48 Près d’Avendesora


Encore un pas, et Aviendha émergea de la forêt de colonnes de verre. Prenant une grande inspiration, elle regarda derrière elle pour contempler le chemin qu’elle avait parcouru.

La place centrale de Rhuidean était d’une splendeur à couper le souffle. À part au centre, très précisément, des dalles blanches couvraient entièrement le sol.

Au centre, dans la terre, se dressait un arbre géant, ses branches écartées comme des bras qui auraient voulu étreindre le soleil. De ce végétal se dégageait une perfection que la jeune Aielle ne parvenait pas à expliquer. Sans doute à cause d’une impeccable symétrie : aucune branche manquante, pas de trou dans le feuillage… Une vision particulièrement impressionnante, car, lors de sa visite précédente, Aviendha s’était trouvée devant un arbre racorni et noirci.

Dans un monde où tous les autres végétaux crevaient sans raison, celui-là guérissait et prospérait à une vitesse impensable… et en principe, impossible.

Ses feuilles bruissaient sous les caresses du vent, et ses racines apparentes faisaient penser aux doigts ridés et pliés d’un antique sage.

Le végétal, sentit la jeune Aielle, voulait qu’elle s’asseye et savoure la paix et la plénitude de cet instant.

On eût dit que cet arbre était le modèle de tous les autres. Un idéal fait réalité. Dans la légende, on l’appelait Avendesora.

L’Arbre de Vie.

Les colonnes de verre se dressaient sur un côté de l’arbre. Par dizaines, voire par centaines, elles formaient des cercles concentriques. Très fines, elles tutoyaient le ciel. Aussi purement naturelles qu’Avendesora, ces flèches de verre étaient également aussi peu naturelles que possible. Considérant leur diamètre et leur hauteur, le moindre souffle de vent aurait dû les renverser comme des quilles. Ça ne les rendait pas aberrantes, mais simplement artificielles.

Quand Aviendha s’était aventurée sur la place pour la première fois, des jours plus tôt, des gai’shain en tenue blanche ramassaient méticuleusement les feuilles mortes et les brindilles. L’apercevant, ils avaient détalé sans demander leur reste. Depuis la métamorphose de Rhuidean, était-elle la première à traverser la forêt de colonnes ? Sa tribu n’avait envoyé personne, et si une autre l’avait fait, elle en aurait entendu parler.

Ça ne laissait que les Shaido. Mais ils n’avaient pas accepté les révélations de Rand al’Thor au sujet du passé des Aiels. Si des Shaido étaient venus, soupçonnait Aviendha, ils n’auraient pas supporté ce qui était montré ici. Une fois engagés dans la forêt de colonnes, ils n’en seraient jamais ressortis.

Aviendha n’avait pas subi ce sort. Elle avait survécu, et rien de ce qu’elle avait vu ne s’était révélé surprenant. Presque une déception…

Elle soupira, se remit debout et approcha son visage du tronc. Puis elle leva les yeux vers l’entrelacs de branches.

Jadis, cette place était semée de ter’angreal. Ici, Rand s’était procuré les clés d’accès qui, plus tard, lui avaient permis de purifier le saidin.

Ce gisement de ter’angreal n’existait plus, à présent. Moiraine en avait réquisitionné une grande partie pour la Tour Blanche, et les Aiels locaux avaient emporté les autres. Du coup, il restait les colonnes, l’arbre et les trois cercles que les femmes devaient traverser lors de leur première visite à Rhuidean – le voyage qui faisait d’elles des apprenties Matriarches.

Aviendha se souvenait de certaines de ses errances à travers ces cercles. À cette occasion, elle avait vu sa vie – et toutes les existences potentielles qui s’offraient à elle.

Hélas, dans sa mémoire, il ne restait que des fragments épars. Par exemple, la prescience de son amour pour Rand et le fait qu’elle aurait des sœurs-épouses. Elle avait aussi eu la certitude qu’elle reviendrait un jour à Rhuidean.

Le simple fait de fouler de nouveau cette place ranimait en elle une partie de ses souvenirs.

Elle s’assit en tailleur entre deux racines géantes de l’arbre. La brise agréable, l’air sec familier, l’odeur de poussière de la Tierce-Terre… Tout ça réveilla dans son esprit des réminiscences de son enfance.

Sa traversée des colonnes avait été une authentique… immersion. Une expérience durant laquelle elle s’attendait à découvrir l’origine des Aiels, peut-être en assistant au jour décisif où ils avaient – en tant que peuple – choisi de manier les lances et de se battre. Ce qu’elle espérait voir, c’était une noble décision, un moment glorieux où l’honneur prenait le dessus sur les dogmes débilitants du Paradigme de la Feuille.

Rien de tout ça n’était venu. Stupéfaite, elle avait vu à quel point les événements s’étaient déroulés sur un mode mineur – presque par hasard, en réalité. En guise de grande décision, un homme avait refusé de voir sa famille massacrée sous ses yeux. Le désir de défendre les autres pouvait être honorable, mais dans sa démarche, cet homme n’avait investi aucun honneur…

Aviendha posa sa tête contre le tronc de l’Arbre de Vie. Les Aiels avaient bien mérité leur châtiment dans la Tierce-Terre. Et en tant que peuple, ils avaient toujours un toh envers les Aes Sedai.

Aviendha avait vu tout ce qu’elle s’attendait à voir. Mais bien des choses qu’elle espérait découvrir avaient brillé par leur absence.

Des siècles durant, des Aiels viendraient ici, comme ils le faisaient depuis des lustres. Et chacun d’eux apprendrait quelque chose qui était désormais de notoriété publique.

Un point qui troublait énormément Aviendha.

Elle regarda les branches osciller, des feuilles s’en détachant pour tomber vers elle. L’une frôla sa joue avant de se poser en douceur sur son châle.

Traverser la forêt de colonnes n’était plus un défi. À l’origine, ce ter’angreal faisait passer une épreuve. Les chefs potentiels pourraient-ils regarder en face et accepter le sombre secret des Aiels ? Quand elle était une Promise, Aviendha avait été mise à l’épreuve physiquement, dans sa puissance brute. Pour devenir une Matriarche, on devait s’exposer mentalement et émotionnellement. Rhuidean était le bouquet final de ce long processus. L’ultime challenge de résistance mentale.

Aujourd’hui, ce n’était plus le cas.

De plus en plus, Aviendha pensait que respecter les traditions simplement parce qu’elles étaient des traditions confinait à la stupidité. Les bonnes traditions – celles des Aiels, indestructibles – enseignaient la voie du ji’e’toh. En d’autres termes, l’art de survivre.

Aviendha soupira et se releva. La forêt de colonnes, constata-t-elle, ressemblait aux étranges lances de glace qu’elle avait vues en hiver dans les terres mouillées. Des stalagmites, si on en croyait Elayne. Des flèches qui jaillissaient du sol comme si elles voulaient transpercer le ciel.

Mais les colonnes, elles, étaient des artefacts d’une grande beauté et vibrant de Pouvoir. Quelle tristesse de les voir sombrer dans l’insignifiance.

Une idée traversa l’esprit d’Aviendha. Avant qu’elle quitte Caemlyn, Elayne et elle avaient fait une stupéfiante découverte. La jeune Aielle avait un don lié au Pouvoir de l’Unique : l’aptitude à identifier les ter’angreal. Pouvait-elle déterminer très exactement la nature des colonnes de verre ? Après tout, elles n’avaient pas pu être créées spécifiquement pour les Aiels, n’est-ce pas ? En général, les artefacts si puissants dataient de temps très anciens. Très probablement créées pendant l’Âge des Légendes, ces colonnes avaient dû être ensuite modifiées pour montrer leur passé aux Aiels.

Ils savaient si peu de choses au sujet des ter’angreal. Est-ce que les Aes Sedai de jadis les comprenaient à la façon dont Aviendha comprenait un arc ou une lance, sachant exactement à quoi ils servaient et comment on devait les utiliser ? Le Pouvoir de l’Unique était si merveilleux et énigmatique que le simple fait de réaliser des tissages d’entraînement donnait à Aviendha l’impression d’être une enfant.

Elle approcha d’une colonne en faisant attention à ne pas traverser le cercle. Si elle touchait un des artefacts, son don lui permettrait peut-être d’en apprendre plus. Avec des ter’angreal, l’expérience pouvait se révéler dangereuse, mais elle avait déjà relevé leur défi et en était sortie indemne.

Non sans hésiter, elle posa les doigts sur la surface lisse. D’un pied de diamètre environ, la colonne s’élançait vers le ciel. Les yeux fermés, Aviendha tenta de découvrir sa fonction première.

Avant toute chose, elle capta l’aura de puissance de l’artefact. Pas de comparaison possible avec les ter’angreal que lui avait proposés Elayne, tous infiniment moins puissants. En fait, la colonne semblait… eh bien, vivante, en un sens. En elle, on sentait une conscience. Ou quelque chose de très proche.

Aviendha frissonna. Touchait-elle la colonne, ou était-elle touchée par elle ?

Elle tenta de l’explorer, comme elle avait fait à Caemlyn, mais ce ter’angreal-là était bien plus complexe que ceux d’Elayne. À l’instar du Pouvoir de l’Unique, il se révélait incompréhensible.

La jeune Aielle inspira à fond, désorientée par le poids de ce qu’elle éprouvait. Un instant, elle eut l’impression d’être tombée dans un puits obscur et très profond.

Elle ouvrit les yeux et retira sa main, la paume frémissante. Ce mystère la dépassait. Comme si elle était un insecte tentant d’appréhender la taille et la masse d’une montagne. Inspirant de nouveau pour se calmer, elle secoua la tête. Ici, il ne lui restait plus rien à faire.

Se détournant des colonnes, elle s’en éloigna.


Elle se nommait Malidra. Dix-huit ans, mais assez rachitique pour paraître beaucoup plus jeune. Sans un bruit, elle rampait dans le noir. Approcher autant des Faiseurs de Lumière était dangereux, mais la faim la forçait à courir tous les risques. Comme d’habitude…

La nuit était glaciale dans cet environnement dévasté. Malidra avait entendu parler d’un endroit, au-delà des montagnes, où l’herbe était verte et la nourriture abondante. Mais elle ne croyait pas à ces mensonges. De si loin, les montagnes lui apparaissaient comme une barrière qui défiait le ciel. Qui aurait pu grimper jusqu’au sommet ?

Les Faiseurs de Lumière, peut-être… En général, ils venaient de cette direction. Leur camp était devant elle, illuminé au cœur de l’obscurité. Mais la lueur était trop stable pour que des flammes la génèrent. Donc, elle devait provenir des boules que les Faiseurs avaient toujours avec eux.

Malidra avança, les mains et les pieds nus maculés de poussière. Avec elle, il y avait quelques hommes et quelques femmes du Peuple. Des visages crasseux, des cheveux emmêlés… Chez les mâles, des barbes en broussaille…

Des gueux en lambeaux. Des pantalons troués, des chemises qui ressemblaient à des chiffons. L’esthétique ne comptait pas. L’essentiel, c’était de se protéger du soleil, parce qu’il pouvait tuer. Et il ne s’en privait pas.

Malidra était la dernière de quatre sœurs. Deux mortes à cause du soleil, et une après la morsure d’un serpent.

Malidra avait survécu, et elle entendait bien continuer. Pour ça, le mieux était de suivre les Faiseurs de Lumière. C’était risqué, mais elle ne prêtait plus attention à des détails pareils. Logique, quand tout ce qu’on croisait pouvait vous être fatal.

Sans quitter des yeux les sentinelles des Faiseurs, Malidra contourna un buisson. Deux hommes, armés de leurs étranges bâtons qui n’en étaient pas. Un jour, Malidra en avait trouvé un près d’un cadavre, sans parvenir à l’utiliser. Les Faiseurs de Lumière détenaient des pouvoirs magiques – ceux qui leur permettaient de créer leur nourriture et leur éclairage, par exemple. Une magie qui les gardait au chaud durant la plus froide des nuits.

Les deux hommes étaient bizarrement vêtus. Un pantalon très serré plus une veste avec une multitude de poches, des objets brillants accrochés un peu partout. Tous les deux avaient un chapeau, mais le plus grand le portait sur la nuque, suspendu à son cou par une fine lanière de cuir.

Les gardes bavardaient. Contrairement aux hommes du Peuple, ils n’avaient pas de barbe et leurs cheveux étaient très sombres.

Une de ses compagnes approchant trop d’elle, Malidra feula pour la forcer à reculer. La femme la foudroya du regard, mais elle obéit.

Malidra resta à la lisière de la lumière. Les Faiseurs ne la verraient pas, parce que leurs étranges boules lumineuses détérioraient leur vision nocturne.

Malidra contourna leur grand chariot. Pas de chevaux, seulement un véhicule assez grand pour abriter une dizaine de personnes. Le jour, il avançait par magie sur des roues presque aussi hautes que la jeune femme. Dans la langue silencieuse du Peuple, faite de signes, elle avait appris que les Faiseurs, à l’est d’ici, construisaient une énorme route qui traverserait en droite ligne le désert. Pour ça, ils posaient sur le sol de curieuses barres de métal – trop grandes et trop lourdes pour qu’on les vole, même si Jorshem avait un jour exhibé un étrange clou géant. Un trophée dont il se servait pour détacher la viande des os.

Malidra n’avait plus rien mangé de bon depuis un moment. Deux ans, exactement, quand ils avaient réussi à tuer un marchand dans son sommeil. Elle se souvenait encore du festin. Pillant les réserves du mort, elle s’était gavée à s’en faire exploser l’estomac. Un étrange sentiment de… plénitude. Merveilleux, mais douloureux…

La plupart des Faiseurs de Lumière étaient trop prudents pour qu’elle puisse les tuer pendant qu’ils dormaient. Et quand ils étaient éveillés, Malidra n’osait pas les affronter. D’un regard, ils pouvaient désintégrer une miteuse comme elle.

Suivie par deux membres du Peuple, Malidra, très nerveuse, contourna le chariot pour en approcher par l’arrière. Avec un peu de chance, les Faiseurs y auraient jeté les reliefs de leur dîner.

Avançant, la jeune femme commença à fouiller dans les détritus. Elle trouva quelques restes de viande – enfin, du gras, surtout. Elle s’en empara très vite, histoire que les autres ne les voient pas, et les fourra dans sa bouche.

Elle sentit de la terre craquer sous ses dents, mais du gras, eh bien, c’était de la nourriture. Sans perdre de temps, elle fouilla de nouveau dans les ordures.

Une lumière très brillante s’abattit sur elle.

Malidra se pétrifia, la main à mi-chemin de sa bouche. Ses compagnons crièrent et détalèrent. Tentant de les imiter, elle trébucha.

Une sorte de sifflement retentit – l’arme d’un des Faiseurs – et quelque chose percuta le dos de Malidra. L’équivalent d’une petite pierre…

Elle s’écroula, la douleur soudaine et fulgurante. Alors que la lumière semblait faiblir, elle cligna des yeux, essayant de s’adapter tandis que sa vie s’écoulait de son corps.

— Je te l’avais dit ! fit une voix.

Deux silhouettes se découpèrent dans la lumière.

Malidra comprit qu’elle devait courir. Elle essaya de se relever, mais parvint à peine à se soulever sur les mains.

— Par le sang et les braises, Flern ! dit une autre voix.

Quelqu’un s’agenouilla près de Malidra.

— Pauvre petite… C’est presque une gosse, et elle ne faisait aucun mal.

— Aucun mal ? grogna Flern. J’ai vu une de ces créatures trancher la gorge d’un homme endormi. Pour lui voler ses ordures. Maudite engeance !

L’autre homme se pencha un peu et Malidra découvrit son visage sinistre où brillaient deux yeux plus lumineux que des étoiles.

— La prochaine fois, on enterrera les restes, dit-il en se relevant.

Il s’éloigna, sortant du cercle de la lumière.

Flern resta près de Malidra. Était-ce son sang qui coulait partout ? Un liquide chaud comme de l’eau restée trop longtemps au soleil.

Être en train de mourir n’étonna pas Malidra. En un sens, elle s’y attendait depuis le jour de sa naissance. Et c’était sans doute le mieux qu’elle avait à faire en ce monde.

— Maudits Aiels ! lâcha Flern alors que les yeux de sa victime se fermaient pour toujours.


Aviendha sentit sous ses pieds les dalles de la grand-place de Rhuidean. Elle sursauta, très troublée. Dans le ciel, le soleil avait changé de position. Des heures s’étaient écoulées.

Que s’était-il passé ? La vision était si… réelle, comme quand elle avait assisté aux premiers jours de son peuple. Mais comment l’interpréter ? Avait-elle reculé encore plus dans le temps ? Les étranges machines, les vêtements, les armes… Tout ça faisait penser à l’Âge des Légendes. Mais le décor, c’était bien le désert !

Aviendha se souvenait très clairement d’avoir été Malidra. Des années de famine, de pillage, de haine – et de peur, à cause des Faiseurs de Lumière.

Elle se rappelait sa mort. Terrorisée, piégée, du sang chaud sur tout son corps…

Bouleversée, la jeune Aielle porta une main à sa tête. Son problème, ce n’était pas la mort. Un jour, tout le monde se réveillait du rêve qu’était la vie. Et si elle n’était pas pressée d’y arriver, elle n’avait pas peur de ce moment-là.

Non, l’horreur, dans cette vision, c’était l’absence totale d’honneur. Tuer des dormeurs pour les détrousser ? Voler des détritus à demi mâchés ? Se vêtir de haillons ? Malidra était un animal plus qu’une personne.

Dans ces conditions, mieux valait crever. Mais les Aiels ne pouvaient pas avoir des origines pareilles, si anciennes soient-elles. Durant l’Âge des Légendes, ils étaient des serviteurs pacifiques et respectés. Comment auraient-ils pu descendre d’une lignée de lâches et de pillards ?

C’était peut-être un petit groupe très particulier… Ou l’homme s’était trompé, quand il avait maudit les Aiels. À partir d’une seule vision, ça se révélait difficile à dire. Mais pourquoi lui avait-on montré ça ?

Elle s’éloigna un peu plus des colonnes, mais rien ne se passa. Plus de vision. Lentement, elle traversa la place pour en sortir.

Mais elle ralentit encore le pas.

Non sans hésiter, elle se retourna. À la lueur du crépuscule, les colonnes se dressaient dans toute leur tranquille splendeur. On eût dit qu’elles vibraient d’énergie.

Y avait-il davantage à voir ?

La dernière vision n’avait aucun lien avec les autres. Si elle s’enfonçait de nouveau dans la forêt de colonnes, reverrait-elle la même chose que la première fois ? Ou avait-elle altéré quelque chose avec son don ?

Depuis la fondation de Rhuidean, des siècles plus tôt, les colonnes montraient aux Aiels ce qu’ils avaient besoin de savoir sur eux-mêmes. Les Aes Sedai s’étaient arrangées pour qu’il en soit ainsi, pas vrai ? Ou avaient-elles simplement mis en place les ter’angreal, les laissant faire ce qui leur chantait, tant que ça dispensait de la sagesse ?

Aviendha écouta le bruissement des feuilles d’Avendesora. Ces colonnes étaient un défi, comme un guerrier ennemi brandissant sa lance. Si elle s’y engageait de nouveau, elle n’en sortirait peut-être plus jamais. Ce ter’angreal géant, nul n’était censé lui rendre visite deux fois. Un trajet à travers les cercles, un au milieu des colonnes…

Mais Aviendha était venue chercher des connaissances. Pas question de repartir les mains vides.

Elle fit demi-tour, approcha des colonnes et s’engagea dans ce labyrinthe.


Nommée Norlesh, elle serrait son plus jeune enfant contre son sein. Alors qu’un vent sec faisait voleter son châle, Garlvan, son bébé, commença à pleurer, mais elle le calma pour ne pas gêner son mari, qui parlait avec des étrangers.

Pas très loin de là, sur les contreforts des montagnes, s’étendait un village d’étrangers. Des gens bizarres qui portaient un pantalon à la coupe serrée et des chemises à boutons. Non contents de se distinguer ainsi, ils plongeaient les tissus dans de la teinture !

Ils venaient pour le minerai. Comment pouvait-on aimer des cailloux au point de vivre de ce côté des montagnes, loin de terres de légende où l’eau coulait à flots et où la nourriture abondait ? Au point, même, d’abandonner leurs bâtiments où la lumière n’avait pas besoin de bougies pour apparaître et leurs rues où les chariots roulaient sans être tirés par des chevaux ?

Sentant que son châle glissait, Norlesh le remit en place. Il lui en fallait un neuf. Celui-là était déchiré, et elle n’avait plus de fil pour le repriser.

Garlvan pleurait dans ses bras et son seul autre enfant vivant – Meise – s’accrochait à ses jupes. La pauvre petite n’avait plus dit un mot depuis que son frère aîné était mort – à cause du soleil, comme tant d’autres.

— S’il vous plaît, dit Metalan aux étrangers.

Son mari conversait avec deux hommes et une femme, tous les trois en pantalon. Des gens rudes, pas comme les autres, étrangers avec leurs traits délicats et leurs ridicules soieries. Les Éclairés, comme les appelaient parfois leurs compagnons. Ces trois-là étaient beaucoup plus ordinaires.

— S’il vous plaît, répéta Metalan. Ma famille…

Un brave homme… Enfin, avant, quand il était encore fort et en bonne santé. À présent, les joues creuses, on eût dit l’ombre de lui-même. La plupart du temps, ses yeux bleus, naguère si vifs, semblaient fixer le vide.

Un homme hanté… Quoi de plus normal après avoir vu trois de ses enfants mourir en dix-huit mois ? Bien qu’il fût une tête plus grand que les étrangers, devant eux, Metalan paraissait tout petit.

Le chef du trio – un type à la barbe en broussaille et aux grands yeux qui semblaient francs – secoua la tête. Puis il rendit à Metalan son sac plein de pierres.

— L’Impératrice Corbeau – puisse-t-elle respirer éternellement – nous l’interdit. Pas de commerce avec les Aiels. En te parlant, nous risquons de perdre notre statut.

— Nous n’avons rien à manger, insista Metalan. Mes enfants meurent de faim. Ces pierres sont gorgées de minerai. Celui que vous cherchez, je le sais. J’ai mis des semaines à les trouver. Donnez-nous de quoi survivre. Des miettes… Je vous en prie.

— Désolé, mon gars, dit le barbu. Aucune envie d’avoir des ennuis avec les Corbeaux. Partez d’ici. Nous ne voulons pas de grabuge.

Des étrangers approchèrent dans le dos de Metalan. L’un portait une hache et deux autres des bâtons qui sifflent.

Metalan se décomposa. Des jours de voyage, des semaines à chercher les pierres… Tout ça pour rien.

Il se tourna et regarda sa femme. Dans le lointain, le soleil se couchait.

Dès que Metalan eut rejoint Norlesh, ils s’éloignèrent du camp des étrangers.

Meise pleurnicha, mais aucun de ses parents n’avait la force ni l’envie de la porter.

Après une heure de marche, Metalan repéra une grotte, dans une muraille rocheuse. Ils s’y installèrent sans faire de feu, faute de combustible.

Norlesh aurait voulu pleurer, mais éprouver des sentiments devenait si difficile.

— J’ai faim…, gémit-elle.

— Demain matin, j’irai chasser, dit Metalan, les yeux rivés sur les étoiles.

— Nous n’avons rien pris depuis des jours…

Metalan ne répondit pas.

— Qu’allons-nous faire ? Depuis le temps de mon arrière-grand-mère Tava, notre peuple n’a plus de foyer. Dès que nous tentons de nous rassembler, les étrangers nous attaquent. Si nous errons dans le désert, c’est pour finir par y crever. Ils refusent de commercer avec nous et nous interdisent de traverser les montagnes. Qu’allons-nous faire ?

En guise de réponse, Metalan s’étendit et tourna le dos à sa femme.

Alors les larmes vinrent – pas un torrent, plutôt un goutte-à-goutte qui coula le long des joues de Norlesh pendant qu’elle ouvrait son chemisier pour donner le sein à Garlvan.

Il téterait à sec, mais si ça pouvait le rassurer…

Le bébé ne bougea pas. Le soulevant, Norlesh s’aperçut qu’il ne respirait plus. Pendant la marche, il était mort sans qu’elle s’en rende compte.

Et maintenant qu’elle le savait, son cœur restait sec, comme si elle était au-delà du chagrin.


Aviendha posa un pied sur les dalles de la place. Autour d’elle, la forêt de colonnes de verre brillait de mille feux aux multiples couleurs. On se serait cru au milieu d’une performance d’Illuminateur. À présent, le soleil était haut dans le ciel et les nuages, ô miracle, avaient disparu.

Aviendha brûlait d’envie de quitter la place pour toujours. « Découvrir » que les Aiels suivaient jadis le Paradigme de la Feuille ne l’avait pas ébranlée, puisqu’elle le savait. Bientôt, son peuple s’acquitterait de ce toh.

Mais ça ? Ce ramassis de rebuts d’humanité errants ? Des épaves incapables de se défendre, assez viles pour mendier et trop pleutres pour survivre avec ce que leur offrait le désert ? Ses ancêtres, cette bande de miteux ? Par bonheur, Rand al’Thor n’avait pas révélé ce passé-là aux Aiels d’aujourd’hui.

Devait-elle fuir ? Laisser la place derrière elle et ne plus rien voir ? Si de pires choses l’attendaient, la honte l’étoufferait.

Hélas, maintenant qu’elle avait commencé, il n’y avait plus d’échappatoire.

Les dents serrées, elle avança d’un pas.


Nommée Tava, elle avait quatorze ans et criait en courant dans la nuit pour fuir sa maison en feu. Toute la vallée – en réalité, un étroit canyon – était la proie des flammes. Dans la forteresse, aucun bâtiment ne survivrait à ça.

Dotées de longs cous sinueux et de grandes ailes, des créatures de cauchemar sillonnaient le ciel. Sur leur dos, des hommes tiraient à l’arc, projetaient des lances ou utilisaient les étranges armes qui crachaient du feu en sifflant.

Tava essaya de repérer sa famille, mais le chaos et la terreur régnaient dans la forteresse. Si quelques guerriers résistaient, ils ne tardaient pas à s’écrouler, foudroyés par une flèche ou par les projectiles invisibles des nouvelles armes.

Un Aiel tomba juste devant Tava, raide mort. Nommé Tadvishm, c’était un Chien de Pierre – un des derniers ordres de guerriers qui gardaient un semblant de cohésion et d’identité.

La plupart des guerriers n’appartenaient plus à un ordre. Au hasard des campements, ils fraternisaient avec les gens qu’ils rencontraient. Le plus souvent, ces camps disparaissaient au bout de quelques jours.

Cette forteresse secrète, nichée au cœur du désert, aurait dû être différente. Comment les tueurs d’Aiels l’avaient-ils localisée ?

Un enfant de deux ans pleurait non loin d’une demeure en feu. Tava courut, le prit dans ses bras et l’emporta loin des flammes. Pour construire tout ça, il avait fallu aller chercher du bois au cœur des montagnes, à l’ouest du désert. Pas une mince affaire… Et maintenant…

L’enfant dans les bras, Tava courut jusqu’au bout du canyon. Où était donc son père ?

Soudain, un des monstres volants atterrit devant la jeune Aielle, le courant d’air faisant onduler sa jupe.

Un casque en forme de tête d’insecte sur la tête, un guerrier impitoyable chevauchait la créature. Baissant son bâton tueur, il visa Tava. Terrifiée, elle cria et tenta de protéger l’enfant en l’enveloppant de ses bras.

Le sifflement mortel ne retentit jamais. Entendant grogner puis crier le monstre, Tava ouvrit les yeux et vit qu’une silhouette se battait avec l’étranger. À la lueur des flammes, elle reconnut son père, rasé de près comme l’imposaient les anciennes traditions.

La créature se cabra et expédia les deux hommes à terre.

Quelques secondes plus tard, le père de Tava se releva, avec au poing l’épée rouge de sang de l’envahisseur.

Le tueur d’Aiels ne bougeait plus. Derrière lui, le monstre prit son envol et s’éloigna en rugissant.

Tava vit qu’il suivait ses congénères. Les envahisseurs se retiraient, laissant derrière eux des cadavres et des ruines.

Tava balaya le canyon du regard. L’horreur absolue ! Sur le sol, des dizaines d’Aiels agonisaient où étaient déjà morts. L’étranger tué par son père semblait être l’unique perte de l’ennemi.

— Du sable ! cria Rowahn, le père de Tava. Il faut étouffer les flammes.

Grand, même pour un Aiel, les cheveux roux brillant, il portait la tenue ocre traditionnelle, les lacets de ses bottes souples montant jusqu’au genou. Même si beaucoup les avaient abandonnés, ces vêtements étaient le signe de reconnaissance des Aiels.

Désormais, ça revenait à s’accrocher une cible dans le dos.

Rowahn avait hérité sa tenue de son grand-père – avec une mission.

« Sois fidèle aux antiques coutumes. N’oublie jamais le ji’e’toh. Bats-toi pour sauvegarder ton honneur. »

Même si Rowahn était arrivé quelques jours plus tôt à la forteresse, les autres lui obéirent et tentèrent d’étouffer les flammes. Après avoir rendu l’enfant à sa mère, qui lui manifesta sa reconnaissance, Tava alla aider à collecter du sable et de la terre.

Quelques heures plus tard, les survivants maculés de sang et morts de fatigue se rassemblèrent au milieu du canyon. Désespérés, ils contemplèrent ce qui restait de mois et de mois d’efforts acharnés. En une nuit, tout avait disparu.

Rowahn portait toujours l’épée et il s’en servait pour asseoir son autorité. Certains anciens prétendirent qu’une épée était un mauvais augure, mais pourquoi racontaient-ils ça ? C’était une arme, ni plus ni moins.

— Il faut reconstruire, dit Rowahn.

— Reconstruire ? répéta un homme au visage crasseux de suie. Le grenier à grain a été le premier à brûler. Nous n’avons plus rien à manger.

— Nous survivrons. On peut aussi s’enfoncer plus profondément dans le désert.

— Nous n’avons nulle part où aller, dit un autre homme. L’Empire Corbeau a envoyé des ordres à ses Éclaireurs. Ils nous traquent depuis la frontière orientale.

— Où que nous allions, ils nous trouveront ! cria un autre Aiel.

— C’est une punition, dit Rowahn. Nous devons la supporter.

Les Aiels le regardèrent. Puis, les uns après les autres, ils s’éloignèrent.

— Attendez ! Nous devons rester ensemble et continuer à nous battre. La tribu…

— Nous ne sommes pas une tribu, dit un homme au visage blême. Je survivrai bien mieux tout seul. Assez de combats. Chaque fois, nous perdons.

Rowahn baissa son arme, dont la pointe toucha le sol.

Inquiète, Tava vint se camper à ses côtés tandis que les autres s’enfonçaient dans la nuit. Sans même prendre le temps d’enterrer leurs morts…

Tête basse, Rowahn lâcha son épée.


Des larmes ruisselaient sur les joues d’Aviendha. Pleurer à cause d’une telle tragédie n’avait rien de honteux. Elle avait eu peur de la vérité, mais il n’était plus question de la nier.

Les tueurs étaient des maraudeurs seanchaniens montés sur des raken. Les assassins de l’Empire Corbeau – les Faiseurs de Lumière, dans sa première vision – étaient des Seanchaniens.

Or, ceux-ci n’existaient pas avant l’époque où les armées d’Artur Aile-de-Faucon avaient traversé l’océan pour conquérir un continent.

Aviendha n’assistait pas au passé de son peuple, mais à son avenir.

Lors de la première traversée des colonnes, chaque pas l’avait entraînée plus en arrière en « direction » de l’Âge des Légendes. Cette fois, les visions avaient commencé dans un lointain futur, chacune des suivantes se rapprochant des temps actuels en sautant une génération ou deux.

En larmes, Aviendha fit un pas de plus.


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