MARDI DES CENDRES

Leningrad 6 heures.

Pour rêver, je rêve.

Que dis-je : je cauchemarde !

Une vraie infection, ce songe. Je suis au pied d’une benne basculante grande comme un département français. Elle a basculé, donc se trouve à la verticale devant moi. Faut que je la gravisse. Seulement elle est en tôle lisse, tu penses ! Je n’ai, pour réussir l’escalade, que les rainures qui la zèbrent à intervalles réguliers. Commode, hein ? J’entreprends donc de grimper, je parviens à m’hisser de deux mètres, mais je lâche prise. Alors je recommence ma tentative ! Et tout en haut, il y a un horrible type à la gueule pleine de suie qui, pour me faire lâcher prise, me lance des cochons morts. Tu juges du travail, camarade ? Faut avoir l’esprit sacrément tordu pour se payer des rêves commaks. Si tu as une Clé des songes à portée, penche-toi sur mon cas, il doit être aussi intéressant que ceux du pied-bot dont cause Prévert.

Mais la turluterie du cornichon m’arrache à ces vapes malfaisantes.

Je décroche à grand-peine car j’ai le cigare en feu. Un peu de fever, probable. D’ailleurs la gorge me brûle comme lorsque je démarre une angine.

— Salut ! me lance une voix allègre. Il est l’heure !

L’heure de quoi ? De mon exécution capitale ?

— L’heure de quoi ? je demande.

— Ben… de la décarrade, mon pote !

Cette voix !

Brusquement…

Quel réveil ! Est-ce un nouveau rêve qui se branche sur le précédent ?

Je me sens le bol en flamme. Mes tempes font des « vrzzoum vrzzzoum », comme si on y avait branché un courant de 220 volts. Peut-être que je me trouve sur la chaise électraque, non ? Un petit jour miséreux traverse le méchant rideau de toile beige tendu devant la baie. J’avise mon costar, sur une chaise… Mes tatanes, posées à la diable.

— C’est Béru ? articulé-je.

— Et qui tu voudrais que ce soye, messire l’artiste ? Dis donc, j’ai l’impression qu’ le champ’ ruscoff qu’on a biberonné hier t’a filé du mou dans la pensarde, non ?

— Quel champagne ? Où, du champagne ?

— Bédame, çui de l’hôtel qu’on s’est liché en matant l’espectac’ ! T’avais l’air d’ t’en ressentir pour la Carmen-cita blonde qui trémoussait le fion d’vant toi. Même qu’elle s’en a aperçu et t’a refilé la rose d’son corsage. Le père jules en bavait d’jalousance, c’vieux nœud branlochant !

— Ecoute, Gros…

— Merde, j’écout’rai plus tard, bouge-toi le cul, l’bus décolle dans trois quarts d’heure, t’auras à peine l’temps de biberonner une tasse de caoua.

— Mais alors…

— Quoi z’encore ?

— On est mardi ?

— Oh, dis, ça va plus mal qu’ j’l’eusses-tu cru, ’vidernment qu’on est mardi, et on y s’ra toute la journée, hé, Bébé rose ! Allez, grouille, j’t’attends en prenant une p’tite collection légère : œufs au lard, soupe aux choux, viande froide, ça colmate les ébréchures.

Il raccroche.

Je me traîne dans la salle de bains. Tout en mettant mes ballasts à zéro, je m’examine dans la glace piquetée. Vache de frime. A croire qu’on vient de m’opérer du foie, de la rate, du gésier et de trois testicules. A faire peur, l’Antoine ! Oh, ce pauvre mec ! Je me murmure : « On est mardi. Donc j’ai pioncé tout le lundi, plus la nuit du lundi au mardi. D’accord, j’avais du retard de dorme, mais quand même. A moins… »

A moins que j’aie vécu la journée d’hier sans m’en apercevoir !

Et puis Bérurier…

D’où sort-il, cézigue ? Comment se fait-il qu’il soit à l’hôtel, tout guilleret, tel qu’en lui-même, rigolard et décidé ? Quand a-t-il refait surface ? Où était-il passé ? Que signifie ? Que…


Une demi-plombe plus tard, je me présente au restaurant bruissant de l’hôtel Moscou. Je vais à « notre » table. Tout le monde s’y trouve, achevant de s’empiffrer : Béru, les beaux-frères Tastemoules, Valérie, les gougnes, les vieilles Sudamerloques, le Levantin à gueule de Docteur Mabuse, le chauffeur finnois, le guide tubar à barbe d’or, les autres. Ça croque, ça jacasse la bouche pleine. Y a des remugles de saucisses au beurre, de chou bouilli, de café refroidi. Sa Majesté s’est taillé un succès franc et massif en exécutant une bite et ses compléments directs d’objet dans de la mie de pain. Il l’a posée sur le goulot d’une bouteille d’eau et il la propose à la vénération des foules. « Coquette enfant ! », annonce le digne homme. Les gouines haussent les épaules comme quoi elles trouvent ça répugnant, les Sudasses gloussent de gêne. Le barbu poitringue exorbite, impressionné par les dimensions de l’objet. Aux tables voisines, on se pousse du coude, on pouffe, on louche sur ce paf comestible, modelé par Alexandre-Benoît Bérurier, dit Queue-d’âne, l’homme le mieux chibré du continent européen.

Bref, c’est l’euphorie des départs. Tout le monde est content du voyage. Une sacrée ville, Leningrad, avec ses palais aux teintes pastel, dans les bleus pâles, les roses fondants, les ocre délicats. Palais d’hiver, de l’Amirauté, forteresse Pierre-Paul-Jacques, perspective Nevski, tout ça, bioutifoule à outrance, molto grandiose, grâce à Pierrot le Grand, à la grande Catherine qu’avait des couilles occultes. Tous ces architectes venus de mon dentier pour bâtir, bellir, imposer les fastes impériaux : des Ritals, des Français, des Russes, et même un Allemand, ce con. Ils sont contents, les touristes. Bourrés de photos qu’on leur permettait de prendre aux arrêts. Le bus stoppait : « Photo ! » criaient les guides. Et clic clac zoom ! On te l’emmagasinait d’importance, la vieille Saint-Pétersbourg ; elle en a pris pous son Petrograd, nom de Métro ! Et la Neva, dis ? Tu te rappelleras bien, la Neva ? Da ?

Je me laisse choir en bout de table. Valérie m’adresse un petit signe complice.

Jules me dit, en plaisantant :

— Vous bouffiez votre matelas, ce matin ! C’est la danseuse d’hier soir qui vous a mis sur les rotules ? Vous avez vu que, si elle était blonde, elle avait la chatte noire ?

Il se marre. Césaire fait tu sais quoi ? Chorus ! Moi je balance des sourires vagues, indécis.

J’aimerais bien en sortir.

Devenir fou, dans le fond, c’est pas difficile, il suffit que tous les autres s’y mettent !


Vaalimaa 1 h 18.

Le poteau-frontière s’est rabaissé derrière nous.

Je vois, par la vitre arrière du bus, les factionnaires en capote kaki et casquette verte qui reprennent leur attente en travers de la route.

Les oiseaux gazouillent à tout berzingue, en russe ou en finnois, je l’ignore, mais on est en Finlande et je ne parviens pas à y croire.

J’ai, à tout jamais-me-semble-t-il dans le bocal la vision des corps entassés dans la chambre 6144. Et voilà qu’il se serait agi d’un mirage. Mirage, l’immeuble où l’on me confronta avec le blessé, avec Valérie et les beaux-frères Duzob et d’où je partis, mains aux poches ? Mirage, la gentille Slovana et son taxi déglingué ? Mirage, mes trente heures de tringlerie furieuse avec elle ? Tout mirage, alors ? Ces histoires de chambre 5201 et de chambre 6144 ? Ces morts, ces policiers, cette clé qui me fut glissée en poche à Vyborg, mirages ?

Mirage, peut-être aussi, la disparition du Gros ?

Mirage, qui sait, ce voyage en Russie ?

Existé-je pour de bon, ou bien ne s’agit-il que d’une illuse ? Ma vie ne serait-elle pas qu’une impression de vie ? En admettant, avoir l’impression qu’on vit, c’est tout de même vivre, non ?

Je me suis installé auprès de Béru, dans le bus.

J’ai essayé de le questionner. Mais il s’est mis à me traiter « d’ensuqué », à clamer comme un perdu que moi « ça ne va plus la tête, les lendemains de biture. »

Pas mèche d’en placer une, avec lui. Tout de suite, le cri ! Alors je l’ai fermé.

Oh, j’ai bien tenté aussi de demander quelques explications à Valérie, et également à Jules Césaire, je me suis heurté à la même incompréhension profonde. J’ai essuyé ces mêmes regards surpris, inquiets. Visiblement, mes questions sont passées à côté de la gagne. Si j’avais insisté, je me serais carrément fait traiter de cinglé.

Soit : motus.

La seule chose…

Ecoute, tu ne le répéteras pas, hein ? Promis ? Jure-le sur la tête de ton nœud !

Bon.

Eh bien, la seule chose qui me fortifie, c’est mon mouchoir. Utile, un mouchoir. Le petit roi Victor-Emmanuel prétendait, en cachette de Mussolini, qu’il tenait terriblement au sien parce que c’était le seul endroit où il pouvait encore mettre son nez. Drôlet, non ?

Moi, je tiens au mien. Je le sors fréquemment de ma fouille. Je le déplie pour regarder l’un de ses coins. Il comporte une grande tache rouge. D’un beau rouge sang. Cette tache, je l’ai faite moi-même, là-bas, dans l’immeuble en construction de la banlieue de Leningrad. Je l’ai faite en appliquant mon tire-gomme dans une traînée de sang tombée du visage en compote de l’accusateur mourant. Du rescapé de la chambre 6144.

Eh bien, tu sais pas, l’ami ? Cette tache rouge sang ? Elle reste rouge sang frais ! Tu m’as compris, tu m’as ?

Elle ne brunit pas. C’est du rouge sans globules rouges ni leucocytes. Donc c’est pas du sang !

Et si ce n’est pas du sang, c’est que le blessé était un faux blessé.

Et si on m’a mis en présence d’un faux blessé, c’est qu’il y a du bidon, dans ce circus.

En tout cas je n’ai pas perdu la tronche.

Et si je n’ai pas perdu la tronche, c’est que Valérie et Jules sont bel et bien venus témoigner contre moi !

Et si on m’a laissé filer c’est qu’on me savait innocent, malgré les preuves qui m’accablaient. On tenait seulement à ce que je me sente coupable, c’est-à-dire à ce que je m’estime en état de culpabilisation du fait de ce faisceau de dépositions imparables.

Et si…

Oh, merde !

Je remets mon mouchoir marqué de peinture dans ma vague.

Ouf, la frontière a été franchie sans encombre. On ne nous a pas fouillés, on n’a pas regardé mes bagages. Mes bagages qui, « là-bas », contenaient une funeste mitraillette et des papiers…

Attends ! Attends, je crois comprendre. Je crois comprendre un tout petit petit infime minuscule bout de vérité.

Les cinq portefeuilles que j’ai prélevés sur les morts. Des morts vraiment morts, je puis le jurer ! Ces cinq portefeuilles, je ne les ai jamais examinés. Ça ne s’est pas présenté. Au 6144, j’avais trop hâte de foutre le camp. Dans la chambre de Valérie, trop hâte de limer. Ensuite il y a eu l’appel de Césaire, à propos de son pote en délire… Non, jamais je ne les ai ouverts. Eh bien, moi, San-Antonio, l’homme qui remplace le cheval au galop, la nuit de Valpurgis, les aphrodisiaques, le beurre, l’amant de lady Chatterley ; moi, commissaire San-Antonio, dit Sana, je te prétends que ces cinq portefeuilles ont joué un rôle prépondérant dans cette affaire. Et que, si je suis encore en vie, c’est parce que je ne les ai pas examinés.


Le bus roule dans la forêt enchanteresse.

Ah, la terre finlandaise ! Ses forêts, ses lacs, ses saumons, ses champignons olympiques !

La douane aux couleurs blanche et bleue.

Passeports !

Le zélé barbichu blond se charge de tout. Ça tamponne, on va pour repartir.

Non !

Ne voici-t-il pas que des motards, ils sont quatre, surviennent en pétaradant ?

Ils précèdent une grosse limousine noire. Ce véhicule n’est meublé que d’un chauffeur également loqué de noir.

Les motards se placent en ligne devant notre bus. Celui qui a des galons cousus sur sa veste descend de son coursier d’acier, comme on dit puis dans les journaux.

Il s’approche, monte à bord, demande les passeports que le blond tuberculeux à flocons tient encore contre sa poitrine évidée ou presque.

Il ne dit presque rien, le chef motard finnois. Le mini. Juste il compulse les passeports. En sélectionne cinq. Il déclare, en anglais :

— Les cinq personnes que je vais appeler devront descendre. Leurs bagages continueront sur Helsinki où elles les récupéreront par la suite.

Il appelle :

— Miss Valérie Lecoq, mister Alexander Bérurier, mister Bézamé Moutch, mister Césaire Tringleur et mister Jules Brochu.

Les gens cités, moi excepté, renâclent. Demandent des explications. Protestent qu’on va voir ce qu’on va voir !

Rien n’y fait. Nous devons nous soumettre.

Avec un gros serrement de cœur, nous regardons disparaître le bus sur la route d’Helsinki (j’avais déjà fait Helsinki Céteska dans un précédent, alors tu m’excuseras).

Un court instant, je me demande si nous n’allons pas être reconduits en Soviétrie. Mais non. On nous enjoint de grimper dans la limousine et c’est bien vers Helsinka Céteski (ça y est, je l’ai faite autrement) qu’on nous drive.


Dernière heure.

Chose étrange, personne n’en casse une dans la puissante voiture, une Cadillac d’un modèle assez ancien. On se laisse driver, cernés par les quatre motards, tels des personnages drôlement z’huppés. On aurait pourtant des questions à formuler tout fort, non ? On pourrait s’entre-demander si on a une idée, les uns les autres, de cette inquiétante intervention de la roussecaille finlandaise.

Moi, je pense à la mort de ma petite potesse, suicidée à la fleur de l’âge dans la chambre contiguë à la mienne. L’affaire a probably évolué depuis notre départ d’Helsinki. Les autorités ont sans doute envie de me questionner ferme, de même que les quatre autres Français qui se trouvaient dans l’hôtel Hesperia en même temps que ma copine et avec lesquels on m’a vu m’entretenir.

Sors-je d’un bouzin à la noix pour venir me vautrer dans un autre ?

Toujours est-il que je me fais des chaules sur mon frein.

Quand la tire ralentit, après une petite heure de vadrouille à travers forêt, il est complètement rongé, comme un os de côtelette dans une assiette d’Ecossais.

On s’annonce dans une magnifique et grave propriété de briques rouges. Les portes et les fenêtres sont peintes en blanc. Il y a un péristyle parthéno-panthéonesque devant la lourde, d’un très splendide effet, cossu, tout bien, bravo ! Qu’on se demande, en avisant cette altière demeure, qui d’important peut bien y crécher. En tout cas elle me rassure quelque peu, car je préfère être conduit dans un château plutôt que dans une prison, même si, d’une façon générale, on y bouffe plus mal et on y rencontre des gens plus cons.

Une tinée de voitures sombres sont remisées sur l’esplanade. Donc, y a du trèfle dans la crèche.

Les motards mettent botte à terre. Le chauffeur en livrée nous livre devant le perron. Personne ne nous ouvrant la portière, je prends l’initiative de descendre. Galant, comme en toutes circonstances, j’aide Valérie à en faire autant. Mes trois autres compagnons de voyage débarquent à leur tour. La rumeur de notre arrivée a attiré sur le seuil un officier finnois, impec dans un uniforme verdeux avec des machins jaunes, des boutons d’or, des décorations fuligineuses et antidérapantes, plus des lunettes aux verres teintés. Il est nu-tête, au point de ne pas avoir de crins sur la coupole. Juste il compense avec des favoris. Mais il les fait descendre très bas pour avoir l’air chevelu, j’espère pour ses manœuvres sur Epéda multispires qu’il a aussi du poil sous les bras et sur la poitrine, ce qui constitue pour un ratiboisé du promontoire un joli lot de consolation.

Il nous dévisage avec un léger sourire, puis s’avance vers moi, la main tendue.

— Commissaire Saan-Aantoonio ?

J’acquiesce du chef, alors qu’il s’empresse de se présenter :

— Colonel Dukkonliijoaa, des Sévices Spéciaux Finlandais.

Bérurier me bouscule pour le phalanger le premier :

— Très honoré d’êt’ ravi de vous faire la connaissance, mon colonel, et compliment pour vot’ français qu’est meillieur qu’ mon finlandoche, dit-il, cérémonieux. V’s’avez d’vant vous l’officier de police Alexandre-Benoît Bérurier, de la rousse parigote.

Le colonel reprend sa dextre pour me la confier, puis, sans la tendre à nos camarades d’épopée, il propose :

— Voulez-vous me suivre ?

On répondrait par non, j’me demande quelle gueule il nous brandirait.

Les Finlandais, je ne sais pas si je te l’ai déjà dit — auquel cas, je te le répète et t’as rien à ergoter, car toi, pour la rabâche tu tiens le pompon —, ils ont le sens du home, des matériaux, des couleurs, bref de la qualité de la vie, comme on dit depuis le dernier septennat.

Faut voir l’intérieur de la maison : ces mariages de bois, ces terres cuites, ces terres à point, bleues ou roses saignantes ! Les tableaux aussi, faut les admirer ; abstraits pour l’ensemble. Tu risques pas de te tromper avec l’abstrait ; tu dis que la composition est belle et t’es peinard.

Le colonel nous introduit dans un vaste salon où trône une cheminée de faïence, véritable monument aux dimensions impressionnantes.

Deux personnages s’y tiennent, le dos au feu pour se faire brunir les miches. Un grand bonhomme maigre, à la mâchoire carrée, vêtu de noir et portant des lunettes à monture argentée, et puis, devine ? Le Vieux !

O stupeur ! O étrange vision que celle d’Achille, à cet instant et dans ce lieu. Achille et sa calvitie rayonnante, mirobolante. Achille et sa rosette sur canapé qui poudroie. Achille, racé, vieille France, urbain, orbi, salutaire, assuré. Achille aux gestes du XVIIe siècle. Achille, notre pharaon superbe et généreux. Qui sait si bien parler, si parfaitement se taire ; user de ses yeux, de ses mains, de ses mimiques.

Il est là, calme, fier, sybarite.

Mains au dos, à la Philippe d’Edimbourg.

Hautain, surplombant, jaugeant. Ne s’étant pas déplacé pour rien. Tenant sa place et celle des autres. Le Vieux, le Dabe, Mister Dirluche. Le Grand Totem. Le Boss. Le Déplumé : crâne d’albâtre et z’yeux de lapez-la-Julie, comme exprime Béru.

Il dit en me montrant du menton, et dans un anglais parfait :

Ecce homo !

Puis, brièvement, à moi, en désignant son compagnon d’une courbette :

— Monsieur Kelkoonaar, le directeur de la Sécurité du Territoire.

Salut raide du type guindé.

Et Achille se met à décrire un arc de cercle (arctique) devant moi, comme un balai révolté qui ne sait pas par quelle face attaquer un excrément.

— Ah vous voici ! dit-il. Belle équipée, en vérité ! Bravo, charmant, merci ! On viendra célébrer votre culte après ça ! Superman, n’est-ce pas ? Voulez-vous que je vous dise, profitant de ce que ces deux grands veaux d’étrangers ne comprennent pas le français ? Pas superman : supercon ! Et je pèse mon mot ! Archicon, mon pauvre garçon ! Multicon ! Un triple con en une personne ! Ensuite, il ira écrire ses calembredaines, l’animal, se gargariser de ses fadaises. Monter en épingle ses exploits ! Le hic, c’est qu’elles ne sont pas de sûreté, vos épingles, San-Antonio. Ce ne sont que de pauvres petites épingles à faire éclater les baudruches ! Vous pourrez l’écrire de ma part. J’en fais cadeau à vos illustres supporters, ces naïfs, ces gogos, ces encenseurs de n’importe qui. Grands découvreurs de rien du tout. Des gens qui, voulez-vous que je vous dise ? méprisent les valeurs absolues. Allez leur parler de Pierre Loti, de Claude Farrère, de René Bazin. Vous verrez leurs réactions. Ils poufferont ! Et cependant, misère de Dieu, c’est quelque chose, « Mon frère Yves », non ? « Les Déracinés », dites ? ça s’appelle une œuvre, non ? N’en déplaise à vos petits amis Escarpit, Poirot-Delpech, de Rougemont et consort. Allez demander à votre professeur Sauvy ce qu’il pense des « Orientales ». Et puis ne me regardez pas ainsi, de cet air goguenard, monsieur le commissaire de mes fesses ! Pas devant ces deux escogriffes finlandais qui sont presque aussi stupides que vous, sinon je vais en prendre ombrage, oh que je vais prendre ombrage ! Ça y est, je prends ombrage. Cessez de me regarder ainsi où je commets l’irréparable !

Il se tait pour déglutir.

Bérurier demande :

— Pourquoi qu’il est en crise, le vieux nœud moisi ? Il va prendre ses vapeurs, c’ qu’est mauvais pour son attention artérieuse, à son âge.

— Bérurier ! tonne le Boss, ne me faites pas… Oh ! ne me faites surtout pas… Si vous me faites, je vais agir ! Et j’aurais honte d’agir en présence de ces deux grandes merdes finnoises.

— Ne vous gênez pas pour nous, dit doucement le colonel Dukkonläjoaa, en français.

— Je ne voudrais pas me laisser aller, assure Achille, devant des bœufs nordiques, ça la ficherait mal. Puis il réalise et se tait pile.

Alors je profite de son vertige pour intervenir :

— Bérurier a raison, patron, vous risquez l’infarctus à vous énerver pareillement. Exposez-moi plutôt vos griefs avec ce calme qui est votre qualité dominante et qui a toujours assuré votre autorité.

Le calme incite au calme, la sérénité adoucit les excès. Pépère reprend sa vitesse de croisière. Il ramène ses mains à l’avant de sa personne et murmure :

— Je me laisse emporter par un courroux justifié, San-Antonio. On ne peut plus justifié. Car, songez-y, vous avez failli entraîner la France dans un conflit avec l’U.R.S.S., à cause de vos conneries. La guerre, San-Antonio. The War. Alors que notre dernier sous-marin atomique n’est même pas en chantier et qu’il y a des grèves tournantes dans nos chères casernes. La guerre avec nos bons amis russes, pour la première fois depuis Napoléon ! Avez-vous songé à ce qu’aurait pu être l’issue de cet affrontement ? Un contre dix, soit, là n’est pas la question, mais nous en sommes toujours au Lebel, mon garçon. Et eux, hein ? Eux ? Bon ! Tatatatata ! Combien de coups à la minute ! Les Russes tirent aussi vite que nous éjaculons. Et c’est pas avec du foutre qu’on gagne une guerre, mon petit. Qu’est-ce que je disais ?

— Vous parliez de mes conneries déclencheuses de conflit, monsieur le directeur.

— C’est cela.

— Où y a-t-il eu connerie ?

— En vous faisant passer pour Bézamé Moutch !

— Mais…

— Pardon ?

— Vous en étiez d’accord, monsieur le directeur.

— J’en étais d’accord, j’en étais d’accord…

Puis, à la cantonade :

— Je vous prie de constater que cet animal manie le bon français quand il le veut. En être d’accord pour « abonder dans le même sens », c’est raffiné, ça. Pas beaucoup de gens l’emploient. Mais au lieu d’aller dans cette voie noble et ancestrale, ce petit bonhomme se complaît dans ses néologismes de bas étage qui font se pâmer une poignée d’intellectuels qui ne peuvent qu’être de gauche, voire d’extrême droite à la rigueur. Colonel Ducon, vous qui parlez notre belle langue, je vous prie de savourer.

— Dukkonläjoaa, rectifie l’officier supérieur-presque-général.

— Vous m’êtes sympathique, conservons l’usage de nos prénoms dans l’intimité, je vous appellerai Ducon, appelez-moi Achille. Bon, eh bien non, San-Antonio, je n’en étais pas d’accord, vous avez pris ces initiatives à mon insu.

— Oh !

— Vous n’allez pas opposer votre parole à la mienne. Je suis votre supérieur, mon vieux !

Haussement d’épaules résigné de l’interpellé.

— Bon, il en convient, goulousse le Dabe. Parfait. Donc, il se fait passer pour Moutch et se prépare au voyage en compagnie d’une donzelle de ses relations transformée en Valérie Lecoq pour la circonstance. Ils arrivent à Helsinki. Leur hôtel est truffé de gens qui veillent au grain. Des gens ayant pour mission de neutraliser Valérie Lecoq. Prenant la pétasse de San-Antonio pour elle, ils la suicident proprement. Mais la vraie Valérie survient in extremis et prend, dans le bus, la place qui lui était réservée. Détail que « les autres » — je les appellerai ainsi pour la commodité de la conversation —, ignorent.

« Voyage…

« En cours de route, selon le plan savamment ourdi pour les besoins du complot… »

— Quel complot, patron ?

— Silence ! Vous voyez bien, messieurs, qu’il ne sait rien ! Et après il jouera les fiers-à-bras. Si, si, vous lirez, puisque ce paltoquet est également traduit dans votre langue débile ; il va éplucher les marrons que nous lui avons sortis du four et les croquer avec son impudence et ses néologismes habituels. Ça fait partie de son culte, les plumes du paon.

— J’ai horreur des paons, patron, ma mère assure que leurs plumes portent malheur.

— Quelle idée ! C’est un animal exquis, majestueux, si l’on excepte son cri ridicule.

Et le Vieux de moduler :

— Léon ! Léon !

Puis de poursuivre :

— Elle ne pouvait pas entrer la machine infernale en Russie, vous pensez bien, avec les fouilles draconiennes.

— On ne nous a fait ouvrir nos bagages ni à l’aller ni au retour.

Il se claque la calvitie.

— Ah, l’idiot ! Comme si l’on pouvait échafauder quelque chose d’aussi périlleux sur l’hypothèse d’une exception.

— De quoi s’agissait-il, patron ?

— Taisez-vous, commissaire. Ayez au moins la modestie de votre ignorance ! Je poursuis. Toujours selon la trame du complot, Mlle Lecoq entre en possession de la machine infernale. Et, parallèlement, à Vyborg je crois savoir, on vous remet clandestinement la clé de la chambre où doit se tenir la réunion.

— Quelle réunion, monsieur le…

— Silence, ignare !

Je m’abstiens.

Mais me tourne vers Valérie qui, immobile, debout comme à une manifestation patriotique, observe le plus grand mutisme.

— Cette machine infernale, vous ne l’avez pas conservée longtemps dans votre sac, je lui fais.

— En effet, répond-elle, car je vous avais vu la palper. Je m’en suis débarrassée au plus tôt.

— De quelle manière ?

Le Vieux ricane :

— Niais ! Oh, le niais ! Mais elle l’a passée à l’un de ces deux gredins, ne cherchez pas !

Il désigne Jules et Césaire.

— De jolis cocos, anciens agents des services secrets luxembourgeois, ont trempé dans une foule de coups malodorants depuis dix ans. On les a surnommés les Durand et Durand de l’espionnage ! Plus ils prennent de l’âge, plus ils deviennent nocifs car ils ont le secret d’inspirer confiance à tout le monde et de forcer la sympathie. A preuve, ils vous ont abusé, mon pauvre bonhomme ! Roulé dans la farine de blé noir !

— Parce qu’ils trempaient également dans ce mystérieux complot ?

— Bédame ! Quelle question !

Je prends ma voix de velours potelé pour demander :

— M’autoriseriez-vous une autre question, monsieur le directeur ?

— Brève ? s’inquiète Achille.

— Très.

— Alors vite !

— Bérurier. Pourquoi a-t-il disparu à la douane lorsque nous sommes arrivés en U.R.S.S. ?

Le Vioque manque d’air. Il poumone à plusieurs reprises, comme on cigogne la pédale du frein fléchisseur pour lui redonner du nerf.

— Ah, Bérurier avait disparu ?

— Vous ne le saviez pas ?

— C’est-à-dire que je… Vous aviez disparu, Bérurier ? Racontez-moi ça, mon gros garçon…

— Nonon, c’est rien, fait l’Enflure.

— Metz encore ? dit le Vieux qui adore la Moselle.

— Eh bien… Oh ! et puis souate… Figurez-vous que, pendant les esformalités, je m’ai mis à chercher quéqu’ chose à boire. Je voye une porte, je la pousse, ell’ donnait sur un couloir. Je vais t’au fond de c’ corridor, y avait un escadrin. J’le monte. Je m’annonce vous savez t’où ? Dans l’appart’ment du chef des douanes. Sa bonne femme était s’entrain de pratiquer un p’tit solo de balilaïka d’vant son armoire à glace. Une esseulardée, quoi. La grande secouée. Le bénitier en folie ! Charmante personne. Un peu courtaude, mais bien bondée des cuisseaux. Elle était tellement dans son charivari que même ma surv’nance y a pas fait fuir la main de sa mollusque. D’autant que ma pomme, sans vouloir v’s’offenser, m’sieur l’directeur, j’ai eu immédiately le camarade Yvanoff en position d’Hercule, et que la mère Marina m’a retapissé l’émoi d’entrée de jeu. Bref, c’tait le Bon Dieu qu’avait dicté mes pas, croilliez-le bien. Putain, ce qu’elle pouvait êt’ portée, la mère ! Vous parlez d’une crémière ! Ce b’soin d’ tendresse à répétition qu’elle s’ trimbalait. Faut conviendre qu’un chef des doganas, il a d’aut’ chats à fouetter que çui à sa mégère. Ces gonziers, j’vais vous donner mon avis : l’froid les engourdit des noix. Y z’ont les burnes qui coagulent. On n’a pas pu échanger un mot, moi et Maâme Blanloche, vu qu’elle causait qu’ russe et c’est justement un des seuls langages que j’ai pas assimilés. Mais quelle partie de fion. V’lez qu’ j’ vous dise ? Le restant d’la journée, jusqu’à tant que son singe grimpe bouffer son borche ! Un peu avant, comme j’avais plus de bus, ni l’moind’ moilien d’ locomotion, elle m’a installé au grenier, Marina. Là qué mettait sécher son linge. Dans la noye, l’est montée m’ trouver, pendant que Wladimir ronflait. Bouillave et rebouillave. La série complète ! Et puis le lendemain on a continué. Ça la changeait de la langoure seulabre, Marina, qu’à force, cette pauvrette, elle était mutilée du médium. Tout tordu, comme un cigare italoche, il était devenu. Un vrai régal, cette Natachatte. Une vraie trempeuse, quoi ! J’déteste pas la Russoviétique, dès lors.

— Et comment as-tu regagné Leningrad ?

— Pas dif. J’sus été trouver le gars Wladimir quand j’en ai eu mon taf, de sa brancardière. J’lu ai dit la vérité, ent’ quat’z’œils ; comm’ quoi y d’vait me permett’ de r’gagner ma base sans pousser des cris d’orfèvre, sinon c’tait l’escandale assureré. C’t’un bonhomme qu’a compris son intérêt. Surtout qu’il guigne un n’haut poste, vu qu’il en a quine d’la grande forêt et des miradors. Le gai Moscou, il voudrait. L’arrêt au port, pour donner du pain aux petits Tupolèves. Il m’a embarqué, hier morninge dans un car de Suédois.

Il rigole.

— La vie, qu’est-ce vous v’lez : la vie…

Il se tait.

Mais je ne le laisse pas quitte.

— Dis donc, Casanova, comment se fait-il que ce matin, tu m’aies appelé en prétendant ne jamais m’avoir quitté ?

Le Mammouth hausse les épaules.

— Ça, c’est Jules. Demandez-y. Il m’a dit : « Si vous tiendriez à vot’ sécurance, sout’nez mordicule à votre ami qu’vous n’avez pas quitté le groupe. Comme il est dans une période de flottement mental… » Hein, Jules ? T’as dit flottement mental, testuellement ?

Jules ne répond rien. Juste, il regarde le prose d’une femme de chambre venue furtivement recharger la cheminée.

— « Comme il est dans une période de flottement mental, y vous croiera », termine Béru. Comme vient d’ le dire l’Vioque, pardon : m’sieur l’directeur, c’t’un mec qu’inspire confiance, Jules. J’ai fait c’ qu’y m’recommandait, pensant qu’ c’était pour ton bien.

Un silence…

Puis l’Achille sort de sa méditation. Il prend le colonel à témoin.

— Cher Ducon, lui dit-il, vous rendez-vous compte de la nature de mes collaborateurs ? Voilà sur quoi je dois m’appuyer. Voilà à qui je dois faire appel : des boucs en rut. Des forniqueurs de bastringues ! Trousseurs de cantinières ! Veinards, vous n’avez pas ces problèmes avec vos abrutis de Finnois. Ça ne baise pas, cette race-là, hein ? Avouez ? Une fois l’an, pour se reproduire. Et encore, maintenant que l’insémination artificielle existe, j’ai des doutes. Il n’est que de regarder leurs gueules pour se faire une idée de leurs possibilités. Seulement moi, mon cher, quand j’entreprends une opération, je dois compter avec le sexe. Le coefficient queue, en France, on ne peut l’escamoter. C’est pas des auxiliaires que j’ai, mais des bites. Je sais que tous mes gens sont conditionnés par une femelle. La réussite et l’échec d’une enquête dépendent d’une quelconque garce. Tout est dans la culotte et très peu dans la tête, chez nous. La France, mon petit Ducon, la France. Et ça dure depuis Clovis, cette petite histoire. Pourquoi croyez-vous qu’il s’est fait baptiser, ce garçon ? Un barbare comme lui ! A cause de sa bonne femme, ne cherchez pas ! Attendez, on parlait de quoi ? Ben de rien, hein ? Si ?

— Du complot, jeté-je.

— Ah oui, le complot !

« Le complot… La guerre, mon garçon. Nous avons frôlé la guerre avec l’U.R.S.S. ! Savez-vous en quoi consistait la mission de Moutch et de sa souris, la demoiselle ici présente ? Ils devaient assassiner le président Brejnev, ce grand ami de la France. Vous m’avez bien reçu ? L’assassiner !

— Quoi !!!! m’écrié-je, mais avec dix lignes de points d’exclamation que mon éditeur ne me pardonnerait pas de reproduire ici.

— Oui, mon ami.

— Mais quand ? Mais où ? Mais comment ?

Nouveau rire du vieux.

— Ducon, mon bon colonel, vous constatez que je dois tout faire par moi-même. Que je travaille avec des courants d’air. Voilà un homme qui rentre de Leningrad et il ignore que le président s’y trouvait également. Moi, je préfère en rire. Je ris. Regardez-moi, San-Antonio, regardez-moi bien : je ris. Mieux : je rigole !

Et il esquisse une grimace horrible.

J’ai le stoïcisme des martyrs. D’accord, je suis passé à côté du sujet, on ne peut pas être parfait vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant les trois cent soixante-cinq (six tous les quatre ans) jours de l’année !

— A Leningrad se tient le Congrès de la Faucille et du Marteau, vous l’ignorez ?

Merde, j’avais lu cela en France, avant de partir, sans y prendre garde. Pas un instant je n’y ai repensé.

— Bon, et alors ?

— Congrès présidé par le merveilleux président. Le complot avait pour but d’assassiner ce grand homme aux sourcils paisibles. Une vingtaine de membres du comité secret devaient participer à l’action. Comment ? Là réside le subtil de l’Opération. Il faut vous dire que les mesures de sécurité pour pénétrer dans la salle sont uniques au monde. Fouille totale, détecteurs à ondes mouillées, tapiocage de masse, tous les procédés les plus scientifiques. Donc, impossible d’entrer une bombe dans ce lieu. Mais un homme avait trouvé : Moutch. La machine infernale allait être composée de vingt parties dont chacune revêtait une forme innocente : stylo, cigarette, briquet, porte-clé, médicament, etc. Vous me suivez ? Les vingt conspirateurs devaient rentrer la machine de mort en se chargeant individuellement d’une des pièces. Celle-ci serait reconstituée à l’intérieur, et placée au bon endroit. Par qui ? Dites-nous donc par qui, mademoiselle Lecoq.

Valérie hausse les épaules.

— Par moi, naturellement.

— Eh oui, par vous. Par vous qui appartenez aux B.C.G. International, vrai ? Par vous qui deviez assister à la séance plénière du congrès. Tout a été organisé en conséquence, seulement l’arrestation de Moutch d’abord, puis l’assassinat de la jeune femme amie de San-Antonio qui se faisait passer pour vous, vous ont donné à réfléchir. Alors vous avez pris le parti de changer de camp, ce qui est fréquent chez des gens de votre milieu. Quand ce changement s’est-il opéré ? Mystère. Mais que vous allez nous faire la grâce de dissiper, n’est-ce pas ?

Valérie hoche la tête, belle joueuse. Elle sait perdre avec panache. A-t-elle perdu, au fait ?

— Eux ! fait-elle en montrant les Durand-Durand.

— Ils vous ont contactée pendant le voyage ?

— Voilà.

— Ils étaient au courant de tout ?

— De l’essentiel. Ils m’ont promis que je resterais en dehors de cette affaire si je suivais leurs directives.

Et moi, je tressaille.

Non : je bondis, tressaillir n’étant plus suffisant à ce point quasi final de l’action.

— Les morts de la chambre 6144, c’étaient les conjurés, n’est-ce pas ?

— Exact, soupire-t-elle.

Alors je me tourne vers Jules.

— Et vous veniez de les abattre avec votre compère lorsque je me suis amené à la chambre en question. Ordre du K.G.B., non ? Il voulait rester en dehors de cette affaire. On vous a fourni l’arme, vous avez fait le boulot !

Il regarde Césaire. C’est vrai qu’ils ont l’apparence de très braves gens, les deux compères. Un vague sourire passe, non sur leurs lèvres, mais sur leurs visages gris.

Vous avez eu l’idée de me coller le massacre sur le dos, n’est-ce pas, d’où le traficotage de ma chambre qui passait du 5201 au 6144. Seulement, quand « ces messieurs » ont appris que j’étais un policier français, il y ont renoncé. Une chose seulement les a tracassés : ils voulaient que j’ignorasse l’identité des victimes. Top secret ! Alors ils ont fait l’impossible pour vérifier si je savais ou non ; il y a eu la fausse arrestation, ensuite les délices avec une chauffeuse de taxi aussi sexy que providentielle qui m’a questionné très innocemment en faisant l’amour, enfin, au retour, l’on m’a drogué avec du whisky et interrogé pendant mon sommeil. Je me demande pourquoi cette mansuétude.

Le vieux me met la main sur l’épaule.

— Embrassez-moi, mon petit. Embrassez-moi, car vous êtes un peu mien désormais. C’est moi qui vous ai sauvé la vie, comprenez-vous ?

— Non, monsieur le directeur.

— Tout ce que je sais, je l’ai appris de Moutch. Mathias, ce diable de rouquin, a trouvé un produit pour le faire parler. Quand j’ai su l’objet de cette terrible mission, je me suis empressé d’alerter les hautes autorités soviétiques. J’ai révélé qui vous étiez, et j’ai annoncé que ce serait la rupture de nos relations si l’on ne vous renvoyait pas sur vos deux jambes. Ils m’ont donné satisfaction. Mais si Valérie n’avait pas tourné casaque, quelle gabegie ! Votre présence là-bas allait au contraire se retourner contre vous et… la guerre, mon enfant, la guerre ! Allons, embrassez-moi. Vous êtes là, sain, sauf, hébété, mais sauf. Vous aurez le temps de tout comprendre. On va bien s’expliquer tout ça, ici, dans cette grande maison obligeamment prêtée par les merveilleuses autorités finlandaises. Nous avons le temps. Tous les protagonistes sont réunis. On reprendra à zéro. On saura tout bien dans les recoins. Tout ! Tout ! Ma plus belle enquête personnelle, San-Antonio. La fin de votre culte. Appelez-moi papa !

FIN
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