CHAPITRE VI

Asseyez-vous, mes enfants.

Maigret lui-même allumait une pipe et les regardait l’un après l’autre d’un œil rêveur.

— Vous connaissez tous l’affaire dans ses grandes lignes. Depuis que j’ai commencé à enquêter sur la mort d’Oscar Chabut au moment où il sortait d’une maison de la rue Fortuny, un homme paraît s’intéresser à mes faits et gestes. Il est intelligent, car il semble prévoir chacun de mes mouvements. Il est habile à se glisser rapidement dans la foule, car je n’ai pas encore réussi à le rejoindre.

C’était déjà le crépuscule mais personne n’avait allumé les lampes et cette réunion se tenait dans une sorte de pénombre. Il faisait très chaud dans le bureau. On avait dû apporter deux chaises du bureau voisin.

— Je n’ai aucune preuve de la culpabilité du personnage. Seulement des présomptions. Et aussi son obstination à se comporter comme un coupable.

« Depuis cet après-midi, je connais son identité et je connais aussi son histoire, qui paraît à première vue incroyable.

« Il s’agit du comptable du marchand de vin. Un humble. Un gagne-petit. Il est marié depuis huit ans. Sa femme, qui était vendeuse, a assez vite cessé de travailler et lui reprochait de ne pas gagner plus d’argent. Prenez son nom et son adresse, Lourtie. Je vous dirai tout à l’heure pourquoi. Liliane Pigou, 57 bis, rue Froidevaux. C’est en face du cimetière du Montparnasse. Elle passe le plus clair de ses journées couchée sur un divan, à moitié nue, à écouter des disques, à fumer cigarette sur cigarette et à lire des magazines et des bandes dessinées.

« Si je vous ai réunis, c’est que j’ai décidé de mettre la main sur lui coûte que coûte. Il est probablement armé, mais je ne crois pas qu’il essaie de tirer.

« Vous, Janvier, vous allez choisir six hommes qui se relayeront deux par deux quai des Orfèvres. L’individu m’y a téléphoné par deux fois, m’a écrit une assez longue lettre, et, une fois au moins, m’a guetté du trottoir d’en face. Il a malheureusement trouvé le moyen de disparaître avant d’être rejoint. »

L’air commençait à être bleuâtre. Maigret alluma la lampe à abat-jour vert qui se trouvait sur son bureau mais n’alluma pas le plafonnier, de sorte que des pans de la pièce restaient dans l’ombre où les visages se détachaient.

— Notez tous son signalement. Il est plutôt petit, moins d’un mètre soixante-dix. Sans être gros, il est plutôt grassouillet et il a le visage très rond. Il est vêtu d’un complet brun sombre et d’un imperméable froissé. Il fume la cigarette. Enfin, il a une patte un peu folle. Depuis un accident qu’il a eu voilà plusieurs années, il jette la jambe gauche de côté en marchant.

— Brun ? questionna Lourde.

— Brun, oui, avec des yeux bruns aussi et des lèvres assez épaisses. Il donne l’impression, non pas vraiment d’un clochard, mais d’un homme qui arrive au bout de son rouleau.

« Si je veux toujours deux hommes en faction, c’est à cause de son habileté à s’éclipser.

« Compris, Janvier ? »

— Oui, patron.

Maigret se tourna vers le gros Lourtie qui tirait à petites bouffées sur sa pipe.

— Ce que je viens de dire à Janvier vaut pour vous également. Les uns comme les autres n’avez pas à rester personnellement en faction mais vous devez veiller à ce que vos hommes soient en place et se relayent régulièrement.

— Ce sera fait.

— À vous, Torrence. Une équipe de six, comme les autres. C’est le grand jeu. Je ne veux pas risquer de le voir encore nous filer entre les doigts. Votre secteur est la place des Vosges, autour de la maison des Chabut. Mme Chabut est une belle femme d’environ quarante ans, très élégante, habillée chez les meilleurs couturiers. Elle a un chauffeur et une voiture Mercedes. Si elle se sert à l’occasion de l’auto de son mari, celle-ci est une Jaguar rouge décapotable.

Ils se regardaient les uns les autres comme des écoliers en classe.

— À Lucas, à présent. Toi, Lucas, tu couvriras le quai de Charenton. Nous sommes samedi. il ne doit y avoir personne dans les bureaux et dans les chais cet après-midi, personne demain non plus. J’ignore si les bâtiments sont gardés.

— J’ai compris, patron.

— Je fais surveiller les points où il est le plus probable qu’il se manifeste. Il ne s’approche jamais de très près. On dirait qu’il est fasciné par notre enquête, qu’il cherche par tous les moyens à deviner ce qui se passe et ce qui va se passer.

« Je me demande même, si, peut-être à son insu, il n’éprouve pas un obscur désir de se faire prendre. »

— Et moi ? questionna Lapointe.

— Tu restes ici, à ma disposition, toujours prêt à venir me chercher à n’importe quelle heure. Tu réunis aussi les informations qui pourront te parvenir et tu me tiens au courant par téléphone.

Ils croyaient que c’était terminé et ils étaient sur le point de se lever quand Maigret les retint du geste.

— Il y a des points qui restent obscurs. Cet homme a perdu sa place vers la fin juin. Selon toute vraisemblance, il n’avait pas d’économies, à moins qu’il ne les ait cachées à sa femme, à qui il remettait mensuellement tout ce qu’il gagnait. Son patron ne lui a pas payé le mois de juin, gardant cet argent pour couvrir en partie les détournements. Or, le 30 juin, il est rentré chez lui avec la même somme que les autres fins de mois.

« Jusqu’en septembre, il a quitté son appartement aux mêmes heures que d’habitude, est rentré aux mêmes heures aussi, de sorte que sa femme ignorait qu’il ne travaillait plus quai de Charenton.

« Je suppose qu’il a cherché du travail, qu’il n’en a pas trouvé.

« En septembre, il a disparu. Depuis lors, on dirait qu’il a fait le plongeon, qu’il a renoncé à se débattre et, à son aspect, il donne à penser qu’il ne dort pas toutes les nuits dans un lit.

« Il lui fallait bien trouver ne fût-ce que quelques francs par jour pour manger. Or, il y a un endroit qui attire irrésistiblement les êtres à la traîne : les Halles. Je ne sais pas où ils iront quand, dans quelques mois, elles seront transférées à Rungis. »

La sonnerie du téléphone retentit.

— Allô. Le commissaire Maigret ? C’est toujours le même homme qui insiste pour vous parler personnellement.

— Passez-le-moi.

Et il dit aux autres :

— C’est lui ! Allô, oui. J’écoute...

— Vous avez vu ma femme. Je m’en doutais. Vous êtes resté longtemps avec elle tandis que votre inspecteur attendait dans un bar voisin. Est-ce qu’elle m’en veut beaucoup ?

— À mon avis, pas du tout.

— Elle n’est pas trop malheureuse ?

— Elle ne m’a pas fait l’effet de quelqu’un de malheureux.

— Elle n’a pas parlé d’argent ?

— Non.

— Je me demande de quoi elle vit.

— Elle est allée voir Chabut il y a quelques semaines et il lui a donné mille francs.

Il y eut un ricanement à l’autre bout du fil.

— Qu’est-ce que mon père vous a dit ?

C’était stupéfiant. Il savait à peu près tout ce que faisait Maigret. Or, il n’avait pas de voiture, pas d’argent pour prendre des taxis. Il allait et venait à travers Paris, avec sa patte folle, sans se faire remarquer, et il disparaissait comme par magie dès qu’on le reconnaissait.

— Il ne m’a rien dit de particulier. J’ai compris qu’il n’aime pas beaucoup votre femme.

— Vous voulez dire qu’il la déteste. C’est pour cela que nous nous sommes brouillés. J’avais à choisir entre elle et lui...

Il semblait bien avoir joué le mauvais cheval.

— Pourquoi ne venez-vous pas me voir ici, quai des Orfèvres, que nous ayons une conversation en tête à tête ? Si vous n’avez pas tué Chabut, vous repartirez aussi libre que vous serez entré. Dans le cas contraire, un bon avocat vous fera avoir le minimum, s’il ne parvient pas à vous faire acquitter. Allô !... Allô !...

Gilbert Pigou avait raccroché.

— Vous avez entendu. Il sait déjà que je suis allé voir sa femme dans leur appartement et que je me suis rendu ensuite chez son père.

C’était presque un jeu auquel, jusqu’à présent, Pigou gagnait à tout coup. Pourtant, il n’était pas particulièrement intelligent. Au contraire.

— Où en étais-je ? Ah ! oui. Aux Halles. C’est l’endroit de Paris où il y a le plus de chances de retrouver un homme en train de couler. Je voudrais que, dès la nuit prochaine, une douzaine d’hommes ratissent soigneusement le secteur. Ils pourront demander de l’aide aux inspecteurs du 1er arrondissement à qui les lieux sont plus familiers.

Est-ce que toutes ces mesures allaient se révéler inutiles ? Il n’était pas défendu d’espérer mais les chances étaient assez faibles que Pigou se fasse prendre. Pour un peu, il était une fois de plus dehors, sur le trottoir d’en face, à regarder les fenêtres éclairées du bureau de Maigret.

— C’est tout, mes enfants.

Au moment où ils se levaient comme des écoliers, et allaient se diriger vers la porte, Maigret reprit encore la parole.

— Une recommandation importante. Aucun des hommes ne doit être armé. Cela vaut pour vous aussi. Je ne veux à aucun prix, quoi qu’il arrive, qu’on lui tire dessus.

— Et s’il tire le premier, grommela le gros Lourtie.

— J’ai dit « à aucun prix ». D’ailleurs, il ne tirera pas. Je tiens à l’avoir vivant et en bon état.

Il était cinq heures et demie. Maigret avait fait tout ce qu’il pouvait. Il ne lui restait plus qu’à attendre les événements. Il était fatigué et sa grippe l’handicapait toujours.

— Lapointe. Reste un instant. Qu’est-ce que tu penses de mon plan ?

— Il n’est pas impossible que cela réussisse. L’inspecteur n’avait guère confiance.

— Si vous voulez mon opinion sincère, ou bien nous l’accrocherons par hasard, Dieu sait quand, ou bien il nous échappera aussi longtemps qu’il aura décidé de ne pas se laisser prendre.

— Je suis tenté de le penser aussi, mais je suis obligé de prendre des dispositions. Tu vas me reconduire chez moi. J’ai hâte d’être en pantoufles au coin du feu, hâte aussi de me glisser dans mon lit.

Il avait le sang à la tête et commençait à avoir mal à la gorge. Est-ce que sa grippe était en réalité une angine ?

Quand il fut dans la voiture, il regarda curieusement autour de lui mais n’aperçut pas la silhouette qui le préoccupait tant.

— Passe un moment à la brasserie Dauphine.

Il avait un mauvais goût à la bouche et il ressentait le besoin, avant de rentrer chez lui, d’un verre de bière bien frais.

— Qu’est-ce que tu prends ?

— Une bière aussi. Il faisait chaud dans votre bureau.

Maigret en but deux, avidement, s’essuya les lèvres et ralluma sa pipe. Ils retrouvaient, au Châtelet, les lumières de Noël et les guirlandes qui allaient d’un trottoir à l’autre. Dans un grand magasin on entendait les haut-parleurs qui diffusaient des morceaux de circonstance.

Devant chez lui aussi, il regarda à gauche et à droite dans l’espoir d’apercevoir Pigou mais il ne découvrit aucune silhouette ressemblant à la sienne.

— Bonne nuit, mon petit.

— Meilleure santé, patron.

Il gravit lentement les marches et arriva époumoné sur son palier où Mme Maigret l’attendait. Du premier coup d’œil, elle comprit qu’il n’allait pas mieux et qu’il se laissait décourager.

— Entre vite. Ne prends pas froid.

Il avait au contraire trop chaud et il était en transpiration. Il retira son lourd pardessus, son écharpe, desserra sa cravate et alla se laisser tomber avec un soupir dans son fauteuil.

— Je commence à avoir mal à la gorge.

Elle ne prenait pas sa maladie au tragique car, presque tous les ans, il faisait une grippe d’une semaine ou deux. Il avait tendance à l’oublier et il avait horreur de se sentir amoindri.

— Personne n’a téléphoné ?

— Tu attends un coup de téléphone ?

— Plus ou moins. Il m’a appelé tout à l’heure au Quai et il doit connaître notre adresse ici. Il est en pleine effervescence et il éprouve le besoin d’entrer en contact avec moi.

Cela lui rappelait de vieilles affaires, entre autres le cas d’un meurtrier qui, pendant près de trente jours, lui avait écrit plusieurs pages quotidiennes, chaque fois d’une brasserie différente dont, celui-là, laissait l’en-tête. Il aurait fallu, pour mettre la main dessus, faire surveiller toutes les brasseries et tous les cafés de Paris et les effectifs de police n’auraient pas suffi.

Un matin, Maigret avait aperçu dans l’aquarium, la salle d’attente vitrée du quai des Orfèvres, un petit monsieur d’un certain âge qui attendait patiemment.

C’était son homme.

— Qu’est-ce qu’il y a à dîner ?

— De la raie au beurre noir. Cela ne sera pas trop lourd pour toi ?

— Je n’ai pas mal à l’estomac.

— Tu ne veux pas que j’appelle Pardon ?

— Laisse le pauvre homme tranquille. Il a assez de travail avec les malades sérieux.

— Et si je te servais au lit ?

— Pour que, dans une heure, les draps soient détrempés ?

La seule chose qu’il consentit à faire fut de se déshabiller, de passer un pyjama, une robe de chambre et des pantoufles. Il essaya de lire le journal mais son esprit n’y était pas. Il en revenait toujours à Pigou, le petit comptable devenu voleur parce que sa femme lui reprochait d’avoir peur de son patron et de ne pas oser lui demander une augmentation.

Où était-il en ce moment ? Avait-il encore un peu d’argent ? Où et comment se l’était-il procuré ?

Il pensait à Chabut aussi, arrogant, n’ayant que mépris pour autrui, éprouvant le besoin de se rendre désagréable. Il avait réussi insolemment dans ses affaires mais il n’en restait pas moins vulnérable, c’était le même homme qui avait été de porte en porte dans l’espoir de recevoir commande d’une caisse de vin.

Maigret avait connu d’autres timides qui s’en prenaient à tous ceux qui les entouraient.

— Le dîner est servi.

Il n’avait pas faim. Il mangea quand même. Il avait une certaine difficulté à avaler. Peut-être que le lendemain sa voix serait cassée ?

Les hommes du Quai avaient déjà dû prendre leur poste dans les endroits qu’il leur avait assignés. Maigret avait failli ajouter :

— Vous en mettrez aussi en face de chez moi, boulevard Richard-Lenoir.

Une sorte de respect humain l’en avait empêché. On aurait pu croire qu’il avait peur. En se levant, de table, il alla jeter un coup d’œil par la fenêtre. Il ne pleuvait pas mais le vent soufflait avec une certaine force, le vent d’est à nouveau, qui allait apporter du froid. Il vit deux amoureux qui passaient bras dessus bras dessous en s’arrêtant tous les quelques mètres pour s’embrasser.

Il aperçut aussi des agents cyclistes, en pèlerine, qui faisaient paisiblement leur ronde. La plupart des fenêtres, de l’autre côté du boulevard, étaient éclairées et, derrière certains rideaux, on apercevait des silhouettes, entre autres celles de toute une famille autour d’une table ronde.

— Tu ne prends pas la télévision ?

— Non.

Il n’avait envie de rien. Seulement de grogner, comme chaque fois qu’il était mal dans sa peau ou qu’une enquête traînait en longueur.

Il refusait de se coucher plus tôt que d’habitude et il se remit à parcourir le journal. Une demi-heure plus tard, il alla de nouveau se camper devant la fenêtre, cherchant des yeux une silhouette qui lui était devenue presque familière.

Il n’y avait personne sur les trottoirs et seul un taxi descendait le boulevard.

— Tu crois qu’il viendra ?

— Comment le saurais-je ?

— Tu as l’air de t’attendre à quelque chose.

— Je m’attends toujours à quelque chose. Cela pourrait aussi bien être un coup de téléphone de Lapointe.

— Il est de garde ?

— Toute la nuit. C’est lui qui est chargé de centraliser tous les renseignements qui pourraient arriver.

— Tu penses que cet homme-là commence à s’affoler ?

— Non. Il garde son sang-froid. Il ne paraît pas se rendre compte de sa situation. C’est un être qui a été humilié toute sa vie. Pendant des années, il a courbé la tête. Tout à coup, il se sent en quelque sorte libéré. Toute la police s’occupe de lui sans parvenir à s’en saisir. N’est-ce pas une sorte de triomphe ? Il est devenu un homme important.

— Et il sera encore plus important quand il passera aux assises.

— C’est pourquoi il hésite entre se faire prendre ou continuer à jouer avec nous au chat et à la souris.

Il lisait à nouveau. Sa pipe n’avait pas bon goût mais il la fumait quand même, pour ainsi dire par principe. Lui non plus ne voulait pas céder, céder à la grippe, et il tenait les yeux ouverts alors que ses paupières étaient rouges et picotantes.

À neuf heures et demie, il se leva une fois encore et se dirigea vers la fenêtre. Il y avait un homme sur le trottoir en face, un homme qui avait la tête levée et qui semblait fixer les fenêtres de l’appartement.


Mme Maigret, qui se trouvait assise près de la table, ouvrit la bouche pour poser une question. En même temps son regard tombait sur le large dos de son mari qui, rigoureusement immobile, comme tendu, paraissait plus large encore.

Il y avait, dans cette immobilité subite, quelque chose de mystérieux, de presque solennel.

Maigret regardait l’homme sans oser bouger, comme s’il craignait de l’effaroucher et l’homme, de son côté, le regardait à travers la mousseline du rideau où il ne devait constituer qu’une silhouette.

Un jour, à Meung-sur-Loire, alors que le commissaire était étendu dans un transatlantique, un écureuil était descendu du platane, dans le fond du jardin.

Il était d’abord resté sans bouger et on voyait battre son cœur sous le poil soyeux de sa poitrine. Prudemment, il avait ensuite avancé de quelques centimètres pour s’immobiliser à nouveau.

Tandis que Maigret osait à peine respirer, le petit animal roux regardait fixement l’homme qui semblait le fasciner mais tout son corps restait tendu, prêt à la fuite.

Tout se passait lentement, comme au ralenti, étape par étape. L’écureuil s’enhardissait, réduisait la distance entre eux d’un bon mètre. Cette approche prudente avait duré plus de dix minutes et, à la fin, l’écureuil était à cinquante centimètres à peine de la main qui pendait.

Avait-il envie d’être caressé ? Ce n’était en tout cas pas pour cette fois-là. Il avait regardé la main, le visage, puis à nouveau la main et il avait regagné l’arbre en quelques bonds.

Ce souvenir revenait à Maigret tandis qu’il regardait fixement la silhouette d’homme sur le trottoir d’en face. Gilbert Pigou, lui aussi, était comme fasciné par le commissaire qu’il avait en quelque sorte suivi à la piste.

Mais, tout comme l’écureuil, il était prêt à bondir à la moindre alerte. Il était inutile que le commissaire s’habille, descende. Il ne trouverait plus personne sur le trottoir. Téléphoner au plus proche poste de police ne servirait à rien non plus.

Essayait-il de se donner du courage pour traverser le boulevard et pénétrer dans la maison ? Ce n’était pas impossible. Il n’avait pas d’ami, pas de confident.

Il avait fait ce qu’il avait décidé de faire : abattre Oscar Chabut. Il s’était ensuite enfui. Pourquoi s’être enfui ? Par un réflexe, sans doute. Qu’avait-il l’intention de faire à présent ? Continuer à jouer les hommes traqués ?

Cela dut bien durer dix minutes, comme avec l’écureuil. À un certain moment l’homme avança d’un pas mais, presque aussitôt, il fit demi-tour et, après un dernier regard à la fenêtre, il s’éloigna dans la direction de la rue du Chemin-Vert.

La masse du commissaire perdit sa rigidité. Il resta encore un moment devant la fenêtre, comme pour reprendre son aspect habituel, puis il alla chercher une pipe sur le buffet.

— C’était lui ?

— Oui.

— Tu crois qu’il a envie de venir te voir ?

— Il en est tenté. Je pense qu’il a peur d’être déçu. Un homme comme lui est très susceptible. Il voudrait qu’on le comprenne et en même temps il se dit que c’est impossible.

— Que va-t-il faire ?

— Sans doute marcher, aller Dieu sait où, tout seul, en roulant ses pensées dans sa tête, peut-être en parlant à mi-voix.

Il avait à peine repris place dans son fauteuil que le téléphone sonnait et il décrocha le combiné.

— Oui.

— Le commissaire Maigret ?

— Oui, mon petit.

Il reconnaissait la voix de Lapointe.

— On a déjà obtenu un résultat, patron. Grâce aux inspecteurs du 1er arrondissement, et surtout de l’un d’entre eux, l’inspecteur Lebœuf, qui connaît les Halles comme son propre appartement. Jusqu’à il y a quinze jours, Pigou a occupé une chambre, si on peut appeler ça une chambre, rue de la Grande-Truanderie.

Maigret connaissait cette rue qui, la nuit, rappelle le temps de la Cour des Miracles. On n’y voit que des déchets humains qui s’entassent pour y boire du vin rouge ou du bouillon, dans des bistrots puants. Certains y passent la nuit, assis sur leur chaise ou adossés au mur. On compte presque autant de femmes que d’hommes et elles ne sont pas les moins saoules ni les moins crasseuses.

C’est vraiment le fond, la lie, plus sinistre ici encore que sous les ponts. Dans la rue aux vieux pavés, d’autres femmes, la plupart âgées et difformes, attendent le client à la porte des hôtels.

— Il était à l’hôtel du Cygne. Trois francs par jour pour un lit de fer et une paillasse. Pas d’eau courante. Les cabinets dans la cour.

— Je connais.

— Il paraît que la nuit il allait décharger des camions de légumes et de fruits. Il ne rentrait qu’au petit matin et il restait couché une partie de la journée.

— Quand a-t-il quitté l’hôtel ?

— Le patron dit qu’il ne l’a pas revu depuis deux semaines. Sa chambre a été louée tout de suite à quelqu’un d’autre.

— On continue à chercher dans le quartier ?

— Oui. Ils sont une quinzaine à se partager la besogne. Les inspecteurs du 1er arrondissement demandent pourquoi on ne fait pas une rafle comme ils en organisent périodiquement.

— Surtout pas ça. Tu leur as bien recommandé de se montrer discrets ?

— Oui, patron.

— Tu n’as pas de nouvelles des autres ?

— Rien.

— Il y a quelques minutes, Pigou était ici, boulevard Richard-Lenoir.

— Vous l’avez vu ?

— De ma fenêtre. Il était arrêté en face, sur l’autre trottoir.

— Vous n’avez pas essayé de le rejoindre ?

— Non.

— Il est reparti ?

— Oui. Peut-être reviendra-t-il. Il est possible qu’au dernier moment il ne parvienne pas à se décider et qu’il s’éloigne à nouveau.

— Vous n’avez pas d’autres instructions à me donner ?

— Non. Bonne nuit, mon petit.

— Bonne nuit, patron.

Maigret se sentait lourd et, avant de se rasseoir, il se versa un petit verre de prunelle.

— Tu ne crois pas que cela va te donner chaud ?

— On boit bien des grogs contre la grippe. Ce qui, entre parenthèses, n’est pas du goût de Pardon.

— Il va être temps que nous les invitions à dîner. Voilà plus d’un mois que nous ne les avons vus.

— Laisse-moi en terminer avec cette affaire. Lapointe a du nouveau. On sait maintenant où Pigou a passé plusieurs semaines, sinon plusieurs mois. Dans un taudis des Halles qu’on appelle poétiquement l’hôtel du Cygne.

— Il en est parti ?

— Il y a deux semaines.

Maigret refusait de se coucher avant une heure raisonnable et la première heure raisonnable, pour lui, était dix heures. Il regardait de temps en temps la pendule, puis il s’efforçait de lire son journal. Après avoir parcouru quelques lignes, il aurait été incapable de dire de quoi elles traitaient.

— Tu tombes de fatigue.

— Dans dix minutes, nous nous couchons.

— Prends donc ta température.

— Si tu veux.

C’est elle qui lui apporta le thermomètre et il le garda docilement dans la bouche pendant cinq minutes.

— 38°

— Demain, si tu as encore de la fièvre, je téléphone à Pardon, que tu le veuilles ou non.

— Demain, c’est dimanche.

— Pardon se dérangera quand même.

Mme Maigret alla se mettre en tenue de nuit. Elle lui parlait d’une pièce à l’autre.

— Je n’aime pas quand tu commences à avoir la gorge rouge. Dans un moment, je vais te badigeonner.

— Tu sais bien que tu risques de me faire vomir.

— Tu ne sentiras rien. Tu m’as dit la même chose la dernière fois et cela s’est très bien passé.

C’était un liquide visqueux, à base de bleu de méthylène, dont on lui barbouillait la gorge à l’aide d’un pinceau. Le médicament était démodé mais Mme Maigret y restait fidèle depuis plus de vingt ans.

— Ouvre bien la bouche.

Avant de se coucher, il ne put se retenir d’aller encore une fois regarder par la fenêtre avant de fermer les persiennes.

Il n’y avait personne sur le trottoir d’en face et le vent soufflait de plus en plus fort, soulevant la poussière sur la partie centrale du boulevard.


Il dormait si profondément, d’un sommeil fiévreux, qu’il mit tout un temps à revenir à la surface. Quelque chose de vivant lui touchait le bras avec insistance et son premier mouvement fut de reculer.

C’était une main, qui semblait vouloir lui transmettre un message, et il la repoussa une seconde fois, fit mine de se retourner.

— Maigret...

La voix de sa femme était à peine audible.

— Il est là, sur le palier. Il n’a pas osé sonner mais il a frappé de petits coups. Tu m’entends ?

— Quoi ?

Il étendait le bras pour allumer la lampe de chevet et il regardait autour de lui avec étonnement. Qu’était-il occupé à rêver l’instant d’avant ? Il l’avait déjà oublié, mais il avait l’impression de revenir de très loin, d’un autre monde.

— Qu’est-ce que tu as dit ?

— Il est là. Il a frappé discrètement à la porte.

Il se leva et alla chercher sa robe de chambre sur le fauteuil.

— Quelle heure est-il ?

— Deux heures et demie.

Il prit la pipe qu’il n’avait pas finie au moment de se coucher et qu’il ralluma.

— Tu n’as pas peur de...

Il alluma en passant dans le salon, se dirigea vers la porte d’entrée, resta un instant immobile et ouvrit enfin la porte.

La minuterie s’était éteinte depuis longtemps et l’homme émergeait de l’obscurité, éclairé par les lumières de l’appartement. Il cherchait quelque chose à dire. Il avait dû préparer tout un discours mais, devant Maigret qui était à deux pas de lui, en robe de chambre et les cheveux en désordre, il était si impressionné qu’il ne pouvait que balbutier :

— Je vous dérange, n’est-ce pas ?

— Entrez, Pigou.

Il pouvait encore se précipiter dans la cage d’escalier et s’enfuir, car il était plus jeune et plus leste que le commissaire. La porte franchie, il serait trop tard et Maigret avait soin de rester immobile, comme avec l’écureuil.

L’hésitation ne dura sans doute que quelques secondes mais le temps parut très long. L’homme s’avança. Maigret pensa un moment fermer la porte à clé et mettre la clé dans sa poche, mais il finit par hausser les épaules.

— Vous n’avez pas froid ?

— La nuit n’est pas chaude. C’est surtout la bise.

— Asseyez-vous là. Quand vous serez réchauffé, vous pourrez retirer votre imperméable.

Il alla jusqu’à la porte de la chambre, dit de loin à sa femme, qui était en train de s’habiller :

— Tu nous prépareras deux grogs.

Après quoi, détendu, il s’assit en face de son visiteur. Il le voyait enfin de près. Il avait rarement été aussi curieux de quelqu’un que de lui.

Ce qui le surprenait le plus, c’était la jeunesse de Pigou. Son visage rond, un peu joufflu, quelque chose d’inachevé, d’enfantin.

— Quel âge avez-vous ?

— Quarante-quatre ans.

— Vous ne les paraissez pas.

— C’est pour moi que vous avez commandé un grog ?

— Pour moi aussi. J’ai la grippe, peut-être une angine et cela me fera du bien.

— D’habitude, je ne bois pas, en dehors d’un verre de vin par repas. Vous me trouvez sale, n’est-ce pas ? Il y a longtemps que je n’ai pas pu faire nettoyer mes vêtements. La dernière fois que je me suis lavé à l’eau chaude, c’était il y a une semaine, dans une maison de bains publics de la rue Saint-Martin.

Ils s’observaient mutuellement tout en parlant du bout des lèvres.

— Je m’attendais à ce que vous veniez tout à l’heure.

— Vous m’avez vu ?

— J’ai même senti que vous hésitiez. Vous avez fait un pas en avant, puis vous êtes parti vers la rue du Chemin-Vert.

— Moi, je voyais votre silhouette à la fenêtre. Comme je n’étais pas éclairé, j’ignorais si vous pouviez me voir et surtout me reconnaître.

Il tressaillit en entendant du bruit, toujours comme l’écureuil. C’était Mme Maigret qui apportait les grogs et qui évitait discrètement de dévisager le visiteur.

— Beaucoup de sucre ?

— S’il vous plaît.

— Du citron ?

Elle lui prépara son verre et le posa sur un guéridon en face de lui. Puis elle servit son mari.

— Si tu as besoin de quelque chose, appelle-moi.

— Qui sait ? Peut-être, tout à l’heure, de nouveaux grogs.

On sentait que Pigou avait été un garçon bien élevé et qu’il tenait à se conduire convenablement. Son verre à la main, il attendait pour boire que le commissaire le fasse le premier.

— C’est brûlant, mais cela fait du bien, n’est-ce pas ?

— En tout cas, cela va vous réchauffer. Maintenant, vous pouvez peut-être retirer votre imperméable.

Il le fit. Son complet, qui n’était pas mal coupé, était fripé et portait plusieurs taches, dont une assez grande de peinture blanche.

Maintenant, ils ne trouvaient rien à dire. Ils savaient l’un et l’autre que, quand ils parleraient à nouveau, ce serait pour aborder les choses sérieuses et ils hésitaient l’un et l’autre, pour des raisons différentes.

Le silence dura longtemps. Chacun reprit une gorgée de grog. Maigret se leva pour aller bourrer une autre pipe.

— Vous fumez ?

— Je n’ai plus de cigarettes.

Il y en avait dans le tiroir du buffet et Maigret les tendit à son visiteur. Celui-ci, troublé, le regardait comme s’il n’en croyait pas ses yeux tandis que le commissaire approchait une allumette enflammée de la cigarette.

Ils furent tous deux assis à nouveau et alors Pigou prononça :

— Je dois tout d’abord m’excuser d’être venu vous déranger chez vous, au milieu de la nuit pardessus le marché... J’avais peur de me rendre au quai des Orfèvres. Et je ne pouvais pas continuer à marcher seul dans les rues de Paris.

Maigret ne perdait pas une expression de son visage. Dans l’intimité de l’appartement, un grog à portée de la main, sa pipe à la bouche, il avait l’air d’un aîné bienveillant à qui l’on peut tout dire.

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