Saint-Cloud 9 heures.
Dans des brouillards, le téléphone.
Dans des parfums de café frais et d’encaustique.
Dans des touffeurs douillettes de plumard que tu habites seul. Où tu as fait ton nid.
Dans des bruits familiers, rassurants, espacés. Ponctués de « Chuuuut, Toinet, Antoine dort ».
Mais non, Antoine ne dormait pas.
Pas en plein, pas pour de vrai.
Antoine mijotait dans sa propre chaleur. Il dérivait dans le courant (du nom de clerc, comme disait La Fontaine) de son bien-être.
Ne pensait à rien, Antoine. Savourait de confuses sensations. Fêtait les éternelles retrouvailles avec son logis.
Y avait M’man, partout dans la demeure. Le lointain zonzon de l’aspirateur. Et les cris jugulés de Toinet, ce petit misérable qui va aller à l’école à la rentrée prochaine, enfin ! C’est pas trop tôt, à toujours nous les briser avec ses joueries à la mords-moi l’œil. Qu’on se demande où il va chercher tout ça. Comme les gens me disent à moi, l’Antonio : « Mais où allez-vous chercher tout ça ? » Qu’y sont nœuds, mon Dieu, qu’y sont nœuds ! Pas besoin d’aller le chercher : ça vient tout seul. En trombe. Que je suis même obligé de trier, de refuser du monde. Complet pour aujourd’hui.
Alors, bon, je te disais en débutant ce vendredi, le bigophone, en plein dans mes torpeurs. Sa turlutance aigrelette. Le rêve de Félicie, ce serait qu’on se fasse poser un répondeur automatique pour lorsque je suis at home. J’enregistrerais un chouette texte, bien poli. Pour annoncer qu’il est absent, le Sana. Qu’on ne sait quand reviendra, t’à Pâques, perhaps, ou z’à la Trinité. Mais que le faites pas chier, inutile de carillonner, récitez votre message quand on vous donnera le « top ». Une minute de déconne, on vous autorise, pas une broquillette de plus !
Elle voudrait instamment, ma douce vieille. Ainsi, on n’aurait pas de menace directe. De temps à autre, je reprendrais la ligne, délicatos, avec précaution, comme on soulève le couvercle d’une marmite infernale. Du moins serais-je prêt aux chiotteries. Tandis que ces brusques lancées, toujours inopportunes et de vilain augure ! Elles nous tuent à petit feu. On y va à tous les coups de notre giclée d’adrénaline.
Quand ça tubillonne, quatre fois sur quatre, il s’agit du Vieux. Lui excepté, on est assez bien protégés, m’man et moi, somme toute. On a su créer le no man’s land (tiens, je suis porté sur l’angliche, ce morning !) autour de notre pavillon ; le soustraire aux envahisseurs intempestifs.
Et, naturellement, la voix de Pépère.
Il a déjà oublié sa joie de la veille, son exaltation reconnaissante. Il m’en veut d’avoir ramené Bézamé Moutch vivant.
— Vous connaissez la nouvelle ? Le Razdmoul réclame l’extradition de son diplomate. Toujours en vertu de ces archaïques statuts internationaux. Pour une fois, la France regimbe, alléguant que l’homme s’est livré à un acte de piraterie ayant entraîné la mort de…
Et il bavasse, bavasse…
— Franchement, San-Antonio, vous nous avez compliqué la vie en ramenant cet infect individu, alors que la plupart de ceux qui vous ont assisté sont morts dans la catastrophe, innocentes victimes…
— Monsieur le directeur, ne pourrait-il se suicider en prison ?
— Vous en parlez à votre aise ! Avec les matons qui sont tous communistes ou encore humanistes, ce qui est pire.
Félicie entre, portant mon complet de la veille remis à neuf. Il sent encore le repassage. Elle va l’accrocher silencieusement dans la penderie. Puis elle s’approche de mon lit et dépose sur mes genoux une petite corbeille d’osier en chuchotant : « Le contenu de tes poches. »
Des papiers détrempés par mon séjour dans l’eau, un étui de plastique, des objets de fouille, du fric, mes clés…
Elle hésite à m’embrasser, y renonce en voyant mon air furax et en détectant les éclats de voix du Dabe dans le combiné.
Je trifouille dans la corbeille, de ma main libre, l’autre soutenant contre mon tympan la vindicte du vieux forban.
Et j’y retrouve ces choses sorties des poches de Bézamé Moutch et que j’ai ramassées pendant la plongée de l’avion. Je les examine. Ça m’aide à supporter les criailleries du Tondu.
Il me les brise de plus en plus.
L’âge ne l’arrange pas, Achille. Il devient de plus en plus acerbe, comme disent les Croates. A croire qu’il en veut à l’humanité entière. Son caractère se raidit, quoi. Les hommes jeunes sont souples avec la queue dure ; les vieux sont raides avec la queue molle. C’est une constatation indéniable.
— Patron, l’interromps-je.
— Oui ?
Il a jappé son « oui ». Mon intervention l’intempeste. Il admet pas qu’on lui trouble le débit.
— Vous rendez les choses de plus en plus difficiles, lâché-je tout à trac, et même tout à trique.
Ça l’éberlue mochement, Pépère.
— Qu’entendez-vous par là, commissaire ?
La meilleure ! Des mois, des années sans doute qu’il ne m’a pas donné mon grade. Te dire son soudain mépris, l’à quel point il prend ses hauteurs, ce vieux paf démembré.
— Hier matin, nous nous trouvions dans une situation désespérée, la guerre civile rôdait presque, selon vos propres dires, tout Paris allait partir en fumée… Je monte cette opération de la dernière chance, elle porte ses fruits, malgré la casse qui s’est ensuivie dans nos rangs, et au lieu de me congratuler, vous m’accablez de vos sarcasmes parce que je n’ai pas abattu le coupable de sang-froid. Mais, mon bon monsieur le directeur, je ne suis pas l’exécuteur des hautes œuvres, si l’on peut ainsi qualifier les basses œuvres de celui-ci. Selon moi, patron, vous faites un complexe d’injustice. Dans de telles conditions, je vois mal comment nous saurions collaborer encore…
Là, il ne dit plus rien. J’ai parlé net, sans animosité, sans colère. En homme qui en a sa claque et qui le dit. Et tu ne peux pas savoir combien il est cru, un type saturé, lorsqu’il le déclare sur ce ton-là.
Pendant qu’il essaie de refaire surface, j’ouvre la pochette de plastique prise à Bézamé Moutch. Elle ferme par un léger bourrelet engagé dans une rainure, ce qui a assuré son étanchéité.
Dans le biniou, le silence du Vieux continue, suave comme du Vivaldi.
J’examine mes trouvailles, car différents documents se trouvaient réunis dans la pochette.
Et voilà que j’oublie mes paroles amères, la confusion du dabe… Un épagneul breton comme Santantonio, quand il renifle du gibier, tu peux toujours le siffler !
— Patron ! fais-je, je dois vous rencontrer immédiatement et sans délai.
Paris 10 h 05.
— Asseyez-vous. Buvez ce whisky. Je sais pourquoi vous êtes ici, mon tout petit. Il ne faut pas. Je « la » refuse. Vous et moi c’est pour toujours, c’est-à-dire jusqu’à la mort de l’un d’eux. Et quand vous ne serez plus là, je placerai votre chère photo juste sous la sienne. Pensez à lui, le merveilleux gardien de but de l’équipe de France, lui qui a besoin de tous les siens. Vous n’allez pas lui faire ça, Antoine, mon Tonio, mon lutin, mon mutin, mon butin, mon hutin, mon Louis X ! Il ne mérite pas qu’on déserte le beau bateau tricolore ! Souvenez-vous de Christophe Colomb, souvenez-vous : fluctuat nec mergitur, et comme il avait raison ! Regardez-le, Santonio. Regardez-le qui nous contemple. Vous ne trouvez pas qu’il a un peu l’œil de la Joconde ? Soyez franc, hmmm ? Tout à fait entre nous, il y a de la Mona Lisa dans sa prunelle oblique. Et comme on sait que des choses fourmillent derrière, sans soupçonner lesquelles. Vous l’aimez aussi, n’est-ce pas ? Je voudrais qu’il fasse une douzaine de septennats. Alors, reprenez-la ! Au nom de Sa mission si délicate, si sacrée, si difficile. Vous la reprenez ? Vous me la déchirez, là, sous mes yeux, Tonio ? Faites-en des confetti, de grâce. Ou plutôt non, cela laisserait encore des traces. Vous savez ce que nous allons faire ? La brûler. Qu’elle se consume entièrement, s’anéantisse ! Je veux voir jaunir, noircir, se biscorner ces vilains mots que j’imagine et qui ravagent les entrailles de mon âme. Allez, sortez-la de votre poche, Antoine. Faites-en une torche, mon adorable enfant. Quoi ? Qu’est-ce que vous me montrez là ? Quelles sont ces paperasses qui sifflent sur mon bureau ? Que vois-je ? Ce tampon ? La faucille et le marteau ? Est-ce le papier à en-tête d’un quincaillier ? Mais que non, je reconnais ! Oh ! là ! Oh ! la la ! Et ces lettres. C.C.C.P. ? Il y a bien trois « C », n’est-ce pas ? Cela ne saurait donc signifier Compte Courant Postal. Attendez que je mette mes lunettes : oui, un, deux, trois. C.C.C.P., ce qui, en bon français, veut dire U.R.S.S. De quoi s’agit-il, mon petit ?
Il est tout bouillant, tout brouillon, le Vieux. T’as déjà vu transpirer un lézard, toi ? Eh bien, lui, il transpire. S’éponge d’un mouchoir de Célestin (toujours Baptiste, ça commence à bien faire, merde !).
Je lui raconte le valdingue de Bézamé dans l’avion. Ses poches vidées ; bibi qui récupère. L’instinct de flic. Quand tu es poulet, tu le demeures en toutes circonstances. Il approuve, me congrate. C’est bien ça. C’est bon. Bravo. Superbe initiative. Il en parlera à qui de droit, en haut lieu, tout ça, je peux avoir confiance.
Et alors, voilà, dans la pochette de plastique, se trouvaient deux visas pour l’Union Soviétique. L’un au nom de Bézamé Moutch. L’autre au nom de Valérie Lecoq. Ces visas sont à trois volets : un pour l’entrée, l’autre pour la sortie et le troisième à toutes fins utiles. Des photos d’identité les illustrent. Portrait de notre camarade Bézamé, qui patibule vachement devant l’objectif éclabousseur de photomaton ; portrait d’une jeune femme blonde, à l’air salingue, au regard prometteur.
Bon, ce n’est pas tout. Un bon de réservation se trouve annexé aux autres documents, il concerne l’hôtel Hespéria d’Helsinki et il est établi au nom de Bézamé seul.
Bouge pas, y en a encore. Deux titres de voyage au nom de Moutch et de la fille Lecoq. Deux billets de bus Helsinki-Leningrad, avec une double réservation pour trois nuits à l’hôtel Moscou (Mockba) place Nievsky à Leningrad. Maintenant, examinons les dates. La réservation à l’hôtel d’Helsinki est prévue pour ce soir. Le départ en bus Helsinki-Leningrad pour demain.
Le moment succédant à l’étalage de ces différentes pièces bénéficie d’un silence rigoureux. Ni le Vieux ni moi ne parlons. Nous sommes assis, face à face. Juste se produit un très léger bruit émanant de mon glaçon en train de fondre et qui, ce faisant, a toqué la paroi du verre.
Ce silence de concentration extrême, riche en phosphore, engendreur d’idées hardies, se met à pondre.
— Dommage que le nom de Bézamé Moutch soit au fait de l’actualité, avec le coup de l’avion, dis-je.
Le Déboisé me regarde par-dessus sa paupière inférieure, comme on regarde par-dessus des lunettes.
— Son nom n’a jamais été prononcé, San-Antonio, toujours par souci d’éviter des retombées diplomatiques. On a dit : « un diplomate razdmoulien », c’est tout.
— Il n’y a eu aucune bavure ?
— Aucune.
— Alors on peut essayer de tenter le coup ?
Il acquiesce.
— On le doit.
Ah, chère vieille tige ! Vieux branleur ! Comme il sait tout bien. Comme, par moments, quand il est question de boulot, nous sommes en parfait unisson !
— Mais, la fille ? demande-t-il.
— Je crois avoir ce qu’il faut. Simple question de coiffure, de maquillage et de couleur d’yeux.
— Rédhibitoire, la couleur des yeux, objecte Messire le Scalpé.
— Pas avec des verres de contact, patron. Je suis certain que si la donzelle à laquelle je pense est consentante, Séruti, le célèbre maquilleur, la fera ressembler à cette photo. Quant à vous, vous devrez faire établir un passeport au nom de Valérie Lecoq conforme aux mensurations de ma nana à moi.
Il hausse les épaules.
— En une heure ce sera chose faite. Mais, y a-t-il un vol pour Helsinki dans la journée ?
— Très probablement, sinon nous utiliserons le Mystère 20 des grandes occasions.
Neuilly 10 h 48.
— T’es pas fou de réveiller les gens en pleine nuit ! fulmine Isabelle en m’apercevant sur son paillasson monogrammé ; quelle heure est-il ?
— 10 h 48 du matin, réponds-je.
— C’est bien ce que je disais, bougonne l’exquise donzelle en se fourbissant le pubis. De toute manière je ne peux pas te recevoir, j’ai un copain.
— Plus on est de fous, plus on rit, assuré-je en la refoulant. Ne reste pas dans le courant d’air, chérie, tu vas prendre froid et les rhumes de chatte sont drôlement plus sévères que les rhumes de cerveau.
J’entre à mon tour et referme.
C’est très mignon, chez Isabelle. Pas grand, mais sympa et de bon ton. Un grand studio au dernier étage d’un immeuble cossu. Juste une minuscule entrée avec une kitchenette et une salle de bains (qu’on écrit S.d.B. sur les plans parce que le local est trop exigu pour contenir les trois mots en entier).
Le studio est joliment meublé. Les murs tendus de tissu saumon. Une moquette dans les tons chocolat, et des rideaux qui concilient les deux options précédentes. Son plumard-champ-de-manœuvres occupe le fond de la pièce. Il trône sur une espèce d’estrade car elle a le goût du faste, Isabelle, principalement au cours de ses débordements.
J’avise des fringues masculines soigneusement déposées sur un fauteuil. Le futal sur un accoudoir, la veste sur le dossier avec la chemise par-dessus. Le linge de corps sur le second accoudoir. La montre, le portefeuille, le stylo et les clés sur le velours bleu du siège.
Un homme politique, probable, car il sait ménager ses effets.
— Tu as un sacré culot, rouscaille ma compagne. Forcer l’intimité des gens, aux aurores…
En guise de réponse, je gravis les deux marches moquettées conduisant au pucier. Très gêné, et à poil sous les draps, un individu pas mal de sa personne, dans les trente-huit bougies, plutôt blond avec le regard clair et inquiet, me considère venir en déglutissant pour vérifier qu’il peut encore avaler sa salive. Il fait cadre supérieur. C’est le mec qui doit rouler derrière une plaque de cuivre à son nom posée au coin de son burlingue aux lignes dizaïgne.
— Navré de vous tirer des toiles, vieux, lui fais-je d’un ton glacé, mais il va falloir déguerpir séance tenante. Je vous accorde deux minutes pour aller faire pipi, vous laver les dents, vous raser, prendre un bain et réintégrer votre costume à rayures.
Là-dessus, d’un geste qu’il n’attend pas, je rabats le drap supérieur. Vite il croise les jambes pour me dérober son bigoudi verseur.
— Laissez tomber la pudeur, lui dis-je, malgré la discrétion de votre appareil reproductif, nous sommes entre hommes. C’est pas le tout, mais voilà déjà vingt secondes d’écoulées sur les deux minutes.
— Qui êtes-vous ? bégaie le pauvre garçon.
Je lui fourre ma brème tricolorisée sous le pif.
— Police ! Plus vous ferez vite pour disparaître, moins j’aurai le temps d’en apprendre sur votre compte.
Je chope sa main gauche et la présente à la lumière.
— Marié, hein ? Si je vous disais que je réprouve l’adultère ?
Bien entendu, cette scène se déroule sur fond de criaillerie, la gente Isabelle s’indignant de mes manières. Mais je passe outre comme s’il s’agissait d’une émission à la con dans le transistor. Le cadre supérieur se lève, hébété. Il balbutie des choses confusées, dans l’esprit de :
— Ça alors… Ecoutez… Vraiment je ne vois pas ce que… Si je pouvais me douter que…
Tout en clapotant il enfile son slip, puis son bénouze, ensuite sa chemise, après quoi sa veste et fourre sa cravate en vrac dans sa poche. Il a du mal à mettre ses targettes car il est nu-pieds.
— Avec vos chaussettes ce serait plus facile, assuré-je.
Et il passe ses chaussettes, en murmurant un léger « merci », sorti de sa bonne éducation comme un pet d’un cul de jument. Deux minutes après mon intrusion, nous sommes seuls, Isabelle et moi.
— Toi, tu me la copieras ! éclate-t-elle. Si tu crois que je vais me laisser grimper, après un affront pareil, tu te trompes. Quelle mentalité de flic ! Vous avez ça dans le sang, bordel ! Que vous soyez beau gosse et fringué par Lapidus ne change rien à votre essence profonde !
— Toi, tu es abonnée au Reader’s Digest, coupé-je. L’essence profonde figurait au dernier numéro, dans l’article sur l’intégration des aborigènes d’Amazonie dans la vie new-yorkaise. C’est pas le tout, tu connais la nouvelle ?
— Quelle nouvelle, le pape est encore mort ?
— Nous partons en voyage, toi et moi.
Elle se gratte la tignasse à s’en arracher le cuir chevelu.
— Quand ?
— D’ici quelques heures.
— T’es dingue, archidingue : je commence à répéter cet après-midi à la Beauté d’Eve, le nouveau cabaret de Montparnasse.
— Tu joues quoi ?
— Une statue du Parc aux Cerfs de Louis XV.
— Laisse-leur ta photo, ils s’arrangeront aussi bien avec.
— Grand con ! Mais elle bouge, cette statue.
— Les fesses ?
— Pas seulement : mais aussi les bras, les jambes…
— Alors tu fais bien de rendre ton rôle sinon tu irais droit à l’échec, ma chérie, car grâce à Dieu, tu ne sais pas bouger autre chose que le cul. Mais alors là, tu le bouges à la perfection. Tu as le cul le plus mobile de tous ceux avec lesquels j’ai eu des tête-à-tête. C’est pas un cul que tu promènes, mais un yo-yo ; que dis-je : un balancier ! Il est la main qui nettoie un pare-brise, un métronome, un poumon d’acier. Il semble respirer, ton cul, ma beauté. Il ensorcelle. Il rit, il cligne de l’œil. Il promet et il tient. Il se propose et se dérobe. Il reçoit et donne simultanément. C’est un fruit qu’on prend à deux mains. Un but. Une auberge espagnole. Oui, c’est ce cul que je veux emmener en voyage. C’est cette merveille, cet événement permanent, cet asile chaste et pur dont j’ai besoin. Pardon : « que » j’ai besoin, comme tu préférerais dire, si tu disais à ma place.
Tout en jactant, je compulse l’annuaire du téléphone.
— Tu permets que je lance un fil ? comme disent les Suisses qui parlent le romand aussi bien que nous le français. Merci…
« Allô, je voudrais parler au directeur, s’il vous plaît. Il n’est pas encore arrivé ? Sa secrétaire, alors. Merci… J’attends. Allô ?… Bonjour, mademoiselle, je vous téléphone de la part d’Isabelle Mondon. Elle ne pourra pas assister aux répétitions de votre prochaine connerie à grand spectacle : sa tante Adèle est morte dans les Pyrénées-Orientales. Un bled perdu. Trois jours de mulet pour se rendre jusqu’à la dépouille de cette chère femme, autant pour en revenir et on l’inhume au sommet du Canigou et Ronron, vous vous rendez compte du boulot ? Faut creuser la glace : 2 786 mètres, c’est pas de la tarte. Allez, bye, ma poule.
Je raccroche.
Isabelle fond en larmes.
— Tu es un fumier, hoquette l’aimable jeune fille. Un affreux fumier.
Peut-être a-t-elle raison, non ? S’agirait de s’entendre sur le sens du mot fumier.
Helsinki 18 h 50.
Si tu n’as jamais logé dans un vrai tout beau palace, avec, en plus de l’eau chaude et froide et des ascenseurs, une finition parfaite, une recherche immodérée du confort, voire du luxe, demande le service des réservations de l’hôtel Hesperia à Helsinki et retiens-y une piaule. Alors tu verras quelque chose, l’ami !
Elle est un peu éberluée, la môme Isabelle. La voilà qui fait le tour de notre appartement, s’attardant dans la salle de bains, lieu où se trouvent le mieux rassemblées la qualité, la commodité, l’esthétique ; caressant l’étoffe tendue sur les murs, admirant les harmonies de couleurs, la confortabilité du mobilier, les toiles abstraites habilement disposées, là où des taches de couleurs vives contribuent à faire chanter l’ensemble. Approuvant de la tête, éprouvant de la main, se frottant, se grisant, espèce de châtelaine d’un soir, régnant sur un territoire des Mille et Une Noyes.
Jusqu’alors elle m’a fait la gueule, Valérie, n’ayant accepté de me suivre que contre la promesse d’une montre Cartier (version officielle, en réalité, le déguisement, le voyage, l’aventure ne lui déplaisaient pas).
Elle finit son voyage autour de la chambre dans un fauteuil tentaculaire, croise haut ses jambes et se met à me regarder, pleine de figue et raisin.
— T’en as une tronche, avec tes tifs frisottés et noirs, toi alors ! Et ta peau bistre ! C’est plus toi !
— Tant mieux, me réjouis-je. Le contraire m’inquiéterait.
— En somme, on est ici pour faire quoi ?
— Rien.
— Et on prend demain le car pour la Russie ?
— Exact.
— Pour aller y faire quoi ?
— Rien.
— Tu te fous de ma gueule ?
— Pas en ce moment.
— Alors ?
— Alors voilà. Je vais t’offrir un bon gueuleton : saumon et viande de renne, c’est la nourriture de par ici.
— Pourquoi tu ne veux pas m’expliquer ?
— Parce que je ne sais rien.
— Il va se passer quelque chose ?
— Peut-être que oui, et peut-être que non.
— T’as pas envie de faire l’amour ?
Je la contemple. L’imagine dans ses instants d’abandon, lorsqu’elle se dénude au-delà de la nudité et qu’elle te pratique des choses intimes qui se veulent agréables, puis qu’elle take son foot, gentiment, pour aussitôt après te parler de Sonia Rykiel ou du dernier roman d’Henri Troyat, qui est un vrai romancier, lui, l’aubaine des gestations difficiles. Oui, je la regarde, la reregarde, supputant sa proposition.
— Non, réponds-je enfin, je l’ai déjà fait la semaine dernière.
Elle hausse les épaules.
— T’es vraiment un type bizarre ; la dernière fois qu’on s’est envoyés en l’air, tu as fait l’amour trois fois de suite.
— Parce que je venais de m’entraîner au tir à la mitraillette.
— Moi, j’ai envie, assure-t-elle. Tu paries que je te déclenche si je veux ?
— Essaie toujours ! mais défense d’attoucher, hein ? Tu ne dois pas me mettre en route à la manivelle, juste au suggestif !
Elle se gondole. C’est une brave fille, Isabelle. Un être simple et franc, direct, quoi ! Quelques personnes de son style figurent à ma collection pour les soirs de désœuvrement. C’est pas tous les jours que tu as envie de refaire le monde en faisant l’amour. Les héroïnes comme elle reposent les hommes comme moi. Elles ressortissent davantage du catalogue de Jacob Delafon que de la princesse de Clève.
Ma compagne de voyage est une môme drôlement douée pour le radada, je te le dis. Elle quitte son fauteuil pour se rendre dans la salle de bains. Je l’entends farfouiller dans sa trousse de maquillage. Elle ne tarde pas à réapparaître armée de ciseaux à ongles dont elle fait jouer les mâchoires. Les ciseaux produisent un petit bruit grinçant, pareil à un cri d’oisillon regardant revenir papa-maman avec du vermisseau en bec.
La gentille Isabelle se jette dans le fauteuil.
— Mets-toi en face de moi ! ordonne-t-elle.
Et bon, très bien, je m’installe sur le canapé qui lui fait face. Elle me fixe un petit bout de moment en souriant, sûre d’elle, de son pouvoir, de ses astuces. Les ciseaux continuent de gazouiller au bout de ses deux doigts. Isabelle retrousse lentement sa jupe. Air connu. Ça commence toujours ainsi (et ça finit de même). Elle pose une jambe sur chacun des accoudoirs. Continue de me défrimer, en accentuant la polissonnerie de son regard. Elle prépare un grand coup, la jouvencelle. Le numéro de classe internationale. Recette infaillible. Effets garantis.
Je mate son collant tendu.
De sa main libre elle se caresse l’entrejambe, le petit doigt relevé, s’il vous plaît, en fille de belle éducation. Doucement, très doucement, la lenteur constituant le meilleur auxiliaire de la volupté.
Moi, je me dis : « Charmant paysage, mais qu’il m’a déjà été archidonné de contempler ». Si elle s’imagine que Popaul, mon pupille de la nation, va se mettre au garde-à-vous pour si peu, pour si frêle, elle se carre le doigt dans l’œil en croyant le promener sur Mister Frifri.
Mais ce qui m’intrigue, c’est les ciseaux, qu’à quoi bon elle continue de les faire clapper à vide, tels ceux d’un merlan au-dessus d’une tronche à élaguer.
Je finis par comprendre. Elle soulève son collant, un peu plus haut que son pubis, manière justement de le décoller de sa peau. Elle engage le bec inférieur des ciseaux dans l’arachnéenne étoffe, et se met à cisailler menu. Le collant s’ouvre peu à peu. En dessous, y a la Toison d’or (ordre créé, je te le rappelle, par Philippe III le Bon, mais qui devait devenir espagnol sous Charles Quint). Et sa toisonnette à Isabelle est vraiment blonde, vraiment ardente, te jaillit au nez comme un gazon à germination instantanée. Plouff, plouff ! Par touffes mignonnes, irisées comme on dit puis quand on est poète et doué pour la vraie littérature à poignets mousquetaires et cravate de la Légion d’horreur. C’est très frais, très pimpant. On sent qu’il ferait bon s’y chatouiller les narines. On aimerait la coiffer avec la langue ; lui dire deux mots, deux mottes ; tout ça. Et Sabelle cisaille en grand, d’un geste quasi opératoire. Moi, je vois le côté chirurgical dans cette initiative. D’autant, qu’ayant fendu l’écorce, elle entreprend d’entrouvrir le reste. Pas avec les ciseaux, cette fois, mais de ses délicates deux mains, aériennes, oiseleuses pour la circonstance ; ciselées, fuselées, pucelées. Viceloques ô combien !
Où elle se goure, c’est de me fouetter de son œillade sûre de soi, la conne. Cette certitude heureuse de m’amener à composition (française, of course). De me capturer en coup férant. Hop ! Hop ! par ici la bonne couille ! Agaçant, présomptueux. J’hais la présomptance. C’est asservissant. Je suis trop rétif (de la Bretonne). Ma devise : « Sois rebelle et tais-toi ! ».
Comme je ne fais aucun simulacre de broncher, elle réduit la mèche de son sourire, la baisse en position de veilleuse.
— Eh bien ? me jette-t-elle, en va-tout, d’un ton rauque comme il se doit.
— Eh bien, ma chérie, je te trouve drôlement gaspilleuse, dis-je. Une paire de collants neufs ; faut pas marchander ses deniers. Toi, tu appartiens à ces gens cigaliens qui jettent tout : leur dévolu, leur gourme, leur bonnet par-dessus Jean Moulin, l’ancre, le manche après la cognée, du lest, un froid, le trouble et de l’huile sur le feu.
Je ligote ma tocante.
— Bon, il est l’heure de descendre à la briffe car on dîne tôt en Finlande. Je vais aller t’attendre dans le hall pendant que tu changes de collants, à moins que tu ne viennes au restau la gazouillette à l’air ?
— T’es vraiment fumier, réassure-t-elle en laissant retomber sa jupe.
Je m’approche et l’embrasse au front, chastement. De même Godefroy de Bouillon prenant congé de sa belle-sœur en partant pour les croisades.
— Tu es une fille formidable, l’assuré-je. Voilà pourquoi je n’ose plus porter le sexe sur toi, Isabelle. Je ne te viens pas à la cheville, alors comment veux-tu que je te baise ?
Helsinki 19 h 12.
On s’est assis côte à côte, à table.
Il est rare que j’opte pour cette formation. Je ne la choisis qu’avec les filles que je n’aime pas, cela m’évite d’avoir à les regarder dans le blanc des yeux. Que tu te crois obligé de leur adresser des mamourades muettes, de la bouche et de l’œil. Gnouf, gnouf, tu me plais, je t’aime et j’en ai un commak à ton service pour après le dessert. Tartant. Quand la gonzesse te botte, banco. Mais quand t’en as rien à foutre, ce petit manège est vraiment casse-burettes.
Alors nous sommes côte à côte, Isabelle et moi. Et elle se penche à mon oreille.
— Tu sais, me révèle-t-elle, je n’ai pas changé de collants.
Elle martèle mon imagination, tu comprends ? Pose l’image de son truc fendu et de sa poilure frivolante sur le rebord de mon cerveau, que j’y pense dans les obscurités de mon sub’. Que, doucement, ça me chauffe le sang au bain-marie. Mais contrairement à ses prévises, je m’en fous. Sa chatte, je vais te dire quelque chose de malpoli, alors que c’est pas mon genre : sa chatte, elle peut se la foutre au c… ; et si je t’écris c…, ce n’est pas par pudeur, j’ignore la pudeur, mais pour te laisser le choix entre deux options, selon tes préférences. Au gré. Faut toujours s’occuper du gré du lecteur, moi je prétends. L’auteur qui oriente trop son lecteur, qui le tient trop en main, le fait tarter.
Tenant compte de cette vérité, je laisse la plus grande place au gré dans ma littérature.
Comme prévu, on croque du salmonidé, puis du cervidé. Avec accompagnement de beignets de semoule, de confiture de mûres et autres joyeusetés culinaires que si le Courtine en tâtait il déserterait les frères Troisminces et l’ami Mochecuse pour vocationner dans les délices finnoises. La mère Isabelle bavasse à tire-larigot, émoustillée par le vin de Carélie qu’on s’entifle après la vodka finlandaise.
Depuis un moment, mon attention est en alerte rapport à deux messieurs français, suisses ou belges qui bouffent à la table proche de nous. Ces deux, faut que je t’en cause car je me propose qu’on va les revoir, dirait Bérurier. Deux gonziers pittoresques. T’as déjà vu le Roupett’s chauve, à la tévé ? Tu sais, les deux kroums qui font des réflexions dans la loge ? Eh ben, eux ! En chair et os, loques de noir, chemisés de blanc, nœuds papillon, cheveux blancs qui folâtrent, trognes enluminées, illuminées, quasi clownesques. Ils se parlent à l’oreille, mais fort car ils sont durs des trompes. Ils gloussent, pouffent, se bourradent à s’en faire basculer de leurs sièges. S’étranglent en mangeant. Y en a même un, au milieu du repas, qui se met à genoux sous leur table, paraît-il pour rechercher son bouton de manchette, mais en réalité, il nous examine, à l’abri de la nappe avec des jumelles de théâtre pliantes. Moi, ils commencent à me casser les roustons, ces deux crabes. Car il est évident que nous constituons pour eux un pôle d’attraction bien plus riche en sensations fortes que le Magic City ou le Luna Park des belles années. Tant qu’à la fin, je pose ma serviette sur la table et me rends à la leur d’un pas vif, avec des sourcils tellement froncés et bas qu’on pourrait les prendre pour la moustache que je me garde de porter.
— Dites, les ancêtres, fais-je en me déposant sur un coin de banquette vacante, si on vous fait rigoler à ce point, à partir de maintenant on va vous réclamer des honoraires.
Le plus rougeoyant se marre derechef en trémoussant sa tête d’hilare au-dessus d’un col de chemise trop serré.
— Et ils sont français ! s’écrie-t-il à travers les fortifications à la Vauban de son dentier. Tu entends, Césaire ? Français de France, on va pouvoir leur poser la question. Car vous êtes français de France, n’est-ce pas, cher monsieur ?
Quelque peu ébaubi, je conviens.
— Une question délicate ne saurait vous désobliger, venant d’un vieux bougre de mon acabit, n’est-ce pas ? me demande l’étonnant personnage.
— Cela va de soi, admets-je.
— Très bien, aboule ta mise, Césaire. Voici la mienne. Et il dépose un talbin bleu de 5 marks finlandais sur la table. Son copain en fait autant. Le trépidant Roupett’s chauve place la salière sur les deux biftons en guise de presse-papelard.
— Cher Français, me dit-il, n’est-ce pas que votre adorable compagne a les poils du cul blonds ?
— Tout à fait exact, réponds-je sans barguigner.
Le vieux exulte.
— Gagné ! Gagné ! Tu l’as dans l’oignon, mon Césaire. J’ai tout vu avec mes lorgnettes. Son collant est fendu et j’ai aperçu sa gentille toison.
Il empoche les deux billets de Viisi Markkaa (c’est comme ça qu’ils disent, ces cons) avant de me tendre une main d’archevêque potelée et jouisseuse.
— Jules Brochu, se présente-t-il, et l’autre idiot, là, c’est Césaire Tringleur.
Qu’alors, il me raconte leur histoire. Ils sont de Tours, ont fréquenté la communale ensemble. Ensuite se sont retrouvés au service militaire. Ont épousé les deux sœurs ; lesquelles sont décédées il y a belle lurette, ces enquiquineuses, à six mois d’intervalle. Depuis, ils font des virées fréquentes, ayant quelques revenus confortables. Leur passion, c’est le cul et ses corollaires. Ils ne s’intéressent qu’à lui, qu’à ça. Il est devenu leur totem, leur religion. Ils le vénèrent, l’idolâtrent, célèbrent sa gloire de toutes les manières concevables. Bref, ils ont le culte du cul. Et ce qu’ils attendent des voyages, c’est la contemplation de culs neufs. N’importe leur patrie, leur âge, ni leurs formes. Ce sont des pèlerins culiers et séculiers coiffés de la cuculle. Des collectionneurs avisés. Des gourmets, tastes-culs éminents. Cultivateurs de culs. Tous les culs figurent à leur programme, du cul-de-lampe au cul-de-sac. Ne dédaignent pas les cul-terreuses. Affectionnent Cuba. Font des cures de culs. Se meublent de curules.
Et ils rient en évoquant. Recommencent à se bourrader. On sent qu’ils s’entendent admirablement, bien que sourds. Qu’ils sont de vieux complices à la vie à la mort. Partouzards de bonne compagnie, chevauchant les mêmes guerrières, ces deux beaux-frères amis. Attendrissants, drus, gaulois, mais pas viceloques le moins. Gaillards d’arrières. Grands prêtres des deux hémisphères sacrés. Ils passent leur vie aux trous de serrures. Hantent les magasins de chaussures, à l’instar de mon Béru dont c’est le sport favori (quoi de plus émouvant que ces ravissantes vendeuses accroupies devant vous, jambes ouvertes ?), se placent sous les escaliers en colimaçon, sont les habitués de la Foire du Trône dont les souffleries polissonnes troussent tant de filles rieuses. Ils vivent à quatre pattes. Jules possède même une canne de bambou de son invention dont l’extrémité est pourvue d’un petit miroir rabattant. Ainsi, quand l’occasion se présente, la glisse-t-il innocemment entre les montants d’une dame et actionne-t-il le bitougnet qui commande la mise en place de son périscope. Le métro est un lieu privilégié où il a obtenu ses plus beaux jetons de présence. Et quelle présence ! Un petit ingénieur phtisique, rencontré au Palais du bricolage, est en train de lui mettre au point une canne-photographique, avec flash incorporé. Dès lors, il conservera le témoignage de ses prouesses et pourra composer un album qui s’intitulera : « Choses Vues ».
Je m’amuse comme un grand fou, au point que j’en oublie ma glace aux airelles de l’Arctique ainsi que ma camarade de voyage. Elle se pointe en renaudant, Isabelle. Comme quoi je suis un peu mufle sur les bords, décidément, et qu’est-ce qu’on peut bien se raconter de si poilant, les trois ?
Présentations. Explications. Elle rougit peu, rigole beaucoup. Jules propose une bouteille de champagne afin de sceller cette impérissable rencontre française en Terre nordique.
Nous acceptons.
Là-dessus, un haut-parleur laisse dégouliner une voix feutrée de personne qui a étudié sa diction dans les écoles d’hôtesse et qui dit comme ça, en anglais, que mister Bézamé Moutch est demandé à la réception.
Je réagis, vu que je suis censé être Bézamé Moutch. Pour lors je me carapate en direction du rez-de-chaussée. Que va-t-il se passer ?
Bien malin qui pourrait le dire, vu que je l’ignore moi-même.
Helsinki 20 h 08.
— Vous m’avez fait appeler ? demandé-je à la ravissante damoiselle qui promène son buste confortable et sa chevelure d’or derrière le comptoir de la réception.
— Vous êtes mister Bézamé Moutch ?
— De la tête aux pieds, mens-je.
— C’est cette personne, là-bas, qui souhaite vous rencontrer.
Et de me désigner le fond du hall, là qu’il y a des fauteuils bleus, non loin des appareils à sous, car l’appareil à sous fait fureur en Finlande, si tu le savais pas, je te l’apprends, manière que tu t’instruises, comme dit le Gros, dont l’absence se fait sentir, parce que, dès qu’il n’est plus là, un seul être me manque et tout est dépeuplé ; je crois que c’est par force d’habitude ; j’ai besoin de sa présence, comme on a besoin d’un radiateur d’appoint, l’hiver, en période de disette pétrolière ; il est complémentaire, Alexandre-Benoît et que veux-tu que j’y fasse ? Sa connerie pleine de bon sens, ses mufleries sur fond de tendresse m’aident à exister, parce que je ne sais pas si tu trouves comme moi, mais la vie manque de premiers secours, on s’agonise à qui mieux mieux, impitoyablement, tant tellement les autres sont minables et qu’encore plus on est minable pour les autres, chiens et chats, charognes en tout genre, champions du croche-pied, salopes de partout, bilieux, aigrards, pourris, on se rend l’existence inabordable, jusqu’à la mort, et encore après jusqu’à l’oubli qui vient très vite ; moi j’en finis de prendre mon parti sans laisser d’adresse, qu’à quoi bon une adresse, puisque personne ne songe à communiquer avec toi ? Pour te dire quoi ? Du moment qu’ils ne savent pas se parler ; qu’ils ont le don de parole d’évangile, mais pas de parole d’honneur, quoi qu’ils en pensent, ces tristets, et que la parole, la vraie, ne peut servir qu’à soliloquer, monologuer, se branler l’âme en peine, quelle horreur, vive le silence intégral et je me dis ça, cette belle, longue, et interminable phrase troussée à la Marcel Proust, en me dirigeant vers ce que la blonde Finnoise de la réception a appelé « cette personne ».
Cette personne est très belle, très élégante. Bien que ne l’ayant encore jamais rencontrée, je la reconnais. Il s’agit de Valérie Lecoq dont la photo figurait sur les papiers. En la voyant, je mesure que le boulot de transformation fait sur Isabelle reste du bricolage d’amateur (d’armateur, puisque c’était pour monter un bateau).
La fille qui attend, jambes croisées, dans le fauteuil bleu, a douze classes d’écart avec ma potesse. Son regard pétille d’esprit. Ses ondes s’entortillent recta autour de mon patapouf. Son parfum me chavire.
Je m’incline civilement (et le moyen de faire autrement puisque je ne suis pas en uniforme ?) très embarrassé par la nouvelle situasse, on le serait à moins. Lui dire quoi ?
Sourire, jouer du charme sanantonien. J’en joue, en soliste des concerts Lamoureux. L’amoureux ça risque d’être ma pomme avant un peu moins de pas longtemps si je m’attarde dans sa zone d’influence.
Elle me détaille rapidement, de haut en bas, sans rien laisser perdre, car elle est prompte à enregistrer.
— Oui ? me demande-t-elle en français, ayant détecté que je l’étais, à ces petits riens qui font que.
— Vous m’avez fait appeler, dis-je, manière de gagner un maximum de temps dans un minimum de secondes.
— J’ai fait appeler M. Bézamé Moutch, rectifie l’élégante.
Poum ! Dans les badigoinces ! Elle connaît Moutch. Donc sait que je ne suis pas Moutch, et qu’est-ce qu’on va devenir, pour lors ? Ça va se décanter ou pas, un tel broglie (comme disait le duc d’Imbroglio qui a eu les malheurs que tu sais).
Bon, ben que veux-tu, c’est la vie, hein ? Tout ne peut pas baigner constamment dans l’huile, comme nos petits frères fœtus dans le formol.
— M. Bézamé Moutch a été empêché, je lui fais, je le remplace. Heureux de vous accueillir, mademoiselle Lecoq.
J’attends qu’elle me tende la main qu’elle ne me tend pas, alors comme elle ne me la tend pas, je glisse la mienne dans ma poche pour vérifier que ma monnaie, mon canif et mes testicules sont à leur place.
Un moment qui serait parfaitement silencieux, s’il n’y avait le brouhaha de l’hôtel, succède à ce que je viens de te relater succinctement.
Je m’assois dans un fauteuil qui vise à vise le sien. Lui souris envers et contre tout, bien que n’en ressentant pas le besoin.
— Vous avez fait bon voyage ? lui demandé-je.
Elle n’est pas partante pour la jacte oiseuse.
— Vous êtes monsieur ?…
— Pardon : Saint-Antoine.
— En somme, reprend-elle, tout cela rime à quoi ?
— Qu’appelez-vous « tout cela », mademoiselle ?
— Votre présence et l’absence de Bézamé ?
— C’est très simple : il a été dans l’impossibilité de venir et m’a dépêché en ses lieux et place.
— Ah, vraiment ?
— Vous le voyez.
Elle opine (et moi ce que j’aimerais !).
— Oui, je vois.
Brusquement, elle s’arrache, se dirige vers un chasseur en uniforme brun de coupe très moderne.
— Voulez-vous m’appeler un taxi et y charger les deux valises qui sont là ? lui demande-t-elle en britannique-à-accent.
— Yes, miss, qu’il lui répond, bien que le suomi soit son patois originel.
Moi, dérouconcerté à outrance, je cavale au fion de la môme.
— Voyons, mademoiselle, ne prenez pas la mouche, expliquons-nous carrément…
Elle a conservé son self-machin jusqu’à présent, mais la v’là qui explose comme les marmites d’eau bouillante depuis Denis Papin.
— Mais expliquez quoi ! hurle-t-elle si tant tellement fort que les tympans des assistants se mettent à saigner.
Pendant un moment, les appareils à sous cessent de digérer leur mornifle. Tous les regards convergent. Son éclat l’a calmée, Valérie. Pas dans ses us et coutumes de faire de l’esclandre. Elle s’en mord les lèvres.
Profitant de sa réac, je lui saisis le bras.
— Venez prendre un drink au bar.
Puis, je crie au chasseur de taxis :
— Laissez tomber, madame ne partira pas tout de suite.
Saynète à deux personnages. Moi et Valérie sont au bar. Un garçon blond, à l’air finnois, attend leur commande. Quelques consommateurs étrangers, des deux sexes, plus quelques androgynes, s’alcoolisent dans leurs langues maternelles.
MOI : Que prendrez-vous, Valérie ?
VALÉRIE : Un Pimm’s, mais je vous prie de cesser vos familiarités.
MOI, au loufiat : Un Pimm’s et un lakka[3]. Acquiescement muet du barman qui, bien que finlandais, a parfaitement compris ce que Moi lui demandait.
MOI, à Valérie : Je réalise mal votre réaction, mademoiselle Lecoq. Vous me traitez plus bas que terre sans même…
VALÉRIE, interrompant Moi : Je vous traite comme vous le méritez, espèce de mufle. Quant à Bézamé, il aura de mes nouvelles.
MOI, éperdu : Mais enfin…
VALÉRIE : Vous êtes deux immondes dégueulasses. Se faire remplacer dans un voyage d’amour, ça mérite le vitriol, ou, à tout le moins, des coups de revolver.
MOI, de plus en plus éperdu — mais pas pour tout le monde : Grand Dieu ! Vous avez dit d’amour ?
VALÉRIE, se rappelant Drôle de drame qu’elle a vu à la téloche naguère : Oui, j’ai dit d’amour.
MOI : Dois-je comprendre que vous êtes la… de Bézamé et qu’il est votre… ?
VALÉRIE : J’étais Sa et il était MON, mais je peux vous garantir que c’est fini, bien fini, archifini, fini comme si cela n’avait jamais été.
Elle boit son Pimm’s. Moi goûte à son lakka dégueulassement trop doux pour un homme d’action de sa trempe et de sa réputation.
Le rideau tombe sur sa déconvenue.
Car déconvenue il y a.
Fin de ma mission. Ce voyage n’était pas mystérieux, ne présentait aucun caractère nuisible. Il n’était que de noces, en somme. Valérie est la maîtresse de Moutch. Il l’a conviée à une escapade amoureuse.
Et le gars Santonio, tout flambard, de déclarer à la donzelle qu’il vient remplacer son amant au pied levé. On comprend sa fureur, non ?
Des gens, accoudés à un bar, ça ressemble à des chevaux dans leurs boxes. Tous les hommes ressemblent à des chevaux. Comme les bourrins, ils tirent des charrues ou des charrettes, portent des charognes ou le chapeau, et ils trottent ou galopent, pour peu qu’on leur éperonne les miches, dans la direction qu’on leur indique.
— Vous m’avez dit que vous vous appeliez comment ? fait Valérie au bout de son Pimm’s.
— Je vous ai dit que je m’appelais Saint-Antoine. En réalité, mon nom est San-Antonio et je suis commissaire spécial, ô combien !
Voilà, c’est lâché. On joue avec les cartes à la renverse. A quoi bon s’empêtrer dans des ficelles emmêlées ? Je lui résume le topo, honnêtement. Elle m’écoute, captivée. Tout ce qu’elle retient de ça, c’est l’incarcération de son Bézamé. Elle répète comme un leitmotiv :
— Lui, en prison, mais ce n’est pas possible !
Je la questionne. Se doutait-elle de ses activités terroristes ? Pas le moins du monde. Elle lui a fait la connaissance dans un dîner officiel. Valérie est la fille d’un haut fonctionnaire français du Quai. Bézamé, tringleur d’élite, l’a fait reluire inoubliablement. Hélas, tout ce qui brille n’est pas d’or, comme le veau du même nom : celui qui garde la position verticale… Ainsi, Moutch agissait contre la chère France ? Mais se peut-ce donc ? O cruelle vérité ruineuse d’amours et d’illusions. Désorcellement nauséabond, chute vertigineuse dans le gouffre de la honte. Si papa Lecoq savait cela, lui, l’intègre, le patriote, lui qui croit aux lois et à ceux qui les votent ; lui qui respecte le Capital et les vertus nationales. Lui qui sera inexorablement de Droite tant que la Droite sera au Pouvoir ; s’il apprenait que sa grande fifille pompait le turlu d’un super-patron des brigades terroristes. Son nom si gaulois serait jeté au fumier de l’histoire.
Elle voile sa face et s’affaisse. Elle dévoile sa fesse et s’affale ! Sanglote, Valérie, si jolie, fine, racée, intelligente, ardente et je t’en passe des mieux que ça encore ! Pleure, fille infortunée qui a joué l’amour plein et qui voit sortir le zéro ! Désespère, humble femelle victime de ses sens qu’elle jugeait uniques et qui lui deviennent interdits.
Je lui passe le bras sur l’épaule.
— Tout cela est une triste affaire, mon lapin. Mais, comme vous l’aurez entendu dire déjà par votre grand-maman : le temps est un grand maître qui efface les peines et enfante l’oubli miséricordieux.
Elle s’abandonne.
Je la ramasse.
La blottis contre mon épaule, lui cale la tête de mon menton, comme Machin Ménouine fait avec son Stradivanole, le chéri.
— C’est horrible, dit-elle.
J’espère qu’elle ne fait pas référence à sa posture présente.
Moi, je songe qu’il va falloir retourner à Pantruche. Adieu, Helsinki, Leningrad : je vends la peau de l’U.R.S.S. avant de l’avoir tué. Car ce voyage est superflu désormais. Sans objet. Je ne vais pas me balader avec la mère Isabelle et son collant fendu le long de la Neva alors que tant d’importantes tâches me sollicitent, non ?
J’entends un pssst impératif.
Détourne la tronche sans décoiffer Valérie.
C’est le gars Jules, le petit vieux des Roupett’s Chauves qui, à l’orée du bar, m’adresse des signaux.
— Un instant, Valérie, je chuchote en lui retrouvant une espèce d’équilibre sans moi, bien droite sur son tabouret, les deux coudes appuyés à la main courante.
Et de rejoindre Jules.
— C’est votre petite copine qui commence à se demander ce que vous fabriquez, cher ami. Compliment pour cette nouvelle. Je ne voudrais pas vous induire en erreur, mais je crois pouvoir vous assurer qu’elle porte un slip gris fumé, bordé de dentelle blanche, et que sa chatte est d’un beau blond mordoré mais les lumières du bar sont trompeuses. Dites, si vous embarquez celle-ci, ne jetez pas la première, Césaire et moi sommes prêts à la consoler. Vous nous permettez de la descendre à la boîte de nuit, en bas ?
— Bien entendu, m’empressé-je, dites-lui que je suis en conférence avec les autorités finlandaises et que je la trouverai plus tard.
— J’y cours, exulte Jules Brochu.
Il amorce une fausse sortie, revient en catastrophe et me demande de sa voix haut perchée :
— Un simple renseignement, cher ami, la jouvencelle du haut aime-t-elle qu’on la…
Il chuchote le verbe.
— Elle adore, lui dis-je, à condition que ce ne soit pas avec des baguettes.
Helsinki 21 heures.
Eméché, c’est un mot con, je trouve. Un dépannage pour cruciverbistes. Quelque chose d’hybride. Je hais les demi-mesures. Elles m’insuffisent. S’exprimer, c’est affirmer. Eméché, tu veux en faire quoi ? Le remplacer par quoi ? Pompette ? Encore plus crétin. Pompette ! Malgré tout, quand t’as besoin de cerner le langage, tu passes par ses exigences. Tu te gausses du mot juste, mais tu lui fais appel, c’t’obligé. Sinon tu marches à côté de ta pensée. En voilà une, tiens, tu parles d’une mégère quand tu essaies de la déballer. Te fait passer par des chemins qui ont plein de pierres, et des canivaux profonds comme des tombeaux ! C’est pour ça que j’envisage de me taire bientôt. Hermétique. Une huître ! Plus une broque ! Mes idées, je me les garderai pour moi tout seul. M’en embaumerai doucement, comme on respire un vieux fond de parfum à sa maman, trouvé dans un coffret de coquillages, intérieur velours. Vert, le velours. Et des broderies, des naninanères, tout ça, ça constituait le charme discret des autrefois. Quand l’homme se savait pas condamné d’urgence, qu’il pensait pas aux catastrophes. L’époque où l’horreur ne se trouvait pas à son zénith, quoi. Maintenant elle est au zénith, l’horreur. Ciel de sang, mes drôles. Et la terre s’ouvre sous nos pas. Le sol est à bascule de guillotine. On n’est plus entouré que d’exécuteurs. On joue à bourreau fermé.
Alors, pour reprendre à zéro, éméché me vient à la langue. Parce que ma doulce Isabelle est éméchée à ne plus en pouvoir. Pas ronde, ni bourrée, ni défoncée, ni beurrée, ni schlass, ni cointchée, mais éméchée, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Un peu plus que très gaie, quoi. Pompette, je te redis. Mais çui-là est franchement plus tarte que l’autre. Enfin tu prends à ta convenance : éméchée ou pompette ; moi je m’en branle, dans le fond. Je suis à te fignoler des phrases que t’as jamais eu les pareilles, dans aucune Pléiade, et tu passes outre, sans comprendre, faisant la moue. Y a des relents. Relent toi-même, tu crois en renifler partout. Tu pues et tu dis que ce sont les autres qui ont pété. Pauvre minus, va. Parfois, à trop m’exaspérer, si j’étais pas certain de ton trépas, je te buterais moi-même, pour t’apprendre à vivre. Tellement je n’en puis plus de tes insolences, de tes suffisances, de tes affreux contentements de toi, si honteux, si désespérants…
Eméché, elle est, Isa. Le regard comme la mousse du champ qu’elle vient d’écluser avec ses deux birbes. Elle rit à gorge d’employé, comme dit le Gros.
— Les deux bonshommes sont incroyables, assure-t-elle. Ils passent leur vie à plat ventre pour regarder sous les jupes des femmes. Et ils font des paris saugrenus, comme d’aller couper une touffe de poils à la fille du vestiaire. Je me suis marrée avec eux, comme avec des collégiens.
— Les collégiens ne sont plus très drôles, je rectifie. Pour être drôle, il faut avoir l’esprit libre, eux ne l’ont pas.
— Tu sais la meilleure ?
— Pas encore, mais c’est une question de seconde.
— Ils font également l’excursion à Leningrad, demain. On ne va pas s’embêter avec ces joyeux compères.
— Ne te réjouis pas si vite, fillette : demain, on rentre à Paname ; la mission est annulée.
Elle rembrunit vilain, la môme. Nuit sur le Mont Chauve !
— Tu te fous de moi ?
La voici qui démèche tout à coup. Son regard se ramasse pour se transformer en pics à glace. Je sens les deux pointes peser contre ma peau.
— Non, ma choute, je ne me fous pas de toi ; mais il s’est produit un fait nouveau qui rend notre voyage inutile.
Ma potesse cherche quelque chose à faire pour se dispenser de dire. Car elle aurait trop à dire et elle le dirait trop fort. Voilà pourquoi elle choisit de balancer un coup de saton dans la table basse supportant un magnifique bouquet de fleurs.
Manque de pot pour sa rogne, les fleurs étaient artificielles et le vase ne s’est pas cassé. Pour lors, elle implose :
— Tu m’as fait rater un rôle, tu m’as brouillée avec un amant riche comme Crésus, tu m’as laissé bricoler les tifs, les yeux et la figure par un soi-disant maquilleur, tu m’as… Et tout ça pour me dire que le voyage est annulé ! Non, mais tu sais que je suis au bord de la crise, moi, poulet ? Flic à la manque ! Gardien de la paix !
Son ton monte.
Du coup, je crains que le personnel de l’Hesperia n’en fasse autant. Alors il me vient l’idée du siècle.
— Attends, môme ! Tu vas le faire, ce voyage, puisqu’il est payé. Seulement, tu vas le faire sans moi. Je dois rentrer, mais tu continueras la vie de palace. Les deux vieux crabes te serviront de bouffons, et pour la tringle, tu te lèveras sûrement un magnifique lieutenant soviétique au regard pareil au lac Ladoga gelé.
Elle est aussitôt calmée. Elle hésite, envisage, échafaude, sourit.
— C’est dommage que tu ne viennes pas, dit-elle d’un ton qui s’en fout tellement qu’une belon triple zéro éclaterait en sanglots devant une telle indifférence.
La sonnerie de l’appartement retentit, aérienne, discrète, musicale.
Je vais délourder, et la main que je tiens enroulée à la poignée de la porte m’en tombe : poum !
— Dis donc, c’est tous les jours les saints de glace, dans ce pays de merde, j’eusse dû prend’ mon Rasurel, fait Bérurier en m’éternuant en pleine poire !
Il a préalavement, comme il dit puis, exigé un grog, le Mammouth. Seulement le grog ne se pratique pas, en Finlande, alors il a accepté de se rallier à un flacon de vodka. Et il rechigne contre sa forme rectangulaire, alléguant qu’une bouteille digne de ce nom est toujours ronde, qu’autrement ça cache du louche à propos de son contenu.
Puis il a dégusté.
Il a fait la moue.
Il a dit comme ça que la vodka finlandaise avait un goût, tout comme la bite à m’sieur le baron, qu’en aucun cas elle ne supportait la comparaison avec la vodka soviétique. Que lui, Béru, bien que ne professant pas d’opinions d’extrême gauche, il avait de la sympathie pour l’U.R.S.S. à cause de sa vodka incomparable, précisément. Ce qui l’amenait à apprécier tous les produits de ce grand pays en forme de territoire, y compris sa littérature, qu’il avait abordée avec Maria Chapdelaine, jadis, au cours d’un séjour à l’hosto.
Bon, il boit et s’explique pendant que la gentille Isabelle chante à tue-petite-tête dans la salle de bains où elle procède à ses ablutions nocturnes, intimes et régénérantes.
Le pourquoi qu’il est ici ? Ordre du Vieux. Il vient en renfort.
Ce qui a déclenché cette mesure d’urgence ? Un incident assez troublant. Bézamé Moutch a tenté de soudoyer un gardien. Il lui a remis le solitaire qu’il portait au petit doigt, estimé à quelque quatre-vingt mille francs, à condition qu’il lui fasse une commission. Et il a précisé que le gardien en question toucherait une prime de tant (voire même davantage), sa petite mission accomplie. Celle-ci était des plus simples : téléphoner à une certaine Valérie Lecoq de sa part pour lui dire qu’il ne pourrait la rejoindre là où elle savait, mais qu’elle devrait effectuer le voyage seule, coûte que coûte. Point final, à la ligne.
Comme le garde est d’une honnêteté scrofuleuse, ajoute Béru, il est venu cracher le morcif à ses chefs et déposer le solitaire à l’appui de ses dires.
J’opine.
Intéressant. Voilà qui relance tout le bigntz.
Tandis que le Matamore se téléphone une nouvelle rasade de vodka, je débigophone pour turluter mam’zelle Lecoq, laquelle vient de s’installer pour la nuictée à l’Hesperia.
— Douce amie, lui gazouillé-je, une bonne nouvelle : nous partons demain morninge pour Leningrad, contrairement à ce que nous venons de décider. La raison de cette volte ? Une communication avec mes supérieurs qui tiennent à ce que j’effectue ce voyage ainsi que nous en étions convenus, eux et moi. Consentez-vous à m’accompagner ?
Un silence.
Prolongé.
Tellement prolongé, même, que je me demande si Valérie est encore en ligne.
— Allô, menué-je.
Elle toussote.
— Ecoutez, je ne vois franchement pas pourquoi j’irais faire un voyage en votre compagnie, commissaire.
— Je vais vous aider à voir, chère mademoiselle. Primo, votre circuit est payé d’avance et votre visa établi. Deuxio, vous êtes ici et votre temps est disponible pendant la durée de ce périple. Troisio, quand bien même vous retourneriez à Paris au plus vite, il ne vous serait pas possible de communiquer avec Bézamé. Quatresio, vous risquez quelques ennuis avec mes collègues qui sont en train d’éplucher les relations de Moutch. Votre intérêt est de laisser s’écouler un peu de temps.
« Sa qualité de diplomate fait que les choses se régleront rapidement pour Bézamé Moutch. D’une façon ou d’une autre. Probablement d’une autre. Cinqsio, enfin, la meilleure façon d’encaisser un ennui, c’est de le promener. Les voyages ont toujours eu des vertus sédatives. Alors ? »
— Bon, je pars.
— Merci.
Elle raccroche sans ajouter un mot, mais comme elle a dit l’essentiel, je ne lui en veux pas de son laconisme.
Isabelle réapparaît, encore éméchée, mais moins car l’eau fraîche guérit ce genre d’affection momentanée.
Elle porte une admirable chemise de nuit qui exalte ce qu’elle est censée dissimuler. Au gré des points de lumières, on voit tout ou on devine et c’est un bonheur incomparable que de suivre les déplacements de la jeune femme dans l’appartement. Je sais que le gars Bérurier en égosille du regard.
Isabelle chantonne une chouette chanson à la mode que brame à longueur de téloche française un petit pédé italien. Il n’a jamais chanté autre chose, ce gus. Les chansons-carrières sont à la mode. Tu vois surgir des mecs, au firmament du chaud-bisness, le temps de vider une scie de son impact. Ensuite, ils s’anéantissent pour toujours dans les milieux plombiers ou pompistes. Ne leur reste qu’un 45 tours de con (et de taille). Alors en ce moment c’est cette mignonne follette goualeuse qui sévit et fait des plouploufs, avec ses bras en cols de cygnes. Mais le temps qu’on m’imprime le chef-d’œuvre ci-joint, il vendra des caramels sur la via Venetto, ou bien il fera des petites pipes payantes dans le parc de la Villa Borghèse. On vit comme ça, à notre époque bénite. Le temps d’une chanson… On se dépêtre de l’inconnu pour, très vite, plonger dans l’oubli, passant ainsi de l’espoir au désespoir. Le temps d’une chanson… Une vie professionnelle bâtie sur trois minutes de rémoulade. Y m’font de la peine. Quand j’en vois comme moi, qui s’attardent. Qui finissent par ne plus gêner à force d’être là et bien là. Trois minutes de tralalère seulement. Ils essaient d’en pondre une autre. Mais la baguette magique ne fonctionne plus pour eux. Elle est allée toucher d’autres épaules. Quand on sait tout ça, qu’on l’a bien compris, on est malheureux pour ces mômes. Moi, le petit pédé frivole qui remue le fion et fait sa gazelle en délire, toujours les mêmes gestes sur les mêmes notes, je l’aime bien de ce qui le guette. Je voudrais pouvoir le protéger un peu, lui insuffler ce qui va lui manquer : de la durée professionnelle… Lui arranger un beau destin, façon Aznavour, de manière à ce que lui aussi, un jour, il ait les fiscaux aux miches, ce qui est le plus éclatant signe de réussite. Cela dit, réussir quoi, hein ? Je vois Charles, souvent je bouffe avec lui, des fois il fait lui-même sa tambouille arménoche. Il paraît content, se dit heureux. Il se raconte. Il fourmille de projets. Il aime la vie. Et puis, au moment de le quitter, je sais pas si c’est de l’illuse, mais je crois surprendre comme une lueur vacillante dans ses petits yeux ronds, à l’Aznavoche. Drôlement fugace. Un éclat. Un simple éclat qui vient des profondeurs. De cet endroit pas racontable et plein de secrète vigilance où l’homme veille l’homme. Et c’est juste à cause de ce petit éclat dont il ne sait probablement rien qu’il est mon ami. Pour une lueur, une minuscule lueur d’âme. Peut-être que le gentil pédé rital réussira d’autres goualantes après tout ? Les rossignols ne chantent pas toujours le même air.
La môme Isabelle a retapissé notre intérêt, alors elle escrime du baigneur, espère ! Ça chaloupe, son entrepont. Elle se dit qu’elle va terminer cette journée en apothéose. La grande tringlée finnoise, avec un final étincelant. Que je vais lui pratiquer la fontaine lumineuse, le galop des lanciers et elle en passe.
— Toi, tu as quelque chose à me dire ? fait-elle en venant s’asseoir sur l’accoudoir de mon fauteuil.
— En effet, ma gosse.
— Vas-y, je suis tout ouïe.
— Eh bien, je voulais te dire que, réflexion faite, je vais aller à Leningrad demain.
Elle a un élan d’enthousiasme :
— Chic !
Et de m’embrasser dans le cou.
— L’ennui, c’est que toi tu vas devoir rentrer à Pantruche, ajouté-je.
Son baiser se fige sur la peau de mon cou. Devient comme une limace morte.
Bérurier en profite pour feuler un fantastique rot qui cependant ne parvient pas à créer une diversion suffisante.