DIMANCHE DES CENDRES

Quelque part 0 h 01.

Je m’attends à tout.

Je ferais mieux de m’attendre à rien, puisque rien ne se produit.

Et quand je te dis rien, c’est vraiment rien.

Archirien.

Rien à la puissance cent mille !

Rien comme il est impossible de l’imaginer.

Rien à s’en faire éclater.

Rien à pleurer.

Rien à en dégueuler partout.

Rien de rien, quoi.

J’entends par là que, ma confession faite, l’officier retourne s’asseoir pour examiner le contenu des portefeuilles. Et puis qu’il les abandonne sur le bureau et se retire. Qu’ensuite, le civil qui est resté assis à la table et n’a pas moufté une broque se taille itou. Donc, je reste seulabre en compagnie des deux soldats. L’un d’eux, au bout d’un quart d’heure, bâille à s’en décrocher la mâchoire et quitte la pièce.

Bibi est toujours sagement assis sur sa banquette de moleskine. Il a l’impression d’avoir raté le dernier train dans une petite gare merdeuse d’un bled perdu et d’attendre le premier du lendemain parce qu’il n’y a rien de mieux à faire.

Du temps glisse sur le cadran de mon horloge de poignet. Ma soif se fait impérieuse. Je regarde mélancoliquement mes frusques jetées à terre. Déchéance ! J’évoque les essayages : pli d’aisance, le pan de veston qui tape un peu sur les hanches, le bouton à reculer d’un demi-centimètre ; tout ce tintouin chez le tailleur pour réussir une silhouette, et que voici ces beaux costars à gésir au sol, loques infortunées promises à la croix de bois d’un épouvantail. Ce frère déchu, cette postfiguration d’homme. Une croix, Seigneur pour servir de carcasse. L’homme est en forme de croix. Il est crucifié sur lui-même, et il va la vie ainsi, viande clouée sur le fatidique montant. Charpente golgothienne. L’homme-croix. Et qui se flanque des médailles, côté gauche quand il est modeste, de partout quand il ne l’est pas. La foule est un cimetière déambulatoire. Croix de bois, croix de fer, croix de feu, croix des vaches, croix (et sirop) pectorale, croix gammée ou de Lorraine, et croix du sud, tous les chemins de croix mènent à l’homme.

Mes nippes miséreuses, à terre, en tas, en vrac, sans moi ! O Ted, mon lapidus linguae, mon Ted de l’art couturiant, drap anglais pour mieux traverser la manche, que de crimes commis sur ton nom ! Ton label est là, bête ! Au sol, profané. Forfaiture ! Forfaiture ! Et mes délicates chemises, soie, fil d’Ecosse : Tel Lengley, Lido, Paname. Je suis Ted de la ted aux pièdes. Ted-toi, le ciel tèdera. Souillure suprême. La fringuerie méprisée n’est plus qu’épluchure dans ce local de fin d’espoir, et M. Leonid regarde à travers ses broussailles. Regardait, rectifié-je, car il sera peu ou plus au moment de ce livre. Ça se devine, ces choses-là. Et moi, peut-être, avant lui, malgré mon âge, ma force et tout le très joli que je me sens dans l’âme, tiens, respire et dis-moi si je me goure.

J’ai soif, soif, soif !

Je regarde le militaire engourdi sur son banc. Il n’a même pas d’arme à portée. Seulement un pistolet dans sa gaine, sur son flanc. Et moi je louche sur la mitraillette silencieuse restée au milieu de mes effets. J’aurais le temps de l’emparer. Je pourrais menacer mon gardien. Fuir. Mais pour aller où ? Pour y faire quoi ? Ne serait-ce pas un peu cela qu’on attend de moi ? Qu’on espère ? Que je tente la belle afin qu’on me garenne d’importance ? Qu’ils sont parés pour la manœuvre, à l’extérieur. Le doigt sur la détente Est-Ouest. Et vraoummmm ! A ta santé, l’artiste. C’est gentil d’être venu.

Pas de ça, Gustave !

Ne te prête pas à cette grossière ruse.

Je demeure donc sagement assis. Le militaire de veille veille de moins en moins, car il cloche sérieusement. Ce silence, cette torpeur, l’heure tardive, c’est dur d’y résister. Son menton plonge sur les boutons de sa tunique. Il ronflotte par brefs spasmes. Et ça le réveille un peu de ronfler. Alors il redresse la tête. Il n’a pas un regard pour moi, pas le moindre signe d’un quelconque intérêt. C’est là, je te répète, que réside leur grande force : ils ne te voient jamais, tu ne comptes pas. C’est comme si tu n’étais pas là, et eux non plus. Comme s’il s’agissait d’une malencontre, d’un rêve supposé, d’un projet de mirage. Ni lui, ni toi. Rien qu’une impression du second degré.

Ma breloque marque minuit vingt-cinq, ce qui traduit en langage d’horaires officiels se dit zéro heure vingt-cinq.

Le soldat se dresse. Il est tout pataud dans ses bottes de Saulieu. Sa capote lourde semble l’écraser. Il se met à marcher vers la porte et s’en va. Je te jure que je n’invente rien, ou alors, pour inventer des trucs pareils il faudrait les inventer.

Oui, il sort.

Oui : je suis seul.

Je n’ai pas entendu tourner de clé dans la serrure, ni pousser de verrou.

Ah ! vous croyez me baiser, mes drôles ? Vous espérez qu’il va mordre à votre hameçon gros comme un crochet de boucher, l’Antonio ?

Fumez !

Fumez du belge, de l’ukrainien, de l’oriental, des pafs si vous préférez !

Je m’allonge sur la banquette, le visage enfoui dans le creux de mon bras pour ne pas être importuné par la lumière, et je parviens à m’endormir.


Quelque part… 2 h 18.

Tu ne pourras pas te plaindre que je ne t’ai pas tenu au courant, heure par heure, minute par minute, de mes déboires. Scrupules, scrupules, le Tonio. Ce qui est fait est dit. Ce qui est dit est édité. Poum, en route ! Vérité, véritas ! Scripta manent ! On ne pourra pas me reprocher, un jour, l’Antonio, d’avoir dupé mon public. Le déroulement chronologique, moi. Plus chrono que logique, souventes fois, mais merde.

Donc, je t’en reviens, il est 2 plombes et 18 broquilles quand je m’éveille. La pièce est toujours vide. Juste cette photo de m’sieur Léon, qui n’a pas cessé de me considérer par-dessous ses moustaches (elles lui tiennent lieu de sourcils, le chéri).

Je bâille, m’étire. J’ai de plus en plus soif. En outre, une envie de lancequiner qu’un gardien de phare en pisserait du haut de sa tour. Et je fais bien de te dire « en outre », étant prêté (toujours donner, zut) qu’elle est pleine, l’outre.

J’y tiens plus. C’est ça qui m’a arraché au sommeil : la licebroque.

Je me dresse sur mes montants et c’est pire. Quand la vessie se met à te peser sur les sœurs Bronté, t’es pas loin d’arroser ton jupon à manches.

— Hello ! j’appelle, y a quelqu’un ?

Nobody me répond. Je réitère.

— Sévôplaît ! reprends-je.

Toujours rien. Je trémousse un brin, pour essayer de différer le besoin fâcheux. Rien n’y fait. Alors j’enjambe mes hardes et vais frapper à la porte.

Mais on ne se pointe toujours pas.

Je regarde le père Léon par en dessous ses baffies, lui demander un conseil d’ami. Il demeure impénétrable. Tu croirais un gros greffier en train de chier dans la cendre. Et pourtant, il en a dit des belles choses, m’sieur Léon, sur l’humanité, le parti comuniss, tout ça, plein de jugeote, de clairvoyance, car il est à claire-voie. C’est écrit en grand doré sur fond rouge dans les entrées de ville, sur les squares, les maisons. Sa photo et puis les vachetement belles phrases, pleines de « Z » à la renverse, de petits « P » à la con, et des « K » à n’en plus finir, que c’est leur alphabet de base, là-bas, je crois, le « K ». Une lettre si tourmentante quand nous autres on joue au scrabble (se prononce scra-bol), que tu te sépares jamais d’un « O » avant qu’elle ne soit passée, pour pouvoir faire « OK » ou « KO », sinon, y t’reste quoi ? kaki, képi, karaté, kyste, ou khi (la lettre grecque).

Mais pour ne pas s’écarter plus avant, m’sieur Léon aurait tendance à me pousser une gueule sinistre, au lieu de me venir en aide. Il a l’air de dire : « On t’a pas sonné, p’tit. T’es venu nous briser les stalactites à glandes de ton propre chef, fallait rester devant ton Martini. »

Et il a raison, cet homme. Ils m’ont rien demandé, les Popofs. J’arrive, le bec désenfariné, sous un autre blaze, avec une frime rectifiée, c’est pas des manières urbaines, ça.

Je saisis le loquet de la porte.

Tourne.

Ça obéit.

J’ouvre un poil.

— Je vous demande pardon, fais-je obséquieusement. Et puis je la ferme (pas la porte, ma gueule) en découvrant où je suis.

Dehors ! Je suis dehors. La porte donne sur un palier extérieur d’immeuble. En face y a d’autres immeubles qui se dressent en falaises géométriques. Je m’avance. Le palier court tout le long de l’étage, lequel est situé au moins au sixième.

Coup de périscope à gauche, coup de périscope à droite (bien que je sois en Soviétrie), partout, à mon niveau, c’est l’obscurité et le silence. Je m’avance jusqu’au garde-dingue. Ça surplombe un univers de terrains plus ou moins vagues, entourés d’immeubles en construction ! Pas de lumière : la lune ; the moon ! Dans le lointain, on voit briller de la flotte, la Neva, peut-être ?

Je me mets à marcher le long de cette espèce de couloir extérieur sur lequel s’alignent des portes closes. On n’entend pas le plus léger bruit. Si cet immeuble est habité, ses locataires roupillent ou font admirablement semblant.

Pas le moindre militaire à l’horizon. Qu’est-ce que ça veut dire, ce mic, mon vieux Mac ?

Je m’approche de la rambarde et me mets à lancequiner dans les profondeurs. L’aimable Niagara de ma miction éveille des échos. Mais rien n’en consécute. Je me fais penser à l’histoire du gars qui se retrouve seul sur la Terre après un déconnage atomique. Comprenant que personne d’autre que lui n’est vivant, il se précipite du haut d’un buildinge. Et pendant sa chute, il entend une sonnerie de téléphone.

Je guette une sonnerie de bigophone. En vain.

Bon, après tout, je ne vais pas me montrer plus loyaliste que M. Loyal, non ?

Je marche en direction du bout de l’immeuble. J’y trouve une cage d’ascenseur et un escalier de fer en colis de maçon. C’est celui-ci que je sélectionne pour mon usage personnel.


En bas, y a un grand terre-plein désert. Je recule pour regarder l’immeuble, je n’aperçois que le rectangle lumineux de l’endroit que je viens de quitter.

Aucun véhicule en stationnement.

Tu sais qu’elle est pas ordinaire, cette mésaventure ?

D’ailleurs, l’eût-elle été, jamais je te l’aurais racontée. On n’a pas le temps de faire suer des lecteurs avec rien, comme M. Robbe-Grillet, qui sait si bien ne pas s’exprimer en ayant l’air de ne rien dire ; juste qu’avec des phrases inutiles, chapeau ! Moi, je voudrais, je pourrais pas parce que ça m’endormirait de narrer dans de telles conditions. Et même que je serais médium, en admettant que je me mette à rédiger commak, en pionçant, alors là, ça me réveillerait. Je serais donc perdant sur tous les tableaux, comprends-tu. Vaut mieux que je résigne à écrire mes conneries ; si elles font pas avancer la pensée, elles font progresser l’action. Et tu peux, n’importe quel lecteur, même un moins con que toi, lui donner à choisir entre un livre d’action et un livre d’inaction, tu verras sur lequel il bondira, l’apôtre !

Cela dit, j’ai l’air de bêcher m’sieur Grillet, mais je méconnais pas sa valeur. On peut plaisanter, non ? C’est la jalousie qui me pousse à mon nain su, comme dit Piéral. J’aurais son talent, moi aussi je tirerais à trois mille exemplaires. Il a le don, bon, ben il a le don, Dieu l’a nanti, tant mieux. Et puis y a pas que lui, j’en sais d’autres, des chouettes, encore moins connus. Des qui pensent aussi à ce qu’y z’écrivent, mais qui n’écrivent pas ce qu’ils pensent afin de pas rendre leur copie vierge. Moi, mon inconvénient, c’est que j’ai jamais le temps de faire court. Alors je tartine, je vais au rebondissement, au point d’exclamation, tout ça. J’ai la pensée fleuve, quoi. La déconnance aussi, la baisance. Tout fleuve ! Fleuve en cru, fleuve noir, fleuve impassible, fleuve de sang ; Styx vous l’offre ! Ça n’empêche pas un certain embryon de culture que je fais profiter mes petits aminches. On peut s’éduquer sans se faire tarter. Enfin, moi je trouve. De toute manière j’emmerde ceux qui me sont pas d’accord. Avancez, mesdames, messieurs !

Venez que je vous emmerde, tour de rôle. Queue leu leu. J’en vois, des nouveaux qui pointent leurs museaux de furets. Mais je vous ai pas encore emmerdés, vous ? C’est la première fois que vous venez en commission d’emmerdage ? Mettez-vous ici, j’sus à vous tout d’suite. Je te vas vous bricoler une emmerderie totale, bien somptueuse, de longue durée. Les pauvres biquets qu’allaient leur sale bonhomme de chemin sans que l’Antonio les conchie copieusement, à bout portant, floc, en pleine poire, que ça les rentre dans les trous de nez, plein la gueule, les oreilles, que ça leur grumelle dans les tifs. Leur obstrue les vasistas ! Faut pas lésiner pour emmerder le monde. Pas ratiociner le moins. Y aller carrément, la grande chiasse de printemps ! Saint Ricin. Ils valent rien d’autre que ça : la merde ! La sous-merde en solde, même pas bonne à fumier ! Les ensevelir in. Les disparaître pour toujours dessous. Que ça soye tombal, cette diarrhée. Amen ! Amerde ! Plus personne. Juste un himalaya de merde avec l’humanité dessous, au fin bout des horizons, loin des vents coltineurs de fumets. Saloperie ! Reprenez-les, mon Dieu, reprenez-les tous, y sont défectueux. Ne correspondent pas à Votre maquette. On Vous a empaillé sur la marchandise, Seigneur ! Roulé comme chez le marchand de bagnoles d’occase. On leur a truqué le compteur, on a mis du carton dans les soupapes, on les a calaminés calamiteusement. Vous vous êtes fait avoir, cher Dieu. Baiser de première. Vous avez été trop bon, trop indulgent. C’est pas payant, ils Vous ont eu ! C’est rien que des charognes, mon Dieu. Qu’est-ce que Vous avez été me mettre cette pourriture en vie, bordel ! Et v’là le résultat : qu’on est obligé de les emmerder soi-même, au lieu de les aimer comme on souhaiterait. Mais foutre Dieu, ils ne sont pas aimables, et Vous le savez trop bien, faites pas l’innocent ! Même Vous, si je Vous tenais entre quat’ z’yeux, Vous finiriez par en convenir. Pas aimables, pas aimables du tout. C’est que des vomissures, mon Dieu chéri, des cancrelats, blattes horrifiantes, endémiques. Ils ont l’abjection chevillée à l’âme. Et pas d’âme, le plus drôle. Mais qu’est-ce qui Vous a pris, Seigneur ? Quand on a le pot d’être Dieu, on n’invente pas les hommes !


Je m’éloigne du terre-plein (lequel est un terre-vide, crois-moi). Une route équivoque se propose, qui longe des étendues d’eau morte aux rives de boue.

Je marche, marche dans mon éberluage.

Ça veut quoi dire, ce cirque ?

Ce local dans un immeuble désert, au six-septième, j’ai pas compté ? Cet interrogatoire bizarre ? Ces confrontations à la graisse de dada mécanique ? Et puis cette évacuation générale, qu’il n’est plus resté que mézigue sur la banquette, avec pour compagnon le portrait de Léon, si gentil avec ses vieilles bajoues ; ses grosses moustaches au-dessus des yeux, qu’il semble teindre vu qu’elles sont noires alors qu’il a les tifs presque blancos, m’sieur Brej ? Ils ont manigancé quoi t’est-ce, ces gens ? Dans quelle intention ?

Je pige pas, moi. Mais alors rien de rien de rien. Et si une chose me fait horreur, c’est de ne pas comprendre ce qui s’opère autour de moi. Je suis un être de lumière, qui a besoin de lumière, la fabrique au besoin.

Je marche, je marche… Le bruit de mes pas me devient familier. On voit partout des immeubles en construction, des grues formidables dressées dans un ciel noir. Et rien d’autre. Il fait frais, mais il fait immobile. Je me déplace en me disant que je suis en Russie soviétique, accusé d’une chiée de meurtres, seul, abandonné, dédaigné. Et je me dis que je ne comprends pas.

Qu’ont-ils fait de Valérie ? Des deux vieux Moupett’s, Jules et Césaire ?

Où aller ? Et quoi y foutre ?

Je marche…

Je compte mes pas pour me sentir moins seul.

A quatre-vingt-quatorze je décroche. A quoi cela rime-t-il ? Ma soif est toujours aussi forte.

A force de marcher, j’arriverai quelque part ; dans un endroit où je trouverai du monde. Mais ce monde ne pourra rien pour moi.

Je m’arrête afin de palper mes vagues. J’ai mon blé, mes fafs. Tiens, on ne m’a rien chouravé.

Mon chemin de terrain vague se jette dans un autre, plus discipliné, mais creusé de nids-de-poule néanmoins. Il suit une petite voie ferrée dont les rails brillent sous la lune parcimonieuse.

Soudain, un bruit de moteur naît. J’ai la tentation de me planquer, mais à quoi bon ? Je ne vais pas rentrer à Neuilly à pied en me cachant lorsqu’il y aura du trèfle à l’horizon.

Si bien que je reste sur le bord de la chaussée, attendant le passage de l’auto.

Et alors, tu sais quoi ? Non, c’est ubuesque, je te jure. La bagnole survenante, c’est un taxi. Y a la loupiote, le mot taxi, tout bien, pas d’erreur.

Moi, sans chercher à piger ce que ce bolide glande dans cette banlieue en fabrication, je lève la main. La voiture ralentit, docile, et stoppe à ma hauteur. Tu verrais le carrosse, madoué ! Un peu dévasté sur les bords, haillonneux tout plein. Y a plus d’essuie-glaces, la caisse est pleine de gnons rouillés, un phare est naze et, quand je peux mater l’intérieur, c’est pour constater que les banquettes ressemblent à une litière de bergerie.

Le conducteur est une trice. Personne d’une légère quarantaine de piastres, blonde, cheveux coupés raides, façon Mlle Stone quand elle était Charden, yeux très clairs.

Elle me darde sans complaisance.

Je lui demande si elle parle anglais, et elle me répond que non. Je lui demande ensuite si elle connaît un peu de germain, et elle me fait « niet ».

Je soupire : « Merde ». Ce qui la motive pour m’annoncer qu’elle bricole un peu le français. Effectivement, elle me demande :

— Qu’est-ce que vous seriez de vouloir ?

Ces échanges se sont opérés alors que je me tiens à sa portière. Et, moi, tu me sais bien, hein, l’ami ? Mon regard vadrouilleur est tombé sur ses jambes. Dès lors, le sang généreux coulant dans mon réseau urbain ne fait qu’un tour. Elle porte une jupe en jean boutonnée sur le devant. Elle l’a déboutonnée du bas pour pouvoir conduire son bahut à l’aise. Dessous, les Rusquettes étant chastes, elle a une combinaison blanche, mais retroussée, toujours biscotte la conduite. Or, ses jambes sont admirables (de lapin russe). Te me foutent une tringlomanoche à germinaison spontanée, mon pauv’ vieux, que vraiment tu remercies la nature de sa grande clémence d’au moins vingt-quatre centimètres, j’sais pas si tu te rends compte, madame ?

Bon, c’est beau, mais ça ne fait pas tout.

Moi, la chauffeuse, je me mets à lui inventer un gentil récit pour les veillées sibériennes. Comme quoi je suis un touriste français, que les autorités soviétiques par l’intermédiaire d’Intourist m’ont prêté une voiture pour que j’allasse rendre visite à la vieille tante à maman, laquelle maman est d’origine russe. Et puis que je m’ai paumé. Et qu’en tourneboulant dans la contrée, je me suis perdu, et puis qu’en faisant une manœuvre, j’ai planté ma guinde dans l’une des mares fangeuses dont cette campagne est largement pourvue. Impouvant récupérer mon véhicule, je me suis mis en marche.

Si elle croit à tout ça c’est qu’elle a de la santé, ou bien que son français est moins bon que celui de M. Maurice Genevoix. Elle me demande où demeure ma vieille tante, je lui rétorque alors que j’avais son adresse sur un papier et que le papier est resté dans la voiture.

Elle continue de me visionner sans sourciller, et moi je continue de la trouver « pas mal-du-tout ». Et de cogner contre sa portière avec mon camarade Gaspard.

Pour conclure, j’y demande si elle pourrait me conduire à Leningrad. Elle s’horrifie, comme quoi son heure de bahutage est passée et qu’elle doit rentrer à son t’home dare-dare.

J’hésite, je lui dis alors que, décemment, je ne puis passer le reste de la nuit à marcher le long d’une voie de chemin de fer, fût-elle ferrée. Si elle veut bien m’emmener en un lieu civilisé, je lui en saurai gré et la paierai largement. A quoi elle répond qu’elle consent, mais qu’il n’est pas question d’accepter un rouble puisque son temps de driving est révolu. Je lui dis mille mercis, lui annonce que j’ai sur moi quelques dollars pas plus dégueulasses que leur Amérique originelle et qu’il me sera agréable de lui en faire part.

Elle consent à sourire, très faiblement.

Bon, je monte. N’étant pas un client, je monte à son côté. Le taxi repart en ferraillant comme le ramassage des poubelles dans ta rue, le matin. Je complimente ma conducteuse à propos d’une exquise petite poupée fixée à son rétroviseur. Elle est d’autant mieux venue qu’elle donne une justification à ce dernier puisqu’il a perdu sa glace. Elle est sensible à mon compliment. Sa guinde miséreuse tangue sur le chemin disloqué. Moi, des taxoches pourris, j’en ai connu lulure, en Afrique, au Moyen-Orient, dans la Sud Amérique, mais des à ce point délabrés, à ce point hoqueteux et pouillardins, jamais jamais !

Je te jure.

Ça oblige à rouler mollo. Je n’en suis pas contrarié, car cela me permet de me consacrer pleinement aux jambes sublimes de la dame.

Bon, j’entame une bavasse. Elle rechigne pas. Sans être particulièrement liante, elle ne m’envoie pas aux pelosses, comme on dit dans le pays natal à ma Félicie d’amour.

Elle pousse même jusqu’à s’enquérir d’où j’habite. Paris ! Magique city ! Paname ! Ça fait toujours bien dans le tableau. Et elle ? Un bled au bord du lac Ladoga, à cent bornes d’ici. Comment je trouve Leningrad ? Fabulous. Mais ce que j’ai vu de mieux depuis mon arrivée, ce sont ses jambes.

Aussitôt, elle rabat ses jupes raides, puisqu’en jean (de poitrine). Du haut, elle porte un gros pull à col roulaga qui souligne quelques rondeurs non excessives, juste pour mémoire, sans fracas. Côté avant-scène, elle fait pas de zèle. Et comment t’est-ce qu’elle se prénomme ? Slovana ! Merveilleux, un rêve. Je me plais et complais à le répéter sur plusieurs thons. Slovana, Slovana, en assortissant de mots tendres : Slovana chérie, Slovana de mes rêves, Slovana, mon amour. C’est très plaisant, assez efficace aussi car elle finit par pouffer de rire. Et une gonzesse qui pouffe n’est pas loin du paf, comme dit mon pauvre cher Béru, dont je me demande ce qu’il a bien pu lui survenir à celui-ci, Grosse Gonfle !

Profitant de son françouillard pour guides de gare, je lui annonce qu’elle me porte à l’incandescence et qu’il va falloir qu’elle étudie ses gestes pour passer ses vitesses, vu que j’ai à sa dispose un levier d’un autre genre, et pas loin du tout du premier.

Elle regarde, constate que je ne bluffe pas.

Je la sens rougir.

Alors j’étends mon bras gauche sur le dossier de sa banqueroute (abréviation de banquette de route) et, du bout des doigts, je lui titille la nuque, là que ses petits cheveux folâtrent. Elle avance la tête, au début, pour fuir la caresse. Mais je balbutie un Slovana si langoureux que les six cordes d’une guitare en pèteraient de rage. Nouvelle pression. Maintenant elle ne cherche plus à esquiver.

Sa bagnole de merde continue de tohuboter sur l’infernal chemin. Alors moi, tu veux que je te dise ? Culotté, l’artiste. A un moment qu’elle ralentit pour passer entre deux flaques dont on ignore la profondeur, je coupe le contact. Son taxoff s’arrête. Ma main gauche dévale jusqu’à son épaule et l’attire contre moi.

— Slovana, je roucoule, ô Slovana…

Et y a mes lèvres contre les siennes.

Elle les garde fermées, les siennes, cette peau de conne de chiotte ! Faut tout lui dire, tout leur apprendre, merde ! Des gens qui vont faire les zouaves pendant près de cinq mois en stratosphère, tu te rends compte ? Un pays de glace qui ignore tout du patin.

Pas de ça, l’abbé ! Je lui cramponne la frime et lui investis les muqueuses d’autorité.

Elle biche.

Seconde phase de l’opération : la paluche. Reçu cinq sur cinq, comme presque toujours.

Putasse, la frénésie à madame ! Ce démêlé ! Cette partie de soubresauts ! Elle geint, elle jappe, elle gratte, elle pleure. C’est bon ! Elle aime ! Je lui pratique la fiche-banane. Tu verrais son bahut ! On se croirait sur une gondole au passage d’un hors-bord. Jamais vu ça : la taxeuse pâme en deux coups de cuiller à peau. Le fade express. Ah ! Ah ! Ah ! Les vocalises superbes. Lili Pons (pilate), la Callas, Ninon Vallin, la clinique du Belvédère ! Tout ça réuni. Qu’on a pas le temps de piger. Elle part en éclats. Slovana. Vraouffffff ! Les ongles enfoncés dans ma chair. Ceux de droite dans celle de ma nuque, ceux de gauche dans l’onctueux de mes aumônières. Lance une grande gueulée comme la louve dans la toundra ! Puis tombe, inerte sur son volant, laissant l’Antonio avec son tricotin surgelé, espèce de vache ! Ça va où, ça ? Moi, je me dis qu’une fifille qui décarre aussi rapidos à la manœuvre doit être congestionnée par trop de ressources en friche. Attends que je la dispose quelques heures, et elle va voir ce boulot, la sœur ! Dedieu de foutre, je serai l’aubaine de sa vie !

Pour la calmer, en homme qui sait vivre, et pratique les usages en vigueur à la cour de Louis XIV et à celle des Miracles, je lui bisotte la tempe tout en caressant ses mamelons.

Elle retrouve vie et vigueur.

Me dit du bien en russe.

Alors je m’informe de sa vie. Elle est mariée à un technicien de je-comprends-pas-quoi qui se trouve en déplacement dans l’Oural pour deux mois. Non, elle n’a pas d’enfants. Elle vit seule. Oui, je peux aller chez elle passer quelques heures. Elle m’adore. Elle en reveut !

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