LUNDI DES CENDRES

Krazpeck 8 h 10.

Trente heures.

Montre en poignet !

Trente heures de baise intensive. De déburnage absolu. Trente heures de folie furieuse, ou douce à certains moments. Le pied ! Des pieds ! Le mille-pattes, quoi ! Qu’elle avait congé, précisément, ce jour-là, Slovana-mon-amour ! Et qu’on s’est donc trouvés seulabres dans son coquet logement d’une pièce qu’elle partage avec deux autres familles, mais l’une est en vacances au goulag de Crimée et l’autre vient d’être déplacée dans les mines de pierre ponce des marais de la Vassiougan. Un bol, non ? Si bien qu’on a ces douze mètres carrés pour nous tout seuls ! Tu juges de l’aubaine frivole ?

Alors là, je pense, très franchement, que ça restera dans les anales (hé ! l’imprimeur, ne fous pas deux « n » à anales, surtout !).

Trente z’heures de liesse physique. D’explosion charnelle. D’enculade monstre, quoi ! Entrecoupées de petits sommes ponctuateurs. De mini-repas : un concombre, une pomme, un coup de vodka, la moindre, comme on dit en Helvétie. Et vite, hop là, hop là là, à l’établi, mon neveu ! La grande limance. Les trucs rarissimes ! L’envolée. Ce que cette donzelle raffole du radaduche, c’est rien de l’écrire. Faut le vivre. Elle brosse en bourrasque, Slovana.

Vouloir te résumer serait folie.

Tout te raconter, folie plus grande encore. On existe dans un bain de sueur, dans des gluances ponctuelles, des enivresses à tout casser. Elle râle son bonheur. Tout juste si elle a le temps de m’apprendre que son gazier se prénomme Igor. Tiens, fume, julot ! Elle bénit le ciel de notre rencontre. Enfin, pas le ciel : le métro. A Leningrad, les églises sont fermées, le culte c’est le métro. Drôlement bathouze avec ses stations de marbre et de bronze, bourrées de statues, bas-reliefs, hauts-reliefs, médaillons. Du porphyre en pagaille, de l’albâtre, tout ça bien, à profusion, perfusion, apothéotique. Saint Métro, notre Seigneur ! Chapelle Sixteen nouveau genre. Lénine mit uns !

Oui, et comment te le bénit, le Sauveur métro, de ce concours de circonstances : ses colocataires à dache, son vieux en mission extraordinaire, et jusqu’à ses doches qu’elle avait la semaine passée, vous dire, la fortuité bienheureuse. Moi qui me pointe tout de suite after par une notte peu lunée. La queue raide, le slip en fête. Plus ardent qu’un chaudron de confiture en ébullition. C’est pas du nanan, ça, madame ? Alors que je traînais une sacrée déforme, le long de cette voie mal ferrée, comme un qui vient d’apprendre qu’il a le crabe. Et puis : hep taxi ! Et elle, ses jupons troussés, la chatte qui réclamait la becquée ! Et nous autres, tous les deux, dans l’immense appartement solitaire et chauffé : hop ! Au septième métro ! Ce ramdada, ce ramadanleculabalayette ! Poum ! Zinnng ! Encore. Tu la veux, la voici ! Trente heures, bordel, j’évertue en ténor. Lalala ! Le grand air de l’Acné ! Rigole-étau ! La tronche dans le ciseau magique. Je te tiens, tu me tiens, par la barbichette, le premier qui jouira se fera une tapette !

Trente plombes. Et des heures soviétiques, hein ! Donc d’authentiques, pas frelatées le moins. Un peu archaïques : soixante fois soixante secondes. Secondes soviétiques itou, garanties.

Elle brame tout ce qu’elle sait de françouze, Slovana, par gratitude. Langue magique, le franquillon, pour rendre grâce d’une bite survoltée. Paxif géant avec cadeau Bonux à la clé, merci. Quand elle a épuisé son français, force l’est de dire le reste en ruscoff. Alors là, elle va bon train, mistress ! Tu croirais la basse noble dans du Borodine. La grande revue avec, en tête, le général Dourakine ! La charge des cosaques ! Hardi ! Hardi ! Les bâtonniers de l’avocat, comme dit Béru. Tumiala… giiite ! Un foin, mes aïeux ! Un foin…


Trente heures !

Et moi, fraise et dispos. Prêt à remettre le couvert.

Quand t’es parti pour le marathon de la tringle, rien ne peut plus te stopper. Ça t’arrive trois quatre fois par vie, l’inépuisance. Tu te sens drôlement caïd. Maître de tes sens, semeur d’émois en tout genre.

On clappe une côtelette pojarsky qui glandait dans son réfrigérateur à pédales, modèle 1927. Un corniche à la russe, un quignon de pain noir, solide comme du mastic. Lichée de vodka, et ça repart.

J’en suis à la j’sais plus combien t’est-ce d’embroquée quand v’la qu’on frappe méchamment à la lourde.

Merde, c’était trop beau pour que ça dure. Moi, dans tout ce mimosa, j’avais biffé la situasse de mes préoccupances. Je voulais rien savoir de mon avenir. Je baisais, somnolais, me laissais turlupiner le frère Karamazov, et vogue la galère !

Et puis, violents, impérieux, ces coups dans le panneau de la lourde.

Slovana se cambre. Je déjante.

— Qu’est-ce que c’est ? doit-elle questionner. Et ce mot si international, ce mot qui se traduit lui-même :

— Police !

En russe, tu le comprends aussi bien qu’en angliche, en rital ou en espingo.

Elle me le traduit dans un chuchotis, mais c’est bien inutile. Bon, fallait que ça arrive. Je me coiffe de mon slip, puis je bondis à pieds disjoints dans le carrefour de mon bénouze.

Pendant ce temps, Slovana se drape et va ouvrir.

Ils sont deux. Deux grands, jeunes, avec des boutons rouges plein leur frite blanche et des yeux aussi blancs que la crête de leurs mignons bubons. Tous les mêmes, fabriqués pour, débités à la chaîne.

Ils parlent à Slovana d’une voix pas chouette, tout en déambulant dans l’appartement.

Elle cause pathétique, puis se met à pleurer.

A moi, ils me réclament mes papzingues. Je les leur montre. Ils me posent alors une question à laquelle je ne puis fournir de réponse.

— Ils demandent à quel hôtel tu es descendu, traduit Slovana entre deux sanglots.

— Mockba, je leur dis.

Puis, je m’enquiers :

— Que veulent-ils ?

— Des voisins les ont prévenus que je me débauchais en l’absence de mon mari.

Le plus jeune lui aboie en pleine face. Pour lui intimer de se taire, je devine.

Par signes, ils m’ordonnent de me relinger.

Slovana en fait autant. Cinq minutes plus tard, nous quittons son immeuble, elle et moi, encadrés par les deux boutonneux.

Une bagnole, genre fourgon à allure militaire, dans les teintes verdasses, attend devant l’immeuble. Un policier au volant, deux autres sont assis à l’intérieur et se marrent de je ne sais quoi. Tout le monde déquille.


Leningrad 8 h 47.

A la mémoire de Georges Courteline qui m’aurait tant aimé.

On a quitté la banlieue populaire de Krazpeck (d’ailleurs toutes sont populaires) et on roule le long d’un canal ou un truc de ce genre, garni, çà et là, de petits ponts amovibles. C’est grisaillet, tristounet, mélanco à te flanquer l’envie d’écrire une lettre d’amour à ton contrôleur des finances pour lui expliquer l’à quel point que t’es malheureux sans lui.

Par les vitres grillagées du bolide, je contemple les quais lugubres. Pour ma dernière promenade (car je gage qu’il s’agit de l’ultime), ils pourraient me faire passer par le centre. J’aimerais bien voir le musée de l’Ermitage, moi, le palais, le croiseur Aurora, sur la Neva, les ci-devantes églises aux clochers à bulle, dorés dans le soleil froid du Nord.

On ralentit à la hauteur d’un magasin. Et je sais que, dorénavant, je ne l’oublierai plus jamais. Sa vitrine qui semble dater de cent ans et n’avoir jamais été nettoyée depuis, est habitée par des mannequins vêtus en mariés. Il y a la fille, en blanc, mais la robe tombe en poussière ; il y a le connard, en habit de prestidigitateur d’autrefois, et les deux tenues, la noire et la blanche sont pratiquement unifiées par le temps, par la poussière. Ils sont presque de la même couleur. Je regarde la physionomie désenchantée des « mariés ». Leurs gueules taillées à coups de serpe, constellées de taches vénéneuses. Et mon imagination prête vie à ce couple saugrenu. Je le « vois » vivant dans cet univers qui m’est rébarbatif. Je l’imagine se produisant ; subissant le quotidien sans avenir… Je sais que ce sera cela, dorénavant, la Soviétrie, pour mézigue. Deux mannequins pourris dans une vitrine pourrie, au bord du canal désespéré.


La voiture poursuit sa route.

Slovana ne dit rien. Elle a cessé de chialer. On dirait qu’elle ne me connaît plus. J’essaie de lui sourire, mais ses yeux ne s’arrêtent plus sur ma personne. Nos étreintes sont mortes, englouties à tout jamais. Elle en chassera jusqu’au souvenir. Je n’existe plus pour elle. Je n’ai jamais existé.


Surprise.

Je pensais qu’on allait débouler dans la cour d’une bâtisse policière. Au lieu de cela, la bagnole s’arrête tu sais quoi ? Devant le magistral hôtel Moscou, qui, je peux bien te le dire maintenant, s’écrit MOCKBA.

Les cars rouges ou bleus, rangés comme des vaches dans l’étable. Les grandes portes dorées que surveillent de vieux buveurs de vodka aux pifs turgescents. L’accumoncelage des valises au centre de l’immense hall. Tout est là, presque familier.

Un flic me fait signe de le suivre. De l’accompagner, plutôt, car il marche à mon côté, non comme on se déplace avec un prisonnier, mais comme on escorte un personnage protégé.

Nous franchissons la porte, tenue ouverte par l’un des portiers débraillés.

Le gars à boutons possède un profil cocasse avec son képi rejeté complètement en arrière. Son petit bout de visière noire se trouve quasiment à plat sur le sommet de sa tête et le rond du kibour forme une sorte d’auréole sur laquelle sa face juvénile et dure prend un relief bizarre.

Il va à la caisse en tenant mes papiers. Il interroge la préposée, une nouvelle que je n’avais pas encore aperçue. Elle compulse des fiches. Elle opine. Dit des choses brèves. Finit par tendre un carton d’admission. Le jeune flic l’empare et me le tend ainsi que mes fafs. Et puis il me salue militairement et s’éloigne. Je le regarde s’évanouir à travers la foule des clients bigarrés. Une dame à l’accent lyonnais assure, tout près, et bien haut, que les blinis sont moins bons en Russie qu’à Lyon où ils portent le beau nom de « matefaims ».

Une banquette se trouvant disponible, je m’y dépose. La surprise, tu sais, c’est une denrée duraille à coltiner.

Au plus fort de mon hébétude, je regarde la carte qui vient de m’être remise. Elle porte le numéro 5201.


C’est la préposée du premier jour. La blonde, avec un porte-jarretelles (d’après les affirmations de M. Jules Brochu)…

Toujours impavide. Comme un pas vide je lui tends ma brème. Mais vide, il l’est, l’Antonio tout beau. Oh ! la la ! madame, si tu savais ! Vide de couilles et d’esprit. Bien désert.

Cette personne suce-mentionnée me tend la clé baptisée 5201, ce qui est un très joli nom, surtout en Suisse quand il qualifie un compte Numéro.

Je marche jusqu’à la porte dont la serrure correspond à la clé.

J’entre.

Une ambiance tranquille, voire douillette.

J’avise ma valise sur le porte-valoche à claire-voie. Mes fringues sont rangées sur les cintres, mes limaces dans les tiroirs.

Dans la partie salon, il y a une bouteille de whisky sur le petit réfrigérateur, avec deux verres propres à la renverse sur un plateau. A l’intérieur, j’y trouve une bouteille d’eau gazeuse et des glaçons dans un récipient conçu pour.

Mon pyjama est déposé soigneusement sur le lit bien fait. Le pantalon est surmonté de la veste dont les manches sont repliées dans une attitude de dormeur. Tu croirais une préfiguration de Bibi. C’est moi en écrasant. Dans la salle de bains, je trouve mon rasoir électrique, ma brosse à chailles, ma lotion after-shave, mon tube de dentifrice, une savonnette déjà utilisée, mon peigne, ma brosse à tifs et même mon petit flacon d’eau de bouche pour quand je me réveille auprès d’une dame après des libations.

Tout est là, simple et tranquille.

Je vais au bigophone, m’assieds sur le plumard et, obéissant aux indications d’un carton imprimé en une craquée de langues, je compose le numéro de la piaule 6144.

Ça sonne une fois, deux fois, trois fois.

J’évoque l’hécatombe, la puanteur des cadavres entassés. Et voilà qu’on décroche. Une voix de dame, un tantisoit mouillée car elle devait s’ablutionner, demande en anglais ce que je lui veux. En américain, devrais-je plutôt dire, parce que ça nasille drôlement.

— Vous occupez la chambre 6144 ? je questionne dans le même dialecte.

— Oui.

— Vous en êtes sûre ?

Surprise. Un court temps d’étonnement.

— Mais, oui… Naturellement. Oui, n’est-ce pas, Charly, on est bien au 6144 ?

Dans les parages, la voix d’un gus qui a dû s’endormir avec un plein flacon de bourbon dans le corps bougonne, qu’œuf corse. Il a la clé devant lui. Et il épelle le nombre.

— Je vous demande pardon, enchaîné-je, depuis combien de temps occupez-vous cet appartement, madame ?

— Mais… depuis trois jours. Qui êtes-vous ?

— Oh, il s’agit d’un simple contrôle de l’administration, veuillez nous excuser.

Là-dessus, je raccroche.

Ensuite de quoi, je vais écluser un demi-verre de scotch sans eau ni glace.

Re-ensuite de quoi je m’offre une douche et me catapulte dans les draps.

J’essaierai de piger une autre fois. Pour le moment je suis trop fourbu, trop intoxiqué par cette aventure.

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