Helsinki 6 h 38.
— Que vous est-il arrivé ? demande Valérie Lecoq en m’apercevant.
Machinalement, je porte la main aux ecchymoses constellant mes joues. De profonds labours me défigurent partiellement. Ils sont ultra sensibles, au point que je n’ai pratiquement pas pu me raser.
— J’ai eu la malencontreuse idée de prendre un chaton dans mes bras, expliqué-je. C’est traître, ces bestioles. On se laisse prendre à leurs grâces et puis ils deviennent furieux sans prévenir.
Elle renouche ma frite de près.
— Il avait de rudes griffes, votre chaton, remarque l’élégante personne.
— Il faut dire qu’il était presque adulte, m’empressé-je.
Elle a un petit sourire teinté d’incrédulité et de m’enfoutisme.
— J’espère que vous avez désinfecté cela ?
Tu parles. A la vodka, j’ai nettoyé les méfaits de la sauvage agression dont je fus victime. L’Isabelle, ça l’a prise comme une crise d’épilepsie. Après que je lui eus annoncé que je partais mais pas elle, elle a hésité, puis a murmuré :
« — C’est une blague, n’est-ce pas ? »
« — Hélas non, ma pauvre chérie, les circonstances… »
Elle s’en torchonnait, des circonstances, Isabeau. Il est des désillusions qu’aucune explication ne saurait adoucir. Son souffle a changé de rythme. Moi, j’ai cru qu’elle allait effacer sa déception dans l’euphorie du moment. Vite, j’ai annoncé qu’on allait commander du champ’, et puis ensuite se payer une fumante partie de jambons, avec, à la clé, le grand steeple, le tabouret chinois et la curée de Tours, si chère à Balzac, ce gros polisson. Oui, franchement, je pensais qu’elle allait s’écraser, la poulette. Remettre au lendemain les ardentes récriminances. Mon plan consistait à la beurrer complet, pour, after, la laisser roupiller son content. Au réveil, elle aurait trouvé une aimable lettre de l’Antonio, sur papier à en-tête gravé de l’Hesperia, accompagnée de quelques bank-notes consolatrices et miséricordieuses. Mais les femelles, tu peux rien prévoir. Elle a bondi comme un puma sur une biche en poussant le cri des kamikazés quand ils fonçaient emplâtrer un destroyer ricain, ces cons. Les deux pattes hors tout. En vrrrrran ! Qu’elle a failli m’aveugler, la gueuse infâme. Moi, vautré au fond de mon fauteuil, j’y pouvais quoi ? Réponds, gros malin ! Sans l’intervention de Béru, j’allais incessamment toucher la pension des gueules cassées. Heureusement, il a été très bien, mister Mammouth. Prompt et efficace, à son habitude. Un gros sac comme lui, c’est surprenant, la manière dont il peut fulgurer dans les cas les plus beaux. S’est amené en une enjambée. Une seule. Lui a placé une cacahuète à la mâchoire. J’ai entendu craquer. La gamine s’est abattue sur le plancher. Tout ça en pas deux secondes. Elle avait la gogne de traviole. Et qui enflait outrageusement, comme dirait ta concierge qui, fort heureusement, possède un vocabulaire plus riche que le tien.
— Vous semblez pensif ? murmure Valérie Lecoq.
Je suis en train de me remémorer la pauvre Isabelle sur la carpette. Inerte. Sa chemise arachnéchose déchirée. Un très beau dargif, franchement. Potelé sans excès, moelleux à cœur. Du beau meuble d’agrément. C’est dommage d’esquinter de la marchandise de cette qualité.
Un peu ennuyé, le Gros l’a ranimée en lui faisant tuter un demi-flacon de vodka. Vu son état comateux, elle biberonnait sans se rendre compte. Qu’à la fin de la boutanche, elle pionçait pour de bon, ralliant ainsi mon plan de bataille initial.
Alors je lui ai rédigé une very belle bafouille, pleine de métaphores surchoix et de serments à combustion lente. Comme quoi elle me plaisait par-dessus tout et qu’on aurait un avenir ensemble, elle et moi. Que je ne lui en voulais pas de m’avoir défiguré, bon, elle m’avait énucléé un lampion mais je me ferai mettre un zœil de verre, pour remplacer ; qu’elle ne s’inquiète pas trop, surtout. Et voilà un petit pécule afin de lui permettre de regagner Paris pour m’y attendre au coin du feu, dévidant et filant. Tout ça… Très digne, très tendre. L’homme courtois, dont on sent battre le cœur sous la cotte de mailles de la bonne éducation.
— J’ai mal dormi, réponds-je à Valérie.
— Moi de même, soupire la charmante jeune femme avec ses deux poumons à la fois.
Et ce qu’ils sont bien carrossés, ses soufflets, à la chérie !
Elle demande :
— Pensez-vous que ce voyage soit nécessaire ?
— Je vous répondrai au retour, ma ravissante amie. Des gens de service briquent le hall à grand renfort de pattemouille et de peau de chanoine. Un vieux mironton de touriste, si mal fringué qu’il doit être anglais, ce con, examine la rangée d’appareils à sous, hésitant à risquer une pièce. Enfin, il se décide pour un zinzin hautement perfectionné, avec des touches de mise en réserve, et d’autres pour annuler le coup, tout bien, mais en fin de compte t’es épongé tout de même. It is the rule of the game.
Le vieux birbe enfonce sa piécette d’un mark. Il titouille les bistounets. Ça clabrille un peu partout, ça glingue, des lumières se font entendre (car dans ces jeux-là, les lumières ont un bruit). Et puis ce vieux nœud blanchi obtient une grappe de cerises, une prune et une poire, ce que signifie qu’il l’a in the bab’ very profoundly. Ecœuré par son manque de luck, désenchanté, il va rejoindre une vieille guenillerie, ridée comme des testicules de vieux jockey, qui poireaute devant la vitrine du magasin où l’on vend des laponneries made in Japan.
— On a le temps de boire un café ? demande Valérie.
— Bien sûr.
Direction : bar.
Et c’est pendant qu’on écluse le caoua que l’incident se produit. Juste comme je souffle sur l’odorant breuvage.
On voit débouler un petit loufiat qui ressemble au chanteur pédé que je t’allusionnais quelques pages avant ; oui : le Rital trémousseur avec sa chanson vedette et son prose à ressort.
Il gambade dans l’escadrin, le gosselin, tant trouillardé qu’il a même pas pris l’ascenseur. Des moments, la vie mécanique, bien que simplifiante, paraît trop compliquée. Un gonzier apeuré, c’est pas sa bagnole qu’il prend, mais ses jambes à son cou. Et il claque du bec, notre petit serveur : un joli blond, avec de la peau de veau et des boutons roses qui poussent à la dégueulade. Et puis il crie. Ou plus exactement, glapit. Glapir en finnois, c’est pas plus difficile que de glapir en français, mais c’est plus rigolo à entendre.
— Yksi lääkäri ! Yksi lääkäri ! il fait.
J’empoigne un dictionnaire de poche qui passait par là et qui est ranskalais-suomalainen de son état, c’est-à-dire français-finnois.
Je feuillette fébrilement. Yksi signifie un ; lääkäri veut dire docteur. Quand t’assortis les deux mots d’un énorme point d’exclamation, c’est que quelqu’un a un turbin dans le secteur.
Nous continuons de boire cet odorant moka. Les malheurs d’autrui ne t’ont jamais empêché de terminer ta tasse de café. Même les pires. Les plus rudes calamités t’affectent moins que y a plus de biscottes pour le petit déjeuner ou bien que je trouve plus les clés de ma bagnole. Notre égoïsme viscéral est tel qu’on peut, grâce à lui, marcher au plafond, tout comme les mouches. Je note une certaine effervescence (de térébenthine) du côté de la réception. Ça turlute tout azimut, des gonziers sortent de bureaux où ils devraient demeurer. Une escouade de larbins part à l’assaut des étages. Personne ne crie, depuis les geindreries du petit loufiat, mais aux visages gravissimes, on sent bien qu’il y a un sac de nœuds quelque part.
Moi, d’esprit curieux, tu me connais, j’interpelle le barman qui est ailé se rancarder.
— Il y a du drame ? je lui demande négligemment, en homme qui saura conserver son calme, quoi qu’il arrive, quand bien même on lui annoncerait que le palace est en train de cramer.
— Une dame qui s’est pendue, il dit.
— Pour se faire sécher ?
Mais lui, les plaisanteries de marchand de nougat, comment veux-tu qu’il les apprécie, n’étant pas natif de Montélimar ?
— Elle était vieille ? questionne Valérie, parce que c’est toujours intéressant de connaître l’âge d’un mort.
— Non, jeune.
— Une histoire d’amour, conclut Valérie.
On en est là lorsque le portier vient nous dire que le taxi prévu pour nous conduire au départ du bus est à notre dispose.
Il a même procédé au chargement de nos bagages, le galonné. Et de me montrer la paume gantée de blanc de sa main droite, histoire de m’indiquer l’endroit où je dois disposer le baume contre les ampoules.
Nous partons. Valérie s’est assuré le précieux concours d’un parfum extrêmement subtil. Pas de ces machins ultra chérots, parisiens, et de haulte marque, qui te foutent la vérole dans les narines. Ce que j’abomine les parfums ! J’aime trop les odeurs pour apprécier ces extraits de perlimpinpin. Une odeur, ça ne se fabrique pas. C’est naturel comme une plante sauvage. Ça émane d’un végétal, d’un corps de femme, de la terre, de la pluie, de la mer… Ça ressemble à la lumière, une odeur. Il en est d’éclatantes, de tamisées, de furtives, de secrètes, d’imperceptibles. Des, qui viennent te chercher les trous de nez ; des, que tu ne discernes pas tout de suite ; des, qui stimulent ta mémoire et d’autres qui, au contraire, font chanter ton présent. La môme Valérie, elle renifle comme une allée champêtre dans la rosée. En la humant, t’as envie de la choper par la main et de te mettre à courir avec elle.
On roule sur la voie principale. On passe devant le parlement, marrant comme un temple luthérien. Sur les trottoirs, y a plein de gus en survêtement qui font du footinge. Pas étonnant qu’ils soient tous champions olympiques, les finlandoches : ils passent leur vie à s’entraîner, à courir comme des perdus, le long des lacs. Ils cavalent, au petit trot infatigable. Tu sens qu’ils peuvent aller au bout du monde, commak, sans forcer. Qu’ils ont des réserves plein la poitrine et les guiboles.
Note que ça paraît rudement con, des julots blondasses qui courent à deux ou trois après le panache blanc de leur respiration.
Je les envie en sourdine. Il doit faire chouette dans leurs tronches à ces véloces.
Le driver porte un blouson de cuir, une casquette noire à visière brillante. Il conduit avec les phares allumés ; malgré le soleil matinal. Et, chose pommante, toutes les bagnoles en font autant. Malgré leur fameux soleil de minuit, ils n’y croient pas des masses, au mahomed, les Finnois. Font comme s’il n’existait pas ; comme s’il s’agissait d’une perfide illuse, d’un mirage susceptible de se dissiper d’une seconde à l’autre.
Ma compagne demeure silencieuse. A-t-elle de la peine, à cause de Bézamé Moutch ? Ce voyage lui déplaît-il et regrette-t-elle de l’avoir accepté ? Je n’ose la questionner. On verra plus tard. Quand nous nous connaîtrons mieux.
Le taxi longe de confortables immeubles abritant les grands magasins d’Helsinki. Et puis il tourne à gauche, en direction de la gare. Le départ des bus est dans un renfoncement pareil à un terrain vague. J’espérais un somptueux pullman mais il ne s’agit que d’un bus très moyen. Il ronronne dans le matin frais. Déjà des excursionnistes sont à pied d’œuvre, mal réveillés, hébétés, bredouillants au milieu de leurs bagages. Un « accompagnateur » est là, qui réclame les titres de voyage. C’est un grand zig trop blond, trop maigre, qu’on sent creux et chétif, et timide de surcroît. Un malbaisant, un buveur d’eau, un liseur de bible. Espèce d’étudiant attardé, d’époux sans couilles, frileux, avec des principes frileux et des fringues fatiguées pour frileux fatigués. Il bégaie. Et quand tu bégaies en anglais, ça se remarque deux fois plus ; que je vois en italien, par exemple, ça passe complètement inaperçu.
Le grand maigre, bien entendu, s’est laissé pousser la barbe. Il espère ressembler à Van Gogh, mais il ne fait que convalescent. Je lui remets nos biftons. Ils les ramasse en grande application. S’assure que nous sommes pourvus de nos passeports et visas. Il refoule du goulot, rapport à sa semoule d’hier soir qui passe mal. Il compte et recompte les passagers arrivés. Se trouvent déjà rassemblés : deux vieilles Sud-Américaines embijouxées, un mec basané, genre levantin, avec une frime de faux témoin, une jeune dame ricaine flanquée de ses deux enfants, et deux gouines allemandes dont le mari porte une espèce d’uniforme qui le fait ressembler à un militaire en civil ou à un civil qui se donnerait des airs de militaire en civil. Que ça consiste en une vareuse noire, meublée de gros boutons dorés et ornée d’épaulettes rouges, si tu vois ce que ça peut ressembler ? Tenue vaguement salutiste. Elle fait terriblement « kapo », la dame. Style : « Jadis, quand j’exerçais à Buchenwald, ce qu’on pouvait se marrer. » En plus de ça qu’elle a le toupet de parler allemand, chose que je n’admettrai jamais ! Je m’attarde un peu sur sa description uniquement parce qu’elle est voyante. Mais pas extralucide. Se loquer de cette manière, faut oser.
— Il n’y a pas beaucoup de monde, hé ? fais-je remarquer au convoyeur.
— Nous serons très peu nombreux, me dit-il en plusieurs épisodes, étant donné son bégaiement (de bègue aimant qui bée gaiement). Treize passagers en tout.
Il ajoute, sachant que des superstitieux pourraient rechigner :
— Mais avec le chauffeur et moi, cela fera quinze.
Il rit comme un cheval.
Un gros cache-col tricoté par sa vieille mother décrit plusieurs tours à son cou squelettique. Il porte une petite sacoche Finnair à l’épaule, de laquelle émerge une bouteille d’eau minérale. Et cela me frappe, parce qu’en fait, la chose qui peut le mieux évoquer cet être incertain, c’est justement une boutanche d’eau minérale.
Nous prenons place dans le bus. Dans la seconde partie du véhicule. Les deux vieilles Sudamerloques se sont installées sur la première banquette, tout près de la porte. Derrière elles, y a le Levantin à tronche de Docteur Mabuse. Les deux gougnes se sont isolées comme nous, à bonne distance des autres. La dame étatsunienne a choisi le fond, avec ses deux chiares. Elle occupe la dernière banquette, près des gogues.
Le départ est annoncé pour 7 plombes sur les billets. Or il est déjà…
Helsinki 7 h 14.
… Sept heures quatorze, et il manque toujours trois passagers. Et moi, je me dis que parmi les trois, doivent figurer les deux vieux polissons de l’Hesperia, autrement dit, MMrs Césaire Tringleur et Jules Brochu, puisque ma gentille Isabelle m’a annoncé leur participation au voyage.
Le petit con voyeur tourne autour de son bus comme un poisson rouge autour de son aquarium, sauf que lui, il tourne à l’extérieur. Il regarde sa montre toutes les deux secondes, tousse dans sa barbe, renoue son cache-nez.
Pendant ce temps, le chauffeur, un mec placide comme la place du saint du même nom (ouf) lit un journal qu’impossible de t’écrire le titre, mais qu’est-ce qu’il leur a pris, ces cons, d’employer un langage pareil, merde ; la vie n’est donc pas assez compliquée comme ça ? Même les Anglais qui raffolent pourtant de ce qui n’est pas simple, ont dédaigné le finnois. Tu vas m’objecter, y a aussi le japonais. Mais enfin, eux, ça les regarde, non ? Qu’est-ce que tu veux qu’on en foute, des Japonais, mon pote ? Alors qu’ils causent leur mixture de langage ou le nôtre, c’est pas ce qui va leur guérir la constipation, hein ? Bon, attends, qu’est-ce que je racontais ? Ah, oui : le convoyeur, de plus en plus con et de plus en plus voyeur, qui guigne les retardataires. M’est avis qu’ils ont bouffé la consigne, les retardataires. Les deux vieux mecs, en tout cas, ont dû trop bambocher.
Un de ces quatre on va les retrouver dans leurs plumes, raides (ce qui ne les changera pas) morts (ce qui sera nouveau pour eux). La foiridon, arrivé à un âge certain, t’as les tuyaux qui s’obstruent, le raisin qui cesse de ramifier, le guignol qui pète son joint de culasse. Et puis t’es out définitif, sans trop avoir pigé ce qui te survenait. Au fond, c’est pas plus con qu’autre chose de clamser ainsi. Ça t’abrège les représentations d’adieu. On te retrouve fini, un beau matin, le sourire aux lèvres. Bye-bye, cobaye, l’expérience est terminée, tu peux rentrer dans ton terrier. T’es là qui dors, tu rêves que tu crèves, et puis tu te réveilles pas pour piger que tu crevais bel et bien. Cesser sans comprendre, c’est ne jamais mourir. Note que ce que je te bonnis est vu sous l’angle du vivant. Ça doit en réalité se goupiller autrement. Il faut tellement peu de temps à notre esprit pour vivre une vie ou mourir une mort…
Le faux Van Gogh pour réclame de fortifiant se décide à intégrer son bus. Il cause en finnois avec le chauffeur, très bien d’ailleurs. Le finnois, c’est compliqué, mais pas désagréable à entendre. C’est un langage plutôt musical, bourré de voyelles à ne plus savoir où les foutre, qu’ils sont obligés d’y mettre des trémas par-dessus pour les dissocier, ces cons[4].
Le chauffeur replie son baveux, puis ferme la lourde. Le barbichu prend place sur le siège situé à côté de celui du conducteur, mais très en dessous.
On part.
Juste comme on passe à proximité de la gare, des appels de klaxon retentissent, véhéments. Notre bus stoppe. Trois personnages jaillissent d’un taxi, qui font des gestes de sémaphores napolitains : les deux vieux rigolos, plus, devine qui ? Bravo, gagné : Bérurier en effet.
— J’ai cru qu’on l’ratait, halète le Gros en s’affalant sur la banquette voisine. Que si on l’aurait pas pris de haut, ces nœuds nous obligeaient d’attendre la police, sous prétesque qu’on connaissait la môme ! D’alieurs, y cherchent t’après toi.
Une bouffée ardente me fait flamboyer le bocal. Dans un raccourci vertigineux, je pige tout.
— Tu veux dire que la femme qui s’est pendue ?
— C’est ta potesse, moui.
Je me cramponne à la banquette placée devant moi. Isabelle ! Morte ! C’est pas vrai ! Pas possible ! Y a erreur, maldonne ! Bérurier, qui ne se laisse jamais désarçonner par le sort, explique brièvement. Elle avait rempli sa fiche pour l’petit déjeuner en marquant l’heure du réveil : 6 plombes et demie.
— Le larbin carillonne à l’heure indiquée. Ballepeau. Alors y rentre dans sa piaule contiguée à la tienne. Et y voye quoi t’est-ce, accroché à l’espagnolade d’la croisée ? Ta souris ! Ell’s’était pendue av’c la cordillère du rideau. Ell’s’tenait agenouillellée en avant. Faut l’faire, non ? M’est avis qu’elle avait trop biberonné, et puis elle était très infectée par c’voyage qui lui passait sous l’pif. Les gonzesses, leurs rédactions sont imprévoyantes. J’ai pas la science infusée, mais j’peux t’dire que c’tait une caractérielle, c’te nana. La manière qu’é t’avait bondi à la frite, toutes griffes sorties ! A c’propos, Mec, t’as eu du bol de gicler avant que ça s’mette à effervescer dans la lanterne haute. Av’c ces esquimaudes plein la gueule, qu’é doit avoir des molluscules d’ta peau sous les ongues, la gosse, on t’aurait cherché des giries, comme quoi tu l’eusses pendue toi-même. Bien sûr, j’te servais de témoin, mais l’témoignage d’un pote n’est pas chrétien ! La direction, comme on partait, les deux crabes que voici et moi, elle a interventionné, disant qu’on connaissait c’te fille et qu’on devait rester pour déposer à la police. Là, tu m’aurais ouï, l’aminche ! De toute beauté, demande à ces vieilles guenilles ici présentes. « La police, c’est moi ! que j’m’ai mis à hurler, en anglais. The police it is me, et don’t brake-me les roustons, sinon on va droit à l’incendie diplomastique, you understand to me, hé, fesses of rat ! »
« J’eusse point eu ma brème, ils auraient pas consenti à ce qu’on filasse. Mais l’mot police, imprimé gros, av’c le drapeau français, par-dessous, je te mets au défi, n’importe qui, de pas pouvoir lui clouer l’bec. Slave dit, j’espère que les archers vont pas établir un blocage à la frontière… »
Il reprend souffle.
J’en profite pour réfléchir. Evidemment, cette histoire de pendaison me paraît drôlement douteuse. J’imagine pas la petite Isabelle mettant fin à ses jours, uniquement pour un caprice insatisfait. Alors, si tu veux ma façon de penser, je crois dur comme zob que quelqu’un l’a accrochée à l’espagnolette, ma petite mère Isa. Mais ce n’est pas Isabelle qu’on a supprimée : c’est Valérie, puisqu’elle était inscrite à l’Hesperia sous cette identité. Alors là, messire Dunœud, l’affaire prend une tournure nouvelle. Et j’ajouterai même inquiétante.
Valérie (la vraie, la vivante) me demande de quoi il retourne.
— Les méfaits de la drogue, soupiré-je, sans égards pour la mémoire d’Isabelle, elle a dû prendre une overdose et se balancer (si je puis dire pour un pendu). C’était une pauvre malheureuse, je m’occupais d’elle par charité pure.
Je jacte en me demandant ce que peut bien représenter Valérie pour l’équipe à Bézamé Moutch. Qui est-elle, en vérité ? Une redoutable terroriste ou une innocente victime ?
A cause de mes initiatives, Isabelle est morte. La primesautière, la joyeuse Isabelle, beau cul, bon rire, la gaieté à fleur de peau. Pétardière mais gentille…
Le gars Jules est assis sur le plancher du car, à discuter le bout de gras avec l’éponge à barbiche. En réalité il examine le dessous des jupes alentour ; celles des vieilles, des jeunes, des autres. Il jubile, le sacripant. Adresse des mimiques à son beau-frère et ami, l’évêque Césaire, lequel paraît moins hardi que lui. Jules, c’est la toute rare épée. Il lit dans les slips comme les extralucides dans les boules de cristal ou les taches d’encre.
Le bus a quitté la ville et suit le bord de mer en direction de la frontière.
Vaalimaa 11 h 50.
Une construction blanc et bleu, pimpante, se dresse au fond de la route. Partout, alentour, c’est la forêt verte et dense, bleutée elle aussi, à cause du ciel.
Pour te résumer la première partie du voyage, on s’est arrêté sur les choses de dix plombes dans un immense hôtel routier, beau comme le Palais des Sports, sauf qu’on y mange moins bien. On nous y a servi quelques dégueulasseries inidentifiables, mais qui n’avaient cependant pas le goût de la merde, bien que ça y ressemblât comme le Président Carter ressemble à ses cacahuètes. On nous a servi du lait, en guise de breuvage, ce qui a provoqué une tempête béruréenne dont les hôteliers se souviendront jusqu’à la fin landaise.
Ensuite, on nous a fait visiter grosso et même modo la coquette ville d’Hamina, célèbre pour sa place octogonale.
Et depuis on avance vers la Sainte Russie.
Que voici donc la frontière finnoise, avec sa barrière bleu et blanc.
Un douanier vient collecter les passeports qu’il fonce composter dans le poste. On entend gazouiller les oiseaux caréliens dans les arbres. Il fait doux. Tu te croirais dans une cathédrale végétale.
Béru me file un coup de périscope éloquent. Va-t-on nous prier de stopper ici notre voyage ?
Le Van Gogh enrhumé bavasse dans son micro. Il fait que ça depuis le départ, ce barbe-à-mites. Il est le seul à s’écouter jacter ; tout content de son bégaiement, de son érudition de Guide Bleu. De temps à autre il s’interrompt pour toussoter, histoire de montrer qu’il est réellement tubar et que ce n’est pas simplement un air qu’il se donne pour faire pitié. Là, il explique qu’on va arriver bientôt au premier poste soviétique, et que la frontière par Vaalimaa est la seule qui soit ouverte entre la Finlande et l’U.R.S.S. Juste cette route. Pour les autres, elles cessent vingt bornes avant la patrie des czars (qui foutent le traczir). No man’s land, il explique, mais en anglais. Juste Vaalimaa. Only. Rien que. Vaalimaa, un point c’est tout. That’s all ! Et qu’à la dogana soviète, on peut s’attendre à mijoter des quatre-cinq heures. Il nous recommande de bien présenter notre fiche de déclaration de mornifle et objets de valeur en même temps que le visa, sinon ça pourrait cacater pour nos plumes. Voilà.
Le douanier finnois nous ramène nos passes. Tout est réglé, pas d’emmerdes à l’horizon. Il nous salue militairement, ce qui fait toujours plus riche. Bon voyage ! Bonne bourre !
On repart à petite allure à travers le no man’s land forestier. Les zoziaux égosillent de plus en plus fortissimo pour nous crier bye-bye, eux aussi, à leur manière. Tervehdys !
Césaire Tringleur remonte vers l’arrière du bus, annonçant de gauche et de droite qu’il va changer l’eau du canari avant d’affronter les messieurs ruscoffs, que l’émoi lui donne envie de licebroquer, à cause de sa prostate qui commence à déconner. Il se penche sur l’énorme feuille de chou rouge à Béru, pour lui annoncer que la plus jeunette des gousses porte un minislip triangulaire, attaché par des brides roses. C’est Jules qui le lui a révélé, et toujours d’après les services d’information de Jules, elle aurait la chatte noire malgré sa blondeur et son germanisme. Qu’en outre, on croit déceler une profonde cicatrice, comme de césarienne au-dessus du pubis, ce qui amènerait à penser que ses mœurs connurent des jours de pointe.
Là-dessus, il va gauler, Trésor. Et il en profite pour interpréter le prélude d’Autant en apporte le vent à la rondelle cannelée.
Lorsqu’il regagne sa place, poum, ça y est, nous voici devant la barrière rouge de l’avant-poste soviétoche. Et alors là, c’est plus le même cierge qui coule. Sur la droite de la route, quatre énormes lettres se dressent, sorte de statue moderne : C.C.C.P. Par en dessous, la faucille et le marteau. Le tout sur fond de verdure.
Les zoiseaux russes ont pris le relais de leurs voisins finnois et se mettent à nous baratiner ! Propagande, propagande !
Une alignée de factionnaires vêtus d’uniformes kaki et coiffés de casquettes plates, vert pomme, se tient (ou se tiennent) immobiles, accueillants comme un réseau de fil de fer barbelé.
Le chauffeur délourde. Deux douaniers montent. Des jeunots avec la visière de leurs kibours presque à la verticale. Ils ne disent pas une broque et, à bord, chacun retient sa respiration. L’un des deux gars traverse le car d’un pas lourd pour aller vérifier que les toilettes sont vides. Il n’y trouve que les remugles de Césaire Tringleur, ce qui est suffisant pour lui faire claquer la porte sans aménité.
— Mais non, mon pote, lui lance Béru, c’est au retour qu’il faudra mater !
Imperturbables, les deux douaniers quittent le bus. Celui qui a contrôlé les cagoinsses pénètre dans une cabine vitrée et téléphone pour raconter comme quoi on arrive en ursserie, les gens du car, combien qu’on est, et comme quoi les chiottes sont vides. Son supérieur lui donne le feu vert (ça existe aussi en U.R.S.S.) et alors il relève la barrière.
On entre chez les Popofs. Salut, la coterie !
La forêt russe est identique à la finlandaise (et ce d’autant plus qu’elle fut finnoise, y a pas tellement longtemps), pourtant il n’y règne pas la même ambiance.
Pas un escargot à l’horizon. Les frondaisons, la route bleue, le noir de l’ombre entre les fûts. Point à la ligne !
Y a comme une angoisse. Mais c’est purement subjectif. L’idée qu’on s’en fait, toujours, toujours. Les choses se passent dans notre tronche. Et puis ensuite elles s’accomplissent, mais la réalité ne correspond pas à l’image qu’on s’en est faite. Sinon, y aurait pas d’intérêt à exister. C’est la pochette-surprise de l’existence, ce désaccord entre le réel et l’imaginaire. Qu’ils soient synchrones un jour, et on n’a plus qu’à aller creuser un trou au pied d’un chêne pour y faire dodo.
Au bout d’un certain laps de temps (à peu de chose près) nous atteignons le poste de douane principal. C’est une grande construction moderne, avec des tas de ramifications tout autour d’alentour, dont un gigantesque mirador équipé de projos à longue portée.
De nouveaux douaniers, aussi jeunes et raides que ceux de l’avant-poste, se pointent et font la ramasse des passeports en confrontant soigneusement chacun des détenteurs avec la photo du document. Ensuite on nous invite à pénétrer dans le poste munis de nos bagages. Pendant qu’on s’exécute, une équipe de mécanos en combinaison noire, commandés par un gradé des douanes, prennent possession du bus et le conduisent au-dessus d’une fosse pour examen. Un petit nuage de fourmis ailées, de fourmis zélées investit (ou investissent) le véhicule. Certains grimpent sur le toit en s’aidant d’une échelle, d’autres pénètrent à l’intérieur. Tout ça, bien comme il se doit, boulot boulot.
Dans le poste, ça s’opère sans problo. Juste qu’une gentille dame qui, j’espère, ne s’appelle pas Natacha, pas abîmer un si romantique prénom, carrée de partout : cul et poitrail, coupe de cheveux, bouche, ongles, panards, ramasse nos fiches de déclaration. A part ça, on ne nous demande pas d’ouvrir nos valoches. Y a Jules Brochu qui relate sa chaussure et bascule par terre, le nez sur le sol, au moment où la personne s’occupe de lui. Qu’obligeamment, bien que fonctionnaire, elle l’aide à se relever.
Et le vieux Julot de clamer en s’époussetant :
— Dieu de Dieu, quelle cressonnière ! C’est pas une chatte, c’est l’Amazonie !
Et, à son beauf :
— Mon premier cul soviétique, Césaire. Je mène un à zéro.
Notre crevard de guide est tout blême, tout frileux dans le local, essayant de se rendre utile, mais sans trouver à quoi, le biquet, avec sa pauvre gueule bégayante d’étudiant qui a raté ses examens pour cause de maladie de poitrine. Il pronostique que nous n’en aurons pas pour longtemps, contrairement à ce que l’on pouvait redouter. Dès que notre bus aura été inspecté, nous aurons la permission de repartir. Il annonce qu’on pourra changer de la fraîche à la halte de Vyborg. Y a un bureau de change à la gare de cette coquette cité. Il recommande de pas prendre lulure de roubles, vu que, contrairement à ce qu’on imagine sottement en Occident, la monnaie soviétique, c’est le dollar.
Et bon, très bien, on est prêts à rembarquer. Mais ne voilà-t-il pas qu’il manque Bérurier.
Le Mahousse a disparu. Je fonce aux vouatères, m’assurer. Il n’y est pas ! J’alerte le guide tubar, le chauffeur. On s’informe. Pas de Bérurier. Je questionne un chef gabelou, pour la peau : il ne parle que le russe. Je vais prévenir la dame carrée, à la chatte luxuriante. Elle transmet. Des douaniers se mettent à chercher. Rien. Pas plus d’Alexandre-Benoît que de beurre dans un restaurant populaire. C’est pourtant pas une épingle, le Mastar. Je l’hèle à pleine voix. Des douaniers munis de talkies-walkies causent dans leurs appareils à d’autres gens qu’on sait pas qui. Toujours rien. Je voudrais explorer, mais on me refoule. J’ai que le droit de rester sur l’aire d’embarquement des bus. En plus, comme mes appels désobligent leurs tympans, ces messieurs à casquettes vertes me font signe de la boucler. Le blond barbu, faux Van Gogh pour maison de santé, est tant tellement consterné, qu’il en a des stalactites au pif. Il est trognon tout plein, ce philosophe en biscottes, avec sa bouteille d’eau minérale qui lui bat le flanc. Il fait des efforts pour respirer. On sent que ça n’est pas un mariage d’amour, l’oxygène et lui. Que ça ne durera pas autant que la guerre entreprise par Edouard III d’Angleterre et Philippe VI de Valois. Il a beau respirer à l’éconocroque, Gaston, il est clair qu’il tape dans son capital. Un de ces quatre il aura plus suffisamment d’autonomie. Ses éponges s’assécheront, ressembleront à des morilles déshydratées. Je me le représente, sur une couche funèbre, beau comme un prince mort-né des temps jadis.
Les Popofs, gens extrêmement économes de paroles, lui ordonnent comme ça qu’il faut qu’on va foutre le camp, libérer le plancher. Ils ont son passeport, au Béru. Ils se chargeront de le retrouver.
Un qui est mort d’inquiétude, c’est le gars mézigue, fils unique et préféré (comme je dis toujours) de Félicie. Moi, elle ne me dit rien qui vaille, cette disparition. A-t-on arrêté le Gros en douce ? J’en doute. C’est pas le genre de mecton qui se laisse emballer en silence. Je rassemble mes souvenirs, pour essayer de piger à quel moment il n’a plus été là, le Gros. Je le vois, coltinant sa valoche de carton qui tient fermée grâce à une ficelle pleine de nœuds. D’ailleurs, elle est encore sur la banque de la douane, sa valoche. Et elle lui ressemble terriblement. Rien de plus évocateur qu’un objet sans son possesseur. Il devient une sorte de projection de l’absent.
Hélas, il faut partir.
« Bast, songé-je, le cher Gros s’est déjà sorti de situations plus ambiguës. » Car c’est fou ce que je réfléchis avec élégance, moi qui si mal cause et encore plus mal écris. Je respecte ma pensée. Donc, je me respecte. Tu lirais en moi, t’en reviendrais pas : ce luxe de vocabulaire, ces tournures châtiées… Ah, je mets les petits adverbes dans les grands, sois sûr. C’est le grand service, avec les couverts à poisson, l’assiette à salade, les fourchettes à huîtres, toute la bastringuée. Baccarat, Christofle, Limoges, en voiture !
Nous repartons, sans le Gros, pour de nouvelles aventures. A tout de suite.
Route de Vyborg 14 h 10.
Ce qu’il y a de surprenant, et même tiens, je ne vais pas mâcher mes mots, jouissant d’un estomac à toute épreuve, ce qu’il y a d’étrange c’est le quasi-mutisme de Valérie Lecoq.
Enfin, comme disait l’inculpé au président du tribunal : je te fais juge. Voilà une fille qui débarque bizarroïdement dans cette affaire. Quel rôle y joue-t-elle ? Mystère. Je la convie à faire ce voyage avec moi et elle accepte sans trop se faire tirer. Elle apprend que la jeune femme qui m’accompagnait a été retrouvée pendue, mais elle ne me pose pas de questions. Depuis notre départ d’Helsinki, elle mitonne dans un silence quelque peu crispé. Pour tout te dire, elle semble être aux aguets. J’essaie de lui parler, mais elle me répond à peine, d’un ton distrait, distant, distendu. A un moment, très machinalement, parce que je suis ainsi et pas autrement, j’ai posé ma main sur son genou. Alors elle a pris ma main comme on chope les crabes, par en dessus la carapace, pas qui te pincent et l’a déposée sur mon genou à moi en murmurant « pardon », d’un air de s’excuser, ce qui est le comble du comble.
Le bus privé d’Alexandre-Benoît Bérurier roule en direction de Leningrad. Au bout d’une chiée de kilomètres (environ) la forêt commence à s’éclaircir.
Nous ne croisons que des véhicules militaires plutôt délabrés. Là-bas, à l’horizon, se profilent une nouvelle barrière, une guitoune vitrée, des soldats. Nous stoppons de rechef, comme on dit dans les cuisines de restaurants. Et de rerechef, un préposé en uniforme verdâtre monte à bord du car, sans regarder personne. Leur force, ces gens, c’est la manière que leurs yeux clairs passent sur ta personne sans paraître la réaliser, comme si tu étais fait de verre absolument translucide. Des regards-lasers, ils possèdent. Impénétrables. Faut un drôle d’entraînement pour parvenir à voir ses semblables sans les regarder, et à les regarder sans les voir. Une technique dûment mise au poing, moi je te le dis[5].
Comme ceux qui nous ont déjà rendu visite, il fonce droit aux gogues. Une vraie marotte de leur part. Obnubilés, ils sont, par les chichemanes. A croire qu’ils considèrent les chiottes comme la planque idéale, la cachette rêvée. Le nouveau visiteur explore les lieux. Puis se retire de sa démarche lourde, résolument empotée, on dirait. Ça aussi, ils s’exercent à avoir des gestes pesants, comme engoncés, tu vois ? Leur esprit est indiscernable, mais leur corps est massif ; il joue de tout son volume, l’enfle et l’appuie. Une tactique. Ça correspond à des choses précises, bien étudiées.
Le voilà qui redescend sans se presser.
Nous repartons. Les gens du bus regardent par les vitres le morne paysage peuplé d’isbas branlantes sommées d’antennes tévés. La population est malacoutrée, lente, morose. Des femmes pareilles à des poupées russes, toutes coiffées d’un fichu ou d’un foulard, marchent sur les talus en coltinant de vieux cabas emplis de bois mort ou d’herbe à lapin. Des types circulent à plusieurs sur des motos antédiluviennes. Çà et là, un immense panneau propose la photo de M. Leonid Brejnev à l’admiration des foules.
— Vous permettez ?
C’est Valérie qui réclame le passage pour se rendre aux toilettes. Je me dessiège pour lui laisser l’accès à la travée. Elle prend son sac qui était posé sur le plancher du car et s’esbigne.
Curieux comme je me sens mal dans ma peau depuis la frontière. Ce malaise ne provient pas de la Russie, peut-être pas non plus de la disparition du Gros. Non, il s’agit d’autre chose. D’une angoisse inexprimable. Je me dis qu’on roule vers des catastrophes. Et aussi que la présence de miss Lecoq à mon côté me déprime. Et je n’arrive pas à piger pourquoi. A cause de son mutisme, à cause de sa rebuffade ? Parce que je ne sais sur quel panard guincher avec elle ?
Que la revoici déjà. Elle a, en hâte, rechargé les batteries de son maquillage. Les joues, les lèvres. Vite fait sur le réchaud-camping. La coquetterie de voyage.
Elle retrouve sa place. Je me réinsère dans la mienne.
Elle aussi, comme tout le monde, regarde se dévider la Russie. Notre guide a fini par fermer sa pauvre gueule en manque de santé. On n’entend que le ronron du car. Le chef-gouine fume des cigarettes orientales dont l’odeur ferait dégueuler un muezzin. Je m’embarque dans une somnolence joliment feinte qui me fait basculer en avant. Ma main gauche part au charbon. Elle se faufile dans le sac à main de Valérie. Pour la seconde fois depuis le début du voyage, car je l’ai déjà inventorié avant la frontière. Pourquoi cette seconde fouillette ? Je vais te dire : parce que l’Antonio bien-aimé possède un sixième sens tellement bien affûté qu’il pourrait se raser avec, un jour qu’il aurait oublié son Braun électrique. Et il vient de se passer quoi, grâce à ce sixième sens ? J’ose tout juste le dire, que ça pourrait sembler dingue à quelqu’un de moins gland que toi. Mais enfin, on se gêne pas, nous deux, hein ? Si tu rechignes à me croire, tu rechignes à me croire, j’en ferai pas une hépatite virale. Je vais tout de même pas me briser la nénette devant cette perspective. Bon et con, ça commence par la même lettre, comme dit mon pauvre absent de Bérurier. Or, donc, tout un rapide enchaînement de menues remarques s’est opéré dans la partie gauche de mes méninges. J’ai noté que le militaire qui a visité en dernier nos chichemanes gardait sa main droite dans la poche de sa vareuse (qui est tunique en son genre). Et que cette poche était renflée de façon géométrique, c’est-à-dire que le volume qui la gonflait possédait des arêtes vives et des angles droits. J’ai noté que, seul de ceux qui visitèrent les doublevécés, il y est entré un instant, alors que leur exiguïté rendait évidente leur videur[6]. J’ai noté que très peu de temps après ce contrôle volant, Valérie s’est rendue aux toilettes en emportant son sac. J’ai noté qu’au retour, son sac était plus dilaté qu’à l’aller. A part ça tout va bien, la récolte des pommes de terre sera bonne cette armée, merci.
Et ma chère main gauche, pas plus gauche que la droite et parfois plus adroite, caresse une boîte en carton, cubique, format 10 × 10 × 10. Au toucher, j’évoque l’emballage d’un moulinet. Car toute sensation te fait vibrer la mémoire. Moi, cette boîte me remet en mémoire l’achat de mon premier moulinet. J’ai détraqué le moulinet, mais conservé l’étui. Il est dans le placard de ma chambre et j’y range de ces bricoles qui ne servent plus à rien mais qu’on ne se décide pas à jeter parce qu’on traîne peu ou prou une hérédité paysanne.
J’ai retiré ma main en me promettant de contrôler le contenu de la boîte à la première occasion. Alors, franchement, cette fois me voilà certain que la môme Valérie trempe dans un potage qui n’a pas le goût de poulet. Et que ses activités impliquent des ramifications importantes. Parce qu’enfin, si elle jouit de la complicité d’un militaire soviétique, c’est que sa mission en Russie est d’envergure, non ?
Je ferais peut-être bien de prendre garde à mes os. Du coup, mon inquiétude à propos de la disparition de Bérurier croît à la puissance machin.
A présent, on approche d’une ville. On longe une voie ferrée destinée à des convois qui ne sont pas des tramways sans être vraiment des trains. Çà et là, on longe des stations où attendent des gens râpés, pleins de mélancolie. Est-ce une illuse ? A Aubervilliers ou à Courbevoie, les gus de même condition n’ont-ils pas, eux aussi, le poids du monde sur les endosses ? Ne portent-ils pas des fringues pareillement usagées et ne courbent-ils pas également la tête comme s’ils appréhendaient une forte détonation ? Est-il juste ou injuste de les trouver accablés, ces gens d’Ognon Soviétique ? Le sont-ils réellement ou bien m’efforcé-je de croire qu’ils le sont ?
Pour bien savoir, il faudrait pouvoir discuter avec eux, dans leur langue. Ne pas avoir peur de poser des questions indiscrètes et ne pas craindre d’y répondre…
Voici Vyborg. C’est écrit dessus, en lettres russes. Au bout de pas longtemps, on découvre tout de même la signification des mots, sur les panneaux indicateurs. Le bus s’engage dans une rue défoncée où le pavé moutonne. On longe des immeubles qui furent cossus, jadis, mais dont on a gommé la splendeur passée par l’usage qu’on en a fait depuis. C’est comme des fringues de velours portées longtemps par des égoutiers. La qualité originelle subsiste, mais le luxe a été tourné en dérision.
Et qu’on tournique en cahotant… Tournique et tournicote encore. Tant qu’enfin on débouche dans le centre.
Voici la gare. A droite, en regardant la façade de l’édifice, s’étend un parking pour autobus. Nous nous y rangeons. Le tubar à barbe soyeuse dit que le bureau de change est situé au premier étage de la gare et qu’on va repartir dans 45 minutes. Avis de pas rater le coche ! Sur le flanc d’un immeuble, plantureuse, s’étale la photographie à m’sieur Leonid, le sourcil haut perché, le regard paterne, l’air absolument content du type qui a fait tout ce qu’il a pu et peut-être un peu plus. Je lui souris, il me répond rien, se contentant de me toiser du haut de son immeuble. Il surveille tout, de là-haut, m’sieur Leonid. Comme s’il était déjà au Paradis. Parce qu’il ira, crois-moi. Qu’il le souhaite ou non. Tout le monde y va, tout le monde ira, c’est étudié pour. Pour l’instant, il défrime son peuple. Et il fait quoi, le peuple, sous le beau regard sourcilleux du chef ? Je vais te dire : il biberonne. C’est plein de mecs nazebroques qui se soutiennent les uns l’autre.
Qui dégobillent dans les gogues infernaux de la gare. Qui cernent la guitoune d’un marchand de bière sur la place, près des parkinges, et qui, là, immobiles, silencieux, se torchonnent en hâte, avec ces airs viceloques et gênés qu’ont les collégiens surpris à se toucher dans les tartisses. Leurs yeux proéminent, gélatinent, larmouillent. Ils boivent à gros flacon, d’un sûr mouvement de la glotte. Sont presque polyglottes tant est yoyoteux leur as de pique laryngé.
Ça pue l’aigre. La bièrasse tournée.
Je monte au bureau de change, en même temps que mes compagnons de route. Derrière un grand guicheton, deux gonzesses grincheuses se livrent à l’opération paperassière. Passeports, feuilles de déclaration, doubles, fiches, merderies en tout genre, ici comme ailleurs, ici comme partout, où le moindre acte se ramifie en complications sans fin. Qu’on est toujours à l’affût d’un coup de tampon. Qu’il t’en manque et manquera toujours un. Et quoi de plus con qu’un tampon ? J’exige une réponse ! Je veux qu’ils m’affranchissent, les tamponneurs suprêmes d’en haut lieu. Qu’ils m’expliquent pourquoi une rondelle de caoutchouc en relief, mal encrée, pisseuse, régit notre vie collective ; qu’ils me disent comment on peut avoir de l’estime pour un système qui utilise des tampons, qu’il soit de gauche ou droite ou du beau centre mollasson ! Le tampon, c’est le fer à marquer le bétail humain. Un jour proche on y viendra, au vrai fer rouge. Floc, en plein front. Qu’on sache bien, au premier regard, qui tu es, d’où tu viens, ce à quoi tu as encore droit, en admettant qu’il te reste le droit d’avoir droit à quelque chose. Ah ! bourriquerie universelle ! Fonctionnairerie de merde, asservisseuse, contraignante, salement putride. Honte de nous, qui tant nous entre-méprisons, qui tant nous brimons ! Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons ! Sus aux tampons !
En attendant, je fais la queue, comme tout le monde.
« Au suivant ! » qu’il chantait le gars Brel. On queueleuleute, c’est la loi de la jonglerie contemporaine.
Tout ça pour transformer quelques francs en quelques roubles. Bon, voilà, une pincée de biftons soviétoches. Heureux de faire leur connaissance. La mornifle est le reflet du pays où elle a cours. Regarde les billets suisses, comme ils sont bien dodus, graves, avec un fil d’acier à l’intérieur pour exclure les contrefaçons. Les dollars tous au même format, faciles à enfouiller, pas trop froissables. Les lires qu’on a toujours l’impression que vingt personnes se sont torché le cul avec avant qu’elles t’arrivent dans le porte-lazagne. Vois les billets français, pâlichons, moudus, minces comme du faf à cigarettes. Le reflet fidèle, je te dis. La nation s’exprime dans ses billets de banque.
Je vais pour couler mon change dans la poche de mon veston, selon ma bonne habitude, car je méprise trop le fric pour lui accorder un asile particulier, quand voici que mes doigts rencontrent à l’orée de my pocket un corps étranger qui ne s’y trouvait pas un tout petit instant plus tôt.
J’empare l’objet et l’examine discrètement. On fait un boulot qui exige un qui-vive permanent. Si tu ne contrôles pas tes moindres réactions, tu te fais moucher facile.
Alors, bon, très bien, je cueille le machin en question et vais le zyeuter à l’écart. Et il s’agit de tu sais quoi ? D’une clé à l’anneau de laquelle est accrochée une grosse plaque en plastique ornée du nombre 6144, qui en vaut un autre, selon moi.
Je considère le groupe agglutiné contre le guichet de change. Chacun paraît soucieux de transformer ses devises dans le laps de temps imparti par notre guide. Cela dit, il n’y a pas que les passagers du bus dans cet essaim humain. D’autres mecs y figurent aussi. Lequel a glissé cette clé dans ma poche avec tant de doigté que je ne me suis aperçu de rien, moi si vigilant, surtout lorsque je me trouve en mission. Et que signifie cette clé ? La plaque du numéro est d’un brun très foncé, les caractères sont dorés et en creux. Il s’agit probablement d’une clé d’hôtel.
Perplexe, je remets l’objet dans ma fouille. Décidément, ce voyage est riche en péripéties discrètes. Evaporation du Gros. Remise d’un paquet carré à Valérie Lecoq par un militaire russe. Clé introduite en loucedé dans ma vague. Voilà qui ne manque pas de sel, comme disait M. Cérébos.
Lorsque le bus repart, il compte deux passagers de plus qu’à son arrivée : une guidesse d’Intourist venue suppléer le barbichu poitringue, et un monsieur qu’on ne nous présente pas, mais que sa gueule affirme flic solennellement, même qu’il est habillé en flic civil, avec un long cuir râpé et un feutre à grand bord gondolé ; avec, par-dessous, une bouille qui ferait avorter une mule[7].
Notre nouvelle guidesse n’a rien de commun avec celle que chante Bécaud. Pour les grandes tresses blondes et le mignon valseur, tu repasseras. On a en face de soi une forte dame carrée dans son tailleur à coup de serpe bleu, chemisier rouge. Une poitrine en capot de ZIL 114 (la voiture d’apparat servant aux déplacements de m’sieur Leonid), des cheveux gris tranchés court. Un regard délavé à l’eau de Javel (pas la marque Lacroix, là-bas qu’ils ont déculté les églises, tu parles !). Un soupçon de rouge à lèvres, qu’elle a passé en se regardant dans une brosse à cheveux, tellement qu’il est mis à côté de la plaque. Tu mords le topo ? Détail attendrissant : elle garde au bras un vieux sac à main de faux cuir. Et moi, ce sac à main accroché une fois pour toutes dans la pliure de son bras gauche, tu ne peux pas savoir ce qu’il m’émeut. Il confère une gaucherie au personnage. Tu te dis qu’une bonne femme avec ce sac-là, et cette manière de le coltiner, ne peut qu’être une brave femme.
Elle jacte en anglais, tout comme notre guide, mais sans bégayer. Et elle raconte comme quoi Vyborg, le Golfe de Finlande, et ci et ça, un poil Guide Bleu, ce bréviaire de l’individu moderne.
Pendant qu’é cause, je repalpe le sac de Valérie. Le paquet cubique ne s’y trouve plus.
Leningrad 18 h 04 (environ).
Des flopées de bus alignés en épis. Des rouges et crème, des bleus et bleu, des verts et blanc, à l’infini, tant que la perspective ramène celui du bout à une maquette de Dinky Toy.
L’hôtel Moscou (ça s’écrit Mockba, mais n’en parle à personne) est deux fois et demie grand comme la gare Saint-Lazare. Tout de marbre vêtu, il fait l’angle de la prodigieuse avenue Alexander Newsky et de la place du même auteur. Pénétrer là-dedans, c’est mourir d’agoraphobie, ou en guérir. Lorsque nous franchissons l’une des portes vitrées (les autres ont été condamnées à la relégation) étroitement surveillée par deux ou trois gros vieux portiers aboyeurs, en bras de chemise, nous marquons un pas de recul : un océan de valises s’étend devant nous, jusqu’aux lointains comptoirs de la réception à quelques hectomètres de là. Un con de Japonais qui flasherait ça obtiendrait une photo saisissante et combien surréaliste. Tu croirais une grève volcanique. Le flou barbu avec son cache-nez comme une chasuble de traviole et la goutte au naze, escorte la guidesse soviétique vers la réception. Nous douze, on attend, troupeau frileux de crainte, dérouté par cette immensité marmoréenne, laide et mastoc. Je me sens tout gauche dans ma peau de voyageur organisé. Je comprends combien elle est facile à manipuler, la horde des touristes. Quelle chouette industrie ! Et quelle pâte incomparable : souple, onctueuse, docile sous la main. Levant à la demande. Se courbant de même. Photographiant sur ordre. Bouffant à l’heure prescrite. Onc militaire, jamais, ne se montra plus soumis qu’un touriste à son guide.
Et poli, obséquieux, servile. Lui brandissant de torves sourires éperdus. L’écoutant blablater, écarquillé d’admirance. Buvant ses paroles, les moindres, prêt à lui pomper le dard si ça pouvait lui faire plaisir.
In petto j’enrage, je désespoire. Me dis qu’il est crétin de se tenir ainsi, à dispose d’horaires, de payer pour être prévu, de se laisser promener comme un grand handicapé dans un fauteuil roulant, sans pouvoir aller de droite ou gauche, s’arrêter quand bon semble. Prisonnier des rouages d’un « office », d’une « organisation ». Client vendu. Pauvre voyeur à bagages. Ballotté, promené, traîné de gré et force, avec ses envies de pisser, ses fatigues, ses cors au pied surchauffés, ses hémorroïdes galvanisées ! Connards !
On mijote dans l’immensité âcre. Toutes les races ont échoué laguche : jaune, noire, blême, rose, rouge, grise, verdâtre. Y a des Hindous, des Ricains, des Japs, de tout, de trop. Multicons de la Terre, arrivés par pleins charters de ses entrepôles. Avides, fatigués, éberlués, craintifs. Pleins d’espoir, décidés à être contents. A tout kodaker, rien laisser perdre. D’emporter la Sainte Russie à la semelle de son Gévacolor. Nonœils. Qu’ils n’ont plus qu’un lampion de valide, à force de coller l’autre au viseur de leurs foutus appareils. Putain de Dieu, si j’avais un vœu à formuler (à formule I) ce serait qu’à la même seconde, tous soient piégés : les Kodak, les Rollei, les Nikon, tout ça. Et qu’au moment d’actionner le bistougnet, il leur pète à la gueule une bonne fois. S’incruste dans leur bouille affligeante : poum ! A la même seconde, que je te dis. Partout en même temps dans le monde : devant le Sphinx, Notre-Dame, l’Empire State, les chutes, le coucher de soleil, la chapelle Sixtine, la Seventeen, la mariée, l’avarié, le Pain de Sucre. Poum ! Poum ! Repoum ! dans leurs gueules de fesses, je te dis. Mon Seigneur, faites que ça se puisse. Que ça ait lieu une fois, juste une fois dans l’histoire du globe. Je vous supplille à genoux, mon Jésus, ma Vierge Marie toujours Vierge, mon Saint-Esprit d’Eloi, tous mes saints homologués, et rentrez aussi dans le coup pour intercéder, bon pape Jean-Polak Deux, qui si vite avez succédé à Belmondo Premier, le pauvre qui riait Colgate si charitablement qu’on gardera éternellement au cœur l’éclat miséricordieux (premier de cordieu) de son dentier. Amen.
Les guides reviennent.
Nantis de cartes brunes qu’ils nous répartissent. Chacune porte un numéro de chambre. Moi j’hérite la carte No 5201. Ma mystérieuse Valérie, de plus en plus mutismée, a la 3008. Moi qui espérais que nous serions logés non seulement à la même enseigne, mais dans des piaules contiguës !
Le Van Gogues finnois nous annonce d’un air finaud qu’il existe une préposée à chaque étage, laquelle nous remettra notre clé en échange de ladite carte. Et ça va se passer de la façon suivante : quand tu quittes ta chambre, tu rends la clé à la gonzesse, laquelle te rend ta carte, laquelle est exigée par un cerbère de l’entrée. Point à la ligne. Nous avons rendez-vous dans une plombe à la salle à manger : le barbu soyeux nous y attendra en toussant.
Dispersion provisoire du cortège.
Je dégage au cinquième, après avoir dit : « à tout à l’heure, ma douce amie », à la Valérie qui est descendue au troisième. Fectivement, à promiscuité des ascenseurs, l’est un grand bureau derrière lequel se tient une fort jolie Leningradaise en uniforme bleu ciel.
Je m’avance à elle, la bouche en cœur, l’œil en trèfle, le calcif en pique, en me tenant à carreau.
— Hello, miss ! je lui articule sans rouler les « r ».
Elle ne reste pas de bois, mais d’acier trempé. Le regard absent, comme celui des douanoches.
Devant cette réfrigérance, je cesse mes travaux d’ensorcellement pour lui brandir mon carton. Elle le rafle d’un geste expert, le jette dans un tiroir où sont entreposées des clés dans de menus casiers répertoriés.
Me tend celle marquée 5201.
J’ai un léger tressaillement de l’oreillette droite, vu que cette clé s’adjoint une plaque en toute pointe semblable à celle qui fut glissée in my pocket dans la gare de Vyborg.
Je file à ma turne. Un bagagiste m’apporte ma valoche. Je lui brandis de la rouble, il a une révulsion vomitoire, comme si je lui tendais un colombin. J’essaie de l’amadouer avec un humble billet de six francs français, et c’est gagné, il le gobe avec une prestesse de caméléon premier.
Le temps de soulager mes fringues et de m’ablutionner un tantinet soit peu… La salle of baths, bien que neuve, part déjà en couille. Le carrelage fait la malle, les robicots tournent à vide et un loustic amateur de caoutchouc — à moins qu’il ne fût affligé d’une colique dévastatrice — a engourdi les bondes de la baignoire et du lavabo. Mais qu’importe : à la guerre comme à Leningrad. Je me carapate. Petite cérémonie de la remise de la clé en échange de la carte d’hébergement. Je biche l’ascenseur jusqu’au sixième étage situé, tu l’auras deviné, immédiatement au-dessus du cinquième.
Au burlingue des clés, la préposée jacasse avec deux femmes de ménage cachalées dans des fauteuils, les bras et la balayette pendant hors des accoudoirs.
Comme je lui passe outre, elle m’interjectionne :
— Hep !
Je me retourne, lui montre la clé 6144.
— J’étais juste descendu au bar, assuré-je.
Elle bougonne en ruski des trucs comme quoi fallait tout de même que je la dépose, jamais la conserver par devers soi. Enfin je suppose qu’elle raconte tout ça. Elle fait pas trop de suif vu qu’elle est dans son tort puisqu’elle aurait dû m’intercepter lorsque je suis descendu. J’ai échappé à sa vigilance. Pas fameux pour son standinge à elle. Tu penses que les deux dames de service vont rapiner le coup. C’est la tuile pour Mlle Tania. On va lui passer un shampooing, ses chefs de ceci-cela.
— Tiens ! Vous êtes de mon étage ! égosille une voix tonitruante.
Je me retourne et j’avise le gars Jules, pimpant, rerasé, en couleurs naturelles dans le couloir. Il vient de quitter sa chambre.
— Figurez-vous qu’on nous a séparés, Césaire et moi. J’ai rouspété, mais ces cons-là ont l’art de n’écouter que ce qu’ils veulent entendre. J’avais cependant précisé que nous souhaitions des chambres communicantes ; pour les partouzes c’est tellement plus pratique ! Je vous ai dit que notre guide russe porte des jarretelles ? Comme au bon vieux temps, mon cher ! Comme au bon vieux temps ! Son slip est blanc, enfin devrait. Il est aussi élimé que la conscience d’un garagiste. Vous vous la feriez, vous, la guide ? Pas sexy, hé ? Et pourtant, je vais vous confier une chose, mon bon compatriote : c’est probablement une merveilleuse affaire. Surveillés comme ils le sont, ces gens baisent debout la plupart du temps. Cette dame, pour ne rien vous cacher, prend appui sur la jambe de gauche et lève l’autre lorsqu’elle se laisse enfiler, car elle a le mollet plus musclé à gauche qu’à droite. Jugez de ce qu’elle donnerait dans un plumard, au plan rendement ! Ça n’a jamais eu le cul bouffé, ça, je peux vous l’assurer. Minette ? Inconnue au bataillon ! La tringle verticale, point final. Le coup hâtif, entre deux portes, contre un arbre, un capot de voiture… Moi, vous nous la confiez, cette grosse vache, je vous fous mon billet qu’à nous deux, Césaire et moi, on te la fait reluire comme jamais. Je voudrais l’entendre gueuler de jouissance ; en russe, merde, vous parlez d’un pied ! je vais essayer d’organiser une petite enculade d’amis. Voulez-vous être des nôtres ? Entre Français on se doit bien ça !
Tout en débloquant il m’a escorté jusqu’à la porte 6144. Tu parles d’un bavard, ce vieux nœud ! Casse-roupettes de première classe, urbi et orbi !
J’ai hâte qu’il s’efface. Je lui tends la main, histoire de le congédier.
— Bon, eh bien à tout de suite, pour le dîner.
Mais il ne saisit pas le paquet de phalanges que je lui propose.
— Vous permettez que je jette un œil à votre piaule, Vieux ? il me dit. La mienne est à chier : les placards ne ferment pas et il y a un court-jus au plafonnier : il s’éteint et se rallume sans arrêt, comme un phare d’ambulance.
— Toutes les turnes sont identiques, assuré-je, que qu’est-ce qu’il vient m’emmerder, ce Casanova en caleçons longs !
J’introduis la clé dans la serrure.
Je répète, d’une voix mochement rogue :
— A tout de suite.
Mais ce sourdingue obstiné s’en contrebranle de mes « à tout de suite ». Il me décramponne pas pour si peu. Il s’est mis dans l’idée de comparer « ma » chambre avec la sienne et même si on lui arrachait son râtelier il n’en démordrait pas. Or je ne tiens pas à ce qu’il pénètre avec moi ici, tu le comprends, Bazu, puisqu’il ne s’agit pas de ma turne et que j’ignore si elle est occupée ou pas.
Me faut coûte que coûte l’évincer, Julot. Qu’il me rase le bol à obstiner de la sorte ! Ah, les gens, tu parles d’une engeance ! Des mouches à merde, tous ! Des moustiques ! Des puces ! Impossible d’être tranquillos, quoi ! Faut qu’ils s’imposent, ces champions du symposium.
Alors, rusons !
— Dites, monsieur Jules, je ne puis vous faire rentrer car quelqu’un m’attend. Une nana du genre farouche.
Quel con suis-je ! Au lieu de le refouler, je l’appâte ! Tout de suite, je lis dans son regard flamboyant de salacité qu’il ne me lâchera pas.
— Eh bien vous, on peut dire que vous ne perdez pas de temps ! Chapeau, bravo ! Champion ! Serrez-moi la main ! C’est la fille à la chatte mordorée qui était à votre côté dans le car, je parie ?
Et moi, en pleine journée hyperconne, de m’ôter mon ultime chance de le jeter.
— Non, non, c’est quelqu’un d’autre de… de plus farouche. A tout de suite.
Pourquoi comporté-je aussi lamentablement ? Pour éviter que ce fripon ne fasse des alluses à la môme Valérie, à table ? Probablement.
Jules Brochu hausse son chuchotement au niveau de mon conduit auditif.
— Je ne fais que jeter un œil, elle ne me verra pas. Laissez-moi la regarder. Supposez qu’elle soit nue, je ne peux pas rater ça, vous n’avez pas le droit de me frustrer.
Quel acharnement ! Quelle autorité !
Vaincu, j’ouvre la porte.
Au Moscou (ça s’écrit Mockba, je te dis, mais ne le répète à personne, je ne voudrais pas avoir des ennuis) les chambres sont de la manière ci-jointe : t’as une petite entrée avec penderie à gauche, porte de s. de b. à droite. En face, large ouvert, un brin de salon comportant un canapé de chez les Galeries Potemkine ainsi qu’un petit frigo. Ce bout de salon communique avec la chambre où il n’y a que la place d’un plumzingue et d’un fauteuil des Galeries Barbézeff. Cette sobre description, tout à mon honneur de grand romancier capable de ne pas faire long, même quand il est pressé, pour te faciliter la compréhension de ce qui va suivre.
Changé-je de chapitre pour te le raconter ? Oh, et puis non, au prix qu’est le papier, à quoi bon faire des blancs qu’ensuite mon éditeur arrive plus à joindre nos deux bouts.
La disposition des lieux permet, sans coup faire rire, de mater depuis la porte l’ensemble du salonnet.
Et j’y trouve quoi donc, dans ce salon ?
Si, faut que je change ce chapitre. J’ai besoin d’aérer. La déformation professionnelle, tu comprends.
Leningrad 18 h 71.
J’allais tout de même pas te fourrer ce qui va succéder dans la foulée, à la suite des déconnations de Jules Brochu ! C’eût été gâcher le mortier de la marchandise.
Le vieux Brochu, mateur-de-chatte-à-longueur-d’existence, me bouscule pour entrer et me passe outre, dans sa précipitation.
Il n’exécute que deux pas dans l’antichambre. Ça lui suffit pour s’arrêter, comme dirait mon évaporé Bérurier. A quoi bon avancer encore ? Il mettrait le pied dedans et ça ne lui porterait (de famille) pas bonheur. Moi, je ne m’autorise qu’un pas, j’entends de ceux que je fais dans les cas désespérés. Un grand pas d’enjambeur de flasques.
Et je reste à considérer. Et puis Jules tourne de l’œil, mais ne perd pas connaissance totalement ; juste il met un genou en terre, comme un boxeur sonné qui se fait compter huit, histoire de récupérer.
Cela dit, il aurait perdu connaissance en plein, je l’aurais excusé. Qui donc, surtout à son âge paisible, endurerait sans faiblir la vue d’un monceau de cadavres ? Hmmm ?
Parce que voilà, c’est ce qui occupe le salon et la chambre : des morts. En veux-tu en voilà ! Pêle-mêle, en charpie, ruisselant de sang pas encore tout à fait coagulé. Des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux. Un tas haut commak, t’as que l’embarras du choix. Ne te gêne pas, choisis. J’ai pas le courage de compter. Un vrai charnier. Faudrait pouvoir les aligner afin de les dénombrer, mais la place manque. Combien ça peut représenter de têtes de casse-pipe, un volume pareil ?
Douze ? Quinze ? Vingt gonziers ? Plus ? Pourquoi pas. Tiens, rien que dans la petite partie salon, ceux du dessus… Ils sont sept. Et il y en a par-dessous, plusieurs couches, comme dans les boîtes de chocolat de la Marquise. Et puis ça continue dans la chambre. Un tas moins important, mais confortable tout de même.
Une terrible odeur de sang prend à la gorge. Odeur de mort aussi. Odeur de poudre. Odeur de carnage. Je visionne cette monumentale horreur. Je sens trembiller mes montants. Une vibration intense, des pieds aux cuissots, et qui se communique au reste de mon individu. Les battements de mon guignol s’accélèrent. Je crois percevoir leur vacarme. Un solo de batterie, quand le mecton se déchaîne au milieu de son matériel et qu’il entreprend sa culture physique, des pieds, des mains, des hanches. Tout juste s’il s’attache pas une baguette de tambour à la bite pour qu’elle participe au zim boum boum. Ne rien laisser perdre de son corps. Le contribuer totalement. La tronche idem ; des grelots, comme les hommes orchestres de jadis. Et une trompette dans l’oigne, why not ? Moi, kif. Tout qui entre dans la jazzbanderie. Les chailles aussi. Castagnetta solo. Carmencita. Olé ! Dagda dagda dagda tsoin tsoin ! Viva Espagna. Carlos Magne is good for you !
On regarde, Jules and me, me and lui, nous deux, statufiés par l’épouvante. On ne peut pas comprendre. On ne cherche pas. On à-quoi-bonne en duo. Il fait la basse, moi le baryton de la peur.
Et soudain, je pense à la porte ouverte. D’un coup de talon je la ferme. Le bruit sec fait crier le père Bique-bique. Il croit à je ne sais pas : à une dénotation, à une détonation.
Du coup, voilà pépère qui se vide l’estomac sur la moquette. Ah ! elles ont grandement raison de se reposer, les camarades de ménage, leur tâche sera rude aux pauvres chéries, quand il va s’agir de remettre la piaule en ordre.
Je parviens à me ressaisir un tout petit chouia. J’essaie de piger. Bon, tout d’abord, ce carnage. Comment a-t-il été possible ? Il a fallu de la main-d’œuvre expérimentée, et du matériel sophistiqué. Des mitraillettes hautement perfectionnées, silencieuses avant tout, et à tir supra-rapide. Faucher tout ce trèpe aussi rapidement, pas que ça rameute tout l’hôtel ! Car ils ne sont pas bâillonnés, ces malheureux. Alors ? Comment ? Hein, l’artiste ? Comment a-t-on pu réussir un tel exploit ? Grouper une vingtaine de personnes dans un espace aussi exigu, et puis leur défourailler dans la viande, longuement, longuement, guement, guement, ment. Pas d’impact de balles dans les baies vitrées. Un exploit. Par contre, les murs sont criblés. Ça aussi, ça a dû faire du boucan. Non, franchement c’est inconcevable. Je voudrais réaliser un peu. On a concentré ces malheureux dans la chambre sous un prétexte quelconque, voire sous la menace. Et puis, une fois qu’ils ont été rassemblés, on les a mitraillés presque à bout portant.
La chose est récente car, je te le répète, le sang est tout frais.
J’ouvre la porte de la salle de bains. Ce local est vide. La porte donnant sur la chambre est ouverte. Je suppose que les massacreurs étaient au moins deux. L’un attendait dans la chambre, l’autre coupait la retraite aux victimes. Mais ce dernier n’a tiré que dans les pieds de ces dernières pour ne pas pulvériser les vitres.
Je touche l’épaule de mon compatriote.
— Hé, Jules, filons d’ici !
Je l’aide à se relever. Il a son revers de veston couvert de vomissure et il flageole.
Il me suit comme un spaghettis aux tomates. Sans paraître se rendre compte qu’il vit toujours, qu’il est français, vacciné et qu’il a voté pour Le Canuet y a pas si long.
Une fois dans le couloir, nous opérons quelques enjambées sans parler. Se dire quoi ?
Moi, je continue de vouloir comprendre, et je continue à ne rien piger. C’est l’opacité intégrale, cotonneuse. Pourquoi a-t-on glissé dans ma poche, à Vyborg, la clé d’une chambre du Moscou (qui s’écrit Mockba, mais personne ne doit être au courant) où ne s’est pas encore perpétré un massacre sans précédent dans une chambre d’hôtel ?
Jules s’appuie tout à coup au mur du couloir.
— Emmenez-moi dans ma chambre, il dit, je crois que je vais mourir.
Je lui demande sa clé. Il me la donne. C’est le No 6138. J’ouvre, cette fois, pas de charnier à l’horizon. Il se laisse tomber sur le canapé. J’ouvre le frigo, malheureusement il est vide, contrairement à ceux de nos misérables établissements occidentaux qui ne perdent pas une occase d’avilir l’individu en l’incitant à l’alcoolisme, à la drogue, à la fornication crapuleuse, au lucre, au R.P.R., à l’onanisme et à tout un tas d’autres trucs plus dégueulasses encore que toi. Ici, no problème : les frigos sont vides. Tu peux aller y respirer de l’air frais, quand l’envie t’en prend. Une grande lampée, mrouhafff ! Hm, que c’est bon !
Je me contente d’aller mouiller un linge et de lui bassiner la frite.
Il est tout dodelinant, le chasseur de chattes. Tout ailleurs, tout nulle part, plutôt.
— Ça va mieux, vieux Jules ?
Il hébète.
— Ça consistait en quoi, tout ça. Ces gens assassinés ?
— Je ne sais pas, mon pauvre ami. Ressaisissez-vous, et surtout n’en parlez à personne, pas même à votre cher Césaire. Il y va de votre sécurité, de votre vie. Ne l’oubliez pas. Un mot, un seul, et c’est la calamité calamiteuse la plus noire, la plus inextinguible jamais enregistrée dans l’hémisphère nord. Vous le comprenez, n’est-ce pas ?
Il bavoche, vraiment vieux, tout à coup. Certains êtres, ça s’opère brutalement, l’engouffrade dans la vieillesse. Tête première, comme quand tu plonges à l’eau. Hop ! Il est vioque ! Bravo ! Merci pour la démonstration !
Voilà qu’il se met à branlocher la tête, le visionneur de chaglaglattes. A faire des bulles inabouties, pareilles à celles que tu vois crever à la surface des mares où gazouillent les têtards batraciens.
— C’était une blague, hein ? il finit par glapouiller.
— Exactement, vieux Jules. Une blague.
— On aurait dit une monstre partouze ?
— C’en était une, à la vérité, vieux Jules. Juste une phénoménale partie de trouduc. Maintenant, vous allez changer de costar et descendre dîner. C’est bon la cuisine ruski. Pojarsky, côtelettes Kiev, bortsch, blinis ! Y a bon. Et puis on commandera de la vodka.
Et je lui fredonne les Bâtonniers de l’avocat, je veux dire : les Bateliers de la Vodka, manière de créer l’ambiance, lui chasser les miasmes nécrospirituals.
— C’est promis, vieux Jules ? Vous vous refringuez ? Et puis vous venez à la becte ? Et surtout vous la fermez, hein ? Parlez-nous de fesses, vieux Jules : des culs princiers avec lesquels vous eûtes des face à face. Les culs primés, primesautiers ; ceux qui fleurent la lavande des Alpes, et ceux qui sentent le bon cul de Normandie. Allez, oust, secouez-vous, vous êtes français, merde !
Je le quitte sur cette exhortation patriotarde.
Ça m’a quelque peu revigoré de le houspiller. Parfois, c’est en voulant convaincre autrui qu’on acquiert les fortifiantes certitudes. J’ai décidé de la boucler. J’ai décidé que ce cauchemar allait se dissiper, qu’il ne me concernait aucunement. Que la vie continuait, simple et tranquille.
La cerbère du bureau-à-clés me guigne d’un œil qui ressemble à son drapeau national.
Elle attend la remise de la clé. Or, j’ai oublié celle-ci sur la porte, au plus fort de mon incommensurable émotion. Je retourne la chercher. J’ai la tentation de rouvrir un petit coup histoire de m’assurer que je n’étais pas en état d’hypnose tout à l’heure. Mais je me retiens. Qu’à quoi bon s’infliger des tortures soi-même du moment qu’on coexiste avec une tripotée de fumiers qui s’en chargent.
Je reporte la carouble. In my little shoes, qu’I am ! Dedieu ! La gonzesse m’a retapissé avec ces menus incidents. Elle saura affirmer que j’ai pénétré au 6144.
Je lui dépose la clé sur le bureau et me propulse aux ascenseurs.
— Please ! elle me fustige.
Je décris un cent quatre-vingts degrés. Elle est là, qui brandit la carte correspondant au numéro de la clé.
San-Antonio la cueille. Bredouille un merci, très bien et vous ? distrait. Enquille le second ascenseur.
Juste le temps d’un étage. Je mate la brème number 6144. Faut que je m’en défasse d’urgerie. Je la plie en deux et l’insère sous la plaque de métal vissée à l’une des cloisons de la cabine pour indiquer le nombre de passagers admissibles.
Puis, rapidos, je m’éjecte. J’ai besoin de réintégrer ma chambre à moi un petit instant pour me refaire un point fixe à défaut d’un moral.
Je présente ma carte à la fille. Elle l’examine.
— Non, c’est à l’étage au-dessous, dit-elle.
Je regarde le rectangle de papier brun où, en lettres d’or, magistrale le nom de Moscou (ça s’écrit, je te le répète sous le sceau, le sot, le seau et le saut du secret Mockba). Au verseau, il y a une partie blanche, et c’est écrit, à la main et à l’encre simultanément le nombre 6144.
Triple con, me traité-je, sombre cloche, déchet, débile frénétique. C’est ta propre carte que tu as glissée sous la plaque.
Maintenant, va me falloir la récupérer. Et c’est pas de la tartelette car je dois prendre l’ascenseur numéro 2 (il y en a quatre), et m’y trouver seul, alors que les clients commencent à dégringoler pour la croque.
J’appuie sur le bouton d’appel. Le 3 se pointe. Je m’abstiens d’y monter. Renouvelle l’appel. Maintenant, voici le 4 ! Je n’y grimpe toujours pas. Je me farcis ensuite, et tour à tour le 1, puis encore le 3 avant d’obtenir le 2. Il est presque plein : des Noirs et des Lyonnais. Les Noirs sont américains, les Lyonnais sont de Lyon (69, essuyez vos moustaches, comme dit mon pote Lulu). Je dévale avec eux. Parvenu au r. de c., comme c’est écrit en France sur le bouton correspondant, je claque des doigts, comme un qu’a oublié quelque chose et je demeure dans la cabine. Des mecs se précipitent, des retardataires qui ruent se changer. Je me farcis toutes la grimpette. Hélas, d’autres mecs envahissent la cabine pour descendre. Et ce manège se répète six fois avant que je ne me retrouve enfin seul. Retirer le carton est plus dif que de l’introduire. Reus’ment que je possède une lime à ongles. In extremis, comme on dit en yougoslave, je le retire de sa planquette. L’examine. Alors tout bascule, bouscule, tentacule, flahule, péninsule. La carte d’admission porte, tout comme l’autre, le No 6144.
Amen.
Leningrad 19 h 11.
Ce qui revient à dire que je suis détenteur de deux cartes 6144.
Comment se peut-ce ?
Longue réflexion du commissaire Santonio, durement emmerdé, le chérubin, car il se sent couler lentement, inexorablement, comme il faut dire dans les livres à suce pince, c’est très bon, très percutant inexorablement. On vend bien l’article. Moi j’en sais, chez des éditeurs concurrents, qui en passent plusieurs boîtes de cent par polar, paraît qu’on leur fait des prix à la vocabulairerie. On chuchote même que l’un d’eux (ou l’un d’œufs) les fabrique lui-même, ses « inexorablement », avec des caractères qu’il découpe dans des vieux journaux, moi je trouve que c’est de la petite éconocroque miséreuse, indigne d’un romancier de talent. Si t’as pas les moyens de te mettre écrivain, oriente-toi ailleurs, petit gars ; la profession est déjà assez encombrée comme cela, avec tous ces gonziers qui se font fabriquer trois cents pages de souvenirs par les mémowriteurs de service ! Qu’à la longue, à force de causer les uns des autres, les gens célèbres finissent par écoper du même bouquin. Maintenant, on se dérange plus. On a un contenu type, y a que la couverture qui change, titre et nom d’auteur. Sinon, te gratte pas, c’est le même identique book vu que ces cons ont tous la même vie creuse.
Et je te dis qu’il plonge inexorablement dans un cauchemar, messire l’Antonio joli. Parce que c’est la nana du cinquième qui m’a fourgué cette brème marquée 6144 lorsque je lui ai rendu ma clé du 5201.
Donc, y a comme un complot.
Histoire d’en obtenir le cœur net, je dévale à la réception, déserte ou presque à cette heure, car tous les bus ont regagné leur bercail.
Une fille blonde, roulée comme un habana, écrit des choses russes dans un gros registre.
Je lui viens à elle nanti d’un sourire si totalement envoûteur qu’une chaisière en ferait pipi dans son armure.
— Navré de vous importuner, dis-je, figurez-vous que j’ai jeté par mégarde la carte de ma chambre, de ce fait, il ne m’est pas possible d’en récupérer la clé, auriez-vous l’extrême obligeance de m’en établir une autre, j’ai la chambre 5201.
La gonzesse serait à peu près jolie si elle n’arborait un visage ravagé par la constipation. Elle m’enveloppe d’un de ces regards qui ne voient pas dont les fonctionnaires soviétiques ont le secret. A la manière qu’elle pince les lèvres, tu croirais qu’elle a la G.D.B. (alors qu’elle n’a que le K.G.B.).
— Quel nom ? fait-elle à regret.
Je lui gazouille mon patronyme en essayant que ça ressemble à une chanson d’amour par Frank Sinatra.
Elle compucte un fichier, secoue la tête.
— Vous avez la chambre 6144, me répond-elle de sa belle voix polnordaise.
— C’est une erreur, réponds-je posément. D’ailleurs il est simple de le vérifier : tous mes effets se trouvent dans la chambre 5201.
Elle prend une carte, écrit dessus et le vent de l’espoir gonfle soudain les voiles de mon soulagement, comme l’écrirait quelqu’un qu’à quoi bon lui faire de la publicité ici ?
L’ayant remplie, elle me la tend.
— Voici, et ne la perdez plus !
— Mille merci, jolie mademoiselle.
Je braque mon périscope sur le carton. Je lis chambre 6144.
Et de trois !
— Mais, mademoiselle, puisque je vous jure que j’occupe la chambre 5201.
Elle ne s’occupe plus de moi, falute à nouveau son fichier bivoltant.
— Mademoiselle, envoyez quelqu’un avec moi jusqu’à la chambre 5201, je suis en mesure de prouver que…
— La chambre 5201 est occupée par un voyageur américain, trancha-t-elle.
Son fichier est refermé, elle se remet à rédiger dans le grand registre joyeux comme un registre d’écrou.
Fort marri, je gagne le cinquième étage. Une grande rumeur de fourchettes et de bavardages-à-bouche-pleine parvient de la salle des congrès servant de salle à manger.
Les couloirs de l’hôtel sont déserts pour le moment. La préposée aux clés du cinquième me regarde pointer tout en téléphonant. Comme je lui passe devant sans marquer d’arrêt, elle m’hèle.
— Please, sir !
Je lui adresse un baiser du bout des doigts.
— Je vais chercher un ami pour dîner, lui lancé-je en poursuivant ma marche décidée.
Elle en reste là, se contentant de me suivre du regard. Parvenu à la lourde 5201, j’extrais mon gentil sésame et entreprends de tutoyer la serrure. Elle récalcitre vu qu’il y a la clé à l’intérieur. Pour lors, je toque. Presque illico on m’ouvre. Je me trouve en présence d’un gros Noir de cent vingt kilos centigrades porteur d’un seul slip bleu à pois verts. Il a une bouche semblable à un steakburger ruisselant de tomato ketchup.
— Yé ? il me balance avec bonhomie.
— Excusez-moi, lui dis-je, n’y aurait-il pas erreur ? Mes bagages doivent se trouver dans cette chambre.
Il déplace sa forteresse de quelques pouces. Une montagne de Samsonite vertes, rouges, fauves, à roulettes, à sangle, à rien, anapurne au mitan du salon.
— Non, il n’y a que mes valises à moi, ici, répond Amin Motor ; quand je suis arrivé, l’appartement était complètement vide.
Pour preuve, il ouvre la penderie. Effectivement, je constate que. Alors je me retire en lui bredouillant des trucs qui n’ont pas besoin d’être intelligibles, vu qu’il s’en fout à outrance.
Ne me reste plus qu’à opérer une courageuse (ô certes !) vérification au 6144. Avec trois cartes d’accès pour cette chambre maudite, no problème. Je me risque une nouvelle fois dans la nécropiaule. Mes valises s’y trouvent en effet. Mes effets sont rangés dans le placard, mes cravates accrochées à la tringlette conçue pour. Si ce n’était ces cadavres empilés, tout serait O.K.
Le moment est venu d’aller à la bouffe et de statuer sur ce qui m’arrive.
Leningrad 19 h 26.
— Elle est bien, votre chambre ? me demande Valérie.
Cette chérie a eu la délicate attention de me réserver une place à son côté. La table destinée à notre joyeuse « excursion » est presque complète. Ne manque plus que le gars Jules. Son vieux fripon de beauf est là, qui jacasse, en l’attendant. Il raconte au Levantin à gueule d’espion de série C qu’il a vu la chatte de la fille aux clés de son étage, une grosse doudoune forte en cuisses, et que cette personne n’use pas de collants, cette plaie de l’humanité, mais bel et bien d’un antique porte-jarretelles noir, assorti d’une culotte fendue et de bas à grilles. Son précieux témoignage, venant après celui de l’ami Jules, nous amènerait à penser que les dames russes suivent la mode de très loin.
— Ma chambre est parfaite, réponds-je à ma compagne.
Curieux comme son comportement s’est modifié. Elle semble détendue, presque joyeuse de ce voyage. Elle parle beaucoup, ayant le rose de l’excitation aux pommettes. Et moi, pauvre loque amère, j’ai l’esprit qui ressemble au Père-Lachaise. La vision dantesque des morts entassés m’obnubile la citrouille. Je ne puis chasser de mes yeux seconds cet amas monstrueux de cadavres sanglants.
On se tape un bortsch (ça s’écrit comme ça se prononce) agrémenté de petits pâtés. Très good. J’ai toujours aimé la cuisine russe, mais là, vu les pensées qui m’hantent, j’avoue ne pas l’apprécier à sa juste avaleur.
Une autre vilaine idée me point, je me dis qu’une femme de chambre va fatalement pénétrer dans « la mienne » pour faire le plumard. Et alors ce sera la grande beuglante de détresse, branle-bas de con-bas. La garde va accourir. Je serai embastillé de première. J’ai eu tort de ne pas donner l’alarme en découvrant le poteau rose avec Jules. Mon silence me rend complice du forfait. Que répondrai-je lorsque les argousins leningradais m’interrogeront ?
Le brouhaha de la salle à manger, c’est celui de la fête du P.C. à La Courneuve. Deux mille convives cassegrainent en jacassant dans toutes les langues. Chacun raconte ses précédents voyages de-ci et là à travers le monde. Car chacun n’a que le souci de s’écouter causer. Toujours ce moi de cocagne auquel grimpe tout individu dans l’espoir de se jucher plus haut que les autres. Mais les autres en font autant. Et alors ils sont agrippés, là-haut, au sommet d’eux-mêmes, et tu ne vois plus que leurs culs qui sont, à tout prendre, plus expressifs que leurs figures.
Jules se pointe, verdâtre et titubant.
Son copain Césaire le réceptionne, le fait asseoir.
— T’es malade, Julot ? C’est le bus, hein ? Les voyages en car te chahutent l’estom’ ; rappelle-toi, en Italie, t’as dégueulé au pied de la tour de Pise en t’appuyant contre, on aurait dit que tu voulais la retenir. Tiens, bois un coup de vodka ! Ici elle est en supplément et faut la payer en dollars. J’en ai pris une pour nous deux. Mais qu’est-ce qui te prend, vieux salingue ? Il tourne de l’œil, ma parole ! Le voilà qui s’effondre. C’est cardiaque. Ah, le con ! Tu ne vas pas me faire ça, Jules ! Jules ! Tu ne vas pas me claquer dans les bras. Y a encore plein de fesses à voir de par le monde ! Qu’est-ce qu’on pourrait faire pour le ranimer ? Si au moins je pouvais glisser ma main entre les jambes d’une dame et lui faire respirer mes doigts, ça le doperait. Mesdames, il y va de la vie d’un homme. L’une d’entre vous me permettrait-elle de… Je vous en prie, ça urge ! C’est un cas de force majeure ! Mademoiselle ? demande-t-il à Valérie. Non ? Franchement ! Alors vous, miss ? fait-il à la jeune gouine. Non plus. C’est du beau : refus d’assistance à personne en danger de mort ! Elle est fraîche, l’humanité ! Alors, vous, la mère ? propose-t-il à l’une des deux douairières sudaméricaines. Vous n’avez plus votre arôme de jeune fille, mais Jules est un vieux bouc. J’en ai pour un instant. Ne vous effarouchez pas. Attendez, par correction je vais passer sous la table. Je reviens, Jules. Tiens bon.
Et il plonge. Se déplace parmi une forêt de gambettes. Se repère en marmonnant des choses. Et la vieille, au bout d’un moment, soubresaute. Elle se penche pour regarder sous la table. Et puis la voilà qui soupire « Mon Dieu, mon Dieu », en portugais, car elle est brésilienne et pas argentine, par contre c’est une brésilienne argentée. Mon Dieu, en espagnol, je saurais le répéter ; en portugais, zob ! Elle se met à trembler des fanons, mémère. Elle pose sa cuiller à bortsch. Elle décroche son râtelier avec la langue par mesure de sécurité. Son face-à-main suspendu à une chaînette d’or joue les pendules. Elle a une espèce de hennissement de licorne. Et c’est vachement mélodieux, l’hennissement de la licorne (d’abondance). Elle veut en dire davantage, mais son dentier s’oppose. Alors elle le crache dans son bortsch au sein duquel il disparaît corps et biens.
L’ami Césaire refait surface, se précipite au secours de son vaillant compagnon. L’effet est immédiat. Jules réanime. Son regard torpeureux se promène sur notre tablée. Quand il parvient à moi, le vieux se met à glapir.
— Lui ! lui ! C’est un assassin. Y a des cadavres plein sa chambre !
— Ça y est, soupire son compère, il a perdu la boule ! Qui est-ce qui m’aide à l’emmener coucher ?
Je me propose. Mais Jules trépigne.
— Non ! Non, c’est un assassin ! Appelez la police ! Allez voir dans sa chambre ! C’est plein de cadavres. Il y en a des dizaines !
Le Levantin de série C se lève.
— Venez, il dit, en levantin avec l’accent français.
Le trio repart.
Moi, j’en mène de moins en moins large dans mes petits souliers, comme on dit plus populairement, ce à quoi je me résigne de temps en temps. Autre image choc : je me sens assis sur un baril de poudre dont on a déjà allumé la mèche.
J’étais venu ici pour observer, attendre. Et, d’entrée de jeu, me voici embarqué dans un cauchemar à grande mise en scène.
Après le repas, il y a un spectacle. Des danses, des chants folkloriques. Toute la gent touristique est en liesse. Le champagne popoff coule à flots. Les bouchons de plastique mitraillent les lustres. Rien de plus dégueulasse que ce vin mousseux, poisseux, sucré, qui se donne des airs français.
— Venez, proposé-je à Valérie, j’ai à vous parler.
— De quoi ? s’étonne-t-elle.
— De vous et de moi. Et peut-être du reste.
On se casse au moment ou un superbe danseur pédé, blond comme un verre de Kronembourg, se prend pour sa sœur, habillé en cosaque.
Elle me laisse entrer sans réticence dans son appartement. Déjà, il s’est imprégné de son parfum. Il sent Paris, la Parisienne. Et voilà que j’en suis requinqué.
La môme prend une cigarette anglaise, l’allume avant que j’aie eu le temps d’intervenir avec un briquet d’or et expulse une bouffée basse et drue, comme le font les taureaux des dessins animés.
— Eh bien, je vous écoute, m’encourage-t-elle.
— En guise de préambule, chère Valérie, je dois vous avertir — si toutefois vous l’ignorez — que le vieux type n’a pas menti : ma chambre est effectivement bourrée de cadavres. A vrai dire, je crois n’avoir jamais vu tant de morts rassemblés.
Je ne la perds pas des yeux. Je m’attends à la voir blêmir. Ou bien marquer une intense surprise, ou bien autre chose, je sais pas, on peut réagir d’une chiée de manières à l’annonce d’une chose pareille, non ?
Simplement elle retire sa cigarette de sa bouche, avec deux doigts négligents. L’extrémité de la sèche porte, en rouge, l’empreinte de ses lèvres. Moi j’ai toujours trouvé quelque chose d’érotique à des traces de rouge, surtout quand la forme des lèvres est bien marquée. Note que, comme l’affreux Jojo du fond de la classe, n’importe quoi me fait penser « à ça ». N’empêche que je me mets à considérer la cigarette, puis le modelé du bassin à Valérie et j’établis une espèce de correspondance qui me porte au Mister James.
— Vous avez entendu ce que je viens de vous dire, Valérie ?
— Naturellement, mais j’étais en train de me demander si vous plaisantiez.
— A votre avis ?
— Je crois que vous dites la vérité.
— Et cette vérité vous fait quel effet ?
— Je ne sais pas, c’est le vide… Toutefois une chose me frappe.
— Laquelle ?
— Vous avez dit « si toutefois vous l’ignorez ». Vous croyez donc que j’aurais pu être au courant de la chose ?
— Je lui file un regard si hardi qu’il pourrait remplacer un javelot, et au besoin un travelo.
— Je pense que ce serait du domaine des choses envisageables, avoué-je. Sans vouloir vous offenser, ma tendre amie, je trouve votre personnage quelque peu ambigu. Déjà, quand on est la maîtresse d’un type chargé de foutre Paris à feu et à sang, on pose des problèmes à la police, non ? Il y a aussi la facilité avec laquelle vous avez accepté d’accomplir ce voyage en ma compagnie. Si vous aviez tenu absolument à le faire, vous ne vous seriez pas comportée autrement. Enfin, il y a le coup du paquet avant Vyborg.
Elle est froide comme un nez de chien en marbre. L’œil impétueux. Sa voix se fait tranchante.
— Quel paquet ?
— Celui qu’un douanier russe a déposé dans les toilettes du car où vous l’avez récupéré peu après.
— Vous êtes fou !
— Non : flic !
Un long silence glisse sur nous sans nous affecter, comme l’eau sur les plumes d’un canard, et moi je trouve cette comparaison de grande beauté dans son originalité et sa puissance évocatrice, que mon Dieu, faut en avoir dans le chou pour balancer ça à brûle-machin ; vlan, poum I Aussi sec, en cours de phrase, sans chercher. Quand je vois le nombre de gueux, à mon alentour, qui pensent avec des béquilles, en traînant la matière grise. Et moi, comme ça, dans la foulée : l’eau sur les plumes d’un canard, je te jure, y a vraiment deux poids deux mesures ici bas. Même si je voulais faire semblant d’être con, j’abuserais personne. Tu ne fais pas taire la lumière ! On est comme on naît.
Et puis la môme rompt le silence. Tu crois qu’elle va partir dans des regimberies protestueuses ? Que chibre ! Seulement, elle demande, à voix gentille cette fois :
— Qu’est-ce que c’est, cette histoire de cadavres ?
Je lui narre. Quand je décris l’accumulance, ce formidable entassement, cette hécatombe en chambre encore jamais enregistrée dans mes annales, une lueur incrédule s’allume dans ses prunelles.
— Voulez-vous voir le spectacle ? je lui propose.
— Oui.
Sans hésiter.
Alors je lui fais signe de me suivre.
Leningrad 20 h 20 et 20 sc.
Faut drôlement être gonflaga pour retourner sur les lieux de ce petit Verdun. Là, il a pas peur des mouches bleues, l’Antonio. Il patauge dans le raisiné sans bottes d’égoutier. Confirme et signe, le nœud volant ! Que d’ici très bientôt, on va l’accuser de ce hannetonnage[8]. Maintenant je viens faire visiter l’abattoir, comme demain on va nous faire visiter l’Ermitage.
L’odeur se fait tellement insistante qu’on la détecte depuis le couloir. Il n’est pas possible que le massacre reste ignoré longtemps encore. Comme nous nous pointons à la lourde, une grosse dadame en blouse blanche, un tablier bleu noué sur ses ventres, avec de belles varices bleues qui lui grimpent aux jambes, se pointe, poussant un petit chariot chargé d’accessoires de salle de bains. Elle demande en russe si elle peut faire la chambre. Je m’entends, dans un songe, lui répondre que non non merci bien tovaritche, ça ira comme ça, on a sommeil, we are tired, ma pauvre dame, car it’s a long way to Leningrad. Je lui ponctue d’un dollar qui l’épanouit d’une oreille à l’autre, en tranche de pastèque, et les pépins noirs, ce sont ses dents gâtées, à cette vieille chérie. Elle part plus loin, satisfaite d’enfouiller de la vraie fraîche pour ne rien foutre. Les roues de son chariot couinent. J’ouvre la porte. Valérie est d’une pâleur tournant au poireau. Elle entre pourtant. S’immobilise. Regarde. C’est fascinant, la mort. Un macchab te mobilise complet. Tu ne peux pas regarder ailleurs, ni penser à autre chose. Il te veut tout entier, avec son grand mystère immobile. Alors, tu juges : une flopée de défunts, l’impact que ça représente ?
Valérie, je m’attends à des « quelle horreur », « c’est pas possible » et autres exclamances de même venue. Au lieu de, elle murmure :
— Qui sont ces gens ?
Et tu sais que la question vaut son pesant de cercueils ? Tu sais qu’avant même l’inévitable : « qui a pu faire ça ? », elle s’impose ? Oui, qui sont ces morts ? Ces hommes, ces femmes si rapidement, cyniquement, furieusement liquidés ? Pourquoi eux ? Qu’est-ce qui leur a valu cette fin impitoyable ? Pourquoi ont-ils fait l’objet d’un pareil carnage ?
Pour la première fois, j’ai la tentation d’en savoir un peu, un tout petit peu plus à leur propos.
Alors, somnambulique, je m’approche du tas. Un gus est là, la poire à demi éclatée. Je glisse ma main à l’intérieur de son veston. Sa poitrine est de pierre. Si dense, si lourde. La mort nous minéralise avant de nous liquéfier. Elle nous fait formidable quelques heures durant. Nous statufie, gloire dérisoire de notre dérisoire existence, pour montrer aux autres que nous n’étions pas cela : ces statues de chair congelée par le trépas, pas cela qui va s’engloutir, mais autre chose que nous ignorions, et qui n’est plus dans la statue de notre absence.
Ma main glissant sur ce bloc d’homme mort s’insinue jusqu’à sa poche intérieure pour subtiliser ses papiers. Elle ramène, cette fauconne chasseresse, un portefeuille de cuir râpé. Je vais à un autre défunt pour le dévaliser à son tour ; sinistre pickpocket que je suis, détrousseur de cadavres. Un porte-cartes m’échoit. Et je poursuis ma récolte funèbre. Trois, quatre, cinq portefeuilles. Quelle témérité ! Ah ! flic infâme, tu as donc ça dans le sang, ce virus charognard !
Fouille-merde, humeur de pets (humeur, du verbe humer, tu l’as déjà compris), acharné d’ornières, explorateur de poubelles, collecteur de déchets, sanieur. Je pourrais longtemps litaniser de la sorte, des pages et des pages (comme disait Henriette III roi de France, qui avait un bilboquet en guise de sceptre et une chemise à trous pour jouer les spectres). Je pourrais m’auto-insulter à perte de vulve. En remettre. Tout dire et plus. Et puis briser ma plume et ma carrière. Mais je te ferais bâiller, novice, pauvre hère, trou du cul de basse-fosse, ours alléché, sornettoman. Et toi bâillant, c’est le courant d’air fétide assuré, droit jailli de ta grande gueule noire dont les dents branlantes gesticulent, et dont la langue râpeuse trempe dans la mousse verdâtre de toutes les vilenies que tu as proférées.
Cinq larfouillets, te dis-je. Assez ! N’en jetez plus. L’affreuse senteur de la mort nous chasse. Elle a été vaillante, la Valérie. Chapeau ! Moi, je récupère mes valoches, qu’au moins je soustraye mes loques à ces puanteurs putrides. En route !
Re-cérémonie de la carte et de la clé. Dans l’intervalle, une nouvelle préposée a remplacé la précédente. Plus amène, plus jolie, mieux roulée. L’échange se fait dans l’automatisme. Elle nous regarde avec envie, biscotte nos hardes. Valérie surtout l’impressionne. Les bonnes femmes, sous toutes les latitudes, tous les équateurs et les tropiques, tous les parallèles, les méridiens, les pôles, les points cardinaux (même quand ils sont en conclave), celles des villes ou des bourgades, des steppes de l’Asie Centrale ou de Central Park, des Champs-Zé, de Dizimieu-les-Tronches, de Pointe-à-Clown ou de Cap-Carnaval, toutes, architoutes, la nippe les obsède. Une jupaille, un chemisier, une babiolerie et les voici hypnotisées. Elles envient. Ont besoin. Plus elles sont blèches ou pauvres, tarderies irrémédiables, plus elles convoitent ardemment.
Les Russes, je vais te dire ma bien sincère façon de penser, ils ont la première armée du monde, le plus grand continent c’est le leur, ils baguenaudent autour de la Terre pendant des mois, vont virevolter dans les parages de la Lune pour glavioter sur la bannière étoilée qui tant les fait chier là-haut, mais leur point faible, c’est la lingerie féminine. Le jour qu’ils loqueront leurs bonnes femmes en Valisère, en 8 de Dim, en dessous vaporeux de chez Janet Reger (2 Beauchamp Pl. London SW 3), ce jour-là seulement, ils occuperont la vraie first place au box office des superpuissances, car c’est à la culotte de ses filles qu’on juge un pays.
Retour chez Valérie.
Un peu pâlotte, ma chère compagne. Elle en a pris un grand coup dans le portrait. Elle me paraît moins jolie. Ses lèvres se sont contractées, découvrant sa splendide denture. Ses yeux sont cernés. Ils brillent d’une fièvre qui s’appelle la trouille.
Elle se laisse choir dans un fauteuil.
— Que va-t-il se passer ? demande-t-elle.
— Le sais-je…
— On va découvrir la chose demain matin au plus tard et comme il s’agit de votre chambre…
— Si « on » avait voulu, elle serait déjà découverte. Car il s’agit d’une machination à laquelle le service de l’hôtel a fatalement participé.
Et je lui explique l’histoire de ma carte 5201 devenue la carte 6144.
— Alors pourquoi tarde-t-on à vous arrêter ?
— Je me le demande.
On se tait un peu. Et tout à coup, je m’aperçois de tu sais quoi ? Elle pleure. Parfaitement, de grosses belles larmes dégoulinent sur ses joues et pleuvent sur son chemisier de soie. Chagrin silencieux. Meurtrissure de l’âme.
— Valérie, chuchoté-je en m’agenouillant devant elle et en lui prenant les mains (faut faire vite parce que son nom n’a que trois syllabes).
Elle a un hoquet de détresse, réprimé à demi.
— Pourquoi cette abomination ? dit-elle.
Sa main s’envole, pareille à un oiseau, et vient se poser sur ma tête. Tu voudrais que je résiste à cet appel muet, moi, San-Antonio, qu’un regard de femme transforme en perchoir à perroquet !
— Ah, ne dites rien, ma chérie, soupiré-je. La vie est hideuse parce qu’elle est pleine de gens. Heureusement, il existe des instants d’exception.
Et poum, au charbon, Dubois ! Va gagner ta vie, mon Kiki ! Pars à la conquête du bel écrin digne de ton joyau.
Je pose ma tête sur ses genoux. Elle ne me repousse pas. Avant d’aller plus loin, faut laisser écouler un peu de temps, car la brusquerie est souvent néfaste dans ces délicates circonstances. Pour respecter le délai de bon usage, je m’astreins à compter lentement jusqu’à cent. Et c’est long quand t’as le mandruche qui surdilate. On croit que ça va vite, parce que jusqu’à vingt c’est dans la foulée. Mais merde, y a après. Quand t’arrives aux soixante-dix, ça se complique, le rythme se décale. A quatre-vingts, alors, merci bien ! Ça te fait une syllabe de mieux à virguler. Mais la volonté d’un homme de mon estrempe résiste à l’impatience sexuelle. Je vais bien droit jusqu’à cent, je prononce cent. Et je m’offre le cadeau de le répéter quatre fois de suite. Sur l’air de la Cinquième. Qu’entre parenthèses ces quatre notes qui lui ont assuré le succès, n’étaient pas prévues par le génial sourdingue, simplement, c’était un de ses voisins de palier qui cognait à la cloison comme quoi il l’empêchait de ronfler avec son piano sur lequel il frappait comme un Beethoven.
Quand le cent est tiré (en général on dit que c’est le vingt) il faut le boire. J’engage donc ma main sur le chemin de la gloire et de l’honneur. Je pense à ce qu’il m’a dit, le père Jules, au bar de l’Hesperia, au sujet de la chatte à Valérie, qu’il assure d’un beau blond mordoré.
Allez, pèlerin, va ta route !
Elle se laisse contaminer le circuit. Moi, je ne suis plus qu’une exquise bête à bêbête. Je me dis commak que, bon, certes, l’avenir se présente sous d’horribles hospices grabataires, mais qu’à plus forte raison, il faut vivre l’instant à pleine gomme. Se régaler jusqu’à outrance. En prendre plein l’heure qui vient et tant pis pour les autres, on avisera ensuite.
— Eteignez, éteignez ! me supplie-t-elle dans un souffle.
Tu parles que j’obtempère. M’arrachant aux premières délices, je me précipite sur le commutateur, le tâte et le commute à tort, à teur et à travers. Qu’enfin la lumière chut. Elle choit. M’échoit, précieuse compagne de mes sombres desseins animés[9]. Une clarté parvient de la baie sans volet. Un simple rideau insuffise. Peu à peu, la pénombre s’éclaircit. Je distingue Valérie qui se déshabille fiévreusement, tenant ses fringues en grand mépris et les laissant tomber au sol, comme des fruits mûrs au pied de leur arbre[10]. J’en fais autant. Après quoi, nous nous précipitons l’un vers l’autre. Nous nous étreignons farouchement. Scène classique mille fois décrite. Je passe.
L’amour, c’est retarder un instant. Le déguster par des manœuvres différatoires. Faire qu’on aille le plus longtemps possible avant le baiser aux étoiles. Le principe est simple, le parcours linéaire, c’est pourquoi il convient de l’agrémenter à grand renfort d’imaginanceries. Côté gamberge, j’ai quelques ressources. Je vois, souvent, à l’issue d’une queuterie, je crois avoir tout employé, tout mis en œuvre, tout exploré. Je récapitule, je postcontrôle. M’efforce d’avoir l’esprit chinois, moldave, arbi, simpliste, machiavélique, chiraquien, valoisien, déterminé, observateur, critique, d’Eloi, de sel, de vin, de corps (surtout) pratique (oh oui !), terre à terre (ah ! ça), bien tourné, léger (toujours) et avant tout : de suite (le seul qui passionne réellement les dadames). Et donc, ayant bien révisé ce que je viens de prester (de prestation), j’éprouve une confuse amertume en songeant que je ne pourrai que me répéter à la prochaine.
Mais mon ange gardien qui est dégueulasse comme tu ne saurais croire, vieille et me chuchote, la fois suivante, de nouvelles initiatives plus corsées, mieux inventives et salingues à t’en faire mouiller la demoiselle qui joue de l’harmonium à la chapelle de la maison de retraite des vieux onanistes de France. Faut dire qu’à chaque patiente, je suis inspiré par le personnage. Telle me donne envie de ceci, telle autre de cela, une blonde me porte à la gloutonnerie fourchue, une brune au soubresaut de bretteur ; une fossette culière appelle au lapsus linguae, une touffe volubile au défrichage polisson. Question d’opportunité. T’as des nombrils solliciteurs, certains qui, au contraire, te déconcertent. Rare qu’une gonzesse soit toute bonne : pile et face. On rencontre plein d’objections sur les corps de nos dames.
En ce qui concerne (en deux mots) Valérie, je sens qu’il faut la cueillir à la frissonnante. Elle, c’est pas Les Indiens sont dans la plaine qu’il convient de lui programmer en début de séance. Cette mousmé, ça s’entreprend au Vivaldi. Pianissimo, frivoletto. Les légères morsures du lobe, les pourlècheries au cou, le gratti-frutti val d’aotien. Pas de frénésie. De la langueur. Des bribes de vers, ceux d’Alphonse, à la pompe onctueuse, ou ceux du beau-fils au général Aupick, plus maîtrisés, et les toujours modernes d’Arthur, les si simplement bioutifouls de son gros Popaul flingueur. Poétrie, poétrie ! La magie de deux alexandrins chuchotés dans la caverne vertigineuse d’une étiquette finement ourlée quand, parallèlement et de façon concomitante, tes doigts s’enhardissent du côté de chez Swan. Ah ! beauté de l’instant qui frissonne. Et tu frissonnes de l’instant. Car il faut tisser l’instant avant que de le vivre, l’aménager pour le plaisir escompté. Nous autres, architectes du désir, le savons (de Marseille) et y pourvoyons. Car, comme tu fais ton lit tu te couches ; et femme bien préparée est plus qu’à moitié faite.
Elle a entonné la chanson des blés d’or, Valérie. La roucoulade légère. Je prends mon temps. Un tel besoin d’abandon m’anime que je me sens cap de lui faire the love toute la nuit, jusqu’aux premières lueurs de l’aube.
Mais hélas, mélasse, et l’as, trois fois z’hélas, le téléphone, cet instrument de chiasse, ce petit furieux malencontrueux, ce pernicieux, ce débandeur retentit. Quelle étrange et vilaine sonnerie ! Pas comme nos bigophones francs et massifs parisiens qui se mettent à gueuler au charron à plein gosier. Celui-ci fait un bruit de roulette de dentiste. Moi, je le trouve funeste. Curieux comme les bruits ont une âme, eux aussi.
Mon premier mouvement, une fois que je me suis ressaisi (c’est-à-dire une fois que j’ai lâché ma proie, poum !), est pour décrocher. Je me ravise in extremis, in partibus et presque in extenso en songeant que je ne suis pas dans ma chambre mais dans celle d’une jeune fille très convenable que ma voix, en ces lieux et à pareille heure, risquerait de compromettre aux yeux de l’hostellerie soviétique. Je lui laisse donc le soin de s’enquérir. Son geste est languissant, dis, je ne sais pas si tu te rends compte qu’elle trempait déjà dans les extases à l’essence de rose, cette douceur !
— Allô, j’écoute ?
On lui cause français, à débit rapide.
Elle écoute et une vive contrariété se lit sur son visage déjà touché par l’aile de l’amour.
— Mais je vous en prie ! exclame-t-elle. Mais, monsieur, qu’est-ce que c’est que ces façons ? Pour qui me prenez-vous ? (Elle est nue avec les jambes qui marquent quatre heures moins vingt et la mordorance emperlée.) Je vous prie de cesser…
Elle me prend brusquement à témoin.
— C’est le vieux rigolo qui me demande d’aller calmer son copain, celui qui vous traitait d’assassin ! Il paraît que ce dernier est en pleine crise et exige qu’on appelle la police.
— Dites que vous arrivez ! fais-je.
— Mais vous…
— Je vous en prie, j’irai avec vous !
Elle marque un temps, puis demande :
— Quel est le numéro de votre chambre ?
Leningrad 21 h 08.
O Dieu, l’étrange scène.
Que celle qui nous découvre Jules, en pyjama de cérémonie rouge, à brandebourgs violets et ceinture de bonne renommée. Gesticulant, éructant, fiévreux, hagard (comme Salazar) les yeux hallucinés, la voix rauque, criant à l’aide ! Déclarant qu’il ne saurait dormir à quelques mètres d’un charnier. Et qu’on va le tuer, lui aussi, et tout ça, comme quoi je suis de connivence avec l’assassin, que je suis l’assassin peut-être même, en personne.
O Dieu, l’étrange scène.
Que celle qui nous découvre son pote Césaire, le joyeux complice en tricot de corps, caleçon court dont les jambes s’arrêtent toutefois à la hauteur des genoux, campé sur des pattes grêles et poilues ; sorte d’étrange insecte infiniment grossi. Il conjure son ami, le supplie de fond en comble, comme quoi il ne s’agit pas de délirer, qu’ils sont en Russie extrêmement soviétique, qu’une telle crise et de pareilles hallucinances risqueraient de lui valoir l’asile psychiatrique, à lui, Jules. Et merde, les asiles psychiatriques russes, on sait ce que c’est. En moins d’un mois, le Jules reconnaîtra qu’il est le plus grand criminel de l’Histoire humaine ; que le Vampire de Dusseldorf, le docteur Petiot, Landru et leurs honorables collègues n’ont fait que de la broderie en chambre, comparé à ses forfaits. Et qu’il ira au goulag, Julot, comme tout le monde. A marner pour les morues nordiques dans les mines de sel. Tout ça. Mais Brochu n’écoute pas.
Heureusement que ma douce camarade d’expansion fait son entrée. Ça lui cloue le bec, Jules, l’inopinance d’une somptueuse gonzesse, ce forniqueur invétéré. Il reste le clap ouvert.
Moi, embusqué dans le bout de l’antichambre, je suis la scène furtivement. J’ai bien raconté tout à Valérie. Alors elle comporte suivant mes données.
— Voyons, cher ami, ne vous excitez pas. Nous sommes entre Français de bonne compagnie.
Elle s’assoit au bord de son plumard en croisant haut les jambes. Du coup, le vieux délireur se met à baver de concupiscence.
Il avance la main.
— Je veux toucher, il dit. Votre belle chatte mordorée. Laissez-moi la toucher, nom de Dieu !
Elle refuse, tu penses. Avec une indignation bourrée de rage. Césaire qui m’a aperçu vient me rejoindre dans le couloir.
— Il a une grosse crise, me dit-il, fortement embêté. Il croit que vous avez tué des gens à la chambre 6144. C’est bien le numéro de votre piaule ?
— Eh bien…
— Oui, bon, alors soyez gentil, emmenez-le la visiter, qu’il s’aperçoive de son erreur.
— Dans l’état où il se trouve, ça ne lui fera ni chaud ni froid, assuré-je précipitamment. Il vaudrait mieux lui administrer un calmant.
Césaire hausse les épaules de l’amertume.
— Jules, y a que la pointe pour le calmer. Vous croyez que la petite acceptera de se laisser sabrer ?
— Vous la prenez pour une pute ?
Césaire Tringleur hausse les épaules.
— Tout de suite les grands mots ! Soulager ses semblables ne relève pas de la prostitution tout de même. Elle ne lui ferait qu’une bonne manière de rien du tout, mon Jules serait remis d’équerre et la vertu de votre petite amie n’aurait pas à souffrir. Ou je me trompe ?
Il a une vision quelque peu déformée de la société, le cher homme. A polissonner à longueur de vieillesse, les deux garnements ont un peu perdu de vue ce que les bourgeois et les communistes appellent encore le sens moral.
— Pourquoi ne feriez-vous point appel à la dame américaine qui vous a servi de flacon de sels, à table, ce soir ?
— Elle est un peu blette, dites donc.
— Nécessité fait loi, mon cher. Nous serions à Paris, trouver une partenaire de diversion pour votre copain serait l’affaire d’un coup de fil. Mais dites, la Russie… Vous imaginez ça ! L’Ukraine, l’Oural, le goulag, les photos de Brejnev…
— Peut-être, admet-il, ébranlé. Comment la récupérer ? Je ne sais même pas son nom…
— Ne bougez pas, Mlle Lecoq va s’en charger. Il suffit de questionner notre guide, le tuberculeux à barbe van goghienne. Vous voulez-bien, Valérie ?
Elle ne demande qu’à s’esbigner, la pauvre chérie. Alors elle emmène vite fait son beau sexe à crinière d’or à l’abri des convoitises. Moi, j’ai hâte de le retrouver en tête à tête, tu parles ! Les femmes, c’est capricieux, en somme. Elles se donnent à ceux qui leur plaisent, mais crient au viol quand un autre les entreprend. Ou alors elles s’admettent prostiputes. Dans le fond, c’est pas tellement néfaste, prostipute. Ces filles ne sont pas à vendre, mais à louer. Louons donc, non seulement leur corps, pour une heure ou deux, mais aussi leur charité et leur esprit de sacrifesse.
On demeure les trois.
Jules me darde à yeux injectés.
— Vous ne vouliez pas que j’entre dans votre chambre, me dit-il, parce que vous saviez ce qui s’y trouvait.
Protester, ergoter, tenter de lui démontrer que si j’avais connu l’existence de ce charnier, je n’aurais jamais ouvert ma porte en sa présence, équivaudrait à reconnaître le bien-fondé de ses accusations en présence de Césaire, ce qui me collerait deux énergumènes sur les endosses aux lieu d’un seul.
— Reposez-vous, ami Jules ! Reposez-vous, tout va s’arranger, bredouillé-je.
Je lui souris, lui balance des clins d’yeux complices. Mais il reste ferme sur ses positions, le vieux bandit.
— Césaire, dit-il, tu me connais. Si je te dis qu’il y a des morts plein sa taule, tu peux me croire.
Césaire commence à être ébranlé par le ton pathétique de son pote. Il me regarde d’un œil plus nuancé.
— Ecoutez, il me dit…
Je sais déjà la suite.
Il l’a dit tout de même.
— Bon, puisque votre chambre est dans ce couloir, laissez-moi y jeter un coup d’œil, quoi, ainsi…
J’ai pas pu me retenir. Ma droite est partie toute seule. Sèche comme la bouche d’un orateur. Crochet ou direct ? Je serais infoutu de te le préciser. Toujours est-il qu’elle a percuté la ganache à Césaire, et que voilà le pauvre bonhomme en travers du lit, par-dessus son copain. Il a les yeux comme ces lunettes truquées qu’on vend dans les magasins de farces et attrapes, avec les prunelles derrière les verres qui vont dans tous les sens, au gré du mouvement.
Jules ouvre sa grande gueule pour une clameur de détresse. Parti comme je suis, je la lui ferme d’un féroce coup de saton. Ça claque. Son tiroir est déboîté. Il va causer avec une paille, désormais. Il essaie d’exprimer son mécontentement juste au moyen du larynx, mais c’est nettement insuffisant. Tout ce qu’il émet, c’est un bruit qui hésite entre le gargarisme et le lavabo bouché.
Je suis pantelant, brusquement, vidé comme par un effort surhumain. Simplement parce que je viens de frapper deux vieillards. Non, mais qu’est-ce qui m’a pris ? Tu peux m’expliquer cette navrante réaction ? La fatigue, tu crois ? Je suis à bout de nerfs ? Trop forte tension intérieure ? Le couvercle de la marmite qui vient de sauter ? Probable, oui.
Je regarde mes deux pauvres débris, en hardes sur ce lit.
— Navré, dis-je. Je…
Pas le temps d’en causer mieux. V’là qu’on se met à beugler dans le couloir. Un cri qu’on lance en courant et qui flotte comme du papier torche-cul brandi par un gamin.
Je cours à la lourde. L’écarte avec précaution. Je vois une dame touriste, plutôt grasse, plutôt jeune et plutôt moche qui valcade et cavale en hurlant comme une possédée. Elle agite ses bras en folie. Et c’est très impressionnant, quoique grotesque. Parfois le ridicule ne tue pas : il fait peur.
Elle court vers les ascenseurs. Son immense cri attire du monde sur les seuils des chambres.
Comme les autres, je mate vers le fond du couloir d’où elle arrive, cette personne. Et ce que je vois me glace, m’asphyxie, m’obstrue tout ce qui ne devrait pas l’être, que notre handicap, nous autres, c’est tout ces milles et mille tuyaux dont nous sommes tributaires, que le moindre se bouche et tu crèves, gros malin qui attend la Légion d’honneur !
Un homme est affalé dans le couloir, ruisselant de sang, déchiqueté de la gueule. Il essaie de ramper. Une horrible traînée rouge le suit. Cet homme, tiens-toi bien, et tiens-moi aussi par la même occase, est sorti de « ma » chambre. Un rescapé. Un mal-mort plutôt. Il a repris connaissance et s’est extrait de l’hécatombe. Il est parvenu à ouvrir la porte, à gagner le couloir…
Il est là, exsangue, silencieux, déchiré, perdu.
Et moi, je me dis, ô égoïsme indélébile, monstrueux self-amour, je me dis :
« Un témoin du carnage ! Il va pouvoir dire qui a commis cet abject (pas mal, abject, assez fort, non ?) forfait (forfait aussi est de circonstance). Alors je m’élance vers lui. J’hèle les gens qui, sidérés, bleus de frousse, ne se décident pas à franchir l’encadrement de leur porte. »
— Venez ! Comme on ! Quick ! Fissa ! Presto ! Vite !
Déjà je suis agenouillé devant le malheureux en charpie. Il a un œil crevé, un trou dans la tête, une caverne à la poitrine.
Il se tient acagnardé contre le mur, sa joue sanglante seule paraît le soutenir.
— Que vous est-il arrivé ? je lui demande en : français, anglais, allemand, italien, espagnol.
L’œil cyclopéen injecté de sang, moribond, se pose sur moi.
Je voudrais porter assistance à ce malheureux, mais en faisant quoi ? Il est impossible de le toucher. Impossible de le soulager. C’est un être sorti de l’au-delà qui gît dans ce couloir. La pierre du sépulcre s’est quelque peu écartée pour lui livrer passage, néanmoins il garde les pieds dans la tombe, indépotable à jamais.
— Que vous est-il arrivé ?
La bouche s’entrouvre davantage, des bulles de sang s’en échappent. L’œil rassemble des reliquats de lucidité.
— You ! crois-je percevoir…
— Moi ? je répète. Me ?
— Killer !
Ça, il l’a dit. C’était audible. Presque net.
Killer ! C’est-à-dire tueur.
Ma raison tire-bouchonne.
Le mourant me traite d’assassin. Moi ! Moi ! Moi !
Un grand gros zig m’a rejoint, avec une gueule, des bretelles et un passeport américain.
Il regarde en réprimant une grimace car le spectacle n’a rien de ragoûtant.
— Qu’est-ce qu’il a dit ? fais-je connement.
J’espère quoi ? Qu’il va me détromper ? Qu’il a entendu autre chose ?
— Il vous traite de tueur, fait l’homme en américain et avec beaucoup de placidité.
— Folie ! Il délire !
Bien entendu, c’est le moment que choisit compère Jules pour sortir de sa chambre et hurler à l’assassin en me montrant du doigt.
Ce que voyant et entendant, le gros Américain me shoote un fabulons coup de pompe dans le cervelet.
Black complet !
Quelque part, à une heure que j’ignore, mais sûrement indue.
Complet…
J’exagère. Il est plus difficile qu’on ne croit de perdre totalement connaissance. L’homme garde toujours conscience en lui. Même à travers les comas, les anesthésies et toutim. Des fois, je me dis : même après la mort. Tu me diras pas que les défunts n’ont pas sur le visage un air d’en avoir deux, plein d’équivoque, non ? Qu’à mon avis, ils nous ont largués imparfaitement. Ils continuent de penser ce qu’ils pensent, s’ils ne voient plus ce que tu vois.
Mais j’outre.
Le gnon m’a coupé toute force, plongé dans les brouillasses, mis en veilleuse, quoi. Cela dit, je perçois les brouhahas environnants, les cris et chuchotements, piétinements, cavalcades.
On me chope par les bras, on m’entraîne, deux personnes. Et puis, comme cela ne va pas assez vite, une troisième me cramponne par les pinceaux. On me charrie en arc de cercle. J’ai le prose qui pend, parfois cogne sur le plancher. Je sens battre des portes. Puis des courants d’air me bassinent la frimousse… Quelqu’un me fait respirer quelque chose, j’ignore quoi, Dieu que ça pue fort ! Mon citron n’y résiste pas, au lieu de ranimer, je mergitur. Maintenant, ma perception est infime infime. Tout juste si j’ai conscience de me déplacer à bord d’une bagnole. Dans le coffre sans doute, vu que je suis recroquevillé. Tout est d’une folle obscurité.
Le temps ne suspend pas son vol en mon honneur.
Il continue ses manigances à la con.
Je suis le mouvement.
A la fin je m’abstrais vraiment totalement, comme si je m’engloutissais dans un profond, profond sommeil.
Ailleurs… plus tard.
Un type me flaoute à l’aide d’un stéthoscope. Le froid de l’instrument, sur ma peau, c’est comme si un gros insecte m’arpentait l’anatomie, région boréale. Je distingue un homme, pas des mieux fringué, avec de gros favoris frisés, dans les tons roux marqué de bœuf. Il sent la bière aigre, comme les chiottes de la gare à Vyborg. Et il la rote volontiers, sans essayer d’atténuer son lance-flammes. J’en prends plein la poire. Je crois que ça contribue à m’arracher aux limbes.
Je suis allongé sur une banquette recouverte de moleskine, les bras pendants, ce qui me meurtrit les épaules.
Panoramique sur ce qui m’entoure.
La pièce est grande, mal entretenue, la peinture d’un jaune pisseux s’écaille. Un gros globe électrique bourré de mouches mortes pend du plafond à l’extrémité d’un tube chromé. Une table à tiroirs, style administration désuète. Deux hautes fenêtres aux vitres dépolies, avec des volets intérieurs qui partent en digue-douille. Une magnifique photographie en couleurs de Brejnev, du temps qu’il vivait[11]. Son regard bienveillant est justement posé sur moi. Il paraît me réconforter et je me sens plein d’une infinie tendresse pour ce visage ouvert, dont le rayonnement ferait bronzer un récolteur d’endives belge.
Derrière le bureau, un militaire, tête nue, ayant son kibour posé devant soi. Homme au masque énergétique, au regard plutôt clair et vide. Il fume une énorme cigarette, les deux coudes sur la table, l’air perdu dans des réflexions à changement de vitesse.
Un civil est assis au bout de la même table. Deux soldats sur un banc de bois.
L’ensemble fait songer à une pièce de Sartre. Il y a indiscutablement un climat et le décor est réussi. Qu’en sera-t-il du texte ? L’avenir nous le dira.
Le gars au stéthoscope (je sais jamais où on fout le « h », faut chaque fois que je regarde dans le dico) s’écarte de moi. Il arrache de ses portugaises les deux petits embouts caoutchouteux et se met à siffloter.
Il enroule le tube de l’instrument et va le ranger dans un tiroir de la table. Tu vois ?
Après quoi, il prend une chaise libre et l’acalifourchonne.
Les autres continuent de ne pas moufter. Ils semblent attendre. On devine que ces gens ont l’habitude et qu’ils peuvent rester ainsi, des heures à se branler les couennes sans piper. Tu penses, des gonziers capables de rester plus de quatre mois sur orbite, dans une capsule, à faire des mots croisés russes, ce qu’ils en ont à fiche de mijoter dans un burlingue. Le plus curieux, c’est que l’homme au stéthoscope m’a ausculté et n’a pas livré aux autres les impressions qu’il retirait de son examen.
Personne ne s’occupe de ma pomme, excepté mister Brejnev, lequel ne se lasse pas de me défrimer par-dessous ses admirables sourcils de barbet (d’Aurevilly, bien entendu).
On entend se pointer une bagnole un peu poussive.
Elle stoppe non loin et un ramonement de pas retentit, qui croît sans se multiplier. On frappe. L’officier crie du russe, la porte s’ouvre. Un curieux cortège se pointe. Deux types en civil, portant des manteaux sombres, des chapeaux sombres et des mines sombres entrent, attelés dans les brancards d’une civière.
Sur le brancard gésit le malheureux qui est sorti de la chambre, tout à l’heure au Mockba (qui s’écrit également Moscou, mais pas la peine de le seriner aux Occidentaux). Pourquoi n’a-t-on pas drivé ce julot à l’hosto ? C’est barbare de le traîner ainsi dans des locaux policiers, alors qu’il vit probablement ses derniers instants.
On dépose le brancard au sol, tout près de ma banquette. Les deux gus en sombre se relèvent. Ils sortent. L’officier se recoiffe de son képi à bande jaune. Il marche vers moi, les mains au dos. Il se penche sur le blessé. Lui dit quelques mots en soviétique. Le cyclope me darde à nouveau. Il a la vie chevillée au corps, décidément.
Le militaire lui pose des questions.
L’autre y fait des réponses monosyllabiques, mais il réussit néanmoins à s’exprimer.
Et tout à coup, l’officier m’adresse la parole en français. C’est tellement inattendu que j’en sursaille, ou tressaute si tu préfères, moi je m’en branle.
— Il dit que vous avez tiré sur lui et ses compagnons à l’aide d’une mitraillette munie d’un silencieux une fois qu’ils ont été groupés dans la chambre 6144. Il vous reconnaît formellement.
— C’est faux, je n’ai tiré sur personne.
— Vous reconnaissez occuper la chambre 6144 ?
— Non, on m’a primitivement donné la chambre 5201, c’est seulement par la suite que m’a été attribuée la chambre 6144.
L’officier dit quelque chose. Un soldat va à la porte et répercute l’ordre qui vient de lui être donné. L’un des sombres civils qui a coltiné le brancard se pointe avec ma valoche. Il la jette positivement sur le plancher, pour bien marquer son mépris. Fait jouer les fermoirs et la fout à renverse. A travers le pêle-mêle de mes fringues de dandy superbe et généreux, luit l’acier bruni d’une arme. Il s’agit d’une mitraillette Kalakouma, la dernière création japonouille.
— L’arme qui vous a servi à abattre vos victimes, annonce l’officier.
— Quelqu’un l’y a mise, protesté-je.
Mon interlocuteur ne marque aucune impatience, pas le plus léger signe d’humeur. Quoi que je dise, il demeurera impavide, c’est promis, juré. Il est là pour ça, pour garder un calme inattaquable en toutes circonstances. Pas un mot plus haut que l’autre, pas un geste plus vif que celui qui l’a précédé. Le regard uni, qui se pose sans s’arrêter, et continue de traverser ta matière miséreuse de coupable.
C’est désespérant. C’est hurlant. Tu voudrais lui cloquer une lampe à souder dans l’oigne, manière de lui arracher des réactions. Mais ce mec n’est pas un réactionnaire.
Il donne un nouvel ordre (pas un ordre nouveau, nuance !) Ses sbires vont quérir quelqu’un ; tu sais qui ?
Oui : elle, la jolie Valérie que, bon Dieu de chiasse, je n’ai pu finir de falbaler. Elle que j’ai dû larguer en pleine envolée. Elle que, très probablement, je ne bavouillerai plus.
Elle est là, très pâle, très fragile, les yeux couleur d’effroi.
— Cet homme a amené ses bagages dans votre chambre ?
— Oui.
— Il vous a montré les cadavres se trouvant dans la sienne ?
— Oui. Mais je suis persuadée qu’il est victime d’une machination.
— Retirez-vous !
Il confirme en russe. Les soldats font sortir Valérie. Ils reviennent avec devine qui ? Jules et Césaire, les Laurel et Hardy de la Tringle.
Ces deux sagouins sont volubiles, entrouillés à bloc et plus volubiles qu’un congrès de camelots.
Ils se chevauchent du verbe et de l’intonation. Chacun veut donner sa version. L’officier les écoute en les laissant se dépatouiller, ne tente pas de discipliner leurs dépositions. C’est du brouillage mutuel. Un vrai numéro de bafouilleurs. Ils disent tout, en détail, et même rajoutent çà et là des choses qui leur sont venues depuis. Jules met l’accent sur le fait que je refusais d’ouvrir ma porte, que j’ai menti en assurant qu’il y avait une belle fille dans ma carrée. Et qu’ensuite, je lui ai demandé de fermer sa gueule, l’ai menacé de graves ennuis s’il parlait. Mais il a parlé tout de même, Jules. La vérité avant tout. Le courage, il connaît.
Et moi, grand lâche, massacreur de vieillards, je les ai estourbis, lui et son beauf, quand j’ai senti que ça se gâtait. Tout ça. Césaire raconte aussi. Ils égosillent de conserve, comme dit toujours mon ami Olida.
Quand enfin, m’ayant dûment accablé, vilipendé, ils la ferment, l’officier les congédie aussi nettement que naguère la môme Valérie. Et puis aussi, il dit qu’on rembarque le blé. Et la situasse redevient ce qu’elle était avant ces confrontations.
Je sais que je suis perdu. J’ai trop joué au nœud dans cette affaire. J’aurais dû donner l’alerte au moment de la funeste découverte. Je me répète ça tant et plus, mais les « j’aurais dû », dans la vie, n’ont jamais tiré personne de la merde.
Ma seule issue de secours c’est de tout dire par le début, sans rien omettre, au besoin de solliciter l’appui du Vieux. Pourra-t-il quelque chose, depuis Paname ? Il déteste se mouiller, Achille. Une sainte horreur des complicances, il a, ce melon !
— Puisque vous comprenez le français, dis-je, je vais vous raconter une curieuse histoire.
Et j’attaque. Succinctement, sous le regard de chat comblé de Leonid Brejnev.
Quelque part… minuit.
Moi, tu vois, j’aurais aimé qu’on enregistre mon petit récit. Au moins qu’on prenne des notes. Mais je t’en fiche ! Ma dépose ressemble à un monologue. Personne ne l’écoute. L’officier, peut-être ? Je ne sais. Il paraît si lointain, et de s’en tant tellement foutre qu’il me faut beaucoup d’énergie pour narrer. Heureusement, j’ai le goût du récit et il m’arrive de me suffire à moi-même, de raconter en circuit fermé, étant simultanément le conteur et l’auditoire. Ça me sert de récapitulatif.
J’attaque donc : Paris, les attentats, Bézamé Moutch, l’avion, les titres de voyage pris dans la poche de Moutch, moi et ma copine, ma petite potesse morte, puis moi et Valérie. La clé glissée dans ma vague, à Vyborg. Je passe sous silence l’incident du paquet déposé dans les chiches du bus afin de ne pas compromettre davantage Valérie.
Pour conclure, je donne le numéro privé du Vieux. Je demande instamment à l’officier de l’appeler. J’ajoute qu’en attendant, il me serait agréable de discuter le bout de gras avec mon consul.
Je suis très éprouvé, en fin de compte. Ce voyage et ce qui s’en est suivi, hou ya yaille, à la tienne !
Quand je me tais, je rêve de champagne bien frappé. J’en voudrais un plein verre à bière, comment que je te ferais disparaître ce divin breuvage, mousse et bulles comprises.
L’officier va remuer mes nippes du bout du pied. Il se baisse pour ramasser différents objets. Il s’agit des portefeuilles que j’ai prélevés sur les cadavres.
Et dire que je ne les ai pas seulement ouverts, tellement j’avais hâte de jouer le grand air de « Ramone-moi » à Valérie Lecoq.
Une preuve de plus contre moi.
Il est foutu, le Sana.
Comme ils m’ont laissé ma montre, je constate qu’il est minuit et que donc nous passons séance tenante au…