31 Dans le vide

Mat but le reste du vin et savoura son goût à la fois doux et frais. Puis il baissa son gobelet et lança les cinq dés qu’il serrait dans sa paume. Se percutant les uns les autres, ils roulèrent sur le plancher de la taverne.

L’air était pesant – lourd de vacarme, de jurons et de senteurs puissantes. La fumée, les alcools forts, un morceau de bœuf tellement poivré qu’on ne captait même plus l’odeur de la viande… En un sens, c’était un bienfait. Même à Caemlyn, la barbaque se gâtait en un clin d’œil.

Les types puants, autour de Mat, regardèrent tomber les dés. L’un empestait l’ail, un autre la sueur et du troisième montaient des relents de tannerie. Les cheveux crasseux et les ongles sales, ces miteux avaient dans leurs poches des pièces qui ne valaient pas moins que les autres.

Le jeu s’appelait le Crachat de Koronko, une spécialité du Shienar.

Mat ignorait totalement les règles.

— Cinq « un », lâcha le type qui puait l’ail. (Nommé Rittle, il semblait perturbé.) C’est perdu, mon gars.

— Non, pas du tout, fit Mat.

Qu’importait sa méconnaissance des règles. Il avait gagné, il le sentait. Sa chance ne le lâchait pas.

Une heureuse initiative… Il en aurait besoin, ce soir…

Le type qui puait la tannerie porta une main à sa ceinture, où pendait un coutelas. Appelé Saddler, il avait un menton si râpeux qu’on aurait pu aiguiser une épée dessus.

— Mon gars, ne viens-tu pas de dire que tu ne connais pas ce jeu ?

— Et c’est vrai, confirma Mat. Mon gars… Pourtant, c’est un lancer gagnant. Devons-nous interroger des gens dans la salle pour qu’ils le confirment ?

Les trois types se regardèrent, l’air sinistre.

Mat se leva. À force de fumée de pipe, au fil des ans, les murs de la taverne avaient tourné au gris. Quant aux fenêtres, pourtant en verre de qualité, elles étaient opaques pour la même raison. Mais la tradition voulait qu’on ne les lave jamais.

Sur l’enseigne délabrée, dehors, s’affichait une roue de chariot. Quant à la raison sociale, officiellement, c’était La Roue des Fumeurs. Cependant, tout le monde parlait de La Roue des Rumeurs, parce qu’il n’y avait pas meilleur endroit à Caemlyn pour entendre des ragots. Un ramassis de mensonges, mais tout le plaisir était là, justement.

Presque tous les clients s’humidifiaient le gosier à la bière. Mat, lui, s’était récemment découvert une passion pour le vin rouge.

— Maître Écarlate, encore un verre ? demanda Kati.

La serveuse du lieu. Une beauté aux cheveux aile de corbeau et au sourire si large qu’il n’était pas loin de s’étendre jusqu’au Cairhien. Toute la nuit, elle avait taquiné Mat – une vraie coquine. Pourtant, il avait insisté sur son statut d’homme marié, et pris garde à ne pas lui sourire. Enfin, pas trop. Et pas avec son sourire irrésistible. Mais certaines femmes ne pouvaient pas regarder la réalité en face – même si elle aurait dû leur sauter aux yeux.

D’un geste, Mat déclina l’offre. Ce soir, il ne s’était autorisé qu’un seul gobelet, pour se donner du courage. Parce qu’il en avait quand même un peu besoin.

Résigné, il retira le foulard de son cou, le posa à côté de lui, et sortit son médaillon de sous sa chemise. Lumière, qu’il était agréable de l’avoir de nouveau sur lui.

Il le laissa pendre sur sa poitrine, entre les pans de la veste rouge et argent que Thom lui avait achetée.

Enfin, il prit sa lance, posée contre un mur, retira la gaine de l’étrange fer et posa l’arme sur son épaule.

— Oyez, braves gens ! cria-t-il. Dans cette fichue taverne, quelqu’un connaît les règles du Crachat de Koronko ?

Les trois joueurs regardèrent l’arme du jeune flambeur. Le troisième du lot, Snelle, se leva, écarta sa veste et dévoila l’épée courte qui battait sa hanche.

Au début, la plupart des clients ignorèrent Mat. Les conversations allaient bon train : entre les histoires sur l’armée des Terres Frontalières qu’on avait perdue et celles sur la grossesse de la reine, on trouvait une gamme de fariboles au sujet du Dragon Réincarné, des morts mystérieuses ou de celles qui ne l’étaient pas tant que ça. Ici, tout le monde avait une rumeur (au moins) à répandre. Et si certains clients portaient à peine mieux que des haillons, d’autres paradaient dans leurs plus beaux atours. Des nobles jusqu’aux misérables, tout le monde faisait tourner la Roue des Rumeurs.

Au comptoir, quelques types foudroyèrent Mat du regard parce qu’il leur avait percé les tympans.

Mais un homme hésitait, les yeux ronds.

Mat saisit son chapeau noir à larges bords, sur la table, et le posa sur sa tête.

Yeux-Ronds flanqua des coups de coude à ses compagnons.

Le joueur qui puait la sueur se massa le menton, comme s’il essayait de se rappeler quelque chose.

Snelle eut un rictus à l’intention de Mat.

— On dirait que personne ne te répond, mon gars ! Tu vas devoir nous faire confiance. Un type avisé ne lance pas les dés sans connaître les règles. Alors, tu nous paies ou…

Rittle écarquilla les yeux, puis il s’assit, prit le bras d’un de ses amis et lui murmura quelque chose à l’oreille.

Snelle lorgna le médaillon, leva les yeux et dévisagea Mat. Qui se contenta de hocher la tête.

— Excusez-nous, seigneur…, fit Rittle en se levant.

Il s’éloigna d’un pas mal assuré. Ses amis le suivirent, laissant les dés et les pièces sur le sol.

Nonchalant, Mat s’accroupit, ramassa les mises et les fit tomber dans sa bourse. Les dés, il les laissa où ils étaient. Pipés, ils devaient en principe tirer exclusivement des « trois ». Mat avait découvert l’astuce grâce à deux ou trois lancers d’essai, avant d’avoir posé ses mises.

Dans une taverne, les murmures se répandaient à la vitesse d’une colonie de fourmis rouges sur une charogne.

Des chaises grincèrent, des conversations devinrent moins vives et d’autres cessèrent complètement.

Mat se dirigea vers la sortie. Sur son passage, tout le monde s’écarta.

Après avoir jeté une couronne d’or sur le comptoir, Mat toucha le bord de son chapeau avec l’index et le majeur – une façon de saluer Hatch, le tavernier.

L’homme essuyait des verres derrière son comptoir. Sa femme l’aidait – une beauté, celle-là aussi, mais Hatch gardait à portée de la main un gourdin spécial pour les types qui la reluquaient trop longtemps. Du coup, Mat se contenta d’un coup d’œil.

Il laissa tomber son foulard sur le sol. Enfin, ce truc avait un trou…

Dès qu’il fut dehors, les dés cessèrent de rouler dans sa tête. Il était temps de se mettre au travail.

Sans se presser, il s’enfonça dans la nuit. Toute la soirée, il était resté à visage découvert, et plusieurs hommes l’avaient reconnu – avant de sortir précipitamment et sans dire un mot.

Longeant la taverne, il vit que des gens se massaient derrière les fenêtres et dans l’entrée.

Mat essaya de ne pas penser que tous ces regards étaient autant de couteaux plantés entre ses omoplates. Bon sang, il aurait juré avoir de nouveau un nœud coulant autour du cou ! Voilà un moment qu’il ne s’était plus promené avec la gorge découverte. Même avec Tylin, il gardait son foulard.

Ce soir, cependant, il avait décidé de danser avec le Grand Faucheur. Du coup, il noua le médaillon à la lame de son ashandarei. Le ter’angreal reposant contre le plat du fer, une partie dépassait de la pointe. Une configuration pas très commode – pour que le médaillon touche la chair, il devrait frapper avec le plat de la lame –, mais qui lui donnait plus d’allonge que de brandir l’artefact à bout de bras.

Équipé comme il l’entendait, il choisit une direction et se mit en route. Dans la Nouvelle Cité, les bâtiments construits par des hommes contrastaient fortement avec les merveilles des Ogiers. De la belle ouvrage quand même, mais sans grandeur, et avec une désolante tendance à privilégier des édifices étroits et disposés en rangs serrés comme des sardines.

Le premier groupe tenta de lui faire la peau alors qu’il était à une rue de La Roue des Rumeurs.

Quatre ruffians… Dès qu’ils eurent jailli des ombres, des Bras Rouges surgirent d’une ruelle, Talmanes à leur tête.

Mat se tourna vers les tueurs, qui pilèrent net dès qu’ils virent ses renforts. Puis ils filèrent à toutes jambes, et le jeune flambeur fit un petit signe à Talmanes.

Les Bras Rouges se fondirent de nouveau dans les ombres. Sans se presser, Mat reprit sa « promenade », lance toujours sur l’épaule. Ses gars avaient ordre de ne pas se montrer, sauf quand on l’attaquait.

Dans l’heure qui suivit, il eut besoin d’eux à trois reprises pour décourager des bandes de tueurs. La dernière fois, il fallut en venir aux armes. Même chez eux, dans leurs rues sombres, les voyous ne firent pas le poids contre des soldats entraînés. Bilan de l’escarmouche ? Cinq bandits raides morts et un seul Bras Rouge blessé. Avec une petite escorte, Rand le renvoya au camp.

Les heures passaient… Agacé, Mat se demanda s’il n’allait pas devoir recommencer cette comédie le lendemain. Mais soudain, il remarqua une silhouette debout dans la rue, juste devant lui.

Humides après une bruine, plus tôt dans la nuit, les pavés reflétaient la lumière argentée de la lune.

Mat s’immobilisa, sa lance glissant en position de combat. Il ne voyait aucun détail de l’inconnu, mais à sa posture…

— Tu voulais me piéger ? demanda le gholam, amusé. Avec tes hommes qui tiennent à peine debout et qui crèvent presque dès qu’on les touche ?

— J’en ai assez d’être traqué, dit Mat à haute et intelligible voix.

— Du coup, tu te livres à moi ? Que c’est obligeant, mon gros poisson…

— N’est-ce pas ? fit Mat, le médaillon attaché à son arme brillant sous les rayons de lune. Méfie-toi quand même des arêtes.

Alors que le tueur avançait, les Bras Rouges allumèrent des lanternes puis les posèrent sur le sol. Après, ils reculèrent un peu, quelques-uns filant pour aller délivrer des messages.

Ces hommes avaient ordre de ne pas intervenir. Mais obéir leur en coûtait, Mat l’aurait juré.

Bien campé sur ses jambes, le jeune flambeur attendait le gholam. Pour charger un monstre pareil, il fallait être un héros, et Mat n’avait pas la vocation. Cela dit, ses hommes avaient mission de ne laisser personne circuler dans les rues adjacentes, histoire que le gholam ne prenne pas peur.

Cette démarche n’avait aucun rapport avec de l’héroïsme. Cela dit, on aurait pu parler de bêtise congénitale…

Avec les lanternes, le gholam projetait des ombres furtives un peu partout dans la rue.

Mat tenta un balayage avec son arme, mais la créature, rapide comme l’éclair, évita la lame mortelle.

Par les maudites cendres !

Ce monstre était vif comme il n’aurait pas dû être permis. Avec son couteau, il réussit même à toucher la hampe de l’ashandarei.

Mat recula afin que le gholam n’ait pas la moindre chance de couper la lanière du médaillon. Frustré, le monstre tourna autour de sa proie en restant dans le cercle lumineux des lanternes.

N’ayant jamais oublié le jour où le gholam lui avait mené la vie dure, dans une allée étroite d’Ebou Dar, Mat avait choisi une rue relativement large, afin d’avoir toute sa liberté de mouvement.

Le tueur avança de nouveau. Mat fit mine d’être surpris, incitant son adversaire à s’engouffrer dans la brèche.

Son calcul faillit se retourner contre lui, mais il parvint de justesse à toucher sa cible du plat de la lame – côté médaillon, bien sûr.

Le bijou émit une sorte de sifflement quand il entra en contact avec la peau du tueur.

Le gholam jura et recula. La lueur vacillante des lanternes éclaira ses traits, ou en tout cas, en exposa une partie à la lumière. Malgré la fumée qui s’élevait d’un de ses bras, le gholam souriait toujours.

Jusque-là, Mat avait jugé très ordinaire le visage du monstre. Avec cette lumière inégale – et ce sourire –, il changea d’avis. Cette créature était terrifiante. D’autant plus que la lueur des lanternes faisait briller ses petits yeux presque noyés dans les profondeurs de leurs orbites.

Passe-partout le jour, abominable la nuit ! Cette horreur avait charcuté Tylin alors qu’elle était sans défense.

Mat serra les dents, puis il passa à l’offensive.

Une erreur grossière ! Le gholam était plus rapide que lui, et il ne savait pas si le médaillon serait assez puissant pour le tuer.

Mat attaqua quand même. Pour Tylin et pour les Bras Rouges que lui avait déjà pris la créature.

Mais surtout… parce qu’il n’avait pas d’autre solution. Quand on voulait vraiment connaître la valeur d’un homme, il suffisait de l’acculer dans un coin et de le forcer à se battre pour sa vie.

Mat y était, dans le coin… La proie acculée, justement… Quoi qu’il ait fait, ce gholam l’aurait retrouvé un jour ou l’autre. Ou, pire encore, il serait tombé sur Tuon ou sur Olver. Dans une situation de ce genre, tout homme sensé… se serait défilé. Mais Mat Cauthon était un fichu cinglé.

Être resté à Caemlyn à cause de la parole donnée à une Aes Sedai semblait absurde. Au moins, s’il crevait, ce serait les armes à la main.

Devenu lui aussi un tourbillon d’acier et de bois, un antique cri sortant de sa gorge, il attaqua. Surpris, le gholam recula. Mat lui abattit sa lance sur la main, d’où monta de la fumée. Puis il fit sauter un couteau des doigts du tueur.

Le gholam bondit sur un côté, mais Mat plongea en avant, puis propulsa la lame de sa lance entre les jambes de son adversaire.

La créature s’écroula. Quelque fluides que fussent ses mouvements, et si équilibrée fût-elle, elle tomba.

Alors qu’il se relevait, Mat abattit son arme sur un talon du gholam. Le tendon n’y résista pas, coupé net. Après un coup pareil, tout être humain serait retombé. Là, le monstre reprit ses appuis comme si de rien n’était. Pas une goutte de sang ne sourdait de la blessure.

Les doigts pliés comme des griffes, le tueur plongea sur Mat. Forcé de reculer, le jeune flambeur zébra l’air avec sa lame afin de se gagner un peu d’espace.

Le gholam lui sourit. Puis, contre toute attente, il lui tourna le dos et s’enfuit.

Mat lâcha un chapelet de jurons. Quelque chose avait effrayé le monstre ? Non, parce qu’il ne fuyait pas, chargeant au contraire les Bras Rouges.

— Repliez-vous ! leur cria Mat. Filez ! Que la Lumière te brûle, fichu monstre ! Je suis là, viens te battre !

Les Bras Rouges se dispersèrent, obéissants. L’air sinistre, Talmanes resta où il était.

Le monstre éclata de rire mais ne traqua pas les fugitifs. En revanche, il flanqua un coup de pied dans la première lanterne, qui s’éteignit aussitôt. Il fit de même avec une partie des autres, plongeant la rue dans la pénombre.

Par le sang et les cendres !

Mat chargea. S’il laissait faire le gholam, il devrait finir le combat dans une nuit d’encre.

Au mépris de sa propre sécurité, Talmanes bondit et ramassa sa lanterne afin de la protéger. Puis il courut comme un fou, et Mat jura en voyant que le monstre le suivait.

Il se lança aussi dans la course. Talmanes avait une bonne avance, mais le gholam était si rapide.

Presque rattrapé, Talmanes se déporta sur un côté puis gravit les marches du perron d’un bâtiment.

Le monstre plongea. Talmanes tituba en arrière tandis que son chef, désespéré, donnait tout ce qu’il avait pour le rejoindre.

La lanterne glissa des doigts de Talmanes et de l’huile enflammée se répandit sur les planches du perron. Aussitôt, le bois sec s’embrasa. Bientôt, des langues de feu illuminèrent le gholam, qui fondait sur sa proie.

Mat lança son ashandarei.

Avec son fer-lame très lourd, l’arme n’était pas vraiment faite pour cet usage, mais Mat n’avait pas de couteau sous la main.

Il avait visé la tête du monstre. Nul ne l’aurait deviné au vu du résultat final – un fiasco. Par bonheur, la lance piqua vers le sol et passa entre les jambes du gholam.

Le monstre tituba et s’étala sur les pavés. Talmanes recula sur les marches du bâtiment à présent en feu.

Bénie soit ma chance ! pensa Mat.

Le monstre se releva et fit mine de suivre Talmanes. Mais il vit quel objet l’avait fait trébucher et se tourna vers Mat pour le gratifier d’un rictus triomphant. Ensuite, il ramassa la lance – le médaillon toujours en place –, puis la projeta à son tour. Pas sur Mat, mais vers le bâtiment. Fracassant une fenêtre, l’ashandarei s’engouffra dans la structure en flammes.

Des lumières s’étaient allumées à l’intérieur, comme si les occupants venaient de s’apercevoir qu’il se passait quelque chose dehors.

Talmanes et Mat se consultèrent du regard. Vif à comprendre, le Cairhienien défonça la porte du bâtiment et entra.

Les flammes derrière lui, le gholam fit face à Mat.

Voyant le monstre fondre sur lui, le jeune flambeur sentit son cœur s’affoler.

Les doigts moites, Mat plongea les mains dans les poches de sa veste. Alors que le gholam arrivait – les bras tendus vers son cou –, il sortit ses mains et brandit quelque chose en direction des paumes de son adversaire.

Il y eut des crépitements, comme lorsqu’un morceau de viande cuit sur un gril. Braillant de douleur, le monstre tituba, ses yeux ronds rivés sur le jeune flambeur.

Lequel tenait un médaillon dans chaque main. Deux copies conformes du sien.

Il les fit tourner dans le vide au bout de deux longues et solides chaînes. À la lueur des flammes, les bijoux parurent briller alors qu’ils s’abattaient sur un bras du tueur.

Qui hurla, recula et siffla :

— Comment ? Comment as-tu fait ?

— Je n’en sais rien moi-même…

Selon Elayne, les copies n’étaient pas parfaites, mais elles faisaient très bien le boulot. Tant que le gholam en bavait, Mat se fichait des autres pouvoirs de ces bijoux.

— Je crois que j’ai été veinard, dit-il en faisant tournoyer ses armes.

Le monstre le foudroya du regard, puis il monta en titubant les marches du bâtiment en feu. Il y entra, peut-être avec l’idée de fuir.

Cette fois, Mat n’avait pas l’intention de le laisser faire. Il gravit à son tour les marches et franchit la porte embrasée.

D’un couloir latéral, Talmanes lui envoya sa lance, et il la rattrapa au vol.

L’entrée brûlait déjà, la chaleur devenue suffocante. Au plafond, de la fumée s’accrochait.

Un carré de tissu sur le visage, Talmanes toussait.

Le gholam se tourna vers Mat et chargea.

Au milieu de la grande entrée, le jeune flambeur se prépara au choc, son ashandarei brandi pour bloquer les mains du tueur.

L’embout de l’arme avait été roussi par les flammes et la hampe fumait juste en dessous du fer.

Mat attaqua en mobilisant toutes ses forces. Il zébra l’air avec sa lance, la lame laissant une traînée de fumée dans son sillage.

Le gholam tenta de frapper. Son arme tenue d’une seule main, le jeune flambeur lança un de ses médaillons comme un couteau et toucha la créature au visage. La chair noircie et fumante, le monstre recula. Mat avança, récupéra le médaillon avec la pointe de son arme et le renvoya sur son adversaire.

Il poussa son avantage, frappa une main du gholam avec sa lance et lui trancha plusieurs doigts.

Comme toujours, il n’y eut pas de sang et le monstre n’eut pas plus mal que d’habitude. Mais ça le ralentirait quand même un peu.

Le gholam ne fut pas long à se ressaisir. Les yeux brillant de colère, il siffla comme un serpent puis bondit en avant. Mat s’écarta et, au passage, entailla la chemise du tueur, dévoilant son torse. Avec son deuxième médaillon, il frappa le monstre au moment où celui-ci lui griffait le bras, ouvrant la chair et envoyant du sang gicler contre un mur.

Mat grogna de douleur. Titubant, son adversaire recula dans le couloir en feu. À cause de la chaleur, mais aussi de la fatigue, le jeune flambeur transpirait à grosses gouttes.

Ce monstre, il ne pouvait pas l’affronter. Pas pendant longtemps, en tout cas. Mais ça n’avait aucune importance.

Il repassa à l’attaque, son ashandarei fendant l’air. Avec le plat de la lame – côté médaillon – il percuta le flanc du gholam. Puis il enchaîna en lui propulsant à la figure le deuxième médaillon. Alors que le tueur se pliait en deux, il lui abattit le troisième sur la nuque.

Ensuite, il reprit sa lance à deux mains, des volutes de fumée s’élevant dans l’air quand il l’écarta du gholam.

Alors que la lame scintillait et fumait, Mat se surprit à crier dans l’ancienne langue :

Al dival, al kiserai, al mashi !

Pour la Lumière, la gloire et l’amour !

Devant un déluge de coups, le monstre recula. Puis il jeta un coup d’œil derrière lui, sembla remarquer quelque chose mais ne put s’appesantir dessus à cause de l’attaque furieuse de Mat.

Tai’daishar !

Le vrai sang de la bataille !

Comme un ouragan, Mat força le monstre à reculer vers une porte ouverte, au fond du couloir. La pièce, au-delà, était un puits de ténèbres. Même les flammes ne parvenaient pas à se refléter sur ses murs.

Carai manshimaya Tylin. Carai an manshimaya Nalesean. Carai an manshimaya ayend’an !

L’honneur de ma lame pour Tylin ! L’honneur de ma lame pour Nalesean ! L’honneur de ma lame pour tous les morts !

Un cri de vengeance.

Le gholam entra dans la pièce obscure, le sol devenant couleur d’os blanchi dès qu’il y eut pris pied.

Mat inspira à fond, puis il franchit la porte et, avec l’énergie du désespoir, abattit le fer fumant de sa lance sur la tempe du tueur. Alors que des étincelles et des cendres volaient dans les airs, le monstre jura de rage et vacilla vers la droite.

Du coup, il faillit tomber de la plate-forme qui surplombait un vide abyssal. Une jambe en l’air au-dessus du gouffre, il siffla de rage et battit des bras pour conserver son équilibre.

De ce côté-là, une lumière blanche brillait entre la lisière du sol et le mur – le bord d’un portail conçu pour Planer, pas pour Voyager.

— Je ne sais pas si tu peux crever, souffla Mat, mais j’espère que non. Oui, fasse la Lumière que tu sois immortel.

Sur ces mots, il flanqua un coup de pied dans le flanc du gholam, l’éjectant de la plate-forme pour lui offrir une chute sans fin dans le néant.

Une mésaventure qui ne parut pas ravir le monstre.

— Oui, j’espère que tu es immortel, parce que tu tomberas jusqu’à la fin des temps, maudit rejeton infect d’une bouse de vache !

Mat expédia dans le vide un crachat rouge de son sang qui disparut bientôt de sa vue – comme la créature.

Sumeko vint se camper à côté du jeune flambeur. Solide matrone, les cheveux noirs très longs, cette femme de la Famille ne semblait pas du genre à aimer qu’on lui donne des ordres. Comme toutes les représentantes de la gent féminine, à vrai dire.

Tout au long de l’opération, elle s’était tenue sur la plate-forme, du côté qu’on ne pouvait pas voir depuis le couloir. Il le fallait pour qu’elle puisse maintenir la plate-forme blanche, qui évoquait plus ou moins un livre géant.

Elle leva à l’intention de Mat un sourcil perplexe.

— Merci pour le portail, dit le jeune flambeur en posant sa lance sur son épaule, la lame fumant toujours un peu.

Depuis le palais, Sumeko avait ouvert un portail pour venir ici et générer celui qui avait été fatal au gholam. Comme elle avait tissé les flux au palais, Mat et les autres avaient espéré que le monstre ne les sentirait pas.

Sumeko haussa les épaules. Ensemble, Mat et elle sortirent du portail et déboulèrent dans le bâtiment où des Bras Rouges s’échinaient à éteindre l’incendie.

Alors que le portail se dissipait, Talmanes s’approcha de Mat, Julanya, une autre femme de la Famille, sur ses talons.

— Tu es sûre que ce néant est infini ? demanda le jeune flambeur.

Petite et agréablement rondelette, Julanya semblait être faite pour les genoux d’un jeune homme bien sous tous les rapports. Les mèches blanches, dans ses cheveux, n’enlevaient rien à son charme.

— Pour autant qu’on peut le dire, répondit Sumeko, il l’est. Matrim Cauthon, ça a bien failli rater. Le monstre n’a pas paru surpris par le portail. Je crois qu’il l’a senti…

— J’ai quand même réussi à lui faire faire le grand plongeon.

— De justesse. Tu aurais dû nous laisser cette partie-là du plan…

— Ça aurait loupé, dit Mat en prenant le mouchoir humide que lui tendait Talmanes.

Sumeko regardait son bras, qui pissait le sang, mais il ne lui demanda pas d’intervenir. Cette entaille guérirait très bien toute seule. Et s’il restait une cicatrice, tant mieux ! Si on ne les arborait pas sur le visage, ces stigmates fascinaient les femmes. Tuon serait-elle du lot ?

— La fichue fierté des hommes, marmonna Sumeko. N’oublie pas que nous avons perdu certaines des nôtres à cause de ce monstre.

— Je suis ravi d’avoir contribué à votre vengeance.

Mat sourit triomphalement. Cela dit, Sumeko avait raison, c’était passé très près de rater. À coup sûr, alors qu’il approchait de la « pièce », le gholam avait senti la présence d’une femme capable de canaliser. Mais il n’avait pas pris la menace au sérieux.

Talmanes tendit à Mat les deux médaillons qu’il avait laissés tomber. Il les fourra dans sa poche et remit autour de son cou celui qu’il avait fixé à sa lance.

Sumeko et Julanya avaient regardé les bijoux avec des yeux voraces. Mais elles en seraient pour leurs frais. Olver en recevrait un et Tuon aurait l’autre dès qu’il la retrouverait.

Le capitaine Guybon, second de Birgitte, entra dans le bâtiment.

— Le monstre est mort ?

— Non, mais assez près de la fin pour que mon contrat avec la couronne soit rempli.

— Ton contrat avec la couronne ? Pour cette affaire, tu as demandé l’aide de la reine. Elle ne t’a jamais commissionné.

Talmanes s’éclaircit la voix.

— En fait, nous venons d’éliminer un tueur qui a abattu au moins une dizaine de ses sujets. Nous avons droit à une prime, j’en suis convaincu.

Le tout dit sans éclater de rire. La Lumière bénisse cet homme !

— C’est sacrément juste, renchérit Mat.

Arrêter le gholam et être payé pour ça. Que rêver de mieux, pour une fois ?

Le jeune flambeur lança son mouchoir à Guybon, puis il s’éloigna. Le suivant du regard, Sumeko et Julanya croisèrent les bras sans dissimuler leur agacement.

Comment les femmes faisaient-elles pour être furieuses contre un type même quand il avait honoré sa parole et risqué sa peau pour ça ?

— Désolé pour le feu, Mat, dit Talmanes. Je n’avais pas prévu de laisser tomber la lanterne. En principe, j’aurais dû me contenter d’attirer le gholam dans le bâtiment.

— Tu t’en es bien sorti, assura Mat.

Il inspecta la lame de sa lance – pas de dégâts majeurs.

Ils n’avaient pas su où le gholam attaquerait – s’il passait à l’action – mais Guybon avait fait du très bon travail. D’abord en organisant l’évacuation des bâtiments, puis en choisissant le site idéal pour l’ouverture du portail. Ensuite, il avait prévenu Talmanes par l’intermédiaire d’un Bras Rouge.

Bref, l’idée d’Elayne et Birgitte s’était révélée brillante, même si on s’était un peu écarté du plan. De toute façon, ça restait largement mieux que l’idée dont avait accouché Mat : enfoncer un des médaillons dans la gorge du gholam !

— Allons chercher Setalle et Olver à leur auberge, dit Mat, et rentrons au camp. Toute cette excitation est terminée. Bon sang, ça n’est pas trop tôt !


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