JEUDI DES CENDRES

Orly 11 h 40.

Si tu as remarqué, les gens qui montent dans un avion ont tous un petit sourire béat aux lèvres, histoire de se persuader qu’ils font confiance à la technique. Les hôtesses les accueillent avec des grâces de maîtresses de maison, et la preuve, c’est qu’elles commencent par leur offrir un gorgeon de champ’. On se sent illico entre gens de bonne compagnie (en l’occurrence c’est la Flytox Airline). La musique joue des machins suaves qu’on redécouvre lorsqu’ils vous sont familiers. Dans ce zinc où je viens d’attacher ma ceinture, c’est un arrangement de « J’ai deux amours », le lointain succès de la chère Joséphine Boulanger, qu’on nous propose, avec zigoulis de violons pleurards. Je mate, par le hublot, les ultimes affairements autour de l’appareil. Des gonziers en combinaison blanche, coiffés de casques d’écoute énormes, adressent des gestes au poste de pilotage. On voit trembloter la vapeur du kérosène répandu sur le ciment de la piste. Un type de chez Air France se pointe avec des paperasses dont on se demande à quoi elles peuvent bien correspondre. Sa veste déboutonnée flotte derrière lui. Le vrombissement des réacteurs a quelque chose de rassurant. Je me soulève sur mon siège, malgré la sangle, pour visionner mes compagnons de voyage. Ils sont peu nombreux. Une quinzaine environ : deux Japs, un grand diable de Noir à lunettes cerclées d’or, une gonzesse magistralement blonde, un gros bonhomme qui a déjà posé sa veste mais conservé son chapeau. Un autre, maigrichard, avec une moustache confectionnée, dirait-on, à l’aide de quelques pinceaux hors d’usage, trois types qui doivent être des sportifs, car ils ont des frimes à grimper sur des podiums après avoir pulvérisé des records, un couple de Belges qui se racontent le Lido, un pasteur à veste noire, col de celluloïd blanc, et trois personnages du genre neutre, nantis d’attachés-cases extra-plats desquels ils sortent, avant même que nous ayons décollé, des documents à colonnes, bourrés de chiffres, d’indices, et autres chieries dont ce genre d’individu font leur nourriture absolue.

Le Belge qui racontait le sexe d’une vraie rousse (il en est certain : se trouvant en bordure de la scène, il a vu, de ses yeux vu) se tait soudain pour consulter sa montre. Il fait remarquer à la charmante hôtesse qui lui proposait des journaux anglais, français, allemands, que nous avons déjà dix minutes de retard. La demoiselle en uniforme beige à parements verts, coiffée d’une exquise casquette véry conne qui la défigure, excuse le commandant de bord, mais on attend un passager de la dernière seconde. « Sans doute un V.I.P. ? » lance le Belgium à la cantonade. La jolie hôtesse enridiculisée par son couvre-chef ne lui répond pas, laissant ainsi entendre qu’il a mis dans le mille.

Alors je me mets à mater la porte 33, par laquelle nous sommes passés pour accéder à l’avion. Et tout en contemplant des surfaces vitreuses dans lesquelles se reflète notre appareil, je me prends à évoquer le Vieux. Cher homme, la manière qu’il avait d’être hors de lui, hier soir ! A s’en tordre les doigts. A s’en frapper son beau crâne en os entièrement sculpté dans la masse. Et ces cris menus qu’il poussait, pépère. Ces presque plaintes. « San-Antonio ; mon petit, mon enfant, vous que j’ai formé, choyé, vous allez trouver une solution, n’est-ce pas ? »

Avant même que je sache de quoi il retournait.

— Une solution à quoi, monsieur le directeur ?

Il a appuyé sur un bouton noir, de forme rectangulaire, et l’écran vidéo placé derrière son directorial siège s’est éclairé, animé, sonorisé. Ça représentait le bureau du commissaire foulard, une pièce très distinguée, du genre cabinet de consultation de spécialiste des voies urinaires, avec des meubles en pire : retour des Pyramides dont les quarante siècles vous contemplent. Bibliothèque aux vitres protégées par des grilles. Quelques tableaux bigrement champêtres, style Corot.

Joulard est assis derrière son burlingue, les coudes sur son buvard, les mains élégamment croisées sous son menton. Sa Légion d’honneur sur canapé flambloie comme un phare d’ambulance. Qu’on se demande où il en déniche d’aussi mahousses, mon éminent collègue, à moins qu’il se les fasse confectionner sur mesure, tu ne crois pas ? Lui, c’est le flic mondain. Policier dans le vent discret du pouvoir, n’importe le pouvoir. Il pratique les belles manières telles que les enseignent les manuels qualifiés. Il s’efforce de ressembler au Vieux en accentuant sa calvitie par un ratiboisage en règle de ce qui lui végète encore sur le dôme.

Bon, alors il est là, immobile, à converser avec un drôle d’homme que je dois t’expliquer un peu pour la commodité de la suite. Le personnage en question est grand, bien découplé — comme on disait dans les bons livres figurant naguère sur les listes de l’Office catholique. Costar impec, bleu croisé, chemise blanche, décoration à la boutonnière, d’un ordre inidentifiable mais quoi, elle est là tout de même, non ? Il a le cheveu sombre, légèrement ondulé, les joues un tantisoit tombantes, des lunettes cerclées d’or.

Deux autres policiers que je connais plus ou moins se tiennent debout, de part et d’autre du type.

Joulard dit, d’un ton urbain :

— Comprenez, Excellence, que cet homme était mourant et qu’il n’avait donc aucune raison de porter ces accusations contre vous !

Le qualifié d’Excellence a un froid sourire.

— Un terroriste a toujours des raisons de nuire à des gens qui luttent contre ses convictions. Là-dessus, monsieur le commissaire, je vais vous demander la permission de me retirer.

— Je regrette, Excellence, dans l’état actuel de l’enquête, je ne puis vous laisser repartir.

L’autre tire sur ses poignets mousquetaires et vérifie la bonne fermeture de ses boutons de manchettes.

— Vous semblez oublier, monsieur le commissaire, que j’appartiens au corps diplomatique et que je jouis d’une totale immunité.

Le Vieux interrompt le contact.

— Et le plus terrible, c’est qu’il a raison, lamente-t-il, nous allons devoir le relâcher sans avoir obtenu de lui la moindre indication.

— Cela vous contrarierait de m’expliquer un peu ce dont il s’agit, patron ?

Le Dabuche me prend la main de ses deux siennes et la pétrit farouchement.

— Oh, oui, mon Antonio, mon grand garçon, mon chérubin joli, appelez-moi patron ! C’est vous qui allez nous tirer de ce mauvais pas, je le sens, vous seul avec vos idées sublimes. Avez-vous écouté les informations tantôt ?

— Non, que s’est-il passé ?

— Un cinéma de la République a explosé. Il n’en reste qu’un cratère au milieu du quartier, tous les spectateurs sont morts. Il n’y a comme survivant que la caissière, une femme de soixante-huit ans, je vous demande un peu !

« Moins d’une heure plus tard, un individu a déposé une mallette piégée dans l’amphithéâtre de la faculté de Montsouris. Une étudiante hollandaise lui a couru après avec la mallette. Dans la rue, tout a sauté : seize morts, quarante-trois blessés, parmi lesquels deux travailleurs portugais, je veux bien, mais quand même ! L’homme à la mallette a été déchiqueté par la déflagration. Il n’est cependant pas mort tout de suite. Dans l’ambulance, il a parlé à un infirmier. Spontanément. Il lui a dit que, dans les jours à venir, Paris serait mis à feu et à sang, car une cinquantaine de lieux publics sont déjà piégés. Il a ajouté qu’un seul homme connaissait l’emplacement des explosifs, et que cet homme était un attaché d’ambassade razdmoulien, du nom de Bézamé Moutch. Vous venez de voir ce dernier sur mon écran. Nous avons interpellé Moutch alors qu’il quittait l’ambassade et l’avons amené ici. Bien entendu, il le prend de haut, assure ne rien savoir du dénommé Moulassi Moulassan, autre sujet razdmoulien, qui l’a dénoncé en mourant. »

Le bigophone grésille. Pépère décroche d’un geste prompt et huilé qui dégage parfaitement sa manchette immaculée.

— Lui-même, se présente-t-il.

A la troisième personne, comme toujours, mais du singulier car il est resté modeste.

Il écoute, blêmit.

Blêmir, tu lis souvent ce verbe dans les bouquins à long rayon d’action comme par exemple les miens, sans trop savoir au juste à quoi il correspond. Et même si t’ouvres un dico, tu lis, pour blêmir, la définition suivante : « devenir blême ». Ce qui ne te fait pas avancer d’un poil de zob dans LA connaissance. Blêmir, je vais te dire, c’est quand ta femme rentre au moment que la petite professeuse de piano de ton fils te taille une plume. Ou bien quand ta banque te tubophone pour t’annoncer que le gros chèque remis par ton producteur est en bois des îles. Blêmir, c’est manquer d’air, c’est supporter un flanchement de son guignol, c’est avoir le visage qui recroqueville comme le masque en caoutchouc de Mitterrand lorsqu’on se l’arrachait de la figure, autrefois. Blêmir, c’est pâlir, c’est bleuir, c’est verdir et, en effet, comme le disent si justement mes confrères de chez Larousse ou Robert, c’est devenir blême.

Or, donc, le Vieux blêmit. Il tient le combiné à deux mains, comme un exorciseur au turbin, style : va, t’es rétro, Satanas. Son beau regard d’empereur romain se clôt, sa respiration prend un rythme coïtal et des veines remontent à la surface de ses tempes.

— Patron ! murmuré-je, alarmé. Patron, que vous arrive-t-il ?

Il me contemple, l’œil hagard.

— Richelieu, balbutie-t-il.

— Pardon, monsieur le directeur ?

— Richelieu…

— Armand Duplessis, 1585–1642, renseigné-je. Très grand ministre qui fit chier les protestants et fonda cette Académie française à laquelle je vais avoir la joie d’appartenir aux environs de l’année prochaine. Qu’est-il arrivé à Richelieu ?

— Drouot ! balbutie mon Vénéré Maître.

— Général français, 1774–1847, assuré-je, il accompagna Napoléon à l’île d’Elbe ; rien ne le disposait à se marier avec Richelieu, pourtant la R.A.T.P. devait un jour en décider autrement, et aujourd’hui ces deux hommes prestigieux sont associés dans une station de métro pour le meilleur et pour le pire.

— On vient de la faire sauter, dit le Vioque. On n’a encore aucune idée quant au nombre des victimes.

Le combiné lui choit, telle une banane trop mûre qui fuit l’ancien régime.

Pépère me désigne l’écran inerte.

— Si cet homme ne parle pas, ce sera la gabegie, San-Antonio, la révolution peut-être. Krivine ramassera le pouvoir si le cher Massu n’a pas une réaction assez prompte. Ce soir, la capitale se trouve positivement en état de siège. Comment réagira le président ? Sur quelle force s’appuiera-t-il ? L’armée ? Elle est en vacances ! Les Etats-Unis ? Ils ont Carter. L’Allemagne de l’Ouest ? Depuis la chute d’Hitler ça n’est plus ça. Bon, vous allez me dire qu’il y a les Russes, mais c’est vraiment la poire pour la soif, non ? Le Vatican ? Le pape Belmondo II, si vous voulez que je vous dise, n’est pas homme à engager ses troupes dans un conflit. Vous savez pourquoi ? Polonais, mon cher ! Et pourtant il est catholique, non ? Et la France demeure toujours la fille aînée de l’Eglise. Seulement, elle a trop traîné son cul, la fille aînée, mon pauvre ami. Qui risquerait de se battre encore pour elle ? Elle fout la merde et elle attend que ça se passe. Elle ramasse les casquettes après la bagarre et elle engueule ceux qui sont venus la défendre. Attendez, qu’est-ce qu’on disait ? Richelieu-Drouot. La panique, la catastrophe, Paris à feu et à sang. Et ce fumier qui ne dit mot, qui se réclame de sa qualité de diplomate ! Alors qu’il connaît la suite du programme ! Et nous, muselés, ligotés, ne pouvons le faire parler. Et le plan effroyable va s’accomplir.

Il se lève, place ses bras en croix, comme le Christ du Corcovado qui semble toujours vouloir plonger dans la baie de Rio, et il profère les paroles ci-dessous, fort belles, tu vas voir, dans leur sobre éloquence :

— Ainsi donc nous voici au bord de l’abîme ! Mais nous n’y tomberons point ! Oh que non ! Car il est là, lui. Celui qui sait détourner la lame funeste avant qu’elle ne vous transperce. Mon instinct infaillible m’a dicté de l’appeler d’urgence. Et je lis déjà dans son regard affûté qu’il entrevoit la solution à notre insoluble problème. Son cerveau remue comme remue le nez du lapin, l’aiguille des secondes, le sol japonais, la main du mendiant affligé de la maladie de Parkinson, la feuille du tremble, les flammes du Creusot. Et en remuant, ce sublime cerveau à double hémisphère crée des idées. O siège divin de la pensée, rutilantes méninges, matière grise comme le platine, bulbe généreux, glorieux pédoncules cérébraux, dure-mère d’exception, lobes étincelants, état-major de l’esprit, cerveau mieux qu’électronique qui mystifie la cybernétique. J’attends ton verdict, organe de sauvegarde. Exprime ton point de vue, source de toutes les sensations, toi qui peux engendrer la parole miraculeuse.

Ainsi parla le Vieux.

Et comme je ne me manifestais pas suffisamment vite à son gré, il lança, furieusement, lui pourtant si poli :

— Alors ça vient, merde ?

D’un ton canaille.

Et, comme par enchantement, cela vint.

Et me voici dans l’avion de la Flytox Airline, ceinturé, attentif, à surveiller la porte 33.


C’est intéressant, non ?

Enfin, moi je trouve.


Orly, 11 h 44.

La voiture, une ancienne DS (on avait ajouté un T au sigle pour les besoins de la cause) se présenta devant un barrage policier. Le chauffeur brandissait par la portière un document beau comme du papier-cul usagé. Un factionnaire le lut, approuva et souleva la barrière à contrepoids. L’automobile pénétra alors sur les pistes traversées d’énormes indications peintes à même le ciment. Un petit véhicule jaune, bizarre et gauche comme certains insectes, la prit en charge et la conduisit à l’avion de la Flytox Airline stationné, tous réacteurs vibrants, devant la porte 33. Une hôtesse de l’air avec un beau cul, une poitrine dilatoire (je n’ai pas dit dilatée) et un uniforme beige-triste attendait sur le pas de la porte.

La DS stoppa au plus près de l’échelle. Tous ses occupants en descendirent, à savoir quatre z’hommes. Trois appartenaient à la glorieuse Préfecture de Police, le quatrième était son excellence Bézamé Moutch, attaché (mais délivré pour la circonstance) à l’ambassade de Razdmoul. L’homme n’avait, pour tout bagage, qu’une grosse serviette de cuir noire. Le reste de ses effets devant lui être expédié ultérieurement. Il eut un regard indécis pour ses trois mentors, hésita à leur tendre la main, comprit que, le cas échéant, ils ne la lui serreraient pas, et sur un hochement de tête, s’engagea dans l’escalier à roulettes.

Bézamé Moutch n’appréciait guère la manière dont le gouvernement françouille avait exigé son rappel immédiat. Pourtant, il se disait que, compte tenu des circonstances consécutives à l’inqualifiable foirade de Moulassi Moulassan (qu’on avait toujours cru être un élément sûr), il ne s’en tirait pas trop mal.

S’il se fût trouvé dans certains autres pays, diplomate ou non, immunité ou pas, des services spécialisés auraient su le prendre en charge et l’accoucher (avec ou) sans douleurs. La France était décidément une nation où il faisait bon déconner depuis Louis XIV. On pouvait y perpétrer les pires forfaits en grande quiétude car existait toujours un moyen pirouettique de s’en sortir, pour peu qu’on eût une carte d’abonnement à quelque chose, voire un simple mot de recommandation de sa maman.


L’hôtesse adressa un magistral sourire de bienvenue au diplomate. Elle le guida en first auprès de la véry ravissante blonde qui compulsait le magazine de la Flytox Airline en attendant le décollage.

Très sensible au beau sexe, et plus elles étaient blondes, mieux il fourrait, Moutch s’inclina avant de boucler sa ceinture.

L’hôtesse proposa champagne et orangeade. La rutilante blonde choisit une coupe de Mumm cordon rouge, tandis que Bézamé Moutch se contentait d’un verre de jus d’orange.

On ferma les portes du coucou. Sur la piste, les policiers attendirent que l’appareil se mette en route pour réintégrer leur DS. La musique jouait maintenant un truc vachement léger et pomponné qui donnait envie d’aller se baguenauder au-dessus des nuages, là que le soleil brille alors qu’il vase à vache qui pisse sur la planète.

Une voix, dans la phonie (impossible de déterminer laquelle des hôtesses jactait) dit que le commandant Judburne était vachement joyce d’accueillir ce beau monde à bord de son zinc, et qu’on ferait escale à Athènes dans deux heures vingt minutes après avoir volé à une altitude de tant, vitesse de tant, nani nanère, messieurs, mesdames, bon voyage, bonne bourre, bises aux enfants.

Là-dessus, il fit le point fixe, comme lui prescrivaient les règlements ternationaux, puis opéra un décollage sans bavures dont tout le monde lui sut gré plus ou moins consciemment.

On servit un repas très convenable. Bézamé Moutch le prit de bon appétit en éclusant du café. Sa blonde voisine, par contre, éclusa deux quarts champagne.

Moutch en profita pour lui dire, en souriant de ses belles chailles carnassières, qu’elle paraissait raffoler du champ’. Elle en convint. Encouragé, le diplomate éjecté chercha de son genou droit le genou gauche de la donzelle (le contraire eût relevé de l’exploit). La fille blonde ne retira pas sa jambe tout de suite et quand elle le fit, ce fut par souci des convenances, car il eût été messéant de répondre trop délibérément à une telle sollicitation. Bézamé Moutch attendit un instant, puis réitéra sa privauté. Cette fois, la fabuleuse blonde ne broncha pas.

C’est un bonheur que de voyager en votre compagnie, déclara l’heureux gagnant de son ton le plus fat mais en commençant de bander comme un Turc bien sous tous les rapports.

Elle eut un sourire mystérieux, plein de promesses. Il coula sa main par-dessous le New York Herald Tribune judicieusement déployé sur leurs quatre genoux histoire de caresser la jambe de sa compagne.

— Non, non, je vous en prie, fit-elle avec un petit gloussement.

Plein de tact, il retira provisoirement sa main. La fille blonde se pencha afin de saisir la bride de son sac Vuitton posé sur le plancher. Elle plaça le réticule sur ses genoux et se mit à farfouiller dedans avec calme. Elle en sortit une boîte d’acier de forme allongée qu’elle déposa sur la tablette rabattable.

Ayant remis son sac sur la moquette, elle ouvrit la boîte métallique. Moutch, qui louchait dessus avec le maximum de discrétion, tressaillit en constatant que la boîte chromée contenait ce à quoi elle faisait d’ailleurs songer, c’est-à-dire un nécessaire à piqûres.

La blonde voyageuse prit une ampoule dont elle scia une extrémité.

— Heu, ne pensez-vous pas que ? bredouilla Bézamé Moutch complètement sidéré.

Sa voisine le regarda avec un beau sourire.

— Vous dites ?

— Eh bien, je pense que vous devriez peut-être vous rendre aux toilettes pour… pour faire ça !

— Il ne serait pas correct d’aller à deux dans des toilettes, objecta-t-elle doucement.

Moutch essaya de comprendre. Une foule de pensées déferlaient soudain en cataracte dans sa tête.

— Je commence à avoir un peu chaud, dit la fille blonde. Pas vous ?

Ce disant, elle retira ses faux cils, puis sa perruque. Moutch vit qu’elle était en réalité un beau jeune homme qui ressemblait plus ou moins à Helmut Berger.

— Vous enlevez votre veste ? demanda le garçon.

Il était brun, coiffé court. Ses boucles d’oreilles et son fond de teint lui donnaient quelque chose d’équivoque et pourtant on le devinait extrêmement viril. Une lueur inquiétante faisait flamboyer son regard presque mauve.

Moutch dégrafa sa ceinture et voulut se dresser. Une main puissante pesa alors sur son épaule, le forçant à s’asseoir.

— Enerve-toi pas, mon pote, dit une voix de mêlé-cass (avec pas beaucoup de cass).

Bézamé Moutch tenta de se retourner pour réclamer de l’aide, mais le gros homme qui le maintenait cloué à son siège imprima une telle secousse à l’épaule du diplomate qu’elle se démit aussitôt de ses fonctions.

— Ta canicule va y rester, si t’ostinerais à r’muer, Mec, prévint son tourmenteur. Attends, je croye qu’ l’hôtesse a quéqu’chose à nous bonnir.

Puis, à la gente fille qui, fort heureusement, s’était débarrassée de sa ridicule casquette, il dit, de son ton le plus mondain :

— N’est-ce pas, mon trognon, qu’ y s’avez des déclarations à faire ?

La môme sourit, puis elle déclara :

— Nous avons le regret d’informer nos passagers que l’appareil est aux mains d’un pirate de l’air qui exige qu’il soit détourné de sa route prévue. Le pirate en question est un diplomate razdmoulien embarqué de force par les autorités françaises.

Là, elle désigna Bézamé Moutch d’un geste gracieux (j’allais dire aérien, mais ç’aurait fait trop voulu). Ce pirate est armé d’un pistolet de gros calibre.

Elle sortit l’arme citée de sa poche et le montra aux occupants de l’avion, un peu comme elle avait expliqué l’usage des masques à oxygène, tout de suite après le décollage.

— Pour l’instant, poursuivit l’hôtesse, le pirate de l’air a obligé le commandant Judburne à mettre le cap sur une destination qu’il veut provisoirement tenir secrète. Nous demandons aux passagers de garder leur calme et de se conformer aux prescriptions qui leur seront données en cours de vol.

Elle se tut.

Chose curieuse, tous les voyageurs applaudirent en riant.

Et alors, dans le silence qui succéda, je me levai, moi, Santonio, l’Unique, l’Indéformable, le cousu main. Et j’allai m’agenouiller sur le fauteuil placé devant Bézamé Moutch.

L’homme était d’un vert cadavre assez intéressant. Il paraissait être mort depuis la semaine précédente.

— Commissaire San-Antonio, me présenté-je, je viens prendre le relais du commissaire Joulard. Seulement la situation géographique n’est plus la même, Excellence. J’ose dire qu’à présent nous tenons le couteau par le manche. Résumons les faits : nous nous trouvons dans un appareil britannique en compagnie de passagers cosmopolites : Japonais, Belges, Ivoirien, Suisses, Italiens, etc. Le radio vient d’annoncer au monde que vous venez de détourner cet appareil et les gens de votre bord ne comprendront rien à votre attitude, ils vous suspecteront. Que signifierait votre parole contre celles des membres d’un équipage régulier et de passagers originaires de tous les coins du monde ? Vous êtes à notre merci pleine et entière. Nous pouvons vous torturer et vous abattre sans encourir le moindre risque, votre gouvernement lui-même nous présenterait encore des excuses. C’est très clair, n’est-ce pas ? A présent, déblayons le terrain : c’est vous qui dirigez l’Opération Apocalypse, comme nous l’avons aussitôt appelée. Une cinquantaine de points de concentration urbains ou névralgiques sont piégés dans la région parisienne. Vous allez immédiatement nous en donner la liste. Celle-ci sera communiquée aussitôt par radio selon un code prévu. Des équipes spécialisées sont présentement sur le pied de guerre, prêtes à foncer au fur et à mesure que tomberont vos renseignements. Si ceux-ci sont exacts, nous vous débarquerons quelque part. Si vous refusez de les fournir, ou bien s’il s’est avéré qu’ils sont faux, il vous faudra beaucoup de courage.

Je reste immobile, face à lui. Tout se joue à cet instant : la vie de milliers de gens, la gloire de Paris, le sort peut-être de la France. Fermez le ban. Si cet homme est courageux, notre singulière opération échouera misérablement.

Le gars assis auprès de Moutch attend toujours, sa seringue à la main. D’un battement de cils je lui intime de « faire le nécessaire ». Il est très adroit, ce garçon, prompt comme un reptile. A peine lui ai-je donné le feu vert qu’il a fiché l’aiguille dans le bras de Bézamé Moutch, injecté les quelques millilitres de la drogue choisie par le laboratoire des Recherches Grumo-épisodiques de Paris.

Moutch a un sursaut… Son regard devient minuscule, comme celui d’un homme en proie à un indicible malaise. Le professeur Foiridon m’a expliqué que cette injection créait immédiatement une paralysie partielle avec intense sensation de froid. Le sujet se trouve pétrifié de l’intérieur. Dans une seconde phase, très rapide, il éprouve une espèce de relâchement du cerveau, comme s’il abdiquait toutes ses facultés. Il est en état de pré-mort. Au seuil d’un engloutissement de son être qui lui rend la vie indifférente. Plus rien n’a d’importance pour lui. Il répond aux questions sans réticence. Ce produit nouveau est à base de curare et d’extrait de farine de lin, il détermine une destruction momentanée des nerfs moteurs sans intéresser les nerfs labio-vulcano-sensitifs. Son nom, je te le donne en confidence, bien qu’il ne soit pas en vente libre dans les pharmacies, est Jacto-méningeur 12. Pourquoi 12 ? Parce que son inventeur était superstitieux et qu’il n’était pas question qu’il l’appelât 13.

Bon, alors voilà.

Bézamé Moutch véhicule dans ses veines la drogue en question. En subit les effets.

Et le très étonnant Sana l’entreprend sans tergir ni verser.

— Commencez à nous fournir la liste des lieux minés, en commençant par les plus importants.

Moutch remue faiblement ses lèvres blêmes.

— Rhâzkl mlek kléébhâr, murmure-t-il.

— Répondez en français, je vous prie.

— J’ brik Ikroüia, ânonne le diplomate.

— Laisse que j’y cloque une baffe, gronde Bérurier, vois pas qu’y nous prend pour des pommes ?

Déjà, la grosse patte en forme de tubercule se lève.

— Non, attends !

Un grand frisson me parcourut la moelle épinoche. « Hypercon, m’invectivé-je en aparté car je déteste m’insulter en public, monstrueuse excroissance de stupidité, pourquoi n’as-tu pas pensé à te pourvoir d’un interprète connaissant le razdmoulien ? En neutralisant les facultés intellectuelles de cet homme tu l’as privé du mécanisme qui lui permet de convertir sa pensée, laquelle s’opère dans sa langue maternelle. Il est incapable de l’exprimer dans la nôtre. Ah, inconscient que je suis, brasse-bouillon, va-de-la-gueule, campeur de la stratégie, bâcleur. »

Je crie à la cantonade :

— Y a-t-il ici quelqu’un qui comprenne le razdmoulien ?

Ils s’entredévisagent, mes compagnons venus d’ailleurs. Ceux qui se connaissent chuchotent. Mais personne ne se propose. Faut dire, à leur défense, que le razdmoulien, hein ? Tu m’as compris ? C’est comme le monégasque, y a pas lulure de pratiquants, chez eux, même les professeurs ont besoin d’un traducteur pour enseigner le razdmoulien à leurs élèves.

— Minute ! enjoins-je.

Je bombe au poste de pilotage.

— Radio, dis-je au radio, demandez immédiatement qu’un traducteur razdmoulien se mette en contact avec vous ; c’est plus qu’urgent.

Il virgule ma requête à travers l’éther.


Dans le ciel 11 h 30.

L’organe métallique du Vieux.

Sa voix incisive (et même canine), faite pour critiquer, houspiller, ordonner, dénoncer, flétrir. Ils sont des chiées comme lui de par le monde exigu, d’est en ouest, du nord au sud, à humilier des gens pour des causes douteuses. Des chiées à faire trembler et à planter dans les âmes des besoins de meurtre, comme les jardiniers consciencieux plantent des poireaux dans des sillons tracés au cordeau. Eux tracent les sillons de la soumission avec le cordeau de l’autorité. Et cloc, cloc, cloc, te plantent les germes bien funestes qu’ils arrosent ensuite de leur mépris pour les vivifier, qu’ils poussent plus vite. Croissance rapide garantie !

Parfois, de l’entendre imposer, le Dabe, ça me mord dans les profondeurs : l’estom’, les couilles, le rectum, et le cœur aussi, bien sûr. Je me demande de quel droit il a le droit ? En vertu de quel critère obscur ? Tout pouvoir est un instrument de mutilation. Nous sommes tous des mutilés mutinés. Lui aussi est mutilé par d’autres. Et ainsi de suite. La chaîne infernale, ça s’appelle. Et le maillon suprême est mutilé par son pouvoir suprême, tu comprends ? On s’est foutu dans un drôle de truc, mon pauvre biquet. Etre homme, à ce compte-là, c’est de la témérité inconsciente.

Et le Vieux glapit qu’il n’a pas de razdmoulien sous la main. Qu’il faut amener Bézamé Moutch devant le micro et qu’on enregistrera ses réponses pendant qu’on se met en quête de l’interprète. Gain de temps ! Déjà qu’un supermarket vient de craquer à La Courneuve. Au lieu d’enfoncer les prix, c’est son plancher qui s’est enfoncé, celui du premier étage, tu juges ? Quarante-quatre morts, dont seize Arabes, soit, mais quand même ! Des blessés à la pelle, plein les caddies de Gascogne. Un jour de solde, avec la sardine presque donnée, la balayette de gogues gratuite contre un paquet de Lavetou qui lave plus et mieux pour les Français qui bougent.

Je me rends compte que l’idée n’est pas mauvaise. Oui, ça va gagner du temps. Bérurier porte le gonzier jusque dans le poste de pilotage. Le commandant, anglais comme pas deux, imperturbe à ses commandes. Le second pilote nous laisse son siège, vu que ça commence à faire du peuple dans ce minuscule local.

Et alors j’y vais à bloc avec notre homme.

— Liste des points minés, vite ! Les noms, les lieux, les heures prévues pour les explosions. Vous m’avez bien compris, Excellence ?

— Lbrouk zmell, dit-il sur un ton qui me laisse espérer l’affirmation.

— Alors je vous écoute.

Il débite, Césaroche. Vite, vite, toute pompe, grande vibure. Arrouâ ména machin chose, t’entendrais ce moulin à prières, il tourne à 5 000 tours. La jacte en rafale. Pourvu qu’il ait suffisamment de salive pour parvenir au bout de sa litanie. Doit avoir le clappoir comme un fond de fosse à purin. Ça cotonne sous sa menteuse.

Il y va à une telle allure qu’on n’a pas le temps de reconnaître les noms français au passage, faut dire qu’il articule pas. L’accent tonique ? Tiens, fume !

Enfin le Vieux se débarbouillera. Faut faire avec, comme on dit au pays de Félicie. Il fera avec, mon éminent dirluche. Sale baderne à balancier. Ecrémeur de personnalités. Filou. Pourquoi le dégueulé-je à ce point du haut de mes dix mille mètres ? La crise, je te dis. De lui avoir entendu sa voix âpre, acerbe, à Serbe. Bougre de vieux nœud !

Le bla-bla rémoulade de Bézamé dure un bout, et puis il se tait, clappe à vide, regarde par le coq-pipe (comme dit Béru) le grand ciel si bleu, si plein de soleil qu’on aurait envie de sortir du zinc pour butiner le cosmos…

— Est-ce tout, Excellence ?

— Zbrrlok maâkach’, il me rétorque gentiment.

— Vous n’avez rien oublié ?

— Rââlbhol !

— Très bien, attendons les appréciations de la planète Terre.

Notre avion routine dans l’azur. Il a été décidé de mettre le cap sur Bordeaux, et qu’ensuite, selon les résultats, nous irions peut-être nous poser en Corse pour la suite du progrome. Ça va dépendre d’un tas de facteurs, comme on dit dans les pététés.

Le temps passe. On a réintégré Moutch dans son fauteuil. Mes compagnons, des policiers affiliés au B.I.G.P.A.F. international venus à la rescousse sur ma demande, bel exemple de solidarité, dont je te laisse pleurer sur la beauté, vas-y mon gars, j’ai des kleenex ; mes compagnons, reprends-je, s’informent du déroulement. Je leur raconte le coup de l’enregistrement, et tout ça.

Puis la voix du commandant retentit :

— Mister San-Antonio, please !

Je vais le rejoindre. Le radio me fait un signe et branche le zizougnard d’indulgence.

La voix du Vieux.

Une voix, ça ? Une voix, ce chuintement de vapeur, ce vaste pet frangé d’écume ? Une voix, ce grincement de lame sur une pierre à aiguiser ? Une voix, ce grondement de ruisseau souterrain en crue ? (Il faut laisser les crues se tasser, ne manque jamais de dire le Gros quand on dépose une langouste devant lui.) Ah, malheur, misère de nous tous, je présage des calamités à grand spectacle.

— Je vous entends mal, patron !

— Eh bien, débouchez vos oreilles de dindon, grand imbécile !

Il va me ressortir mon culte, le fossile ! Me traiter de vilaines choses. Mes succès le minent. Comme les Ostendais, il se plaint que la marée est trop belge. Me voudrait simple ustensile non pensant. Roseau courbé, mais pas homme.

— Vous savez ce qu’il vous a débité, cet horrible massacreur ?

Je ne réponds pas. Lui flanquer un point d’interrogation dans les portugaises, à cet instant, lui ferait postillonner son dentier.

Alors il crache :

— Le Coran ! Il a récité des versets du Coran, mon grand génie, mon être suprême, mon cerveau supérieur, mon grand cogiteur, mon con. Le Coran !

— Nous lui avons cependant fait la piqûre, patron, objecté-je miséreusement.

— Eh bien, elle ne lui a rien fait, votre piqûre, San-Antonio. Quelle idée, aussi, de compter sur des médications pour faire parler un homme ! Vous y croyez, vous, à la chimie ? Ça existe seulement, la chimie, San-Antonio-de-mes-fesses ? Vous en avez entendu parler comme on lit une publicité fallacieuse qui promet monts et vermeil. Il est stupide, ce type, je vous jure, affirme-t-il à des témoins terrestres de son noir courroux.

Je l’imagine, ce Neptune déplumé, brandissant la fourche de sa rage et hurlant à travers l’espace aérien son désespoir d’inaboutir… Grand gnome, si je puis dire, et je peux tout, puisque j’emmerde. La bonne et sainte chose que d’emmerder de tout son être. La saine force, combien noble. Ne prendre garde à rien, ne rien ménager puisque n’espérant rien. Refusant d’attendre quoi que ce soit, parce que quoi que ce soit appartient à ceux qui en veulent, les grotesques faillibles, nauséeux, sombres incidents de parcours de ma trajectoire carbonique.

Il reprend, le Mélodieux :

— Et pendant ce temps, Paris agonise, San-Antonio. Les gens prennent peur. Les routes de dégagement ne dégagent plus ; elles sont saturées, on se croirait en juin 40, que dis-je : en période de vacances ! Ces cohortes ! Les hommes d’abord, comme toujours quand ça panique. C’est l’exode dans toute sa navrance. La fuite éperdue. Ils abandonnent leurs télés, leurs machines à laver, leurs maîtresses et même leurs habitudes. La capitale leur fait peur. Ils savent qu’elle va se transformer en cendres, s’hiroshimer entièrement. Le gouvernement prend des mesures, c’est vous dire ! Savez-vous qui m’a téléphoné, il n’y a pas plus tard qu’un instant ? Devinez. Approchez votre oreille dégueulasse du machin, que je vous le dise en confidence. Lui, San-Antonio. Parfaitement, lui-même, j’ai reconnu tout de suite sa voix. Sans le moindre préambule. Tout de go, sa chère noble voix que les gars de chez Renault n’ont encore pas appréciée à sa juste mélodie. Sa merveilleuse voix dont on ne sait si les délicats accents sont auvergnats ou du Seizième. Il m’a parlé, à moi qui vous parle. J’ai encore ses paroles dans ma tête. Elles y demeureront gravées comme dans le granit. Il a pris la peine, LUI, personnellement. Et je me demande s’il n’a pas composé soi-même le numéro, de son propre index magistral. Etes-vous prêt à écouter les phrases qu’Il m’a prononcées à bout portant dans ma trompe d’Eustache droite, Santonania ? Chuuuut ! Silence autour ! Vous m’écoutez, Tonansonien ? IL m’a dit, de ses fabuleuses cordes vocales, dit : « Mon cher monsieur le directeur… » Vous me recevez quinze sur cinq, Salotiano ? Très bien, je répète : « Mon cher monsieur le directeur, virgule, vous devez comprendre que la situation présente est intolérable. Si vous ne stoppez pas ce carnage dans les heures qui viennent, je prendrai moi-même les moses en chien, les choses en moins, en main. » Textuel, Saniotonin. LUI, avec son calme habituel. Pas une inflexion qui dépasse l’autre. Mais une force profonde. Une gravité, yayaie. Je me suis signé, en l’écoutant, Sanientono. En double exemplaire. Je suis catholique, moi aussi. Donc IL attend. Mais IL n’attendra pas longtemps. C’est un homme qui sait ce qu’il fait, où il va et à quelle heure il y arrivera. Moi, je l’aime, Sionatona. C’est, vous savez quoi ? Physique ! Enfin quelqu’un qui n’a pas l’air d’un loustic, d’un promoteur. Si je vous disais, sa photo dans mon bureau ? Eh bien, quand je suis seul, je la contemple. On se regarde dans le fond des yeux, lui et moi. Une espèce de sublime connivence s’établit. Alors un pleur me vient. Je laisse couler. C’est une larme française, mon garçon. Rouget de Lisle aurait pu verser la même.

Un bref silence ponctuateur.

— Tout cela pour vous dire que vous allez vous remuer les fesses, là-haut, bande de canaques. Si vous n’obtenez pas de résultats, ce ne sera pas la peine de redescendre.


Dans le ciel 12 heures pile[1].

Curieux de tenir une conférence de « travail » à bord d’un avion.

Curieux de statuer sur le cas d’un homme en sa présence. Curieux de foncer à quelque mille kilomètres heure dans le ciel, vers une direction où l’on n’a rien à branler.

Curieux de parler à des confrères venus d’horizons très multiples.

Je les considère sans joie ni grande confiance. Ils sont là, alignés le long de la travée, vaguement goguenards.

La colique ! Une fois de plus, notre image de marque en prend un coup. Nous autres, Français, on a la spécialité de réussir tout ce qu’on n’entreprend pas. Mais le reste foire. Nos entreprises sont mouillées au départ, comme par un fait exprès. Dommage. Ce serait marrant, qu’un jour on décide une chose, qu’on l’annonce et qu’on l’accomplisse au poil, selon les prévisions établies. Une fois, juste pour dire, voir l’effet que ça fait… Je viens de révéler à mon auditoire que l’Excellence nous a berlurés de première.

Alors, un Japonais lève la main après m’avoir écouté, et me dit, en anglais, mais ça ne fait rien, l’essentiel est de pouvoir communiquer, non ?

Il me dit, donc :

— Vous me permettez d’ausculter votre homme, cher confrère ?

Et d’expliquer, mon accord lui ayant été donné, qu’il a fait des études de médecine avant d’entrer dans la police, vu qu’avec ces cons, faut s’attendre à tout : photo, optique, Mikado, Honda, Yamamoto et le bigntz. Ils raflent les marchés, ils humilient le dollar, ils conchient le deutschmark, jouent au ping-pong, et continuent de cultiver la fleur de lotus dans des jardins grands comme des crachoirs ; ils font pousser des baobabs minuscules : Bonsai, ça s’appelle. Le nanisme, c’est leur pied, Jobert, leur rêve. Paris dans une bouteille. A trop bouffer de poissons, ils phosphorent à outrance. Le péril jaune, ma grand-mère craignait. Elle pronostiquait les Japs, bonne maman. Les voyait gagnants, gros comme une pagode. Elle se gênait moins des Chinois, la chérie. Pour elle, c’était juste des coolies d’automate, clappeurs de riz (un bol par semaine) traîneurs de pousse-pousse, bouclarès derrière leur Grande Muraille. Mais les petits Japs lui portaient à l’inquiétude. Elle sentait qu’ils allaient désinsulariser un de ces quatre morninges, accomplir la vaste expansion de part le monde. Qu’un jour, les réveille-matin à trois balles dont ils inondaient l’univers allaient exploser, poum, poum ! Donner le signal de leur monstre fourmillement. Le commandant Kichiduhoduma sur sa dunette, les yeux en trous de pine que, juste par la fente, on devinait la sauvagerie du regard reptilien. Je chocotais à ses récits, quand elle partait dans les radotes, les soirs d’hiver, devant nos grands bols de lait. Elle les prenait pour des Martiens, les fils du soleil levant et de la crème Eclipse. Implacables, cœurs de marbre. On y aurait tous droit. Ils nous minéraliseraient pour se débarrasser de nos pommes. Le reste du monde deviendrait une formide île de Pâques. On serait laguche, pétrifiés telle la mégère au père Loth, cette vilaine curieuse. Et on verrait grouillasser les Nippons (de la rivière Kwaï).

Je repense à bonne maman, à mater le petit flic japonouille, ancien docteur, futur mathématicien ou autre.

Il a converti la sangle de son Nikon en stéthoscope. Il pose le glafouilleur de l’instrument sur les tempes de Bézamé Moutch. Sur ses paupières, sa veine jugulaire, sa poitrine.

Qu’à la fin, il sourit comme une tirelire, le petit bougre, si mignard qu’il doit se fringuer au rayon garçonnet des Galeries Lafayette.

— Vous n’obtiendrez rien de lui, tant qu’il sera sous l’effet du jacto méningeur 12, assure-t-il, car il a été « élaboré ».

— Qu’entendez-vous par élaboré, monsieur l’inspecteur Vakunu ?

Il fend de petits yeux en entendant ma question.

— En France, vous ne connaissez pas « l’élaboration » ? s’étonne-t-il.

— Non, fais-je, nous avons l’eau chaude, le fil à couper le beurre, le sommier à ressorts et la vue sur le Mont-Blanc, mais nous ignorons totalement l’élaboration. De quoi s’agit-il ?

— Eh bien, d’un traitement spécial qui empêche un individu de céder à des pressions. Ce traitement affecte le lobe truculard inférieur du cerveau. On programme ce faisant le subconscient du sujet. Tant et si bien que, s’il y a volonté de blocage au départ, même en subissant la torture, il ne pourra exprimer autre chose que ce qui lui aura été injecté dans le mental. En l’occurrence, on lui a donné le Coran comme texte libératoire. Vous pourrez lui faire n’importe quoi, il ne proférera pas autre chose que le Coran, c’est son évanesceur de dégagement, comprenez-vous ? Sa propre volonté ne suffirait pas à le détourner de cette sortie compendieuse.

— Vous êtes certain que c’est le cas de cet homme, monsieur l’inspecteur Vakunu ?

— Absolument certain. Il présente toutes les caractéristiques d’un sujet « élaboré » : pression artério-faciale déclavetée, pulsation riboudinée au niveau du clorecteur fantasque, et enfin primordialité énucléante du crapahuteur flasque.

— Vous m’en direz tant, soupiré-je, convaincu par cette énumération. Donc, en conséquence, on ne peut rien espérer de lui ?

— Rigoureusement rien, monsieur le commissaire, affirme le petit homme (si jaune et déjà poilais, comme dit toujours Zabeth). Il a suffi qu’il ait l’instinct de refus, et il l’a eu, pour qu’il lui soit impossible de dévoiler quoi que ce soit. Or, le refus, ces gens le manifestent au fur et à mesure qu’ils se mettent en position clé, comprenez-vous ? Vous pensez bien que ce diplomate est un cerveau de son organisation et que, donc, il a subi tous les systèmes de protection spinaux étendus jusqu’aux muscles des gouttières vertébrales.

— Miséricorde ! balbutié-je, histoire de remettre à la mode une expression vieille comme les testicules du maréchal Tito.

On se tait. Seul, le chuintement soyeux des réacteurs produit un bruit de vitesse rêvée. Personne ne parle pendant un bout de moment. Et puis Bérurier se penche sur César Pinaud et lui chuchote l’on ne sait quoi à l’oreille. Le Débris hoche le chef. Lors, le Gravos m’interpelle :

— Siouplaît, Baron, si j’aurais bien pigé ce qu’a dit l’petit macaque à gueule de citron, y s’rait rigoristement impossib’ d’arracher quoi qu’ce fusse à not’ mec ?

— Hélas !

Le Mastar oppose son index à son pouce et s’arrache un poil de nez. Très belle prise, longue de cinq ou six centimètres et de couleur rousse. Il la fait miroiter à la lumière, puis la dépose verticalement, sa racine blanche à la base, sur le couvercle chromé du cendrier. Le poil tient debout, ce qui comble Bérurier d’allégresse.

Lors, il se dresse.

— Donc, pour nous résumer : tout est foutu ?

— Il semblerait.

— Alors tu va faire quoi t’est-ce ?

Je soupire :

— Neutraliser le client, comme la consigne nous en a été donnée, et demander au commandant de bord de nous ramener à Paris.

Le Mammouth dégrafe son pantalon pour renfouir sa chemise montgolfiante. Il opère dans la travée centrale, sous les regards conjugués de l’assistance.

— Et c’est ce dont tu comptes faire ? grommelle-t-il.

— Oui.

— J’peux t’demander une faveur, Gars ?

— Quelle est-elle ?

— Avant de faire ce qu’était prévu, tu veux pas me confier ce type un p’tit quart d’heure, à moi et à Pinuche, qu’on l’entreprendre à not’ manière.

— Tu n’en sortirais rien.

— Foutu pour foutu, caisse tu risques ?

J’hésite. Oui, il y a encore cet espoir suprême. Béru Ultime thérapeutique. Instrument de secours. Bouée de sauvage, voire de sauvetage.

— Soit. Je te laisse dix minutes.

— Merci, mais faut qu’on va travailler seuls, sans témoins oculés.

— Allez dans la bibliothèque, ricané-je, il y a du feu dans la cheminée.

Sa Majesté me foudroie d’un regard con, sanguin.

— T’as bonne mine, l’Artiste ! V’là comment on opère : moi, Pinaud et le mec, on va s’placer là qu’les hôtesses rangent la bouffe. On d’mandera aux gonziers du pilotage d’pas nous faire chier la bite, les nanas viendront s’asseoir parmi vous autres. On tirera le rideau. J’dirai qu’on mette d’la musique forte. D’la sorte nous s’rons tranquillos pour usiner, moi et Lapinuche.


Dans le ciel 12 h 10.

La plus choucarde des hôtesses est venue prendre place à mon côté, ce qui est gentil de sa part. Elle est blonde avec les yeux un peu mauves et se prénomme si curieusement que je n’ai pas retenu son préblaze.

La phonie du bord diffuse le grand air de « Il est minuit, docteur Jivago ». Malgré la montée des cuivres, par instant, on perçoit, en provenance du compartiment de service, des remuances, des exclamances, des bruitances diverses. Parfois, le rideau gris se gonfle, l’on aperçoit un talon, au ras de la moquette, puis la lourde étoffe redevient molle et tombante. Mes confrères étrangers ont été surpris de voir le gros Béru et l’ineffable Pinaud entreprendre Bézamé Moutch. M’ont demandé l’à quoi cela rimait. J’ai chiqué les mystérieux. Monosyllabique, l’Antonio. Le côté : « laissez, laissez, je sais ce que je fais ». En réalité, je me sens foutriquet sous ces regards conjugués (à la troisième personne de l’accusatif). La désagréable sensation de passer l’oral d’un examen et de ne pas pouvoir en casser une broque.

Et alors, très bien, les dix minutes accordées au Mastar s’écoulent. Le zinc bouffe son kérosène. On a dépassé Bordeaux, on navigue au-dessus des Atlantiques. A perte de vue c’est l’océan couleur d’acier. Les nuages se clairsèment au-dessous de nous autres. Va falloir prendre des décisions définitives. La plus dégueulasse : liquider Bézamé. Tu penses bien qu’on ne peut pas se permettre de le remettre en liberté après ça. On chiquera aux héros. Les vaillants passagers qui, profitant d’un instant de relâchement dans la vigilance du pirate de l’air, se sont jetés sur lui, intrépidement. Dans l’échauffourée le coup est parti.

Le coup est parti !

Tous ces coups qui partent à travers le monde, madoué ! Ces coups de bite et ces coups de fusil. Ces coups fourrés, ces coups de rouge. Ces coups du sort. Ces coups pour rien. Ces trois coups. Ces coups de bambou. Ces coups de grisou. Ces coups de pot ou de bol. Ces coups pour coup. Ces coups redoublés. Ces coups de sonnette. Ces volées de coups. Ces coups de fouet. Ces coups de bec ! Ces coups d’épingle. Ces coups d’épée et ces coups de barre. Ces coups mortels. Ces coups de grâce. Ces coups de Trafalgar. Ces coups durs. Ces coups de gosier. Ces coups de gueule. Ces coups de main (les plus rares). Ces coups de balai. Ces coups d’archet. Ces coups de sang. Ces coups de téléphone. Ces coups de fourchette. Ces coups de minuit. Ces coups de volant. Ces coups de marteau, de chapeau, de Bourse. Ces coups heureux. Ces coups de foudre et ces coups de mer. Ces coups de dé. Ces à-tous-les-coups-on-gagne. Ces coups d’essai et ces coups de maître. Ces coups de Cid. Ces coups de cidre. Ces cent coups. Ces coups de Jarnac. Ces coups montés. Ces coups férir. Ces coups de théâtre. Ces coups d’Etat.

A force de tous ces coups, on attrape le coup. Et à trop le discuter on finit par le boire. Le coup !


Alors le coup devra partir.

Bousiller un mec coupable d’avoir tué et blessé des centaines d’innocents entre dans une certaine logique, non ? Une logique de merde ! La vengeance ne peut être collective. Elle devient alors une odieuse partouze.

Bon, on le tuera, Bézamé ; juré, promis. C’est inscrit au programme.

— Vous croyez qu’il va y en avoir encore pour longtemps ? me demande la divine hôtesse.

La réponse lui est fournie par Bérurier soi-même.

Sa grosse main ravaudée et velue s’est insérée entre le rideau et la cloison. A balayé le faible rempart d’étoffe. Et l’on voit un trio surprenant dans l’encadrure.

Moutch, riant aux éclats, soutenu par mes deux lascars. Alexandre-Benoît, triomphant, qui agite une feuille de papier.

— V’là le topo, Mec. T’as plus qu’à virguler la liste au Big Dabe. Grouille-toi, biscotte la prochaine espiosion est prévue pour 13 heures à la cantoche de chez Renault.

— Grand Dieu ! m’exclamé-je (car je connais mes cassiques comme on dit en Normal Sup’), il vous a répondu en français ?

— Tout ce qu’il y a d’en français, rigole l’Enflure.

— Mais par quel prodige ?

— Par l’prodige médical, mon lapin. Ce gazier n’avait jamais éclusé d’alcool, le con. Moi et Pinaud, on l’a obligé de biberonner la moitié d’une boutanche de vouiski. Ça y a tellement s’coué la pensarde qu’il en a eu les ondes brouillées, mon pote. Pour créer une ambiance favorab’ j’y ai raconté quéques années doctes de moi et Berthe, la fois qu’on avait lonché dans la vitrine d’un grand magasin de Londres, sans se gaffer que la remonture des rideaux de fer était automatique et que toute une craquée de gus en chapeau melon nous visionnaient. La bonne humeur et la gnole, croye-le bien, c’est la meilleure formulance pour amener un vilain d’Le genre à décomposition.

Une ovation accueille ce récit du pionnier de l’âme. Tandis qu’il est fêté, je fonce au poste de pilotage.


Dans le ciel 12 h 46.

San-Antonio ! Sans-Antonio, mon petit, mon aimé, mon roi. Ah, génial ami. Ça y est. On a déjà trouvé la première bombe. Elle y était bel et bien. Au beau milieu de la cantine. Collée sous une table à l’aide de toile adhésive. Ce toupet, non ? Une jolie bombe à haute puissance. Le carnage que cela allait être ! Vous imaginez ? Vous m’objecterez que là-bas, c’est truffé de travailleurs émigrés, je sais, bon, soit, mais il y a aussi les autres, Santonio. Et puis quoi, ne serait-ce qu’au nom des principes humanitaires qui sont l’apanage de notre vaillante nation, hein ? A propos, je viens de LUI téléphoner, pour lui dire que : succès complet. Il ne m’a pas pris, étant en conférence avec je ne sais quel ambassadeur des Etats-Unis ou autre. Mais j’ai eu le privilège de parler au commandant militaire de sa maison civile. Un homme charmant. Courtois. Et ces concordances de temps, mon cher ! On comprend tout de suite à qui l’on a affaire.

« Grâce à vous, le cauchemar est terminé. Fin de mission ! Allô, vous me recevez comme chez vous, hein ? Je répète : mission terminée. Revenez-nous vite ! Nous fêterons ce beau triomphe, mon grand garçon. Je pense qu’il y aura un cadeau à la clé. Fumez-vous ? Pas tellement. Alors, qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Hmm ? Dites-le à votre directeur, mon mignon. Parlez-lui sans détour.

« Je suis un papa, vous savez. Il ne faut pas prendre de détours avec moi. Comment ? Qu’appelez-vous la vie sauve ? Hein ! Quoi ! Couâh ! Ne pas liquider cette crapule infâme ? Ce monstre ? Ce dynamiteur rouge du sang de douzaines d’innocents, dont certains étaient peut-être des étrangers, certes, mais quoi, ça n’en était pas moins des hommes ! Et pourquoi, s’il vous plaît, vous ne neutraliseriez pas ce vilain coco ? Parce qu’il s’agirait d’une exécution ? Et alors ? Bien sûr, mon petit, qu’il va s’agir d’une exécution. Elle est : primo, méritée ; deuxio, nécessaire ; et troisio, indispensable. Alors faites, mon ami. Ou faites faire. Bérurier n’est-il pas des vôtres ? L’équarrissage, ça le connaît, ce gros sac à vin ! Et puis, en voilà assez, je commence à en avoir par-dessus la tête de vos objections de conscience, espèce de femmelette, paltoquet, va-de-la-gueule, frileux, mais vous l’entendez, vous autres ? Ça, un homme d’action ? Vous savez qu’il va me devenir poète, cet abruti. Je vous… »


Impossible de savoir ce qu’il me.

Une déflagration se produit qui secoue notre coucou de la tête à la queue. Illico, l’avion se met à tituber et pique du nez.

Le commandant de bord pousse un juron britannique. Darnned ! je crois qu’il exclame, comme dans les bouquins d’aventures, tu sais, quand le shérif s’aperçoit que le prisonnier s’est évadé.

La phonie est interrompue. Mes collègues poussent des beuglements de détresse dans leurs langues respectives. Nous plongeons en direction des flots terribles redoutés des mères à genoux que parle Hugo.

Je m’arc-boute, m’arc-cramponne au dossier du siège. J’invoque saint Antoine le pas doux. J’évoque maman. Et puis je vois tout ce ciel bien bleu, avec son soleil et je me dis que c’est pas possible de s’abîmer au sein profond des eaux, kif une boîte of sardines.

Une masse dévale jusqu’à mes pieds : Bérurier.

— Y avait une bombabord, clame-t-il. V’s’auriez pu vidanger l’appareil avant qu’on y monte, merde !

Et moi, dans un éclair, malgré l’hallucinant de la situasse, je pense :

« Il y a eu des fuites. On a su que Bézamé aimait prendre ce vol, alors on a piégé le zinc. »

Et, toujours dans un éclair (de chaleur) je me dis : « Tant mieux qu’on ait pu le faire accoucher de la liste avant que la bombe ne pète, des milliers de gens vont du moins être épargnés. »

Courageux, hein ?

Tu verrais le commandant Machin, je me souviens déjà plus comment je l’ai appelé, lui ; enfin, un Anglais, ça n’a pas d’importance. Toujours est-il qu’il a du cran, le gars ! La manière qu’il se propage sur son manche ! Et qu’il lance des directives à son second, ceci, cela, tout bien, d’une voix froide et calme. Et l’autre obéit sans paniquer. Il glomuge tel bistougnot, il aclapate tel autre, il fronisaille ceci, empétule cela, et toutim. Le radio essaie de raconter aux espaces ce qui nous survient, mais son frometoneur de basse fréquence a pété un joint de culasse dans l’aventure, et c’est bernique pour communiquer.

L’océan se rapproche. On vient de crever quelques nuages blanchâtres comme du mauvais coton. Je suis bloqué contre le dossier du siège. Il me semble, toutefois, que notre piqué est moins vertical. L’appareil retrouve un semblant d’assiette. Oh, ça n’est pas encore la divine horizontalité si chère aux funambules, mais la tendance y est.

Béru me dit, après être parvenu à s’agenouiller :

— Filons vers la queue, mec !

— Pourquoi ?

— Biscotte é s’plantera après le poste de pilotage, hé, peau de fesses !

Il a toujours eu la logique dans son camp, le Gros. Me rendant compte du bien-fondé de ses robustes paroles et, profitant de ce que le z’avion est de moins en moins vertical, nous entreprenons de « remonter » en direction de l’arrière, en nous agrippant à tout ce qui se propose.

L’appareil vibre comme une grosse mouche à merde contre un carreau fêlé. Nos compagnons, verts (y compris les Japonais, mais excepté l’Ivoirien) de peur, d’angoisse et de tout ce qu’il y a pour ton service, pendent dans leurs ceintures, excepté le cher Bézamé Moutch qui n’était pas attaché et qui gît contre un pied de fauteuil, le crâne un tantinet fendu dans le sens du chapeau de l’Empereur, mais pas mort pour autant, hélas. Le contenu de ses vagues s’est dispersé alentour, et l’idée me vient, malgré le critique, l’horreur et le reste de notre position, que, toujours à cause de sa qualité de diplomate, il n’a sûrement pas été fouillé. Alors, dans un sursaut professionnel que je te laisse le soin d’apprécier car je n’ai pas le temps de le faire personnellement, et d’une main, d’une seule, je chope les paperasses et objets étalés sur la moquette de l’avion pour les enfouir dans ma poche.

Le père Pinaud est occupé à battre briquet histoire de rallumer son mégot. Son côté saint-cyrien de quatorze-dix-huit. Impavide devant les périls, Pinuchet. Débris vaillant. Stoïque sur son siège : je meurs où je m’attache, kif le liseron !

— Tu viens ? lui dis-je en poursuivant mes reptations.

— Où cela ? s’informe le Bêlant.

— On va faire un tour…

Il enfonce son galure jusqu’à ses sourcils. Et puis se libère et entreprend de gagner les arrières, lui aussi.

Béru est arrivé le premier. S’est hissé sur un siège. Nous exhorte :

— Grouillez-vous, les mecs, c’est du peu au jus : on est bonnard pour la tasse. Je m’ai placé à l’issue de s’cours. On dirait qu’Ie pilote a réduit les gaz, non ? Maniez-vous, faut qu’vous serez attachés au moment de l’intact !

On s’hâte en effet. Le léger Pinuche a des velléités de valdingue et je dois le cramponner à tout instant. Enfin nous y voici. Le Gravos lui tend une main secourable.

— Pose-le, là, César et sois sage ! ordonne-t-il.

L’avion broute. Le brave commandant Trucmuche (je me rappelle toujours pas le blaze à la con que je lui avais affublé) fait tout ce qui est en son pouvoir pour limiter la catastrophe.

Nous autres, tout ce qu’on peut essayer, c’est de prier. Et c’est ce que font nos compagnons, espère. On tape tout azimut : Jésus, Bouddha, Mahomet, Confucius et leurs auxiliaires, tous les saints du paradis. De préférence, pas ceux qui sont surmenés par les quémandeurs : les Pierre, les Joseph, les Jean, les Paul, les Marie, Thérèse, Jeanne, mais les modestes, auxquels on ne pense pas et qui se les roulent, là-haut. Je te prends pour exemple des auréolés dans le genre de Godefroy, de Magne, de Nazaire, de Quentin, d’Evariste, de Servais, d’Anselme, de Fridolin. Tiens, saint Fridolin, qui donc aurait l’idée de le prier, cézigue-pâte, de lui présenter des requêtes à transmettre en haut lieu ? Tu t’imagines, recommandant tes os à saint Fridolin ? Il serait vachement ébaubi, le chéri, lui qui coince la bulle papale depuis si tant longtemps sur son nuage. Saint Pierre, on fait la queue devant son auréole. Il ne sait plus où donner de la barbe. Les obscurs peinards, eux, ne demandent qu’à se remuer. En plus, ça les flatte que quelqu’un pense à leurs pommes, tout soudain. Leur intercession n’en a que plus de vigueur. Ils disent au Seigneur : « Ecoutez, l’Antonio qui m’invoque, vous n’allez pas me faire passer pour un con, mon Dieu, pour une fois que quelqu’un me fait appel, merde ! »

Saint Fridolin, je te dis. C’est la bonne recette opportune. Et je lui pose la colle suivante : « Bon saint Fridolin, ineffable brailleur, toi que j’imagine plein de toiles d’araignée et de moisissure, chenu, barbu, kroumé à bloc, sors de ta léthargie pour supplier le Seigneur qu’Il nous sauve la mise à tous, du moins à nous trois, les fiers mousquetaires de la Poule. Certes nous sommes obscurcis de péchés et notre comportement n’a pas toujours été blanc-bleu, mais quoi, mince, on n’est que des bonshommes faiblards, des personnages en quête de hauteur. On aspire sans trop savoir. On est d’accord pour le bien, en se demandant par quel bout le choper, comprends-tu ? Alors manie-toi la rondelle, saint Fridolin. Y a urgerie. »

Et sur cette grande, belle, noble et ardente suppliance, on se plante dans la tisane atlantique, vraouffff ! Qu’un instant c’est le tonnerre de Zeus, ou plutôt de Jupiter, vu les flots. Tout paraît se disloquer, on s’enfonce dans la tisane. Un vrai submersible, comme on appelle dans les récits de guerre. Un mérou qui passait nous mate, incrédule, par le hublot. Je n’ai pas perdu conscience, ni confiance. Brisé, mais intact. Le Pinaud, par contre, a la tronche toute de traviole, pourvu qu’il ne se soit pas énuqué, ce con ! Notre carcasse métallique oscille, puis redresse sa couette. Que j’essaie de t’expliquer, au fur de l’à mesure de ma compréhension. Une aile a sauté dans le choc, celle de droite. Alors l’épave demeure immergée à moitié, de sa partie droite. On se trouve penchés à je ne sais pas combien de degrés. En plus, la partie avant est également sous l’eau. Et ça bouillonne terriblement fort car le cockpit a éclaté.

— Par ici, la sortie ! clame le Mastar, en déverrouillant la lourde de secours.

Admirable Bérurier ! Quelle force ! Quelle précision dans les gestes !

Voilà qu’il parvient à refouler la lourde. Une bouffée d’air froid nous fouette. Et une vaguée d’eau saumâtre nous arrose.

— Ça surprend, hé ? dit le Mammouth en claquant des ratiches. Allez, je m’évacuationne, passe-moi César, il est naze ou il fait semblant ?

Pinuche a été ranimé par la flotte. Je le détache et le refile à Alexandre-Benoît tel un paquet de linge sale, d’ailleurs, y a de ça ! Il reste tout bazu, l’ancêtre. Avec l’air de se demander s’il est né sous Louis XV ou sous Poincaré. Je visionne mes compagnons. Le Belgium et la gonzesse qui lui sert d’équipière sont saufs. Les deux Japs idem, et idem le black pote ainsi qu’un des gaillards qui ressemblaient à des rugbymen en voyage. Pour le reste, ça me paraît un tantisoit scrafé. Bousillé ou disparu dans l’eau bouillonnante qui nous monte à l’assaut.

— Vite, vite, par ici ! je lance aux rescapés.

Et je m’évacue.

Bérurier est déjà dans la baille, avec le père Pinuche sur l’épaule. Il nage en direction de l’aile arrachée qui flotte à une centaine de mètres. Good idée ! Je l’imite. Il s’agit de s’écarter avant que le z’avion ne coule. Note qu’avec l’aile qui lui subsiste, ça risque de durer un bout.

C’est très joli de vouloir s’agripper à une aile d’avion, seulement c’est lisse et rond, tu sais ? La prise est difficile. D’autant que l’océan la remue sans relâche, la balaie et la pousse vers de nouveaux rivages. Il est impossible de se jucher dessus. Et quand bien même nous y parviendrions, nous ne pourrions y demeurer.

Putain, ce que l’eau est froide.

— Je ne crois pas que la croisière se poursuivra longtemps encore, crié-je au Gravos.

— Viens me prendre César, répond-il.

En quelques brasses impétueuses, je rejoins mes deux lascars.

Pinuche, un brin comateux, supplie qu’on lui rende son chapeau, alléguant qu’il risque de s’enrhumer. Je lui promets qu’on va entreprendre des recherches dans ce sens.

Tandis que je m’efforce de lui maintenir la moustache au-dessus de l’océan, Béru se livre à une manœuvre dont l’astuce n’échappera à personne, pas même à toi qui pourtant, hein ? Magine-toi qu’il est parvenu à sortir son couteau de sa poche, à l’ouvrir avec les fausses ranches de son vrai dentier, et que ce malin perce des trous dans le bord d’aile, à grands coups de lardoire appliqués.

Un vrai pivert, le Béru. Toc, toc, toc ! Qui est là ? Il en ménage toute une série, légèrement au-dessus du point de flottaison.

— Amenez-vous, les mecs ! il s’écrie, mettez des étoffes autour de vos pognes, pas vous sélectionner les doigts en vous cramponnant ; on va pouvoir se maintiendre après cette aile… On nous envoiera fatalement du s’cours et d’en haut, l’aile est fastoche à retapisser.


Dans le ciel 15 h 60.

On nous a dépêché des secours, en effet.

Tout d’abord un avion de reconnaissance (te dire la nôtre, en l’apercevant !) qui n’a pas eu grand mal à nous repérer.

Et, peu après, une vedette rapide de la Marine Nationale. On commençait à ne plus se sentir, accrochés comme nous l’étions à cette putain d’aile, les doigts en sang. Et puis on a perdu un Japonouille : le plus petit, qui, trop lesté, a coulé à pic à cause de son briquet dont il n’a jamais pu se défaire. Un Jap aussi minuscule, ça ne devrait utiliser que des allumettes. Dans ce cas précis, la boîte lui aurait servi de radeau, à ce pauvre biquet. Et puis voilà, quoi. La fatalité !

Pinuche est raidi par le froid. Il claque des gencives, ayant paumé son Moulinex individuel dans le naufrage. On nous a aidés à nous dessaper et roulés dans des couvrantes bien chaudes. Des lampées de rhum chaud bien sucré nous ont redonné de l’énergie et on s’arbore des mines de chevaliers du Tastevin. La version de l’événement est très simple, on s’est tous mis d’accord pour dire que le vilain pirate, Bézamé Moutch, nous menaçait d’une grenade et qu’elle lui a éclaté dans les pattounes. Comme l’épave de l’avion repose à présent par trois mille deux cent vingt-quatre mètres de profondeur, on n’a pas à redouter une commission d’enquête.


Le lieutenant de corvée qui commande la vedette vient nous voir. Il explique qu’on ne va pas rentrer tout de suite parce qu’il drague dans les parages avec l’espoir de retrouver d’autres rescapés. Déjà, les hommes du « Vas-y mou » ont repêché un de nos compagnons. Il flottait, accroché à un attaché-case en bois, recouvert de faux cuir (le truc devait appartenir à un des Japs, probablement).

Et on l’amène, le nouveau Moïse sauvé des eaux.

Et mon cœur se transforme en godemiché, en le guignant, ce gusman. Oui, t’as deviné, Lajoie, il s’agit de Bézamé. Malgré son crâne open, il s’en est tiré, Duglandin. Sûrement parce qu’il n’était pas attaché.

Il est inanimé comme les objets qui ont une âme qui captive la nôtre et la force d’aimer. Pourtant, un quartier-maître dit qu’il vit encore. Les braves marins français se relaient pour lui faire la respiration artificielle.

T’exprimer ma consternation devant leurs efforts. Il est rare de souhaiter qu’on ne parvienne pas à ranimer un homme groggy. Et pourtant je forme des vœux, espère.

Cette fois, saint Fridolin me traite par le mépris. C’est pas le genre de prière qui est agréée, là-haut. Des vœux aussi louches, on les refoule. Retour à l’envoyeur. Ces messages-là ne sont même pas délivrés.

Au bout d’un quart d’heure, il est hors d’affaire, le razdmoulien. Bichonné, pansé, oint, enveloppé.

Il dort, si je te disais ! Un vrai bébé rose !

Les matafs se retirent pour d’autres éventuels saluts. Alors je convoque mes compagnons pour une réunion de salut public. Le Jap, les deux Belges, l’Ivoirien, le rugbyman.

— Le repêchage de ce misérable compromet toute l’opération, fais-je. Il faut coûte que coûte lui appliquer la solution finale. Déjà, nous allons être obligés de dire qu’il a lancé la grenade, et non qu’elle lui a explosé dans les mains. Quelqu’un d’entre vous consentirait-il à se… heu… charger du… heu… travail ?

Personne ne moufte. Je traduis en anglais, en belge, en allemand. Sans plus de succès.

— Messieurs, dis-je, puisqu’il en est ainsi, nous allons tirer au sort.

Pour le coup, l’Ivoirien prend la parole :

— Cher confrère, murmure-t-il, n’êtes-vous pas l’initiateur et le chef de l’opération ? Il me semble donc qu’en l’absence de volontaire cette cruelle initiative vous revienne.

Pan sur le bec. Il a raison. Rien de plus déprimant qu’un mec qui a raison contre toi.

Je regarde dormir Bézamé Moutch…

Un enfant, te dis-je… Comme tous les hommes quand ils roupillent.

— Béru, fais-je, à voix infiniment basse, tu ne voudrais pas ?…

Le Gros éternue et des choses vont s’accrocher aux parois du rouf.

— Ecoute, mec, fait-il, maussade, si c’serait dans l’feu de l’action, souate. Même si j’lu ferais un petit passage à perlo, dans l’énerv’ment, j’te dis pas. Mais commak, un gonze qui pionce, et qu’a flotté des heures dans l’océan av’c la tronche pétée…

J’opine.

Bon, c’est donc moi qui dois « agir ».

Je considère mes paluches. Ce que je me sens misérable !

Ça sert tout de même à autre chose, des mains, non ?

Si tu leur fais accomplir n’importe quoi, au nom de n’importe qui, il ne te reste plus qu’à te foutre à poil et à aller vivre au sein de la forêt amazonienne. Faut redevenir aborigène, les gars. Se nourrir de viande vivante.

Je m’approche cependant de Moutch. Je le fixe désespérément, cet importun, cet homme en trop. Je cherche un objet qui serait mon auxiliaire, du genre contondant. Quelque chose qui entraînerait mon geste, qui le parachèverait. Les autres me dérobent leurs regards. Y compris le Gros. On ne perçoit même plus le bruit de leur respiration. Je me chope la tête à deux mains. Im-pos-sible !

Qui donc est allé pavaner que ce mot n’était pas français ? Tu parles !

Le commandant revient se pencher sur le dernier rescapé. C’est un type de conscience, ce lieutenant de corvette, ou de bateau-mouche, ou de tout ce que tu voudras, ce que c’est con, les précisions, ce qu’on se prend les pieds dedans, tonnerre de merde ! Toujours à vouloir en rajouter. Président de ceci et d’encore cela, chef de mes fesses et burnes et zob. Classe à la fin.

Alors il regarde Bézamé Moutch.

Je murmure, comme dans un songe :

— C’est lui, le pirate de l’air.

L’officier de narine[2] marque sa surprise. Il est breton, de mère lorraine. Dans ses veines, y a la droiture française, les traditions d’honneur qui firent jadis la gloire de notre pays, d’après ces branleurs d’historiens que je soupçonne fort d’en rajouter, parce quand que tu nous vois, peigne-culs comme on est aujourd’hui, tu te dis qu’il y avait sûrement du mal de fait à la base, non ?

— Oh ! oh ! s’écrie-t-il, car il a de la conversation, sortant de Naval Sup’, vraiment ?

Là se place un bigntz que je pourrais, sans sombrer dans l’excès, qualifier d’événement.

Bézamé Moutch déclare, juste après qu’il a rouvert les yeux :

— Oui, c’est moi.

Et puis il dit :

— J’ai lancé la grenade, mais je la croyais désamorcée. Je regrette, je voulais seulement détourner l’avion.

Et poum, the big surprise. Monsieur opère (à chaud) un spectaculaire renversement de situation. Je pige tout : il nous a entendus discutailler, mes compagnons et moi. Il a compris que la seule façon qu’il avait de conserver la vie sauve, c’était d’entrer dans notre jeu et d’accréditer notre version. Par cet aveu, il nous épargne d’avoir à ne pas l’épargner, you see, boy ?

L’officier de farine hèle ses matafs.

— Ligotez cet homme, dit-il, et ne le perdez pas des yeux un instant. Vous me répondez de sa personne.

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