CHAPITRE II

Quand Mme Maigret vint lui toucher l’épaule, une tasse de café à la main, il fut tenté, comme cela lui arrivait dans son enfance, de lui dire qu’il ne se sentait pas bien, qu’il avait besoin de rester au chaud dans son lit.

Sa tête était douloureuse, surtout les sinus, et il se sentait le front moite. Les vitres de la fenêtre étaient d’un blanc laiteux comme si elles avaient été en verre dépoli.

Il but, finit par se lever en grognant, alla regarder dehors : les premiers passants qui, les mains au fond des poches, se précipitaient vers la bouche de métro, n’étaient que des silhouettes dans le brouillard.

Il s’éveillait lentement, buvait le reste de son café, restait longtemps sous la douche. Puis, en se rasant, il se mit à penser à Chabut, qui le fascinait.

Qui avait donné de lui l’image la plus fidèle ? Pour Mme Blanche, il n’était qu’un client, un de ses meilleurs clients qui ne manquait pas, à chacune de ses visites, de commander du champagne. Il avait besoin de dépenser largement, de montrer qu’il était riche. Il devait dire volontiers :

— J’ai débuté dans la vie en faisant du porte-à-porte et mon père tient encore un bistrot quai de la Tournelle. C’est à peine s’il sait lire et écrire.

Qu’est-ce que la Sauterelle pensait exactement de lui ? Elle n’avait pas pleuré et pourtant il semblait à Maigret que Chabut ne lui était pas indifférent. Elle savait qu’elle n’était pas seule à venir avec lui dans le petit hôtel particulier tout feutré de la rue Fortuny mais elle ne paraissait pas jalouse.

La femme du marchand de vin encore moins. Des images revenaient à l’esprit de Maigret, qu’il avait enregistrées inconsciemment. Par exemple, le portrait à l’huile, grandeur nature, qui occupait la meilleure place au mur du salon, place des Vosges. C’était une peinture léchée, très ressemblante. Chabut regardait devant lui d’un air de défi et sa main était fermée comme s’il se préparait à frapper.

— Comment te sens-tu ?

— Après ma seconde tasse de café, je serai tout à fait bien.

— Prends quand même une aspirine et reste le moins possible dehors. Je vais téléphoner pour appeler un taxi.

Quand il arriva quai des Orfèvres, il était toujours en compagnie du marchand de vin, encore flou, à qui il s’efforçait de donner un semblant de vie. Il avait l’impression que, quand il le connaîtrait mieux, il n’aurait aucune peine à découvrir son meurtrier.

Le brouillard était toujours aussi épais et Maigret dut allumer les lampes. Il dépouilla son courrier, signa quelques documents administratifs et, à neuf heures, se dirigea vers le bureau du directeur pour le rapport.

Quand ce fut son tour, il parla assez brièvement de Théo Stiernet.

— Vous croyez que c’est un demeuré ?

— C’est sans doute ce que plaidera son avocat, à moins qu’il ne préfère le thème de l’enfance malheureuse. Seulement, il a frappé une quinzaine de coups et on parlera de sauvagerie, surtout qu’il s’agit de sa grand-mère. Il ne se rend pas compte de ce qui l’attend. Il répond de son mieux aux questions. Il ne trouve pas extraordinaire ce qu’il a fait.

— Et l’affaire de la rue Fortuny, dont il est question brièvement dans les journaux de ce matin ?

— On en parlera davantage par la suite. La victime est un homme riche, connu. On voit des affiches pour le Vin des Moines dans les couloirs du métro.

— Crime passionnel ?

— Je ne sais pas encore. Il faisait tout pour se créer de solides inimitiés et il n’y a pas de raison de chercher dans une direction plutôt que dans une autre.

— C’est vrai qu’il sortait d’une maison de passe ?

— Vous l’avez lu dans le journal ?

— Non. Mais je connais la rue Fortuny et j’ai aussitôt fait le rapprochement.

Quand il rentra dans son bureau, il était toujours plongé dans les événements de la veille. Jeanne Chabut l’intriguait aussi. Elle n’avait pas pleuré, elle non plus, même si elle avait reçu un choc. Elle devait être plus jeune que lui de cinq ou six ans.

Où avait-elle acquis son élégance, l’aisance qu’on sentait dans ses moindres gestes, dans ses moindres mots ?

Il l’avait connue au temps des vaches maigres et elle n’était alors qu’une simple dactylo.

Oscar avait beau s’habiller chez les meilleurs tailleurs, il restait une sorte de brute et il gardait quelque chose de pataud.

Il n’en revenait pas d’avoir si bien réussi et il éprouvait le besoin de mettre sa fortune en avant.

C’était elle, certainement, en dehors du portrait un peu ridicule, qui avait meublé l’appartement. Le moderne et les styles anciens y voisinaient harmonieusement, créant un ensemble où l’on se sentait bien. À cette heure, elle devait se préparer à se rendre à l’Institut Médico-Légal où on avait sans doute déjà procédé à l’autopsie. Elle ne broncherait pas. Elle était de taille à affronter l’atmosphère déprimante de ce qu’on appelait autrefois la morgue.

— Tu es là, Lapointe ?

— Oui, patron.

— Nous sortons.

Il endossait son lourd pardessus, s’entourait le cou de son écharpe, mettait son chapeau et, avant de quitter son bureau, allumait une pipe. Dans la cour, où ils montaient dans une des voitures, Lapointe questionna :

— Où va-t-on ?

— Quai de Charenton.

Ils longèrent le quai de Bercy où, derrière les grilles, se dressaient les entrepôts. Chaque bâtiment portait le nom d’un gros marchand de vins et trois des bâtiments les plus vastes étaient ceux du Vin des Moines.

Plus loin, il y avait en contrebas de la rue une sorte de port où des dizaines de barriques étaient alignées et où on en déchargeait d’autres d’une péniche. Toujours le Vin des Moines. Toujours Oscar Chabut.

La bâtisse, de l’autre côté de la rue, était vieille, entourée d’une vaste cour encombrée d’autres barriques. Au fond, on chargeait dans des camions des casiers pleins de bouteilles et un homme aux moustaches tombantes, au tablier bleu, semblait surveiller les opérations.

— Je vous accompagne ? Je range la voiture dans la cour.

— S’il te plaît.

Même dans la cour régnait une forte odeur de vinasse. Ils la retrouvèrent dans le large couloir dallé après avoir lu sur une plaque d’émail : Entrez sans sonner.

Une porte était ouverte, à gauche, et dans une pièce assez sombre une jeune fille qui louchait légèrement était assise devant un standard téléphonique.

— Vous désirez ?

— La secrétaire particulière de M. Chabut est ici ?

Elle les regardait avec méfiance.

— Vous voulez lui parler personnellement ?

— Oui.

— Vous la connaissez ?

— Oui.

— Vous êtes au courant de ce qui s’est passé ?

— Oui. Annoncez-lui le commissaire Maigret.

Elle l’examina avec plus d’attention, puis porta le regard sur le jeune Lapointe qui l’intéressa davantage.

— Allô ! Anne-Marie ? Il y a ici un certain commissaire Maigret et quelqu’un dont je ne connais pas le nom qui voudraient te voir. Oui. Bon. Je les fais monter.

L’escalier était poussiéreux et la peinture des murs manquait de fraîcheur. Un jeune homme les croisa dans l’escalier, une liasse de papiers dans les mains. Sur le palier, ils trouvèrent la Sauterelle près d’une porte entrouverte et elle les fit entrer dans un bureau assez vaste mais sans le moindre luxe.

On aurait dit qu’il avait été aménagé cinquante ans plus tôt et il était sombre, avec, comme ailleurs dans la cour et dans la maison, l’odeur aigre du vin.

— Vous l’avez vue ?

— Qui ?

— Sa femme.

— Oui. Vous la connaissez bien ?

— Quand il avait la grippe, il m’arrivait d’aller travailler place des Vosges. C’est une belle femme, n’est-ce pas ? Elle est très intelligente. Il n’hésitait pas, dans certains cas, à lui demander conseil.

— Je ne m’attendais pas à trouver ici un décor aussi vieillot.

— Il y a d’autres bureaux, fort différents, avenue de l’Opéra, avec une enseigne lumineuse sur toute la largeur de la façade. Ces bureaux-là sont modernes, élégants, clairs et confortables. C’est eux qui sont en rapport avec les quinze mille points de vente et qui en créent de nouveaux tous les mois.

Ils ont des ordinateurs et presque tout se fait électroniquement.

— Et ici ?

— C’est la vieille maison. Elle a gardé l’ancienne atmosphère et cela rassure les clients de province. Chabut allait chaque jour avenue de l’Opéra, mais c’est ici qu’il travaillait le plus volontiers.

— Vous alliez là-bas avec lui ?

— Parfois. Pas souvent. Il y avait une autre secrétaire.

— Qui, en dehors de lui, dirigeait l’affaire ?

— Diriger ? vraiment, personne. Il ne faisait confiance à personne. Ici, il y a M. Leprêtre, le chef caviste, qui s’occupe de la fabrication. Il y a aussi un comptable, M. Riolle, qui n’est dans la maison que depuis quelques mois. Dans le bureau d’en face travaillent quatre dactylos.

— C’est tout ?

— Vous avez vu la téléphoniste. Enfin, il y a moi. C’est difficile à expliquer. Nous formons une sorte d’état-major, alors que le gros du travail se fait avenue de l’Opéra.

— Combien de temps passait-il là-bas chaque jour ?

— Une heure ? Parfois deux.

Le bureau était à cylindre, comme au bon vieux temps, couvert de paperasses.

— Les autres dactylos sont aussi jeunes que vous ?

— Vous voulez les voir ?

— Tout à l’heure.

— Il y en a une beaucoup plus âgée, Mlle Berthe. Elle a trente-deux ans et c’est la plus ancienne. La plus jeune a vingt et un ans.

— Comment se fait-il qu’il vous ait choisie comme secrétaire particulière ?

— Il demandait une débutante. J’ai lu l’annonce et je me suis présentée. Il y a plus d’un an de ça. Je n’avais pas dix-huit ans. Il m’a trouvée rigolote et il m’a demandé si j’avais un amoureux ou un amant.

— Vous en aviez ?

— Non. Je sortais tout juste d’une école de secrétariat.

— Après combien de jours vous a-t-il fait la cour ?

— Il ne m’a pas fait la cour. Dès le lendemain, il m’a appelée près de lui, sous prétexte de me montrer des documents, et il m’a caressée.

« — Il faut que je me rende compte, a-t-il murmuré. »

— Ensuite ?

— Huit jours plus tard, il m’emmenait rue Fortuny.

— Les autres n’ont pas été jalouses ?

— Vous savez, elles y passaient toutes.

— Ici ?

— Ici ou ailleurs. C’est difficile à expliquer. Il faisait ça si naturellement qu’on ne pouvait pas lui en vouloir. Je n’en connais qu’une qui est entrée après moi et qui est partie le troisième jour en claquant la porte.

— Qui savait que le mercredi était votre jour ?

— Tout le monde, je pense. Je descendais en même temps que lui et je montais dans sa voiture. Il ne se cachait pas. Au contraire.

— Qui travaillait dans ce bureau avant vous ?

— Mme Chazeau. Elle est maintenant de l’autre côté du couloir. Elle a vingt-six ans et elle est divorcée.

— C’est une belle femme ?

— Oui. Elle a un très beau corps. On ne pourrait pas l’appeler la Sauterelle.

— Elle ne vous en veut pas ?

— Au début, elle me regardait avec un drôle de sourire. Elle s’attendait, je suppose, à ce qu’il en ait vite assez.

— Elle continuait à avoir des rapports avec lui ?

— Je le suppose, car il lui arrivait de rester après l’heure. On savait ce que cela voulait dire.

— Elle ne s’est jamais montrée amère ?

— Pas en ma présence. Je vous l’ai dit, elle paraissait plutôt se moquer de moi. Beaucoup de gens ne me prennent pas au sérieux. Même ma mère, qui me traite encore en petite fille.

— Elle n’aurait pas pu avoir envie de se venger ?

— Ce n’est pas son type. Elle voyait d’autres hommes. Elle sortait plusieurs soirs par semaine et, le lendemain, elle avait de la peine à se mettre au travail.

— La troisième ?

— Aline, la plus jeune en dehors de moi. Elle a vingt-deux ans et elle est très brune, un peu fantasque, un peu théâtrale. Ce matin, elle s’est évanouie ou elle a fait semblant et ensuite elle s’est mise à pleurer en gémissant.

— Elle était ici avant vous ?

— Oui. Elle travaillait dans un grand magasin avant de lire l’annonce. Elles ont toutes été embauchées à la suite d’une annonce...

— Aucune n’était assez passionnée pour lui tirer dessus ?

Mme Blanche, de son guichet, avait entrevu, disait-elle, une silhouette d’homme entre deux voitures. Mais cela n’aurait-il pas pu être une femme ? Peut-être une femme en pantalon ? Il faisait sombre.

— Ce n’est pas le genre, répliqua la Sauterelle.

— Sa femme non plus ?

— Elle n’est pas jalouse. Elle a le genre de vie qui lui plaît. Il était, pour elle, un agréable compagnon.

— Agréable ?

Elle parut réfléchir.

— Quand on le connaissait, oui. Au premier abord, on le trouvait orgueilleux, agressif. Il jouait les grands patrons. Avec les femmes, il considérait son succès comme acquis.. Quand on le connaissait mieux, on se rendait compte qu’il était peut-être plus naïf qu’il n’en avait l’air. Plus vulnérable aussi.

« — Qu’est-ce que tu penses de moi ? questionnait-il souvent, surtout après avoir fait l’amour.

« — Que voudriez-vous que je pense ?

« — Tu m’aimes ? Avoue que non.

« — Cela dépend de ce que vous entendez par là. Je me sens bien avec vous, si c’est ça que vous voulez savoir.

« — Si je me lassais de toi, qu’arriverait-il ?

« — Je ne sais pas. Il faudrait bien que je me résigne.

« — Et les autres, en face, qu’est-ce qu’elles disent ?

« — Rien. Vous les connaissez mieux que moi. »

— Et les hommes ? demanda Maigret.

— Ceux qui travaillent ici ? Il y a d’abord M. Leprêtre, dont je vous ai parlé. Il a été à son compte, jadis. Il n’était pas assez homme d’affaires pour réussir. Il a maintenant près de soixante ans. Il parle peu. Il connaît admirablement son métier et il travaille sans bruit.

— Marié ?

— Oui. Deux de ses enfants aussi. Il habite un pavillon tout au bout du quai, à Charenton, et il vient ici à vélo.

Dehors, le brouillard devenait légèrement rose, laissant deviner, au-delà, la présence du soleil, et la Seine fumait. Lapointe prenait quelques notes dans un calepin posé sur son genou.

— Quand il a fait de mauvaises affaires, est-ce que le Vin des Moines existait déjà ?

— Je crois que oui.

— Comment se comportait-il avec Chabut ?

— Il se montrait toujours respectueux mais il avait son quant-à-soi.

— Il leur arrivait de se disputer ?

— Jamais en ma présence et, comme j’étais presque toujours là...

— Si je vous comprends bien, c’est un homme renfermé ?

— Renfermé et triste. Je crois bien que je ne l’ai jamais vu rire et ses moustaches tombantes accentuent encore cet air de tristesse.

— Qui d’autre travaille dans la maison ?

— Le comptable, Jacques Riolle. C’est plutôt le caissier. Il a son bureau en bas. Il ne s’occupe que de certaines factures, de ce que nous appelons la petite caisse. Ce serait trop long de vous expliquer les rouages de l’affaire. La vraie facturation se fait avenue de l’Opéra, ainsi que le courrier avec les dépôts. Ici, on s’occupe surtout des achats, des rapports avec les viticulteurs qui montent périodiquement du Midi.

— Riolle n’est amoureux d’aucune d’entre vous ?

— S’il l’est, cela ne se voit pas. Vous en jugerez vous-même. Il a une quarantaine d’années et c’est un célibataire endurci, qui sent le rance. Il est timide, peureux, et il a plein de petites manies. Il vit dans une pension de famille du quartier Latin.

— Personne d’autre ?

— Dans les bureaux, non. En bas, dans les chais et à l’expédition, ils sont cinq ou six que je connais de nom et de vue mais avec qui je n’ai pour ainsi dire aucun rapport. Vous devez penser que nous sommes de drôles de gens, n’est-ce pas ? Si vous aviez connu le patron, vous trouveriez ça tout naturel.

— Il va vous manquer ?

— Oui. Je ne le cache pas.

— Il vous faisait des cadeaux ?

— Il ne m’a jamais donné d’argent. Il lui est arrivé de me faire cadeau d’une écharpe qu’il avait vue en passant devant un magasin.

— Que va-t-il se produire, à présent ?

— Je ne sais pas qui dirigera l’affaire. Il y a bien M. Louceck, avenue de l’Opéra, qui est une sorte de conseiller financier. C’est lui, entre autres, qui s’occupe des déclarations de revenus et des bilans. Seulement, il n’y connaît rien dans les vins.

— Et M. Leprêtre ?

— Je vous ai dit que c’était un mauvais homme d’affaires.

— Mme Chabut ?

— Je suppose que c’est elle qui hérite de tout. Je ne sais pas si elle prendra la place de son mari. Elle en est peut-être capable. C’est une femme qui sait ce qu’elle veut.

Il la regardait avec attention, surpris par le bon sens de cette gamine qu’aucune question ne prenait au dépourvu. Il y avait chez elle quelque chose de direct qui forçait la sympathie et, en voyant gesticuler son long corps maigre, on ne pouvait s’empêcher de sourire.

— Hier soir, je suis allé quai de la Tournelle.

— Voir le vieux ? Je vous demande pardon. J’aurais dû dire le père.

— Comment s’entendaient-ils ?

— Mal, autant que je sache.

— À cause de quoi ?

— Je ne sais pas. Cela doit dater d’il y a longtemps. Je crois que le père trouvait son fils trop dur, insensible. Il n’a jamais rien accepté de lui et je me demande si ce n’est pas par défi qu’il n’a pas encore remis son affaire, malgré son âge.

— Chabut en parlait quelquefois ?

— Rarement.

— Vous ne voyez rien à me dire ?

— Non.

— Vous avez d’autres amants ?

— Non. Il me suffisait largement.

— Vous continuerez à travailler ici ?

— Si on me garde.

— Où est le bureau de M. Leprêtre ?

— Au rez-de-chaussée. Les fenêtres donnent sur l’arrière-cour.

— Je passe un instant chez vos collègues.

Ici aussi les lampes étaient allumées et deux des jeunes filles tapaient à la machine tandis que la troisième, qui paraissait l’aînée, classait du courrier.

— Ne vous dérangez pas. Je suis le commissaire chargé de l’enquête et j’aurai sans doute l’occasion de vous voir personnellement. Ce que je voudrais savoir dès maintenant, c’est si aucune de vous n’a pas des soupçons.

Elles se regardèrent et Mlle Berthe, celle qui avait la trentaine et qui était boulotte, rougit légèrement.

— Vous avez une idée ? lui demanda-t-il.

— Non. Je ne sais rien. J’ai été aussi étonnée que les autres.

— Vous avez appris le meurtre par le journal ?

— Non. C’est en arrivant ici que...

— Vous ne lui connaissiez pas d’ennemis ?

Elles détournaient les yeux, se regardaient l’une l’autre.

— Il est inutile de vous gêner. J’ai beaucoup appris sur son genre de vie et en particulier sur ses rapports avec les femmes. Il pourrait s’agir d’un mari, ou d’un amant, voire d’une femme jalouse.

Personne ne semblait disposé à parler.

— Pensez-y. Le plus petit fait peut avoir de l’importance.

Ils descendirent, Lapointe et lui. Au rez-de-chaussée, Maigret poussa la porte du comptable qui répondait à la description qu’en avait faite la Sauterelle.

— Il y a longtemps que vous êtes dans la maison ?

— Cinq mois. Avant, je travaillais dans une maroquinerie des Grands Boulevards.

— Vous étiez au courant des amours de votre patron ?

Il rougit, ouvrit la bouche mais ne trouva rien à dire.

— Parmi les gens qu’il recevait ici, y en avait qui avaient des raisons de le haïr ?

— Pourquoi l’auraient-ils haï ?

— Il était très dur en affaires, non ?

— Ce n’était pas un sentimental.

Il regrettait déjà sa réponse, se demandant comment il avait pu se laisser aller à exprimer une opinion.

— Vous connaissez Mme Chabut ?

— Il lui arrivait de m’apporter les factures de ses fournisseurs. Autrement, elle me les envoyait par la poste. C’est une personne très aimable et très simple.

— Je vous remercie.

Encore un, le triste M. Leprêtre aux moustaches tombantes. Ils le trouvèrent dans son bureau qui était encore plus démodé et plus provincial que les autres. Assis devant une table peinte en noir sur laquelle il y avait des échantillons de vin, il regarda entrer les deux hommes avec méfiance.

— Je suppose que vous savez ce que nous faisons ici ?

Il se contenta de hocher la tête. Un côté de sa moustache pendait plus que l’autre et il fumait une pipe en écume qui répandait une forte odeur.

— Quelqu’un a eu une raison assez sérieuse pour tuer votre patron. Il y a longtemps que vous travaillez ici ?

— Treize ans.

— Vous vous entendiez bien, M. Chabut et vous ?

— Je ne me suis jamais plaint.

— Vous aviez toute sa confiance, n’est-ce pas ?

— Il n’avait confiance en personne qu’en lui.

— Il vous traitait néanmoins comme un de ses plus proches collaborateurs.

Le visage de Leprêtre n’exprimait aucun sentiment. Il portait sur la tête une étrange petite casquette et Maigret pensa que c’était pour cacher sa calvitie. En tout cas, il ne faisait pas mine de la retirer.

— Vous n’avez rien à me dire ?

— Non.

— Il ne vous a jamais confié que quelqu’un le menaçait ?

— Non.

C’était inutile d’insister et Maigret fit signe à Lapointe de le suivre.

— Merci.

— De rien.

Et Leprêtre se leva pour refermer la porte derrière eux.


C’est dans la voiture que le rhume de Maigret, qui n’avait fait jusque-là que couver, se déclara soudain et, pendant plusieurs minutes, il se moucha au point d’en avoir le visage rouge et les yeux larmoyants.

— Excuse-moi, mon petit, murmura-t-il alors à l’adresse de Lapointe. Je le sentais venir depuis ce matin. Avenue de l’Opéra ! Nous avons oublié de demander le numéro.

Ils trouvèrent rapidement car de grandes lettres qui, le soir, devenaient lumineuses, annonçaient : « Vin des Moines. » L’immeuble, lourd et imposant, abritait d’autres affaires importantes, dont une banque étrangère et une société fiduciaire.

Au second étage, haut de plafond, ils se trouvèrent dans une vaste entrée dallée de marbre où, autour de guéridons chromés, des fauteuils de métal très modernes étaient vides pour la plupart. Sur les murs, trois affiches comme celles qu’on voyait dans les stations de métro. Elles représentaient un moine au visage réjoui, à la lèvre gourmande, qui s’apprêtait à boire un verre de vin.

Sur la première affiche, le vin était rouge, sur la seconde il était blanc et il était rosé sur la troisième.

Au-delà d’une cloison vitrée on apercevait un vaste bureau où travaillaient une trentaine de personnes, hommes et femmes et, au fond, une autre cloison vitrée permettait d’entrevoir d’autres bureaux. Tout était clair et abondamment éclairé, le matériel moderne, les meubles dernier cri.

Maigret s’approcha du guichet, dut tirer son mouchoir de sa poche au moment de parler à une jeune réceptionniste qui, sans impatience apparente, attendit qu’il eût fini de se moucher.

— Je vous demande pardon. Je voudrais voir M. Louceck.

— De la part de qui ?

Elle lui tendait un bloc sur lequel on lisait : « Nom et prénom. » Puis, sur une autre ligne : « Objet de la visite. »

Il se contenta d’écrire : Commissaire Maigret.

Elle disparut par une porte qui faisait face à la première fenêtre et resta absente un temps assez long. Après quoi elle sortit du grand bureau, les fit entrer dans une seconde salle d’attente plus intime que la première mais non moins moderne.

— M. Louceck va vous voir tout de suite. Il est au téléphone.

De fait ils n’attendirent pas longtemps. Une autre jeune fille, qui portait des lunettes, vint les chercher et les conduisit dans un vaste bureau qui donnait toujours la même impression de modernisme.

Un très petit homme se leva de son siège et tendit la main.

— Commissaire Maigret ?

— Oui.

— Stéphane Louceck. Asseyez-vous.

Maigret présenta son compagnon :

— L’inspecteur Lapointe.

— Asseyez-vous aussi, je vous en prie.

Il était très laid, d’une laideur peu sympathique. Son nez était long, bulbeux, avec de fines stries bleuâtres, et des poils bruns lui sortaient des narines et des oreilles. Quant à ses sourcils, larges de près de deux centimètres, ils étaient drus et embroussaillés. Son complet avait besoin d’un coup de fer et sa cravate devait être montée sur un appareil en celluloïd.

— Je suppose que vous venez au sujet du meurtre ?

— Cela va sans dire.

— J’attendais plus tôt quelqu’un de la police. Je ne lis jamais les journaux du matin car je me mets au travail de bonne heure et je n’ai appris la nouvelle que par un coup de téléphone de Mme Chabut.

— J’ignorais l’existence de ces bureaux et nous nous sommes rendus d’abord quai de Charenton. Si j’ai bien compris, c’est surtout là qu’Oscar Chabut travaillait.

— Il passait ici chaque jour. C’était un homme qui voulait tout voir par lui-même.

Son visage était neutre, sans expression, et sa voix elle-même n’avait aucune inflexion.

— Puis-je vous demander si vous lui connaissiez des ennemis ?

— Je ne lui en connaissais pas.

— C’était un homme important et, au cours de son ascension, il a dû se montrer dur vis-à-vis de certains.

— Je l’ignore.

— J’ai appris aussi qu’il était très porté sur les femmes.

— Je ne m’occupais pas de sa vie privée.

— Où était son bureau ?

— Ici, en face de moi.

— Il y venait avec sa secrétaire particulière ?

— Non. Le personnel de l’avenue de l’Opéra suffit.

Il ne se donnait pas la peine de sourire, ni d’exprimer un sentiment quelconque.

— Il y a longtemps que vous êtes avec lui ?

— Je travaillais pour lui alors que ces bureaux n’existaient pas encore.

— Quelle était, avant, votre profession ?

— Conseiller financier.

— Je suppose que vous vous occupiez de ses déclarations de revenus ?

— Entre autres.

— Est-ce vous qui, maintenant, allez le remplacer ?

Maigret dut se moucher à nouveau et il sentit la sueur perler à son front.

— Je vous demande pardon...

— Prenez votre temps. Il m’est difficile de répondre à votre question. L’affaire n’est pas en société anonyme mais, propriété de M. Chabut, elle devient, à défaut de testament contraire, la propriété de sa femme.

— Vous êtes en bons termes avec elle ?

— Je la connais peu.

— Vous étiez le bras droit d’Oscar Chabut ?

— Je m’occupais de la vente et des dépôts. Nous avons plus de quinze mille points de vente en France. Quarante employés travaillent ici et une vingtaine d’inspecteurs sillonnent la province. Quant au département de Paris et de la banlieue, il occupe d’autres bureaux au-dessus de ceux-ci. C’est là aussi qu’on dirige la publicité et les ventes à l’étranger.

— Combien de femmes dans votre personnel ?

— Pardon ?

— Je demande combien employez-vous de femmes ou de jeunes filles ?

— Je l’ignore.

— Qui les choisissait ?

— Moi.

— Oscar Chabut n’avait pas son mot à dire ?

— Pas ici, sur ce chapitre en particulier.

— Il ne faisait la cour à aucune ?

— Je ne me suis aperçu de rien de semblable.

— Si je comprends bien, vous êtes l’homme important de tous les services de vente ?

Il se contenta de répondre d’un battement de paupières.

— Il est donc probable que vous conserverez votre poste et qu’en outre vous prendrez la direction du quai de Charenton ?

Il ne broncha pas, resta impassible.

— Des membres du personnel pourraient-ils avoir à se plaindre de leur patron ?

— Je l’ignore.

— Je suppose que vous désirez voir le meurtrier arrêté ?

— C’est évident.

— Jusqu’ici, vous ne m’êtes pas très utile.

— Je le regrette.

— Que pensez-vous de Mme Chabut ?

— C’est une femme très intelligente.

— Vous vous entendiez bien avec elle ?

— Vous m’avez déjà posé une question à peu près semblable. Je vous ai répondu que je la connaissais peu. Elle ne mettait pratiquement pas les pieds ici et je ne fréquentais pas la place des Vosges. Je ne suis pas l’homme des dîners et des soirées en ville.

— Chabut avait une vie mondaine active ?

— Sa femme vous le dira mieux que moi.

— Vous savez s’il existe un testament ?

— Je l’ignore.

Maigret avait la tête qui lui tournait un peu et il sentait bien que cet entretien ne le mènerait nulle part. Louceck était décidé à se taire et il se tairait jusqu’au bout.

Le commissaire se leva.

— J’aimerais que vous me fassiez parvenir au quai des Orfèvres le nom et l’adresse de toutes les personnes qui travaillent ici ainsi que leur âge.

Louceck resta imperturbable et se contenta d’incliner légèrement la tête. Il avait appuyé sur un bouton et une jeune femme ouvrait la porte, prête à reconduire ses visiteurs jusqu’au palier. Avant de remonter en voiture, Maigret pénétra dans un bar et but un verre de rhum. Il espérait que cela lui ferait du bien. Lapointe se contenta d’un jus de fruit.

— Qu’est-ce que nous faisons ?

— Il est près de midi. Trop tard pour nous rendre place des Vosges. Rentrons au bureau. Nous mangerons ensuite un morceau à la brasserie Dauphine.

Il entra dans la cabine téléphonique, demanda son numéro boulevard Richard-Lenoir.

— C’est toi ? Qu’est-ce que tu as à déjeuner ? Non, je ne rentrerai pas mais garde-la moi pour ce soir. Je sais que j’ai la voix un peu cassée. Depuis une heure, je n’arrête pas de me moucher. À ce soir...

Il était d’assez mauvaise humeur.

— Tout le monde avait plus ou moins de raisons de souhaiter sa disparition. Cependant, une seule personne a poussé son envie jusqu’au bout et lui a tiré dessus. Les autres sont innocents mais, tout innocents qu’ils soient, on dirait qu’ils essayent de nous mettre des bâtons dans les roues plutôt que de nous aider. Sauf peut-être cette drôle de Sauterelle qui ne pèse pas chacune de ses phrases et qui semble répondre sincèrement aux questions. Qu’est-ce que tu penses d’elle ?

— Elle est drôle, comme vous dites. Elle regarde la vie bien en face et ne s’en laisse pas conter.

Le rapport du médecin légiste était sur le bureau de Maigret. Il comportait plus de quatre pages bourrées de termes techniques et deux croquis montrant l’impact des balles. Deux avaient atteint l’abdomen, une la poitrine et la quatrième avait pénétré un peu plus bas que l’épaule.

— Pas de téléphone pour moi ?

Il se tourna vers Lucas.

— Tu as envoyé le rapport au cabinet du procureur ?

Il s’agissait de l’interrogatoire de Stiernet.

— Dès ce matin à la première heure. Je suis même descendu le voir au Dépôt.

— Comment est-il ?

— Paisible. Je dirais même serein. Cela ne le gêne pas d’être enfermé et il ne se fait pas de mauvais sang.

Un peu plus tard, Maigret et Lapointe pénétraient à la brasserie Dauphine. Il y avait deux avocats en robe ainsi que trois ou quatre inspecteurs qui n’appartenaient pas à la brigade de Maigret mais qui le saluèrent. Ils passèrent dans la salle à manger.

— Qu’avez-vous, aujourd’hui ?

— Vous allez être content : de la blanquette de veau.

— Qu’est-ce que vous pensez du vin des Moines ?

Le patron haussa les épaules.

— Ce n’est pas plus mauvais que le vin qu’on vendait autrefois au litre. Un mélange de différents vins du Midi et de vin d’Algérie. Les gens, aujourd’hui, préfèrent une bouteille avec une étiquette et un nom plus ou moins ronflant.

— Vous en tenez ?

— Non, bien sûr. Je vous sers un petit Bourgueil ? Il ira parfaitement avec la blanquette.

L’instant d’après Maigret tirait son mouchoir de sa poche.

— Ça y est ! Dès que je me trouve dans une pièce chauffée, cela commence.

— Pourquoi n’allez-vous pas vous coucher ?

— Tu te figures que je me reposerais ? Je n’arrête pas de penser à ce Chabut. On dirait qu’il a tout fait pour nous compliquer la vie.

— Que pensez-vous de sa femme ?

— Encore rien. Hier soir, je l’ai trouvée séduisante et très maîtresse d’elle-même, en dépit des événements. Peut-être un peu trop maîtresse d’elle-même. Il semble que, vis-à-vis de son mari, elle se faisait protectrice. La femme indulgente. Nous la verrons tout à l’heure. Peut-être me fera-t-elle changer d’avis. Je me méfie toujours des êtres trop parfaits.

La blanquette était onctueuse à point, la sauce d’un jaune doré, très parfumée. Ils prirent chacun une poire, puis du café et, peu après deux heures, ils pénétraient dans l’immeuble de la place des Vosges.

La même femme de chambre que la veille vint leur ouvrir et les fit asseoir dans le hall pendant qu’elle allait prévenir sa patronne.

Quand elle revint, elle ne les conduisit pas dans le salon mais, plus loin, dans un boudoir où Jeanne Chabut ne tarda pas à les rejoindre.

Elle portait une robe noire très simple mais merveilleusement coupée sur laquelle ne tranchait aucun bijou.

— Asseyez-vous, messieurs. Je suis allée là-bas ce matin et je n’ai pas pu toucher à mon déjeuner.

— Je suppose qu’ils vont ramener le corps ?

— Cet après-midi à cinq heures. J’attends, avant cela, le représentant des pompes funèbres afin de savoir où l’on installera la chapelle ardente. Sans doute dans cette pièce, car le salon est trop grand.

Le boudoir, éclairé par une fenêtre très haute qui descendait presque jusqu’au plancher, était clair et gai comme le reste de l’appartement, avec une note un peu plus féminine.

— C’est vous qui avez choisi les meubles et les tentures ?

— Je me suis toujours intéressée à la décoration. J’aurais voulu devenir décoratrice. Mon père est libraire rue Jacob. Ce n’est pas loin des Beaux-Arts et c’est le quartier des antiquaires.

— Comment se fait-il que vous soyez devenue dactylo ?

— Parce que je voulais être indépendante. Je pensais que je pourrais suivre des cours du soir mais je me suis rendu compte que c’était impossible. Ensuite, j’ai rencontré Oscar.

— Vous êtes devenue sa maîtresse ?

— Le premier soir. Avec lui, cela ne doit pas vous étonner.

— C’est lui qui a proposé de vous épouser ?

— Vous me voyez le lui demander ? Il était sans doute fatigué de vivre seul dans un petit hôtel où il préparait ses repas sur une lampe à alcool. Il gagnait très peu à cette époque.

— Vous avez continué à travailler ?

— Les deux premiers mois. Ensuite, il n’a plus voulu. Cela peut paraître étrange, mais il était très jaloux.

— Fidèle ?

— Je le croyais.

Maigret l’observait et éprouvait un certain malaise, comme s’il sentait confusément que quelque chose clochait. Son visage était beau, mais les traits restaient trop immobiles, comme si elle était passée entre les mains d’un spécialiste de la chirurgie esthétique.

Les yeux ne cillaient presque pas. Ils étaient grands, d’un bleu clair, et elle les écarquillait comme pour les faire paraître plus innocents encore.

Il dut se moucher et, pendant ce temps, elle garda le silence.

— Je vous demande pardon.

— J’ai pensé à la liste que vous m’avez demandée et je me suis efforcée de vous l’établir.

Elle alla chercher une feuille de papier à lettres sur un bureau Louis XV. Elle avait une grande écriture ferme, sans fioritures.

— Je n’ai retenu que les noms de ceux dont la femme a probablement eu des rapports intimes avec mon mari.

— Vous n’avez pas de certitude ?

— Pour la plupart, non. Mais, à sa façon de parler d’elles et de se comporter quand nous donnions une soirée, j’étais assez vite renseignée.

Il lisait les noms à mi-voix.

— Henry Legendre.

— Industriel. Il fait la navette entre Paris et Rouen. Marie-France est sa seconde femme et elle a quinze ans de moins que lui.

— Jaloux ?

— Je le crois. Mais elle est beaucoup plus futée que lui. Ils ont une propriété à Maisons-Laffitte où ils reçoivent tous les week-ends.

— Vous y êtes allés ?

— Une seule fois, car nous recevions le dimanche aussi dans notre villa de Sully-sur-Loire. L’été, nous allions à Cannes, où nous possédons les deux derniers étages d’un immeuble neuf, près du Palm Beach, ainsi que le toit que nous avons aménagé en une sorte de jardin...

— Pierre Merlot, lut-il.

— L’agent de change. Lucile, sa femme, est une petite blonde au nez pointu qui, passé la quarantaine, conserve des airs de gamine. Cela a dû amuser Oscar.

— Le mari a été au courant ?

— Certainement pas. Son mari est un bridgeur enragé et, lorsque nous avions une soirée, ils étaient toujours quelques-uns à s’enfermer dans cette pièce pour jouer.

— Votre mari ne jouait pas ?

— Pas à ce genre de jeu.

Elle souriait vaguement.

— Jean-Luc Caucasson. L’éditeur d’art. Il a épousé un jeune modèle assez mal embouché qui est drôle comme tout.

— Maître Poupard. L’avocat d’assises ?

C’était un des maîtres du Barreau et on lisait souvent son nom dans les journaux. Sa femme était américaine et possédait une grosse fortune.

— Il ne s’est douté de rien ?

— Il lui arrive assez souvent de plaider en province. Ils ont un splendide appartement dans l’île Saint-Louis.

— Xavier Thorel. S’agit-il du ministre ?

— Oui. Xavier est un charmant ami.

— Vous dites cela comme s’il était particulièrement votre ami à vous.

— Je l’aime beaucoup. Quant à Rita, elle se jette au cou de tous les hommes.

— Il le sait ?

— Il se résigne. Plus exactement il lui rend la pareille.

D’autres noms, d’autres prénoms, un architecte, un médecin, Gérard Aubin, de la banque Aubin et Boitel, un grand couturier de la rue François-Ier.

— La liste pourrait être plus longue, car nous connaissons beaucoup de gens, mais j’ai choisi les personnes avec qui je suis à peu près certaine qu’Oscar a eu des relations intimes.

Elle questionna soudain :

— Vous êtes allé voir son père ?

— Oui.

— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

— Il m’a semblé que ses rapports avec son fils étaient plutôt froids.

— Seulement depuis qu’Oscar s’est mis à gagner beaucoup d’argent. Il a voulu que son père abandonne son bistrot et il lui a offert de lui acheter une belle propriété à Sancerre, non loin de la ferme où le vieux est né. Ils se sont mal compris tous les deux. Désiré a pensé qu’on essayait de se débarrasser de lui.

— Et votre père à vous ?

— Il tient toujours sa librairie et ma mère vit à l’entresol d’où elle ne peut plus bouger car elle marche difficilement et son cœur est devenu fragile.

La femme de chambre frappa à la porte, entra.

— C’est le monsieur des pompes funèbres.

— Dites-lui que je viens tout de suite.

Et, tournée vers les deux hommes :

— Je dois vous demander de m’excuser. Je vais être fort occupée les prochains jours. Cependant, si vous découvrez du nouveau ou si vous avez besoin d’un renseignement, n’hésitez pas à me déranger.

Elle leur souriait d’un sourire diffus, machinal et, d’une démarche souple, les conduisait jusqu’à la porte.

Dans le hall, ils rencontrèrent l’employé des pompes funèbres qui reconnut Maigret et le salua respectueusement.

Le brouillard, qui s’était en grande partie dissipé au milieu de la journée, se rétablissait peu à peu et estompait les images.

Quant à Maigret, il se mouchait une fois de plus en grommelant Dieu sait quoi.

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