CHAPITRE III

Maigret n’avait jamais été à l’aise dans un certain milieu, dans une certaine bourgeoisie opulente au contact de laquelle il se sentait gauche et emprunté. Ces gens de la liste que Jeanne Chabut lui avait remise, par exemple, appartenaient tous plus ou moins à un même cercle qui avait ses règles, ses coutumes, ses tabous, son langage. Ils se retrouvaient au théâtre, au restaurant, dans les boites de nuit puis, le dimanche, dans des maisons de campagne qui se ressemblaient et, l’été, à Cannes ou à Saint-Tropez.

Oscar Chabut, à la carcasse plébéienne, s’était hissé à la force du poignet jusqu’à ce petit monde et, pour se convaincre qu’il y était admis, il éprouvait le besoin de coucher avec la plupart des femmes.

— Où allons-nous, patron ?

— Rue Fortuny.

Il était tassé sur son siège et, sans gaieté, il regardait vaguement le défilé des rues et des boulevards. Les lampadaires étaient allumés, la plupart des fenêtres éclairées. En outre, il y avait des guirlandes lumineuses d’un trottoir à l’autre, des sapins dorés ou argentés, des arbres de Noël dans les étalages.

Le froid, le brouillard n’empêchaient pas la foule d’envahir les rues, de passer d’une vitrine à l’autre, de faire la queue dans les magasins. Il se demanda ce qu’il allait offrir à Mme Maigret mais il ne trouva rien. Il passait son temps à se moucher et il avait hâte de se mettre au lit.

— Quand nous serons allés là-bas, je te remettrai la liste et tu t’arrangeras pour savoir où chacun se trouvait mercredi vers neuf heures.

— Je dois les interroger ?

— Seulement si tu ne trouves pas le renseignement autrement. En parlant aux chauffeurs ou aux domestiques, par exemple, tu as des chances de savoir.

Le pauvre Lapointe n’était pas enchanté de la tâche qu’on lui confiait.

— Vous croyez que c’est l’un d’entre eux ?

— Cela peut être n’importe qui. Cet Oscar devait se rendre insupportable à tout le monde, aux hommes en tout cas. Tu peux m’attendre dans la voiture. Je n’en ai que pour quelques minutes.

Il sonna à la porte de l’hôtel particulier et, sans qu’on eût entendu de bruit de pas, le judas ne tarda pas à s’entrouvrir. Mme Blanche le fit entrer à contrecœur.

— Qu’est-ce que vous me voulez encore ? À cette heure-ci, j’attends des clients et il serait préférable que la police ne se montre pas dans la maison.

— Voulez-vous regarder cette liste ?

Ils étaient tous les deux dans le grand salon où deux lampes seules étaient éclairées. Elle alla chercher ses lunettes sur le piano à queue, parcourut des yeux la liste de noms.

— Qu’est-ce que vous attendez de moi ?

— Que vous me disiez si, parmi ces gens-là, il y a de vos clients.

— D’abord, je vous ai déjà dit que je les connais surtout par leur prénom et que les noms de famille ne sont jamais prononcés.

— Comme je vous connais, vous n’en savez pas moins tout sur leur compte.

— Nous occupons une position confidentielle, comme un médecin ou un avocat, et je ne vois pas pourquoi nous ne bénéficierions pas, nous aussi, du secret professionnel.

Après avoir écouté patiemment, il murmura sans élever la voix :

— Répondez.

Et elle savait bien qu’elle n’aurait pas le dernier mot avec lui.

— Il y en a deux ou trois.

— Lesquels ?

— M. Aubin, Gérard Aubin, le banquier. Il appartient à la haute finance protestante et il prend d’énormes précautions pour que rien ne se sache.

— Il vient souvent ?

— Deux ou trois fois par mois.

— Il amène quelqu’un avec lui ?

— La dame arrive toujours la première.

— Chaque fois la même ?

— Oui.

— Il ne lui est pas arrivé de rencontrer Chabut dans le couloir ou dans l’escalier ?

— Je veille à ce que ça ne se produise pas.

— Il peut l’avoir aperçu sur le trottoir, ou avoir reconnu sa voiture. Sa femme est déjà venue aussi ?

— Avec M. Oscar, oui.

— Qui donc connaissez-vous encore ?

— Marie-France Legendre, la femme de l’industriel.

— Elle est venue souvent ?

— Quatre ou cinq fois.

— Toujours avec Chabut ?

— Oui. Je ne connais pas son mari. Il est possible qu’il fréquente la maison sous un autre nom. C’est ce que font certains clients. Le ministre, par exemple, André Thorel. Il me téléphone à l’avance pour que je lui procure une jeune femme, de préférence un mannequin ou un modèle. Il se fait appeler M. Louis mais, comme sa photo paraît souvent dans les journaux, tout le monde le reconnaît.

— Y en a-t-il qui viennent de préférence le mercredi ?

— Non. Ils n’ont pas de jour.

— Mme Thorel compte-t-elle parmi les maîtresses d’Oscar Chabut ?

— Rita ? Elle est venue aussi bien avec lui qu’avec d’autres. C’est une petite brune aguichante qui ne peut pas se passer d’hommes. Je ne suis pas sûre que ce soit par tempérament. Elle a surtout besoin qu’on s’occupe d’elle.

— Je vous remercie.

— Vous en avez fini avec moi ?

— Je ne sais pas.

— Si vous devez revenir, soyez gentil de me passer un coup de fil, afin que j’évite des rencontres qui me feraient beaucoup de tort. Je vous remercie de ne pas avoir parlé de moi aux journalistes.

Maigret regagna sa voiture. Il n’était guère plus avancé qu’avant sa visite mais, faute d’un point de départ, il était bien obligé de chercher dans tous les sens.

— Et maintenant, patron ?

— Chez moi.

Il avait le front chaud, les yeux qui picotaient, et il ressentait une douleur à l’épaule gauche.

— Bon courage, vieux. Tu as la liste ? Passe au Quai pour la faire photostater, que nous n’ayons pas à la redemander à Jeanne Chabut.

Mme Maigret s’étonna de le voir rentrer en avance.

— Tu as l’air très enrhumé. C’est pour cela que tu es revenu si tôt ?

Son visage était couvert comme d’une buée.

— Je me demande si je ne suis pas en train de commencer une grippe. Ce ne serait pas le moment

— C’est une drôle d’histoire, non ?

La plupart du temps, comme cette fois encore, c’est par les journaux ou par la radio qu’elle apprenait de quelle affaire Maigret s’occupait.

— Un instant. J’ai un coup de téléphone à donner.

Il appela la rue Fortuny. Mme Blanche répondit d’abord d’une voix suave.

— Ici, Maigret. J’ai oublié, tout à l’heure, de vous poser une question. Est-ce que Chabut vous téléphonait avant d’aller chez vous ?

— Certaines fois oui, d’autres fois non.

— A-t-il téléphoné mercredi ?

— Non. C’était inutile, puisqu’il venait à peu près tous les mercredis.

— Qui le savait ?

— Personne ici.

— Sauf votre femme de chambre.

— C’est une jeune Espagnole qui comprend à peine le français et qui est bien incapable de retenir les noms...

— Pourtant, quelqu’un était au courant, quelqu’un qui savait vers quelle heure Chabut sortait de chez vous et qui a attendu dehors malgré le froid.

— Excusez-moi de raccrocher mais on sonne à la porte.

Il se déshabilla, passa son pyjama, sa robe de chambre et s’assit au salon, dans son fauteuil de cuir.

— Ta chemise est détrempée. Tu ferais mieux de prendre ta température.

Elle alla lui chercher le thermomètre dans la salle de bains et il le garda cinq minutes à la bouche.

— Combien ?

— 38°4.

— Pourquoi ne te couches-tu pas tout de suite ? Tu ne préfères pas que je passe un coup de fil à Pardon ?

— Si tous ses clients devaient le déranger pour une petite grippe !

Il détestait déranger les médecins, à plus forte raison son vieil ami Pardon qui finissait si rarement un repas en paix.

— Je vais te préparer le lit.

— Un instant. Tu m’as gardé de la choucroute ?

— Tu ne vas quand même pas en manger ?

— Pourquoi pas ?

— C’est lourd. Tu n’es pas bien.

— Réchauffe-la-moi quand même. N’oublie pas le petit salé.

Il en revenait toujours au même point. Quelqu’un savait que Chabut serait ce mercredi-là rue Fortuny. Il était improbable qu’il l’ait suivi. D’abord, il est difficile de suivre quelqu’un à Paris, surtout en voiture. Ensuite, le marchand de vins était arrivé vers sept heures en compagnie de la Sauterelle.

Pouvait-on croire que le meurtrier avait attendu près de deux heures dehors, dans la bise, et sans se faire remarquer ? Il ne devait d’ailleurs pas être venu en voiture puisque, son coup fait, il s’était précipité vers la station de métro Malesherbes.

Tout cela était assez désordonné dans sa tête et il devait faire un effort pour réfléchir.

— Qu’est-ce que tu boiras ?

— De la bière, bien entendu. Avec la choucroute, je ne vois pas ce que je boirais d’autre.

Il s’était cru plus d’appétit qu’il n’en avait réellement et il ne tarda pas à repousser son assiette. Cela ne lui ressemblait pas de se coucher à six heures et demie du soir mais il le fit quand même. Mme Maigret lui apporta deux aspirines.

— Qu’est-ce que tu pourrais prendre d’autre ? Il me semble que la dernière fois, il y a trois ans, Pardon t’avait ordonné un médicament qui t’a fait beaucoup de bien.

— Je ne m’en souviens pas.

— Tu ne veux vraiment pas que je lui téléphone ?

— Non. Ferme les rideaux et éteins la lumière.

Après dix minutes, déjà, il transpirait abondamment et ses pensées devenaient floues. Un peu plus tard, il dormait.

La nuit lui parut longue. Il se réveilla plusieurs fois, le nez bouché, la respiration difficile. Il restait alors un certain temps dans une demi-conscience et, presque chaque fois, il entendait ou croyait entendre la voix de sa femme.

Une fois, il la trouva debout devant le lit. Elle tenait un pyjama propre.

— Il faut que tu en changes. Tu es tout mouillé. Je me demande si je ne ferais pas mieux de changer les draps aussi.

Il se laissa faire, l’œil vague. Puis il se trouva dans une église qui ressemblait au salon de Mme Blanche, en beaucoup plus grand. Le long d’une allée centrale des couples se suivaient comme à un mariage. Quelqu’un jouait du piano mais c’était une musique d’orgues qu’on entendait.

Il avait une mission à accomplir, il ne savait pas laquelle, et Oscar Chabut le regardait d’un air goguenard. À mesure que les couples défilaient, il saluait des femmes en les appelant par leur prénom.

Il lui arriva encore de s’éveiller à moitié et il fut soulagé de voir enfin la chambre baigner dans une lumière grisâtre et de sentir l’odeur de café qui venait de la cuisine.

— Tu es éveillé ?

Il ne transpirait plus. Il était las, mais il ne ressentait aucun malaise.

— Tu m’apportes mon café ?

Il lui semblait qu’il y avait très longtemps qu’il n’avait bu d’aussi bon café. Il le savourait à petites gorgées.

— Passe-moi ma pipe et mon tabac, veux-tu ? Quel temps fait-il ?

— Un peu brumeux, mais beaucoup moins qu’hier. Le soleil ne tardera pas à sortir.

C’était rare, mais il lui arrivait, enfant, de se porter malade parce qu’il ne savait pas ses leçons. N’était-ce pas un peu le même cas ? Non, puisqu’il avait eu de la température.

Avant de lui donner sa pipe, Mme Maigret lui tendit le thermomètre. Il le glissa docilement sous la langue.

— 36°5. En dessous de la normale.

— Après tout ce que tu as transpiré.

Il fuma, but une seconde tasse de café.

— J’espère que tu vas prendre au moins une journée de repos ?

Il ne répondit pas tout de suite. Il hésitait. Il se sentait bien, au creux de son lit, surtout maintenant qu’il n’avait plus mal à la tête. Lapointe était occupé à établir un alibi pour chacun des hommes de la liste.

C’était décourageant. L’enquête marquait le pas. Il s’en irritait d’autant plus qu’il avait l’impression que c’était sa faute, que la vérité était à portée de sa main, qu’il lui suffirait d’y penser.

— Il y a du nouveau dans les journaux ?

— On prétend que tu es sur une piste.

— C’est exactement le contraire de ce que je leur ai dit.

À neuf heures, il avait bu trois grandes tasses de café et la chambre était bleue de la fumée de sa pipe.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je me lève.

— Tu veux sortir ?

— Oui.

Elle n’insista pas, sachant que cela ne servirait à rien.

— Tu veux que je téléphone au Quai pour demander qu’un des inspecteurs vienne te chercher avec une voiture ?

— C’est une bonne idée. Lapointe ne doit pas être là. Demande si Janvier est libre. Non. J’oubliais qu’il est sur une affaire. Lucas, lui, doit être disponible.

Il se sentait moins bien debout que couché et il ressentait un peu de vertige. Sa main tremblait tandis qu’il se rasait et il se coupa légèrement.

— J’espère que tu pourras venir déjeuner ? À quoi cela t’avancerait-il de tomber sérieusement malade ?

Elle avait raison, mais c’était plus fort que lui. Ce fut sa femme qui lui noua sa grosse écharpe autour du cou et il descendit l’escalier tandis que, du palier, elle le suivait des yeux.

— Bonjour, Lucas. Le grand patron ne m’a pas fait demander ?

— Je lui ai dit qu’hier au soir vous ne vous sentiez pas bien.

— Rien de nouveau ?

— Lapointe a passé toute la soirée à chasser. Ce matin, il est déjà dehors avec sa liste. Où désirez-vous que je vous conduise ?

— Quai de Charenton.

Les lieux lui paraissaient déjà familiers et il monta tout de suite à l’étage, suivi d’un Lucas pour qui le décor était nouveau. Il frappa à la porte, la poussa, trouva la Sauterelle qui, dans son coin, tapait à la machine.

— C’est encore moi. Je vous présente l’inspecteur Lucas, mon plus ancien collaborateur.

— Vous avez l’air fatigué.

— Je le suis. J’ai quelques questions importantes, surtout une, à vous poser.

Il s’assit à la place de Chabut, devant le bureau à cylindre.

— Qui savait que, mercredi, votre patron et vous iriez rue Fortuny ?

— Ici ?

— Ici ou ailleurs.

— Ici, tout le monde. Oscar était le contraire d’un homme discret. Dès qu’il avait une nouvelle maîtresse, il avait envie de le faire savoir au monde entier.

— Vous quittiez le bureau en même temps que lui ?

— Oui. Et nous entrions ensemble dans sa voiture, qui est assez voyante.

— Cela se répétait à peu près tous les mercredis ?

— À peu près.

— M. Louceck était au courant ?

— Je l’ignore. Il ne venait que très rarement ici. C’est le patron qui, chaque jour, passait une heure ou deux avenue de l’Opéra.

— Voulez-vous me donner son emploi du temps ?

— Je peux faire une moyenne, car ce n’était pas nécessairement tous les jours le même programme. Le plus souvent, il partait de chez lui vers neuf heures du matin, au volant de la Jaguar, laissant le chauffeur et la Mercedes à la disposition de sa femme. Il s’arrêtait d’abord quai de Bercy, où il allait jeter un coup d’œil dans les entrepôts où se font les mélanges et la mise en bouteille.

— Qui dirige ce travaillà ?

— En principe, cela se passe sous la surveillance de M. Leprêtre, qui fait la navette, mais il y a une sorte de sous-directeur qui, je crois, est de Sète.

— Il vient ici aussi ?

— Rarement.

— Il est au courant de vos relations avec le patron ?

— C’est possible qu’on lui en ait parlé.

— Il ne vous a jamais fait la cour ?

— Je crois qu’il ne m’a jamais remarquée.

— Bon. Ensuite ?

— Vers dix heures, M. Chabut arrivait ici et dépouillait son courrier. S’il avait un ou plusieurs rendez-vous, je le lui rappelais. Il recevait souvent des fournisseurs qui montaient du Midi.

— Quelle était son attitude vis-à-vis de vous ?

— Cela dépendait des jours. Certains matins, il s’apercevait à peine de ma présence. D’autres fois, il me disait :

« — Viens ici.

« Et il me soulevait la jupe. Il ne se préoccupait pas de ce que la porte n’était pas fermée à clé et nous faisions l’amour sur un coin du bureau. »

— Vous n’avez jamais été surpris ?

— Deux ou trois fois par une des dactylos et une fois par M. Leprêtre. Les dactylos n’étaient pas étonnées, car il leur arrivait la même chose.

— À quelle heure partait-il ?

— Quand il rentrait déjeuner chez lui, vers midi. Quand il déjeunait en ville, ce qui lui arrivait assez souvent, vers midi et demi.

— Où mangez-vous ?

— À deux cents mètres d’ici, sur le quai. Il y a un petit restaurant où la cuisine n’est pas mauvaise.

— L’après-midi ?

Le brave Lucas écoutait tout cela avec étonnement et regardait la Sauterelle des pieds à la tête sans fort bien comprendre son attitude.

— Presque chaque jour, il passait avenue de l’Opéra où il restait jusqu’à quatre heures environ. Il partage un bureau avec M. Louceck.

— Il a des aventures, là aussi ?

— Je ne crois pas. C’est un secteur tout à fait différent et il y règne une autre atmosphère. En outre, je crois qu’il aurait été gêné devant M. Louceck. Celui-ci est le seul dont il semblait avoir un peu peur. Peur est un mot exagéré. Mais il ne le traitait pas comme les autres et je crois qu’il ne l’a jamais engueulé.

— Vers quatre heures, il revenait ici ?

— Entre quatre heures et quatre heures et demie. Il consacrait un temps plus ou moins long à M. Leprêtre. Il lui arrivait d’aller assister au déchargement d’une péniche. Puis il montait, sonnait une des dactylos et lui dictait du courrier.

— Il ne vous en dictait pas à vous ?

— Rarement, ou alors des lettres personnelles. Il avait besoin de quelqu’un dans son bureau, une personne sans importance devant qui il pouvait penser à voix haute. Ce rôle-là, c’était le mien. Je n’aurais pas travaillé du tout que cela aurait été la même chose.

— Départ à quelle heure ?

— Six heures, en principe, à moins qu’il n’ait envie de rester un peu avec moi ou avec une des autres filles.

— Il ne passait jamais la soirée avec vous ?

— Seulement le mercredi, jusqu’à neuf heures environ.

— Vous sortiez toujours la deuxième de chez Mme Blanche ?

— Non. Il nous arrivait de sortir ensemble et il me reconduisait même jusqu’à la rue Caulaincourt, à cent mètres de chez moi. Mercredi, il était pressé et je lui ai dit de ne pas m’attendre.

— Continuez à y penser. Essayez de savoir qui était au courant de vos visites rue Fortuny.

Après s’être mouché, il remit son chapeau sur la tête. Mme Maigret avait eu raison : le soleil s’était levé et faisait miroiter la Seine.

— Viens, Lucas. Merci, mademoiselle.


Au moment où la voiture tournait pour pénétrer dans la cour de la P. J. le regard de Maigret croisa celui d’un homme qui se tenait debout près du parapet du quai. Ce fut très bref. Sur le moment, le commissaire n’y attacha pas d’importance, d’autant moins que l’instant d’après l’homme se dirigeait en traînant un peu la jambe vers la place Dauphine.

— Tu l’as remarqué ? demanda-t-il plus tard à Lucas.

— Qui ?

— Un homme vêtu d’une gabardine. Il était debout en face du portail, et il regardait les fenêtres. Puis, quand nous sommes arrivés à sa hauteur, il m’a dévisagé. Je suis sûr qu’il m’a reconnu.

— Un clochard ?

— Non. Il était rasé et portait des vêtements décents. Par exemple, il ne doit pas avoir chaud dans sa gabardine.

Arrivé dans son bureau, Maigret pensait encore à l’inconnu et il alla machinalement regarder par la fenêtre. Il n’était plus sur le quai, bien entendu.

Il cherchait ce qui l’avait tellement frappé chez cet homme et finissait par se demander si ce n’était pas l’intensité de son regard. C’était le regard pathétique d’un être face à un grave problème ou à la souffrance.

Fallait-il croire à une sorte d’appel au commissaire ?

Il haussa les épaules, bourra une pipe et s’assit à son bureau. Il continuait, sans raison apparente, à avoir soudain le visage en sueur et il était obligé de s’éponger.

Il avait promis à Mme Maigret de rentrer pour le déjeuner et il avait oublié de lui demander ce qu’il y aurait à manger. Il aimait le savoir dès le matin, de façon à s’en réjouir à l’avance.

La sonnerie du téléphone se fit entendre et il décrocha.

— Une communication pour vous, monsieur le commissaire. Votre correspondant ne veut pas dire son nom ni la raison de son appel. Vous prenez quand même ?

— Je prends. Allô !...

— Le commissaire Maigret ? questionna une voix un peu assourdie.

— C’est moi-même.

— Je voulais seulement vous dire de ne pas vous en faire pour le marchand de vins. C’était une ignoble crapule.

Maigret questionna :

— Vous le connaissiez bien ?

Mais l’homme, à l’autre bout du fil, avait déjà raccroché. Le commissaire raccrocha à son tour en regardant rêveusement l’appareil. C’était peut-être ce qu’il attendait depuis la mort de Chabut : un point de départ.

Ce coup de téléphone ne lui apprenait rien, certes, sinon que quelqu’un, dans cette affaire, vraisemblablement le meurtrier, était de ceux qui ne peuvent rester dans l’anonymat complet. Alors ils écrivent, ou bien ils téléphonent. Ce ne sont pas nécessairement des fous.

Il avait connu plusieurs cas du même genre et, dans un des cas au moins, le criminel n’avait eu de cesse qu’il ne se fasse prendre.

La tête lourde, il dépouilla son courrier, signa des rapports et d’autres pièces administratives qui lui donnaient presque autant de travail que les enquêtes.

À midi, il marcha jusqu’au boulevard du Palais et pénétra après une courte hésitation dans le café du coin. Il avait la bouche pâteuse et il se demandait ce qu’il allait boire. Parce que la veille il avait pris un verre de rhum il en commanda un. En réalité il en but deux, car le verre était petit.

Un taxi le ramena chez lui où il gravit lentement l’escalier pour trouver, une fois en haut, la porte qui s’ouvrait et sa femme qui l’observait en questionnant :

— Comment vas-tu ?

— Mieux. Sauf qu’il m’est arrivé deux ou trois fois de me mettre tout à coup à transpirer. Qu’est-ce qu’il y a à manger ?

Il retirait son manteau, son écharpe, son chapeau et il pénétrait dans le living-room.

— Du foie de veau à la bourgeoise.

C’était un de ses plats favoris. Il s’assit dans son fauteuil, jeta un coup d’œil aux journaux tout en pensant à autre chose.

Est-ce que l’homme qui lui avait téléphoné n’était pas celui qu’il avait remarqué un peu plus tôt sur le quai, face à l’entrée de la P.J. ?

Il fallait attendre qu’il appelle à nouveau. Peut-être même téléphonerait-il ici car les journaux avaient souvent parlé de son appartement du boulevard Richard-Lenoir. En outre, presque tous les chauffeurs de taxi connaissaient son adresse.

— À quoi penses-tu ? questionna Mme Maigret tout en mettant la table.

— À un type que j’ai rencontré tout à l’heure. Nos regards se sont croisés et j’ai maintenant l’impression qu’il voulait me faire parvenir une sorte de message.

— Dans un regard ?

— Pourquoi pas ? J’ignore si c’est lui qui m’a téléphoné un peu plus tard pour me dire que Chabut était une ignoble crapule. Ce sont ses propres termes. On a raccroché avant que j’aie pu poser une question.

— Tu espères qu’il t’appellera à nouveau ?

— Oui. Ils le font presque toujours. Cela les excite de jouer avec le feu. À moins que ce ne soit qu’un pauvre détraqué qui ne connaît de l’affaire que ce que les journaux en ont dit. Cela arrive aussi.

— Tu ne veux pas que je mette la télévision ?

Ils mangèrent presque en silence car Maigret en revenait automatiquement à son enquête et à ses personnages.

— Tu en a pris assez pour que nous en mangions froid demain comme hors-d’œuvre ?

C’était encore froid, le lendemain, qu’il préférait le foie de veau. Comme dessert, il mangea des noix, des figues et des amandes. Il n’avait bu que deux verres de bordeaux mais il ne se sentait pas moins engourdi et il alla s’asseoir dans son fauteuil, près de la fenêtre.

Il ferma les yeux et pendant un temps assez long il resta comme suspendu entre la veille et le sommeil. Il se rendait compte qu’il glissait insensiblement et c’était une sensation agréable qu’il n’avait pas envie de dissiper.

Il revit l’homme sur le quai, avec une jambe un peu folle. Etait-ce la gauche ou la droite ? Dans sa somnolence, la question prenait une importance qu’il aurait été bien en peine d’expliquer.

Mme Maigret allait et venait sans bruit, débarrassant la table, et il ne se rendait compte de ses mouvements que parce qu’il recevait parfois un léger courant d’air.

Après, il n’y eut plus rien. Il ne savait même pas qu’il respirait par la bouche et qu’il ronflait légèrement. Quand il s’éveilla soudain, surpris de se trouver dans son fauteuil, la pendule marquait trois heures cinq. Il chercha sa femme des yeux. De légers bruits dans la cuisine lui apprirent qu’elle était occupée à y repasser.

— Tu as bien dormi ?

— Magnifiquement. Je serais capable de dormir toute la journée.

— Tu ne veux pas prendre ta température ?

— Si tu y tiens.

Cette fois, il avait 37°6.

— C’est nécessaire que tu ailles à ton bureau ?

— Il est préférable que j’y aille, oui.

— Prends donc une aspirine avant de partir.

Docilement, il en prit une puis, pour en faire passer le goût, il se versa un tout petit verre de prunelle d’Alsace que leur envoyait sa belle-sœur.

— Je t’appelle tout de suite un taxi.

Le ciel était clair, d’un bleu un peu pâle, et le soleil brillait, mais l’air n’en restait pas moins très froid.

— Vous désirez que je mette le chauffage, patron ? Vous avez l’air enrhumé. Moi, ma femme et mes gosses ont la grippe. Cela va toujours par série. Demain ou après, ce sera mon tour.

— Surtout pas de chauffage. Je n’ai déjà que trop tendance à transpirer.

— Vous aussi ? Voilà trois ou quatre fois depuis ce matin que je suis en nage.

L’escalier lui parut plus raide que d’habitude et c’est avec plaisir qu’il s’assit enfin devant son bureau. Il sonna pour demander à Lucas de venir le voir.

— Rien de nouveau ?

— Non, patron.

— Pas de coup de téléphone anonyme ?

— Non. Lapointe vient de rentrer et je pense qu’il attend de vous parler.

— Dis-lui de venir.

Il choisit une des pipes rangées sur le bureau, la plus légère, et la bourra lentement.

— Tu as déjà tous les renseignements ?

— À peu près tous, oui. j’ai eu assez de chance.

— Assieds-toi. Passe-moi la liste.

— Vous ne comprendriez pas mes notes. Je préfère vous les lire en attendant de vous établir un rapport. Je commence par le ministre, Xavier Thorel. Je n’ai eu à interroger personne. Par les journaux de jeudi, j’ai appris qu’il représentait le gouvernement à la première mondiale d’un film sur la Résistance.

— Avec sa femme ?

— Rita était à ses côtés, oui, ainsi que leur fils qui a dix-huit ans.

— Continue.

— Je me suis rendu compte par la suite que d’autres personnes de la liste se trouvaient au même gala mais que leur nom n’avait pas été publié. C’est le cas du docteur Rioux, qui habite place des Vosges à deux maisons de chez les Chabut.

— Qui t’a renseigné ?

— Sa concierge, tout simplement. Ce sont encore les vieilles sources d’information les meilleures. Il paraît que c’est le docteur Rioux qui soigne Mme Chabut.

— Elle est souvent malade ?

— Elle semble l’appeler assez fréquemment. C’est un homme grassouillet, avec quelques cheveux bruns soigneusement ramenés sur sa calvitie. Sa femme est un grand cheval roux qui n’a pas dû attirer Oscar Chabut.

— Et de deux. Ensuite ?

— Henry Legendre, l’industriel, était à Rouen où il a un pied-à-terre et où il se rend une ou deux fois par semaine. Je le tiens de son chauffeur qui m’a pris pour un démarcheur.

— Sa femme ?

— Elle est couchée depuis une semaine avec la grippe. Je n’ai rien pu apprendre au sujet de Pierre Marlot, l’agent de change, si ce n’est qu’il est censé avoir dîné en ville. Cela leur arrive souvent, à sa femme Lucile et à lui. Je n’ai pas eu le temps de faire le tour des grands restaurants. Il paraît que c’est un gourmet.

— Caucasson, l’éditeur d’art ?

— Au même cinéma des Champs-Elysées que le ministre.

— Maître Poupard ?

— À un grand dîner donné avenue Gabriel par l’ambassadeur des États-Unis.

— Mme Poupard ?

— Elle y assistait aussi. Il y a encore une Mme Japy, Estelle Japy, veuve ou divorcée, qui habite boulevard Haussmann et qui a été longtemps une des maîtresses de Chabut. Pour me renseigner sur elle, j’ai dû faire la cour à sa femme de chambre. Il y a des mois qu’elle ne voit plus Chabut qui s’est assez mal conduit avec elle. Mercredi, elle a dîné seule chez elle et elle a passé la soirée à regarder la télévision.

Le téléphone de Maigret sonnait. Il décrocha.

— On vous demande personnellement. Je crois que c’est le même homme que ce matin.

— Je prends.

Il y eut un assez long silence pendant lequel il entendait la respiration de son correspondant.

— Vous êtes là ? finit par questionner celui-ci.

— Je vous écoute, oui.

— C’est seulement pour vous répéter que c’est une crapule. Mettez-vous bien ça dans la tête.

— Un instant.

Mais déjà on raccrochait.

— C’est peut-être le meurtrier, mais c’est peut-être aussi un farceur. Tant qu’il me raccroche au nez, je n’ai aucun moyen d’en juger. Aucun moyen de le retrouver non plus. Il faut que ce soit lui qui en dise trop, ou qu’il commette une imprudence.

— Que vous a-t-il dit ?

— Comme ce matin : que Chabut était une crapule.

Des quantités de gens devaient être de cet avis-là, y compris parmi les commensaux habituels des Chabut. Il avait tout fait pour provoquer l’antipathie, sinon la haine, par son attitude vis-à-vis des femmes, d’un côté, et, d’un autre côté, par la façon de traiter son personnel.

C’était à croire qu’il tenait à provoquer les gens. Or, jusqu’au dernier mercredi, personne ne semblait l’avoir remis à sa place. Avait-il été giflé et avait-il évité de s’en vanter ? Aucun jaloux ne lui avait-il envoyé son poing dans la figure ?

Son attitude était insolente et, sûr de lui, il se permettait de défier le sort.

Quelqu’un, pourtant, un homme, d’après Blanche, avait fini par en avoir assez et par l’attendre devant l’hôtel particulier de la rue Fortuny. Ce quelqu’un-là devait avoir des raisons encore plus fortes que les autres de le haïr car, en le tuant, il avait mis sa liberté, sinon sa propre vie, en jeu.

Était-ce parmi les amis qu’il fallait chercher ? Les renseignements apportés par Lapointe étaient plutôt décevants. On tue de moins en moins, surtout dans un certain milieu, pour venger une infortune conjugale.

L’assassin appartenait-il au groupe du quai de Charenton ? Ou au personnel de l’avenue de l’Opéra ?

Était-ce enfin cet homme anonyme qui avait téléphoné par deux fois au commissaire pour se décharger le cœur ?

— Tu en avais terminé avec ta liste ?

— Il y a Philippe Borderel et sa maîtresse. Il est critique théâtral d’un grand quotidien. Ils assistaient à une générale au théâtre de La Michodière. Puis Trouard, l’architecte, qui dînait chez Lipp avec un promoteur connu.

Combien d’autres n’étaient pas sur la liste et avaient de justes raisons d’en vouloir au marchand de vin ? Il aurait fallu pouvoir interroger des dizaines et des dizaines de gens, hommes et femmes, un à un, les yeux dans les yeux. C’était impensable, bien entendu, et c’est pourquoi Maigret se raccrochait à son inconnu du téléphone qui était peut-être l’homme qu’il avait vu le matin près du parapet.

— Vous savez quand ont lieu les obsèques ?

— Non. Lorsque j’ai quitté Mme Chabut, elle allait recevoir le représentant des pompes funèbres. Le corps a dû être ramené hier en fin d’après-midi place des Vosges. Au fait, si nous allions jeter un coup d’œil ?

Un peu plus tard, ils roulaient tous les deux en direction de la place des Vosges. Au premier étage, ils trouvèrent la porte contre et ils entrèrent, tout de suite enveloppés par l’odeur des cierges et des chrysanthèmes.

Oscar Chabut était déjà dans son cercueil mais celui-ci n’avait pas encore été refermé. Une femme d’un certain âge, en grand deuil, était agenouillée sur un prie-Dieu et un couple assez jeune se tenait face au mort qu’éclairait la flamme dansante des cierges.

Qui était la vieille dame en deuil ? Etait-ce la mère de Jeanne Chabut ? C’était possible. C’était même probable. Quant au jeune couple, il paraissait mal à l’aise et, après un signe de croix, l’homme entraîna sa compagne.

Maigret suivit les rites et dessina une croix dans l’espace avec le brin de buis trempé d’eau bénite. Lapointe l’imita avec une conviction presque comique.

Même mort, Oscar Chabut était impressionnant, car il avait une face puissante, aux traits taillés grossièrement, peut-être, mais non sans une certaine beauté.

Au moment où les deux hommes sortaient, Mme Chabut se montrait dans le couloir.

— C’est moi que vous êtes venus voir ?

— Non. Nous sommes venus rendre nos devoirs à votre mari.

— Il a l’air vivant, n’est-ce pas ? Ils ont fait un beau travail. Vous l’avez vu tel qu’il était dans la vie, avec malheureusement son regard en moins.

Elle les conduisait machinalement vers la porte d’entrée, à l’autre bout du hall.

— Je voudrais vous poser une question, madame, murmura soudain Maigret.

Elle le regarda avec curiosité.

— Je vous écoute.

— Désirez-vous vraiment qu’on découvre le meurtrier de votre mari ?

Elle ne s’y attendait pas et elle fut un moment comme suffoquée.

— Pourquoi souhaiterais-je que cet homme reste en liberté ?

— Je ne sais pas. Si on le découvre, il y aura un procès, un très grand procès, dont la presse, la radio et la télévision parleront abondamment. Il y aura aussi un important défilé de témoins. Les employées de votre mari seront entendues. Il y en aura certainement parmi elles qui diront la vérité. Peut-être aussi des amies de votre mari.

— Je comprends ce que vous voulez dire, murmura-t-elle avec l’air de réfléchir, de peser le pour et le contre.

— Il est évident, ajouta-t-elle un peu plus tard, que cela fera un beau scandale.

— Vous n’avez pas répondu à ma question.

— À vrai dire, cela m’est égal. Je ne suis pas pour la vengeance. Celui qui l’a tué se croyait certainement de bonnes raisons de le faire. Peut-être à bon droit. Quel bien cela fera-t-il à la société de le mettre en prison pour dix ans ou pour le restant de ses jours ?

— À supposer que vous ayez une indication sur sa personnalité, je suppose donc que vous la garderiez pour vous ?

— Comme ce n’est pas le cas, je n’y ai pas encore pensé. Mon devoir serait de parler, n’est-ce pas ? Dans ce cas, je crois que je parlerais, mais à contrecœur.

— Qui va prendre la tête des affaires de votre mari ? Louceck ?

— Cet homme me fait peur. Il ressemble à un animal à sang-froid et je déteste qu’il me regarde en face.

— Votre mari, pourtant, paraissait avoir confiance en lui ?

— Louceck lui a fait gagner beaucoup d’argent. C’est un homme retors, qui connaît admirablement le Code et la façon de s’en servir. Au début, il ne s’occupait que des impôts de mon mari puis, petit à petit, il s’est hissé jusqu’à la seconde place.

— De qui est l’idée du Vin des Moines ?

— De mon mari. Tout se faisait alors quai de Charenton. C’est Louceck qui a conseillé d’installer des bureaux avenue de l’Opéra et de multiplier les dépôts en province afin d’augmenter le nombre de points de vente.

— Votre mari le considérait comme honnête ?

— Il avait besoin de lui. Et il était de taille à se défendre.

— Vous n’avez pas répondu à ma question. Est-ce lui qui va diriger l’affaire ?

— Il restera sans doute à son poste, en tout cas pendant un certain temps, mais pas plus haut.

— Qui aura le pouvoir ?

— Moi.

Elle dit cela simplement, comme si cela allait de soi.

— J’ai toujours eu l’étoffe d’une femme d’affaires et mon mari me demandait souvent conseil.

— Vous aurez votre bureau avenue de l’Opéra ?

— Oui, sauf que je ne le partagerai pas avec Louceck comme le faisait Oscar. Ce ne sont pas les locaux qui manquent.

— Et vous irez aux entrepôts, dans les caves et les bureaux du quai de Charenton ?

— Pourquoi pas ?

— Vous ne prévoyez aucun changement parmi le personnel ?

— Pour quelle raison y aurait-il des changements ? Parce que les filles ont à peu près toutes couché avec mon mari ? Dans ce cas-là, je ne devrais plus voir mes amies non plus, sauf celles qui ont l’âge canonique.

Une jeune femme entrait, menue et vive, se jetait dans les bras de la maîtresse de maison en murmurant :

— Ma pauvre chérie...

— Vous m’excusez, monsieur le commissaire.

— Je vous en prie.

Tout en descendant l’escalier, Maigret grommelait en s’essuyant le front de son mouchoir :

— Curieuse femme.

Quelques marches plus bas, il ajouta :

— Ou je me trompe fort, ou cette histoire est loin d’être finie. Jeanne Chabut n’avait-elle pas tout au moins le mérite de la franchise ?

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