CHAPITRE VII
— Qu’est-ce que vous pensez de moi ?
C’étaient presque ses premières paroles, et on sentait qu’à ses yeux cette question était capitale. Il avait dû en chercher la réponse, toute sa vie, dans les yeux des gens.
Que lui répondre ?
— Je ne vous connais pas encore beaucoup, murmura Maigret en souriant.
— Vous êtes gentil comme ça avec tous les criminels ?
— Je peux être très méchant aussi.
— Avec quel genre de gens, par exemple ?
— Des hommes comme Oscar Chabut.
Du coup les yeux de Pigou s’éclairaient comme s’il venait de trouver un allié.
— Vous savez, c’est vrai que je lui ai volé un peu d’argent. À peine ce qu’il dépensait par mois en pourboires. Mais le vrai voleur, c’était lui. Il m’a volé ma dignité, la fierté d’être un homme, il m’a amoindri au point que j’avais presque honte de vivre.
— Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de faire des prélèvements dans la petite caisse ?
— Je dois tout dire, n’est-ce pas ?
— Sinon, ce ne serait pas la peine d’être venu ici.
— Vous avez vu ma femme. Qu’est-ce que vous pensez d’elle ?
— Je la connais mal.
— Elle s’est mariée pour ne plus travailler et je suis surpris qu’elle l’ait encore fait pendant trois ans.
— Deux ans et demi.
— Elle est de ces femmes qui ont envie d’être tranquilles dans leur petit ménage.
— Vous avez deviné ça ?
— C’est très visible.
— Souvent, le soir, c’était moi qui devais faire le ménage. Si je l’avais écoutée, nous serions allés tous les jours au restaurant pour lui éviter du travail. Je ne crois pas que ce soit sa faute. Elle est lymphatique. Ses sœurs sont comme elle.
— Elles vivent à Paris ?
— Une est à Alger, mariée à un ingénieur spécialisé dans les pétroles. Une autre habite Marseille et a trois enfants.
— Pourquoi, vous, n’avez-vous pas d’enfants ?
— J’en aurais voulu, mais Liliane refusait catégoriquement d’en avoir.
— Je comprends.
— Elle a une troisième sœur et un frère qui... Il secoua la tête.
— À quoi bon parler de tout ça ? On dirait que je cherche à diminuer ma responsabilité.
Il buvait une gorgée de rhum, allumait une seconde cigarette.
— Je vous tiens debout, à cette heure...
— Continuez. Votre femme, elle aussi, vous humiliait.
— Comment le savez-vous ?
— Elle vous reprochait de ne pas gagner assez d’argent, n’est-ce pas ?
— Elle répétait toujours qu’elle se demandait comment elle avait pu m’épouser.
« Et elle soupirait alors :
« — Passer toute ma vie dans un deux-pièces cuisine sans même une femme de ménage. »
Il avait l’air de parler pour lui-même et il ne regardait pas Maigret mais un coin du tapis.
— Elle vous trompait ?
— Oui. Depuis la première année de notre mariage. Je ne l’ai su qu’après, deux ou trois ans plus tard. Un jour que j’avais dû quitter le bureau pendant les heures de travail pour aller chez le dentiste, je l’ai vue au bras d’un homme, près de la Madeleine, et ils sont entrés tous les deux dans un hôtel.
— Vous lui en avez parlé ?
— Oui. C’est elle, en fin de compte, qui m’a accablé de reproches. Je ne lui procurais pas le genre de vie auquel une femme jeune pouvait s’attendre. Le soir, j’étais tout endormi et il fallait qu’elle m’entraîne presque de force au cinéma. Des vérités de ce genre-là. Y compris que je ne la satisfaisais pas sexuellement...
Il avait rougi à ces derniers mots et cette accusation avait dû lui être la plus pénible.
— Un jour, le jour de son anniversaire, il y a trois ans, j’ai pris dans la caisse juste de quoi nous payer un bon dîner et je l’ai conduite dans un restaurant des Grands Boulevards.
— Je crois que je vais recevoir une augmentation, lui annonçai-je.
— Il est grand temps. Ton patron devrait avoir honte de te payer aussi peu qu’il le fait. Si j’allais le trouver, moi, je saurais que lui dire.
— Vous ne preniez que de petites sommes ?
— Oui. Au début, j’ai prétendu avoir été augmenté de cinquante francs par mois. Elle n’a pas tardé à trouver cette somme insuffisante et je me suis augmenté, pour ainsi dire, de cent francs.
— Vous n’aviez pas peur d’être découvert ?
— C’était devenu une habitude. Personne ne contrôlait mes livres. C’était si peu de chose dans tous les rouages de la maison !
— Une fois, vous avez pris un billet de cinq cents francs.
— C’était pour Noël. J’ai prétendu que j’avais reçu une gratification. Je finissais presque par y croire. Cela me haussait à mes propres yeux.
« Voyez-vous, je n’ai jamais eu une haute idée de moi-même. Mon père aurait voulu que j’entre comme lui au Crédit Lyonnais, mais j’aurais subi la comparaison avec des gens beaucoup plus brillants que moi. Quai de Charenton, j’étais tranquille dans mon coin et on ne s’occupait pratiquement pas de moi. »
— Comment Chabut s’est-il aperçu de vos détournements ?
— Ce n’est pas lui qui les a découverts mais M. Louceck. Il venait de loin en loin jeter un coup d’œil à ma comptabilité. Quelque chose a dû lui mettre la puce à l’oreille. Au lieu de m’en parler, de me poser des questions, il a fait comme si de rien n’était et a mis M. Chabut au courant.
— C’était en juin ?
— Fin juin, oui. Le 28 juin, je m’en souviendrai toujours. Il m’a fait dire de monter dans son bureau. La secrétaire était là et il ne l’a pas fait sortir. Je n’étais pas inquiet car il ne me venait pas à l’esprit que mes tricheries avaient été découvertes.
— Il vous a fait asseoir.
— Oui. Comment le savez-vous ?
— La Sauterelle, je veux dire Anne-Marie, m’a raconté la scène. Après quelques minutes, elle était aussi gênée que vous.
— Et moi j’étais gêné d’être pour ainsi dire piétiné devant une femme. Il a trouvé les mots les plus méprisants, les plus blessants. J’aurais préféré de loin qu’il me remette entre les mains de la police.
« On aurait dit qu’il y prenait plaisir. Chaque fois que je croyais que c’était fini, il reprenait de plus belle. Vous savez ce qu’il me reprochait le plus ? De n’avoir subtilisé que de petites sommes.
« Il prétendait qu’il aurait respecté un vrai voleur, mais pas un petit tripatouilleur sans envergure. »
Il se tut un instant pour reprendre son souffle, car il venait de parler avec une certaine véhémence et son visage était devenu cramoisi. Il but encore une gorgée. Maigret fit comme lui.
— Quand il m’a ordonné de m’approcher de lui, je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il allait faire mais j’avais quand même peur. La gifle est arrivée de plein fouet et la trace des doigts a dû rester un bon moment imprimée sur ma joue.
« On ne m’avait jamais giflé. Même quand j’étais gosse, mes parents ne me frappaient pas. Je suis resté là, oscillant, sans réaction, et il m’a lancé quelque chose comme :
« — Et maintenant, disparaissez...
« Je ne sais plus si c’est à ce moment-là ou un peu avant qu’il m’a annoncé qu’il ne me donnerait pas de certificat et qu’il verrait à m’empêcher de trouver une place décente. »
— Il était humilié, lui aussi, murmura Maigret très doucement.
Pigou se tourna vivement vers lui, si surpris qu’il en gardait la bouche ouverte.
— Il vous a d’ailleurs dit qu’on ne se moquait pas de lui impunément.
— C’est vrai. Je n’ai pas compris que c’était la raison profonde de son attitude. Vous pensez qu’il était vexé ?
— Plus que vexé : il était un homme fort, un homme qui se considérait en tout cas comme fort et qui avait réussi dans tout ce qu’il entreprenait. N’oubliez pas qu’il a commencé par faire du porte à porte avec des encyclopédies.
« Pour lui, c’est à peine si vous existiez. Vous vivotiez vaguement dans une pièce du rez-de-chaussée où il ne mettait pratiquement jamais les pieds et c’était un peu comme une grâce qu’il vous faisait de vous garder. »
— C’est bien lui, oui.
— Lui aussi avait besoin de se rassurer et c’est pourquoi il s’attaquait à toutes les femmes qui l’approchaient.
Gilbert Pigou haussait les sourcils, soudain inquiet.
— Vous voulez dire qu’il était à plaindre ?
— Chacun de nous est plus ou moins à plaindre. J’essaie de comprendre. Je n’ambitionne pas de fixer les responsabilités de chacun. Vous avez quitté le quai de Charenton. Où êtes-vous allé d’abord ?
— Il était onze heures du matin. Je n’étais jamais dehors à cette heure-là. Il faisait très chaud. J’ai marché à l’ombre des platanes le long des entrepôts de Bercy, je suis entré dans un bistrot, près du pont d’Austerlitz, et j’ai bu deux ou trois cognacs, je ne sais plus.
— Vous avez déjeuné avec votre femme ?
— Il y avait longtemps qu’elle ne venait plus me retrouver à midi. J’ai beaucoup marché, beaucoup bu, et je suis entré à un moment donné dans un cinéma où il faisait un peu plus frais que dehors, car j’avais la chemise collée au corps. Souvenez-vous. Le mois de juin a été torride.
On avait l’impression qu’il ne voulait omettre aucun détail. Il avait besoin de s’expliquer et, puisqu’on le lui permettait, puisqu’on l’écoutait avec un intérêt évident, il s’efforçait de ne rien laisser dans l’ombre.
— Le soir, votre femme ne s’est pas aperçue que vous aviez bu ?
— Je lui ai dit que le personnel m’avait offert l’apéritif parce que je venais de monter en grade et de passer avenue de l’Opéra.
Maigret ne souriait pas de cette naïveté et, au contraire, son visage était grave.
— Comment avez-vous fait pour être en mesure, le surlendemain, de remettre à votre femme l’argent du mois ?
— Je n’avais pas d’économies. Elle me donnait tout juste quarante francs par mois pour mes cigarettes et mon métro. Il fallait que je trouve quelque chose. J’y ai pensé presque toute la nuit. En partant, je lui ai annoncé que je ne rentrerais pas dîner parce que je passerais une partie de la soirée à arranger mon nouveau bureau.
« La veille, je n’avais pas pensé à rendre la clé du coffre. Il devait contenir une somme plus importante que les autres jours car le lendemain était le jour de paie.
« Au cours des années, il m’est arrivé quelquefois de revenir au bureau, le soir, pour un travail urgent. J’emportais la clé de la porte d’entrée.
« Une fois, je l’ai oubliée. J’ai fait le tour du bâtiment, me souvenant que la porte de derrière, voilée, fermait mal, et qu’on pouvait faire mouvoir le pêne avec un canif. »
— Il n’y avait pas de gardien de nuit ?
— Non. J’ai attendu l’obscurité et je me suis glissé dans la cour. La petite porte s’est ouverte comme je l’espérais et j’ai pénétré dans mon ancien bureau. J’ai pris une liasse de billets, sans compter.
— Cela représentait une grosse somme ?
— Plus de trois mois de salaire. J’ai caché les billets, le soir même, au-dessus de la grande armoire, sauf mon traitement du mois. Je suis parti à la même heure que d’habitude. Je ne pouvais pas avouer à Liliane que j’avais été mis à la porte.
— Pourquoi vous inquiétiez-vous tellement de ce qu’elle pouvait penser de vous ?
— Parce qu’elle était une sorte de témoin. Depuis des années, elle me regardait vivre, d’un œil critique. J’aurais voulu qu’une personne au moins ait confiance en moi.
« Je me suis mis à passer mes journées dehors, à chercher une nouvelle situation. Je m’étais imaginé que ce serait facile. Je lisais les petites annonces et je me précipitais vers les adresses qui étaient données. Quelquefois on faisait la queue et il m’arrivait d’avoir pitié de certains, presque tous des vieux, qui attendaient sans espoir.
« On me questionnait. La première chose qu’on me demandait, c’était mon âge. Quand je répondais quarante-cinq ans, l’entretien n’allait presque jamais plus avant.
« — Ce que nous cherchons, c’est un homme jeune, trente ans au maximum.
« Je me croyais jeune. Je me sentais jeune. Chaque jour je m’assombrissais davantage. Après quinze jours, je ne cherchais plus nécessairement une place de comptable et je me serais contenté d’une place de garçon de bureau, ou de vendeur dans un grand magasin.
« Au mieux, on prenait mon nom et mon adresse :
« — On vous écrira.
« Ceux qui entrevoyaient la possibilité de m’embaucher me demandaient où j’avais travaillé. Après les menaces de Chabut, je n’osais pas le leur dire.
« Un peu partout. J’ai vécu longtemps à l’étranger.
« Il fallait que je précise que c’était en Belgique, ou en Suisse, car je ne parlais que le français.
« — Vous avez des certificats ?
« — Je vous les enverrai.
« Bien entendu, je ne retournais pas dans ces maisons-là.
« Fin juillet, ce fut pire. Beaucoup de bureaux étaient fermés, ou bien les patrons étaient en vacances. J’ai encore apporté mon traitement à la maison ou plutôt j’ai prélevé la somme nécessaire sur ma réserve, au-dessus de l’armoire.
« — Tu es drôle, ces derniers temps, remarqua ma femme. Tu parais plus fatigué que quand tu étais quai de Charenton.
« — Parce que je ne suis pas encore habitué à mon nouveau travail. Il faut que j’apprenne à travailler avec les ordinateurs. Avenue de l’Opéra, ce sont les points de vente qu’on contrôle et il y en a plus de quinze mille. Cela me donne de lourdes responsabilités.
« — Quand auras-tu tes vacances ?
« — Je n’aurai pas le temps d’en prendre cette année. Peut-être à Noël ? Ce serait agréable de prendre pour la première fois des vacances de neige. Toi, tu peux partir. Pourquoi n’irais-tu pas passer trois semaines ou un mois dans ta famille ? »
Comprenait-il ce que ses paroles révélaient de tragique, de misérable ?
— Elle est partie pour un mois. Elle a passé quinze jours chez ses parents, à Aix-en-Provence, où son père est architecte, puis quinze jours dans la villa louée, à Bandol par une de ses sœurs, celle qui a trois enfants.
« Je me sentais tout perdu dans Paris. Je continuais à aller lire les petites annonces rue Réaumur et je me précipitais aux adresses données. Toujours avec aussi peu de succès.
« Je commençais à me rendre compte que Chabut avait raison, que je ne trouverais pas le moindre emploi.
« Je suis allé rôder devant chez lui, place des Vosges, sans raison, juste pour l’apercevoir, mais il était en vacances, lui aussi, à Cannes, sans doute, où ils ont un appartement. »
— Vous le haïssiez ?
— Oui. De toutes mes forces. Cela me paraissait injuste qu’il se dore au soleil pendant que je m’efforçais de trouver du travail dans un Paris de plus en plus vide.
« Il me restait, au-dessus de l’armoire, un peu plus que de quoi verser à ma femme un mois de traitement.
« Et après ? Qu’est-ce que je ferais après ? Il me faudrait lui avouer la vérité et j’étais sûr qu’elle me quitterait. Ce n’était pas la femme à rester avec moi si je n’étais plus capable de subvenir à ses besoins. »
— Vous teniez encore à elle ?
— Je crois que oui. Je ne sais pas.
— Et maintenant ?
— Il me semble qu’elle est devenue petit à petit une étrangère. Je suis étonné de m’être tant préoccupé de ce qu’elle pourrait penser.
— Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
—, Elle est rentrée du Midi fin août. Je lui ai remis ce qui était censé être ma paie. Je suis encore resté une vingtaine de jours avec elle mais je savais déjà que je n’aurais plus assez d’argent pour la fin du mois.
« Un matin, je suis parti avec l’idée de ne pas revenir, de sorte que je n’ai rien emporté, sinon les quelques centaines de francs qui restaient. »
— Vous êtes allé tout de suite rue de la Grande-Truanderie ?
— Vous savez ça ? Non. J’ai pris une chambre dans un hôtel bon marché mais encore décent et j’ai choisi le quartier de la Bastille où je ne risquais pas de rencontrer ma femme.
— C’est alors que vous vous êtes mis à suivre Oscar Chabut ?
— Je savais où il était de telle à telle heure et je rôdais avenue de l’Opéra, place des Vosges ou quai de Charenton. Je n’ignorais pas non plus que presque tous les mercredis il allait rue Fortuny avec sa secrétaire.
— Quelle était votre intention ?
— Je n’en avais pas. C’était l’homme qui avait joué le plus grand rôle dans ma vie, puisqu’il m’avait enlevé toute dignité et toute possibilité de remonter la pente.
— Vous étiez armé ?
Pigou tira un petit automatique bleuté de la poche de son pantalon, se leva et alla le poser sur le guéridon en face de Maigret.
— Je l’avais emporté pour le cas où l’envie me prendrait de me suicider.
— Vous n’avez pas été tenté de le faire ?
— Plusieurs fois, surtout le soir, mais cela me faisait peur. J’ai toujours eu peur des coups, de la douleur physique. Chabut a peut-être eu raison : je suis un lâche.
— Il faut que je vous interrompe un moment pour donner un coup de téléphone. Vous allez en comprendre la raison.
Il appela le quai des Orfèvres.
— Passez-moi l’inspecteur Lapointe, s’il vous plaît, mademoiselle...
Pigou faillit dire quelque chose mais se tut. Dans la cuisine Mme Maigret préparait de nouveaux grogs.