1. Dérive entre deux ponts

7 h 45, octobre 1983, Marais Vernier


Le timide soleil du matin commençait à rougir l’horizon de la baie de Seine. Le jour se levait sur le Marais Vernier. Un mince brouillard s’échappait du fleuve vers les falaises de La Roque. La route ondulait comme un serpent d’argent dans ce paysage lunaire.

Le 4x4, seul sur la route sinueuse, filait presque sans bruit sur la départementale. Quelques kilomètres avant le pont de Tancarville, il ralentit, puis tourna perpendiculairement, pour s’engager dans un étroit sentier de randonnée.

Le chemin défoncé était bordé de chaque côté d’un large talus inondé, que ne parvenaient pas à drainer les rangées d’aulnes et de saules têtards. De part et d’autre du chemin s’étendaient d’étranges parcelles cultivées en lanières, planes et longues, de la route à la Seine.

Muriel clignait des yeux. Le reflet du soleil naissant, qui semblait jouer à cache-cache entre les arbres, l’agaçait. Elle apercevait dans le rétroviseur le pâle rayon lumineux du phare de La Roque, perché sur son étrange falaise, tel le donjon d’un château fort, commandant l’entrée de l’estuaire.

Malgré les amortisseurs du 4x4, les secousses devenaient pénibles dans le véhicule. Muriel jeta un œil vers son mari, à côté d’elle. Il conduisait avec prudence.

Concentré.

Pourtant, Muriel ne se sentait pas rassurée.

Cette virée en baie de Seine n’était pas une bonne idée.

Elle avait un mauvais pressentiment. Peut-être n’était-ce dû qu’à cette ambiance lunaire de la baie, dans le matin. Ce silence. Ces cris d’oiseaux au-dessus d’elle. Ces milliers d’oiseaux dont ils venaient déranger le réveil.

Oui, cette histoire de plongée dans la Seine l’inquiétait ! Cette passion étrange l’avait amusée au début. Ces légendes. Ces plongées sous-marines. Mais désormais, toutes ces histoires commençaient à tourner à l’obsession. Elle jeta un nouveau coup d’œil vers son mari. Il ne remarqua même pas le regard posé sur lui. Il restait toujours concentré sur sa conduite, les mains fermement accrochées au volant, le regard fixe…

Ailleurs. Dans son univers.

L’autoradio diffusait une chanson que Muriel aimait bien. Morgane de toi, ce tube de Renaud.

Muriel tourna la tête vers leur fille, Marine, qui dormait encore, à l’arrière de la voiture.

La tête posée contre la portière. Un sourire d’ange. Un petit souffle régulier. Un peu de buée sur la vitre. Une jolie frimousse de fillette de dix ans. L’image même de l’innocence. Marine s’était levée très tôt ce matin. Mais avec quel enthousiasme ! La perspective d’une plongée l’excitait vraiment. Elle ne s’était pas endormie avant d’être sur l’autoroute. Pourtant, Muriel ne parvenait pas à chasser ce mauvais pressentiment.

Pourquoi prendre de tels risques ?

De tels risques ?

Bien entendu, son mari n’avait pas du tout la même analyse.

Des risques ? Quels risques ? Il était un plongeur expérimenté. Il avait exploré toutes les eaux de la planète. Il possédait son diplôme de moniteur fédéral et même un Open Water Diver , cette espèce de passeport international de plongée. Plonger était presque une routine pour lui désormais. Il n’y avait rien à craindre ! Marine possédait elle aussi une petite expérience. Elle plongeait depuis ses huit ans. Oh, pas bien profond, c’est clair. Entre trois et cinq mètres. Cet été, en Corse, elle avait plongé presque tous les jours.

Marine adorait cela.

Oui… Mais la Méditerranée, les eaux turquoise, les vacances… Ce n’était pas la même chose de plonger dans cette eau froide et trouble de la Seine, dans cette eau polluée, dans les remous des hélices.

Seuls !

A la radio, la chanson de Renaud étirait ses derniers accords. Le 4x4 ralentit et se gara sur une sorte de petit parking, face à un signal lumineux de la Seine. Muriel lut « Feu de l’épi » sur le petit édifice de béton blanc et vert. Ils se trouvaient dans une clairière, au carrefour de sentiers de randonnées. Muriel se sentit un peu plus rassurée. Son mari connaissait bien l’endroit, apparemment. Personne ne connaissait mieux que lui ces coins perdus le long du fleuve. Toujours cette obsession de la Seine et de ses mystères. Ils descendirent du véhicule.

Marine s’éveilla, frissonna, s’étira et lança un sourire de contentement à ses parents. Muriel la prit dans ses bras et lui frotta énergiquement le dos.

C’était bon.

Ils s’avancèrent encore vers la Seine, gravissant les quelques marches en béton du signal dont la faible lueur se perdait dans la clarté naissante.

Ils restèrent de longs instants tous les trois, sans un mot, émerveillés par le paysage. Sur leur gauche, la miraculeuse silhouette du pont de Normandie, seule trace humaine dans la blancheur matinale de l’estuaire, entre ciel et mer. Sur leur droite, à quelques centaines de mètres, la silhouette élégante du pont de Tancarville. Devant eux, la surface sans ride du grand fleuve. Telle une immense bassine de mercure, froide, mystérieuse, insondable.

Immédiatement, le sinistre pressentiment submergea à nouveau Muriel.

Plonger là-dessous ?

— Regarde ! lança Marine dans le silence.

Quelques dizaines d’oiseaux, des balbuzards pêcheurs, se posèrent à quelques mètres d’eux.

Le regard de Muriel embrassa l’immensité. Aussi loin que ses yeux portaient, elle apercevait des oiseaux, des centaines d’oiseaux : des sarcelles, des spatules, des mouettes, elle ne les reconnaissait pas tous.

Un spectacle unique, Muriel devait bien le reconnaître.

Mais cela n’enlevait rien à son angoisse.

Elle se retourna, fouilla le coffre du véhicule et proposa une tasse d’un café brûlant dans le Thermos à son mari. Il but doucement.

Il était parfaitement calme, sûr de lui. Heureux, sans aucun doute. Marine avalait un croissant. Elle lança un grand sourire à sa mère. Cela la rassura. Un peu.

Après avoir bu son café, son mari se frotta les mains et rompit à son tour le silence de l’estuaire :

— Au travail !

C’était presque la première phrase qu’il prononçait. Une peur sans doute presque religieuse de troubler cette ambiance ouatée. Ils fouillèrent à nouveau l’arrière du 4x4. Tout le monde participa au portage du lourd et complexe matériel de plongée : les bouteilles, les combinaisons, les palmes.

Muriel regardait son mari agir avec précision. Il était un époux, un père très raisonnable. Accroupi, il vérifiait avec méticulosité les détendeurs et les compresseurs. Elle l’admirait. Elle l’aimait sans aucun doute. Même si parfois cette passion dévorante se glissait entre eux. Comme une maîtresse de plus en plus possessive. Une maîtresse qui lui volait son homme. Muriel se força, comme toujours, à penser autrement, à chasser la jalousie de ses pensées. Elle n’allait pas être comme toutes ces femmes désespérées des passions inutiles de leur homme ; cherchant à réduire leur originalité, leur essence ; occupées à les formater à leur image. Non, elle n’était pas comme cela ! Elle acceptait son mari tel qu’il était.

Mais…

Mais elle ne parvenait pas à éliminer en elle cette impression lancinante : la passion de son mari, cette obsession, ces recherches insensées prenaient petit à petit possession de son esprit, le dévoraient, faisaient de lui un autre homme.

Non ! Muriel se fit violence. Elle raisonnait comme une gamine jalouse. Son homme aimait la plongée sous-marine et les mystères. Voilà tout ! Sa fille aussi d’ailleurs, et Muriel avait simplement du mal à accepter d’être mise hors jeu de leur complicité. Après tout, c’était elle qui refusait de s’initier à la plongée.

Oui, Marine était ravie, elle, de la passion de son père. Radieuse. Elle finissait d’enfiler sa combinaison de Néoprène noire et mauve. Ils se chargèrent du matériel de plongée ; Muriel suivit Marine et son père à quelques pas du 4x4, vers une petite crique, une sorte de petite plage en pente douce formée artificiellement par de gros blocs de pierres.

Au départ, devant cette idée de plongée dans la Seine, Muriel avait surtout eu peur des bateaux : la Seine était un fleuve navigable. Y plonger sans autorisation était sans doute interdit, à cause des paquebots. Mais dans cette crique, il n’y avait objectivement aucun danger.

Pourtant, loin de la rassurer, ce pressentiment morbide se faisait de plus en plus fort, cette impression oppressante qu’un drame allait se jouer, ici dans les minutes à venir.

Cela n’avait aucun sens.

— On ne sera sous l’eau que quinze minutes, vingt au plus, précisa son mari calmement. Ça ne sera pas long.

Muriel avait l’habitude d’attendre sur la rive, d’observer la surface de l’eau et de guetter avec angoisse qu’un visage la perce. Elle ne plongeait pas. Elle nageait peu, ce n’était pas son truc. Elle préférait marcher, randonner.

— Soyez prudents, murmura-t-elle.

Son mari ne releva pas. Marine non plus, déjà concentrée sur les infimes détails ressassés tant de fois par son père. Le souffle, les gestes calmes, le langage des mains sous l’eau.

L’espace d’un instant, Muriel se sentit à nouveau jalouse de cette complicité qui se nouait entre sa fille et son père, de sa capacité à l’enchanter à travers ses histoires, ses aventures, ses risques maîtrisés.

Muriel sourit doucement aux deux plongeurs.

Non, elle n’était pas jalouse. Elle était à sa place, elle aussi. A sa place quand elle tendrait la serviette chaude à sa fille qui sortirait grelottante de la Seine, qu’elle la serrerait dans ses bras, qu’elle écouterait ses récits enthousiastes. A sa place de mère. Ici, exactement, sur la rive.

— Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda son mari.

Muriel se rapprocha de lui :

— Vous attendre… me promener un peu peut-être.

Elle l’embrassa furtivement sur les lèvres et ajouta :

— Tu as toujours le don de découvrir des petits paradis pour la promenade.

Elle les regarda s’enfoncer dans l’eau morte avec une angoisse qu’elle ne put réfréner.

Lorsque la Seine se referma sur eux, elle leva les yeux, malgré elle. Deux hérons cendrés se poursuivaient, dans un vol gracieux, rappelant les courbes élégantes du pont de Tancarville.

Les instants qui suivirent lui parurent une éternité. Muriel n’eut pas le courage de rester sur la berge. Elle décida de marcher un peu, de s’enfoncer quelques instants dans le marais, observer de plus près les oiseaux, tomber peut-être nez à nez avec une vache des Highlands ou un cheval de Camargue, réintroduits dans le marais depuis quelques années.

Perdue dans ses pensées, concentrée sur son instinct de protection de mère et d’épouse, elle n’entendit pas les détonations, au loin, vers les tourbières.

La chasse était ouverte depuis moins d’une semaine. Mais Muriel n’en savait rien.

* * *

En ressortant de l’eau, la première chose que fit Marine, comme toujours, fut de chercher sa mère des yeux. Elle scruta la berge pour apercevoir sa silhouette rassurante.

Personne…

Marine se tourna vers son père : lui aussi cherchait Muriel des yeux.

Ils avancèrent doucement. La vase spongieuse qui faisait office de plage rendait malaisée leur progression. Ils ôtèrent leurs palmes et parvinrent sur la berge.

— Maman n’est pas là ? demanda Marine.

— Elle est partie se promener, la rassura son père. Elle va revenir tout de suite. En priorité, il faut nous sécher et nous rhabiller.

Marine fut déçue. Dans son souvenir, toutes les fois qu’elle avait plongé avec son papa, sa maman était là, sur le bord, à l’attendre avec un grand sourire, une serviette épaisse, une bouteille d’eau fraîche quand il faisait trop chaud.

Pas ce matin.

Elle n’eut plus trop l’occasion de réfléchir dans les instants suivants. Son père tira avec énergie la fermeture Eclair de sa combinaison. Marine détestait ce moment. Enlever la combinaison, c’était comme vous arracher une seconde peau, surtout celle des bras et des jambes. Son papa tira sur le Néoprène, plus fort, plus brutalement que ne le faisait maman d’habitude. Marine se fit la réflexion que cela lui avait fait moins mal, finalement. Elle ne se plaignait jamais quand elle était avec son papa.

Elle se retrouva enfouie dans une immense serviette.

— Rhabille-toi vite ! ordonna son père.

Marine ne se le fit pas dire deux fois. Il faisait vraiment très froid ! Rien à voir avec la Corse. Elle attrapa ses habits pendant que son père se changeait. Elle commençait à se réchauffer. Elle enfila son pull et n’oublia pas de poser sur sa tête un bonnet de laine écru à fleurs mauves. Marine se souvenait des conseils de sa maman : toujours se couvrir la tête en sortant de l’eau, toujours quand il fait froid.

Et il faisait froid ! De plus, Marine aimait bien ce bonnet dont elle avait elle-même choisi la laine et la couleur, avant que sa maman ne le lui tricote. La même laine que celle du pull que portait maman.

Maman ?

Où était-elle passée ? Que faisait-elle ?

Son père était en train de ranger les bouteilles et les combinaisons dans le coffre. Marine s’avança pour regarder la Seine. On voyait bien les deux ponts maintenant.

Soudain, quelque chose d’étrange dans le paysage troubla Marine, quelque chose d’anormal, de différent. Elle réfléchit mais n’arriva pas à trouver ce qui clochait.

Le coffre du 4x4 claqua. Son père avait terminé. Une lueur traversa l’esprit de Marine.

Les oiseaux !

Il n’y avait plus aucun cri d’oiseau ! Il n’y avait plus aucun oiseau, ni sur l’eau de la Seine, ni sur les arbres. Seuls quelques-uns, très loin, dans le ciel.

Pourquoi ?

Marine jeta un regard un peu inquiet vers son père. Il lui renvoya un sourire rassurant. Il était habillé. Il lui tendit sa large main :

— On va à la rencontre de maman ?

Ils entendirent à peine la détonation. Ce fut surtout l’envol de corbeaux freux, juste au-dessus de leur tête, qui les surprit.

— C’était quoi ? demanda Marine.

— Des chasseurs, répondit son père avec douceur. La chasse doit sûrement être ouverte. Mais ne t’inquiète pas, ils sont loin. Ils ont des zones exprès pour eux dans le marais…

— Ils tirent sur les oiseaux ?

— Ils essaient…

Marine tenait son explication pour la disparition des oiseaux, mais cela ne la rassurait pas. Elle avait envie d’en savoir plus sur cette histoire de zone réservée pour les chasseurs, mais elle sentit que ce n’était pas le moment. La main de son papa était humide. C’était rare. Généralement, il ne suait presque pas. Sans savoir l’expliquer, Marine avait l’impression que son père n’était pas tout à fait comme d’habitude, qu’il avait peur et voulait lui cacher. D’ailleurs, il marchait de plus en plus vite.

Marine avait du mal à suivre.

Sa main glissait.

— Papa ! Marche moins vite !

Son père ne ralentit pas. Ils continuèrent d’avancer sur le chemin. Il était mal entretenu. Des herbes hautes, encore humides de rosée, mouillaient le jean de Marine jusqu’aux genoux. Elle ne protesta pas. Ce n’était pas le moment.

— On pourrait l’appeler, proposa Marine.

Il y eut deux autres détonations, pas très loin. C’était difficile à évaluer. Marine était de moins en moins rassurée. A sa droite, elle aperçut un chemin qui partait vers une grande vasière bordée de roseaux. Le sol était de plus en plus marécageux. Un instant, elle eut peur que son père tourne à droite. Elle avait les pieds trempés. Elle avait froid. Elle en avait assez.

Son père ne tourna pas.

Il s’arrêta.

Marine sentit soudain la main de son papa mollir dans la sienne, comme si elle s’était vidée brusquement de tous ses os. Elle ne voyait rien, elle était trop petite, les herbes étaient trop hautes.

Elle se hissa sur la pointe des pieds.

Dans les roseaux, elle reconnut d’abord les fleurs mauves du pull en laine.

Elle échappa à la main sans vie de son père et s’avança.

Sa mère gisait dans l’herbe.

Les yeux grands ouverts. Son corps trempait dans une mare informe de boue et de sang mêlés. Un affreux trou noir à la place du ventre.

La main de son père rattrapa celle de Marine, brutalement, jusqu’à lui briser les phalanges. Marine ne ressentit aucune sorte de douleur. De son autre main, son père couvrit les yeux de sa fille.

Trop tard.

Elle avait eu le temps fixer l’horreur, d’imprimer à jamais dans sa mémoire l’image de l’effroyable drame.

Une nouvelle détonation retentit dans le ciel cotonneux de la baie de Seine et une dizaine de grives s’échappèrent d’un sureau, à une vingtaine de mètres d’eux.

L’étau des deux mains ne se desserra pas sur la paume et les yeux de Marine.

Elle était plongée dans le noir, le noir le plus absolu.

Seules les pulsions cardiaques au bout des doigts de son père la retenaient à la vie, au temps, au reste du monde.

Les pulsions cardiaques de son père.

Marine ne put jamais percevoir autre chose ce matin-là.

Elle ne vit pas le regard de son père se troubler, ses yeux se vider de leur humanité, une part de lui-même disparaître à jamais. Elle ne perçut pas, du haut de ses dix ans, plongée dans l’obscurité, dans la chaleur protectrice de son père, cette ligne franchie.

Cette infime frontière.

Entre la raison et la folie.

Cette infime bascule.

Marine ne pouvait rien savoir, rien percevoir.

Pourtant, ce matin-là, lentement, inexorablement, son père glissa sur la pente de la déraison.

De cette vision cauchemardesque repassée les mois et les années suivantes dans sa mémoire dérangée, allaient naître une obsession, des certitudes irrationnelles, l’implacable spirale de la folie…

Une folie qui allait devenir meurtrière lorsque les événements eux-mêmes s’affoleraient.

Marine ne pouvait pas savoir.

Cette main qui la reliait encore au monde, qui broyait ses doigts d’enfant, cette poigne paternelle ne la lâcherait jamais ; l’entraînerait, elle aussi, vers le précipice.

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