou, dans mon cas, quand on doit aller se battre. Des bottes de qualité avec lesquelles on marche d’un pas sûr, et qu’on n’a pas honte d’exhiber.

— Et la troisième paire, fit Setalle, soucieuse d’accélérer le récit, on la réserve pour les grandes occasions ? Les banquets, les bals, un dîner avec une huile locale…

— Des bals ? Une huile locale ? Par les maudites cendres, femme ! Je te prenais pour une aubergiste.

Setalle rosit.

— Nous n’irons pas au bal, continua Mat, mais si ça devait arriver, la deuxième paire conviendrait. Si elle est assez bonne pour rendre visite à la vieille dame Hembrew, la fameuse voisine, pourquoi ne serait-elle pas parfaite pour écraser les orteils de toute femme assez folle pour danser avec un rustre ?

— Alors, la troisième paire, elle sert à quoi ?

— À marcher. N’importe quel fermier sait qu’il faut de bonnes bottes pour avaler de la distance.

Setalle parut perplexe.

— D’accord… Mais quel rapport avec le fait d’être un noble ?

— C’est évident ! s’écria Mat. Tu ne vois donc pas ? Un type moyen peut savoir très exactement quelle paire de bottes choisir. Trois différentes, ce n’est pas la mer à boire. Je dirais même plus : quand on a trois paires de bottes, la vie est simple. Mais les nobles… Talmanes se vante d’en avoir quarante, chez lui ! Quarante paires, tu peux imaginer ça ?

Setalle sourit de plus belle.

— Quarante paires, répéta Mat en secouant la tête. Quarante fichues paires ! Et toutes ne se ressemblent pas, bien entendu. Une paire pour chaque tenue, et une dizaine dans des styles différents adaptés à une bonne moitié desdites tenues.

» Il y a des bottes pour rois, pour hauts seigneurs et pour quidams lambda. Mais ce n’est pas tout ! Il existe aussi des bottes pour l’hiver et d’autres pour l’été. Des bottes pour la pluie et d’autres pour la sécheresse. Et je ne parle même pas des simples chaussures qu’on met pour aller dans la salle des thermes. Lopin s’arrachait les cheveux parce que je n’avais pas de pantoufles quand je filais au petit coin, la nuit.

— Je vois… Tes bottes sont une métaphore… Elles représentent la multitude des responsabilités qui pèsent sur l’aristocratie quand il s’agit de prendre des décisions politiques ou sociales complexes.

— Une métaphore ? Par le maudit sang, femme ! Ce n’est pas une métaphore. Juste une affaire de bottes !

Setalle secoua la tête.

— Tu es un homme à la sagesse peu conventionnelle, Mat Cauthon.

— Je fais de mon mieux, dit Mat en s’emparant du pichet de cidre aux épices. Pour ne pas être conventionnel, je veux dire.

Il remplit un gobelet et le tendit à Setalle, qui l’accepta, le vida puis se leva.

— Je vais te laisser à tes innocents amusements, maître Cauthon. Mais si tu fais des progrès au sujet du portail que j’ai demandé…

— Elayne affirme qu’elle en aura un pour toi très bientôt. Un jour ou deux… Une fois de retour d’une mission que je dois mener avec Thom et Noal, je ferai en sorte qu’elle tienne parole.

Setalle hocha la tête. Si Mat ne revenait pas de cette mission, elle s’occuperait d’Olver.

Mat attendit qu’elle soit assez loin avant de prendre une gorgée de cidre à même le pichet. Il faisait ça depuis le début de la soirée, mais Setalle aurait sans doute préféré ne pas le savoir. Le genre de grain qu’il ne fallait pas donner à moudre aux femmes.

Mat se repencha sur les rapports, mais son esprit vagabonda, l’entraînant à repenser à la tour de Ghenjei. Et à ces fichus serpents et renards. Les révélations de Birgitte étaient très instructives, mais pas particulièrement encourageantes. Deux mois ? Deux mois à errer dans ces couloirs ? Un sacré bol d’inquiétudes bien fumantes servies comme une bouillie vespérale. Au-delà de ça, Moiraine avait parlé de feu, de musique et de fer… Violer les règles n’était pas une idée aussi originale qu’on l’aurait cru.

Rien qui pût étonner Mat. Selon lui, après que la Lumière eut créé le premier homme, celui-ci s’était empressé d’inventer la première règle. Aussitôt né, le deuxième homme avait pensé à un moyen de la contourner.

Pour dire les choses autrement, les gens comme Elayne édictaient des lois qui les arrangeaient. Et les types comme Mat imaginaient la meilleure manière de passer outre.

L’ennui, c’était que Birgitte – qui comptait parmi les légendaires Héros du Cor – n’avait pas réussi à vaincre les Aelfinn et les Eelfinn. Au minimum, c’était déconcertant.

Mais Mat disposait d’un atout que l’archère n’avait pas eu. Sa chance !

Adossé à son siège, il se plongea dans une profonde méditation.

Clintock, un de ses soldats, passa devant lui et le salua. Toutes les demi-heures, les Bras Rouges venaient voir si leur chef allait bien. À l’évidence, ils n’étaient pas encore remis de la honte d’avoir laissé le gholam entrer dans le camp.

Mat reprit la lettre de Verin et la froissa entre ses doigts. Les coins usés, les taches… De nouveau, il tapota la table avec la missive.

Puis il la jeta à côté des rapports. Non ! Pas question de l’ouvrir, même quand il reviendrait de sa mission. Un point et c’était tout. Ce que disait ce texte, il ne le saurait jamais, et ça ne l’empêcherait pas de dormir.

Se levant, il partit en quête de Thom et de Noal. Le lendemain, ce serait le grand départ pour la tour de Ghenjei.


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