CHAPITRE VIII

— C’est toi ? questionnait Maigret.

— Vous n’êtes pas couché, patron ? Vous n’avez même pas la voix de quelqu’un qui vient de s’éveiller. Je n’ai reçu aucun rapport.

— Je sais.

— Comment pouvez-vous le savoir ? D’où me téléphonez-vous ?

— De chez moi.

— Il est trois heures du matin.

— Tu peux rappeler tous les hommes. Leurs planques sont finies.

— Vous l’avez découvert ?

— Il est ici, en face de moi, et nous bavardons tranquillement tous les deux.

— Il est venu de lui-même ?

— Je ne me vois pas courant après lui boulevard Richard-Lenoir.

— Comment est-il ?

— Bien.

— Vous avez besoin de moi ?

— Pas encore. Mais reste au bureau. Rappelle les différentes patrouilles. Préviens Janvier, Lucas, Torrence et Lourtie. Je t’appellerai plus tard.

Il raccrocha et se tut pendant que Mme Maigret changeait les verres vides pour des verres pleins.

— J’ai oublié de vous dire, Pigou, que bien que nous soyons chez moi et non au quai des Orfèvres, je reste un policier et que je me réserve le droit de me servir de tout ce que vous pourrez me dire.

— C’est naturel.

— Vous connaissez un bon avocat ?

— Non. Ni bon ni mauvais.

— Vous en aurez besoin demain, quand vous serez entendu par le juge d’instruction. Je vous donnerai quelques noms.

— Je vous remercie.

Le coup de téléphone avait quelque peu refroidi l’atmosphère qui était devenue plus guindée.

— À votre santé.

— À la vôtre.

Et il plaisanta :

— Je ne crois pas que je boirai à nouveau un grog d’ici longtemps. Ils vont me saler, n’est-ce pas ?

— Pour quelle raison vous salerait-on ?

— D’abord, parce que c’était un homme riche et influent. Ensuite, parce que je n’ai même pas une raison à donner.

— Quand l’idée vous est-elle venue de le tuer ?

— Je ne sais pas. J’ai d’abord dû quitter mon hôtel de la Bastille et c’est alors que je suis allé rue de la Grande-Truanderie. Cela a été très dur. Je rentrais au petit jour, après avoir déchargé des légumes aux Halles, et je pleurais chaque fois avant de m’endormir. L’odeur m’écœurait et même les bruits de l’hôtel. Il me semblait que j’étais désormais en marge du monde, dans un univers différent.

« Pendant la journée, il m’arrivait encore de me traîner place des Vosges, quai de Charenton, avenue de l’Opéra, et, deux ou trois fois, je suis même allé guetter Liliane en me cachant dans le cimetière du Montparnasse.

« Quand j’apercevais Chabut, il m’arrivait de plus en plus souvent de murmurer à mi-voix :

« — Je le tuerai.

« Ce n’étaient que des mots que je prononçais machinalement. Je n’avais pas vraiment l’intention de le tuer. De loin, je le regardais vivre, si je puis dire. Je regardais sa grosse voiture rouge, son visage plein d’assurance, ses vêtements merveilleusement coupés et toujours sans un faux pli.

« Moi, je descendais rapidement la pente. Le seul complet que j’avais emporté de la rue Froidevaux était de plus en plus fripé, couvert de taches. Mon imperméable ne me protégeait pas suffisamment du froid mais je n’avais pas de quoi acheter un manteau, même chez un fripier.

« J’étais sur le quai, à une certaine distance, quand j’ai vu Liliane pénétrer dans les bureaux du quai de Charenton. Sans doute était-elle allée d’abord avenue de l’Opéra puisque c’est là que j’étais supposé travailler.

« Elle est restée longtemps. À un certain moment j’ai vu Anne-Marie venir respirer un moment dans la cour et je me suis douté de ce qui se passait.

« Je n’étais pas jaloux. C’était seulement comme une gifle de plus. Cet homme-là se comportait comme si tout lui appartenait. J’ai grommelé une fois de plus :

« — Je le tuerai !

« Je me suis éloigné en traînant la patte. Je n’avais pas envie d’être aperçu par ma femme. »

— Quand êtes-vous allé pour la première fois rue Fortuny ?

— Vers la fin de novembre. J’étais obligé d’épargner même les tickets de métro.

Il eut un petit rire amer.

— C’est une curieuse sensation, vous savez, de n’avoir pas d’argent en poche et de savoir qu’on ne vivra jamais plus comme tout le monde. Aux Halles, on rencontre surtout des vieillards, mais il y a quelques jeunes aussi, qui ont déjà le même regard. Est-ce que j’ai ce regard-là ?

— Non.

— Je devrais, car je suis devenu comme eux. Pourtant, je continuais à penser à la gifle. Il a eu tort de me frapper. Peut-être que j’aurais oublié les mots, même les plus méprisants, les plus amoindrissants. Il m’a giflé comme si j’étais un sale gamin.

— Mercredi dernier, vous saviez, en vous rendant rue Fortuny, que ce serait la dernière fois ?

— Ça n’aurait pas été la peine de venir ici, n’est-ce pas, pour ne pas être sincère ? Je ne savais pas que je le tuerais, cela, je le jure, et vous pouvez me croire. À vous, je mentirais pas.

— Quel était votre état d’esprit ?

— Je sentais que cela ne pouvait pas continuer. J’étais arrivé à l’étage le plus bas. Un jour ou l’autre, on me ramasserait dans une rafle, ou bien je tomberais malade et on m’emmènerait à l’hôpital. Il fallait qu’il arrive quelque chose.

— Quoi, par exemple ?

— J’aurais pu lui rendre sa gifle. S’il sortait avec Anne-Marie de l’hôtel particulier, je m’avancerais vers lui...

Il secoua la tête.

— Ce n’était pas possible, car il était beaucoup plus fort que moi. J’ai attendu neuf heures. J’ai vu la lumière s’allumer dans le hall et il est sorti seul. Mon automatique était encore dans ma poche, mais cela ne m’a pris qu’un instant de l’en retirer.

« J’ai tiré sans pour ainsi dire viser, trois ou quatre fois, je ne sais plus. »

— Quatre.

— Ma première idée fut de rester sur place, d’attendre la police. J’ai eu peur d’être frappé. Je me suis mis à courir vers le métro de l’avenue de Villiers. Personne ne m’a poursuivi. Je me suis retrouvé aux Halles et je me suis embauché machinalement pour coltiner des légumes. Je n’aurais pas pu rester seul dans ma chambre.

« Voilà, monsieur le commissaire. Je crois que je vous ai tout dit. »

— Pourquoi m’avez-vous téléphoné ?

— Je ne sais pas. Je me sentais seul et je me disais que personne ne me comprendrait jamais. Dans les journaux, j’ai souvent lu des articles sur votre compte. J’aurais voulu vous connaître. J’avais plus ou moins décidé de me tirer une balle dans la tête.

« Alors, j’ai cherché un dernier contact, mais j’avais toujours peur, pas de vous, mais de vos agents. »

— Mes inspecteurs ne frappent pas.

— On le dit, pourtant.

— On dit beaucoup de choses, Pigou. Vous pouvez allumer votre cigarette. Vous avez encore peur ?

— Non. Je vous ai téléphoné une deuxième fois, puis, presque tout de suite après je vous ai écrit dans un café du boulevard du Palais. Je me sentais près de vous. J’aurais voulu vous suivre dans les rues, mais je ne pouvais pas le faire parce que vous étiez toujours en voiture. J’avais eu le même problème avec Chabut.

« Il fallait que je vous précède, que je devine d’avance où vous alliez vous rendre.

« C’est ainsi que j’étais là quand vous êtes allé quai de Charenton. Il était fatal qu’Anne-Marie vous parle. Je n’ai même pas imaginé qu’elle ne le ferait pas le premier jour.

« Il est vrai que la scène a eu lieu en juin et que pour elle c’était déjà de l’histoire ancienne.

« Je vous ai vu place des Vosges aussi. »

— Et quai des Orfèvres.

— Oui. Je me disais que ce n’était pas la peine de me cacher puisque je me ferais fatalement prendre. Car vous n’auriez pas tardé à m’arrêter, n’est-ce pas ?

— Si vous étiez resté aux Halles, vous auriez sans doute été repéré et arrêté cette nuit. À dix heures, ils avaient découvert l’hôtel du Cygne et ils vous auraient sans doute trouvé, au cours de la nuit, dans un des bistrots de la rue. Vous vous êtes mis à boire ?

— Non.

C’était rare qu’on dégringole de la sorte sans s’adonner à la boisson.

— J’ai failli entrer au quai des Orfèvres et demander à vous parler. Je me suis dit qu’on me mettrait entre les mains de n’importe quel inspecteur et que je n’aurais pas la chance de vous approcher. Alors, je suis venu boulevard Richard-Lenoir.

— Je vous ai vu.

— Moi aussi, je vous ai vu. Mon idée était de monter dans votre appartement. Vous vous découpiez dans le rectangle de la fenêtre, avec la lumière derrière vous, et, dans votre robe de chambre, vous paraissiez énorme. J’ai été pris de panique et je me suis éloigné rapidement. J’ai rôdé dans le quartier pendant des heures. Je suis passé plus de cinq fois devant chez vous alors qu’il n’y avait plus de lumière dans l’appartement.

— Vous permettez un instant ?

Il composait à nouveau le numéro du quai des Orfèvres.

— Passez-moi Lapointe, je vous prie. Allô ! Les hommes sont rentrés chez eux ? Qui est là-bas avec toi ?

— Lucas est de garde. Janvier vient d’arriver.

— Vous allez venir tous les deux chez moi. Prenez une voiture.

— Ils vont m’emmener ? questionna Pigou quand Maigret raccrocha.

— C’est nécessaire.

— Je comprends, mais cela me fait quand même peur, comme d’aller chez le dentiste.

Il avait tué un homme. Il était venu de lui-même chez Maigret mais son sentiment dominant, c’était la peur. La peur des coups, des brutalités.

C’est à peine s’il faisait encore allusion à son crime.

Maigret se rappelait le jeune Stiernet qui avait tué sa grand-mère de nombreux coups de couteau et c’est tout juste s’il n’avait pas dit :

— Je ne l’ai pas fait exprès.

Il regarda lourdement Pigou, comme s’il essayait de voir tout au fond de celui-ci. Le comptable était troublé par ce regard.

— Vous n’avez pas de questions à me poser ? demandait-il.

— Je ne crois pas. Non.

À quoi bon lui demander s’il regrettait son geste de la rue Fortuny ? Est-ce que Stiernet regrettait d’avoir frappé ?

On lui poserait sans doute la question aux assises, et s’il répondait la vérité, il y aurait des mouvements divers, voire un murmure réprobateur dans le prétoire.

Ils restèrent un long moment silencieux et Maigret vida son verre. Puis il entendit une voiture qui s’arrêtait devant la maison, une portière, puis une autre qui claquait.

Il alluma une dernière pipe, plus pour se donner une contenance que par envie de fumer. Il y avait des pas dans l’escalier. Il alla ouvrir la porte. Les deux hommes regardaient curieusement dans le salon où la lumière formait des nuages bleutés autour de la lampe et du plafonnier.

— Gilbert Pigou. Nous venons d’avoir un long entretien. Demain, nous procéderons à l’interrogatoire officiel.

Le comptable les regardait, un peu rassuré par leur comportement. Ils n’avaient pas l’air de gens qui frappent les autres.

— Vous allez l’emmener au Quai et le laisser dormir quelques heures. Je serai là vers la fin de la matinée.

Lapointe lui adressa un signe qu’il ne comprit pas tout de suite car il se sentait à bout de fatigue. C’étaient ses poignets que l’inspecteur désignait, ce qui signifiait évidemment :

— Je lui passe les menottes ?

Maigret se tourna vers Pigou.

— On ne se méfie pas de vous, murmura-t-il. On vous les retirera au quai des Orfèvres. C’est le règlement.

Sur le palier, Pigou se retourna. Il avait les larmes aux yeux. Il regardait encore une fois Maigret comme pour se donner du courage.

Mais n’était-ce pas sur lui-même qu’il s’attendrissait ?


Épalinges, le 29 septembre 1969

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