Mourir n’aura pour moi rien de troublant

23. Botte secrète

2 h 06, rue du Père-Adam


Daniel Lovichi attendit que l’ivrogne disparaisse dans le passage des Anciens-Moulins pour le suivre. Tout se déroulait parfaitement. Le type était seul, il ne semblait pas en état de se défendre. Ça allait être un jeu d’enfant.

Il repensa aux dix billets de 500 euros dans la poche de Ramphastos. Il ressentait en lui le manque, cet insoutenable manque quand il songeait à toute cette drogue, à portée de main, dans la poche de ces marins. Il ne fallait pas qu’il rate son coup. Il lui fallait cet argent.

Ramphastos marchait devant lui, à moins d’un mètre. La ruelle était déserte, personne ne passait jamais par là ! C’était une impasse à cette heure-là. Mais il ne fallait pas prendre de risques inutiles, il fallait faire vite, et surtout, ne pas hésiter à se servir de son arme. Lovichi serra son poignard et posa sa main sur l’épaule de l’ivrogne. Lorsque Ramphastos se retourna, Lovichi avança brusquement la lame jusqu’à sa gorge.

— Ton fric, ton fric tout de suite !

D’un geste désespéré, maladroit, le vieux marin tenta de repousser son agresseur. Mais il était trop lent, Lovichi se tenait sur ses gardes.

La lame du poignard s’enfonça entre le cou et l’épaule de Ramphastos.

Le vieux marin poussa un cri rauque.

— Ta gueule ! La prochaine fois, c’est le ventre que je te crève. Ton fric, connard !

Lovichi pensa à ce moment-là que ce vieil alcoolique le connaissait, qu’il l’avait déjà croisé, le soir, dans la rue. Il serait capable de le reconnaître, ensuite.

Une fois qu’il aurait récupéré le fric, il n’aurait pas le choix. S’il ne voulait pas avoir tous les flics sur le dos, il allait falloir qu’il termine le travail, qu’il crève ce vieux porc.

Il espéra aussi que le cri n’avait alerté personne. De toutes les façons, qui pouvait bien passer à cette heure dans cette ruelle ? Dans moins d’une minute, tout serait terminé. Il se pencha vers le corps recroquevillé, tremblant de Ramphastos, lorsqu’une voix féminine troua le silence :

— Il y a un problème ?

Merde !

Une passante ! Apparemment, elle n’avait pas repéré qu’il portait une arme. Elle n’avait rien vu, elle avait simplement dû être alertée par le bruit. Lovichi ne paniqua pas. Il fallait la laisser s’approcher, tout près, puis la planter, elle aussi, il n’avait plus le choix. La fille s’approcha. Il la reconnut, c’était la fille en robe rouge qui était entrée dans le Libertalia quelques heures plus tôt. Dommage de planter un si joli petit lot…

La fille était à moins d’un mètre de lui. Il sentait son parfum. Le vieux marin, allongé par terre, semblait maintenant à peine conscient. Il serra son poignard. La fille ne se méfiait pas, elle était là, tout près.

Encore quelques centimètres et il frapperait, à la poitrine.

Il ne pouvait pas la rater.

Il y était ! La fille le touchait presque, sans méfiance. Le bras de Lovichi sortit de l’ombre de son manteau et se déplia.

— Gaffe ! éructa Ramphastos dans un dernier effort pour rester conscient.

* * *

Maline bondit instinctivement en arrière. Elle sentit la lame du couteau effleurer son sein.

Dans quel merdier était-elle encore allée se fourrer ?

Elle n’eut pas le temps de se poser d’autres questions. Le type avançait déjà vers elle. Il n’avait pas l’air bien frais, mais il disposait d’un physique imposant, et surtout, il tenait un poignard !

Elle se recula encore, elle pensa un instant à fuir. Mais fuir où ? Elle savait qu’à cette heure, les grilles du passage de l’ancien moulin étaient fermées. La ruelle se terminait en impasse.

Hurler, appeler à l’aide ?

Elle ne put réfléchir davantage. L’inconnu était déjà sur elle. Il attrapa son bras et Maline sentit une seconde fois la lame de l’arme blanche frôler sa gorge. De tout son instinct de survie, elle lança un coup de pied rageur vers le mastodonte.

Elle toucha le bas ventre.

Son agresseur jura, mais le coup ne sembla pas l’ébranler.

Ce n’était pas comme cela qu’elle allait s’en sortir ! Il faisait au moins le double de son poids. Il lui fallait trouver autre chose.

Son agresseur se redressa avec un air sadique de chat qui joue avec une souris. Elle avait au moins gagné quelques secondes. Quelques secondes pour quoi faire ? Elle fouilla instinctivement dans son sac. Qu’espérait-elle trouver ? Elle n’était pas du genre à se balader avec une bombe lacrymogène. Un calepin, un rouge à lèvres, un téléphone… Vite ! Trouver une idée. L’autre arrivait. Elle attrapa le dernier objet dérisoire sur lequel ses doigts se posèrent et balança son sac devant elle.

Il tomba à plus d’un mètre de son agresseur.

Foutu !

Le type releva les yeux sur la journaliste, écarta le bras comme pour bien lui montrer l’arme avec laquelle il allait lui enlever la vie, dans quelques instants.

Maline essaya d’adopter la même attitude, le bras écarté.

Sauf qu’au bout de son bras, ce n’est pas un poignard qu’elle tenait.

Elle pointait sur son agresseur un stylo plume !

Plume en or, hyper résistante, du moins à ce que lui avait raconté son père.

En constatant la pitoyable arme de défense brandie par Maline, Daniel Lovichi ne put s’empêcher de marquer un petit temps d’arrêt et d’afficher un sourire béat. Immédiatement, Maline sentit la faille. La différence entre les deux armes rendait son agresseur trop confiant, inconsciemment, il allait baisser sa garde.

C’était sa chance. Il lui fallait la saisir.

Maline espéra que le taux d’alcoolémie dans son sang n’allait pas altérer ses réflexes. C’était le moment d’activer ses souvenirs. Elle n’était pas entrée dans une salle d’escrime depuis plus de dix ans, mais elle avait tout de même fréquenté les cercles pendant toute son adolescence. A l’époque, elle n’était pas dans les plus mauvaises. Une feinte de base lui revint immédiatement à l’esprit, la ballestra, celle qu’on apprend aux débutants. Avec un peu de chance, son agresseur n’avait jamais débuté.

Maline se mit en position de sixte, laissant son adversaire avancer d’un mètre. Son poignard brillait dans la nuit.

Maintenant !

Elle bondit alors sur le côté, mais comme le veut une ballestra réussie, au lieu de poser les deux pieds à terre en même temps, elle fit un appel sur son pied avant, frappant le plus fort possible le sol de son talon.

Comme prévu, Lovichi marqua une courte réaction de surprise. Sans réfléchir, Maline coupa sa trajectoire et porta l’estoc.

La plume en or du stylo s’enfonça dans la gorge de Daniel Lovichi.

Il poussa un hurlement de douleur et s’effondra.

Le sang jaillit.

Maline repoussa du pied le poignard, tombé au sol.

Elle savait que le coup n’était pas mortel, si les secours arrivaient vite. Elle savait également que son agresseur n’était pas près de se relever tout seul. Sans ménagement, elle lui fit comprendre, d’un coup de pied bien placé dans les côtes, qu’il n’avait pas intérêt à bouger.

Elle appela successivement les services d’urgence et la police, puis se pencha sur Ramphastos, qui avait perdu connaissance.

* * *

La première voiture de police déboucha dans la ruelle moins de dix minutes plus tard, en même temps que les secours. L’inspecteur stagiaire Jérémy Mezenguel bondit hors du véhicule accompagné de trois autres agents. Maline connaissait la plupart des flics de Brisout, mais pas celui-là.

Sans doute un nouveau !

Elle apprécia moyennement son allure de cow-boy désinvolte et son sourire ironique devant la scène.

Après un minutieux examen des blessures de Daniel Lovichi et de Ramphastos, Mezenguel s’avança vers Maline, les mains dans les poches de son jean serré. Il ne chercha même pas à rendre discret son regard appuyé sur la robe déchirée de Maline, qui devait offrir d’elle une image particulièrement impudique.

— Alors mademoiselle, on m’a dit que vous étiez journaliste. A ce que je vois, pour arrondir vos fins de mois, vous pratiquez la trachéotomie sans diplôme… Tss, tss.

Maline haussa les épaules, fatiguée.

Mezenguel lui posa quelques autres questions de routine, puis se pencha pour examiner le poignard de Daniel Lovichi, qui avait glissé près du caniveau.

— Touche pas à ça ! hurla une voix qui raisonna dans la ruelle.

Le commissaire Paturel, suivi d’une bonne dizaine d’agents en civil, pénétra à son tour dans la ruelle. Tous avaient les gestes mécaniques de types mal réveillés que l’on vient de tirer du lit.

— Laisse ce poignard tranquille, Jérémy ! continua le commissaire Paturel. A mon avis, cela pourrait bien être une pièce à conviction de premier choix. On ne va toucher à rien et laisser les scientifiques faire leur boulot.

Mezenguel se releva, vexé, mais n’osa pas répliquer au commissaire. Gustave Paturel se dirigea vers la journaliste :

— Mademoiselle Abruzze ! Toujours dans les bons coups à ce que je vois…

Maline Abruzze et le commissaire Gustave Paturel s’étaient souvent croisés, dans le passé. Une vieille complicité les unissait. Le commissaire, malgré l’heure tardive, afficha une mine réjouie :

— Si c’est pour me fournir clés en main le meurtrier du jeune Mungaray, mademoiselle Abruzze, je vous pardonne volontiers de m’avoir fait réveiller en pleine nuit, moi et mes enfants. La psychose va peut-être retomber, maintenant…

— Vous le connaissez ? demanda Maline en désignant son agresseur.

— Oooh oui… Daniel Lovichi est un client fidèle, comme on dit. Petit dealer et toxicomane. Sans domicile fixe… A part Bonne-Nouvelle, bien entendu, où il passe la moitié de son temps ! Mais c’est la première fois qu’il est mis en cause dans une affaire d’agression à main armée. Il va falloir m’expliquer ce que vous faites là, mademoiselle Abruzze…

Maline se sentait épuisée. Elle avait froid.

Le commissaire Paturel le sentit et la laissa récupérer. Il regarda les gyrophares tourner dans la ruelle, les scientifiques s’activer. Il respirait mieux maintenant. La chance avait tourné. Il le savait, d’expérience, il tenait son coupable idéal, son suspect à jeter en pâture à la presse, son meurtrier présumé pour rassurer le préfet et toutes les autorités. Une agression à l’arme blanche, en pleine nuit, n’était pas si fréquente. Lovichi avait le profil rêvé. Si en plus son poignard était celui qui avait servi à poignarder le jeune Mungaray, le commissaire Paturel se réjouissait à l’avance de pouvoir passer une fin d’Armada beaucoup moins stressante.

24. L’or de ma nuit

3 h 06, rue Saint-Romain


La police avait retenu Maline une petite heure, puis l’avait libérée. La légitime défense était évidente. Il était plus de trois heures du matin.

Elle rentra chez elle, enfin !

Maline sentait son crâne au bord de l’implosion, ses jambes se glacer ; elle avait failli vomir tout son rhum et son champagne en traversant à nouveau la rue des Chanoines, qui sentait plus l’urine encore la nuit que le matin. Maline monta les trois étages d’un pas las et pénétra dans son appartement. Elle fit glisser la robe rouge sur son corps fatigué, la lança en boule sur la pile de linge et se jeta sur le lit, nue.

Il faisait encore chaud sous les combles. Etouffant même. Elle avait bien fait de laisser la lucarne ouverte ce matin. Elle n’eut pas le courage de prendre une douche. Cela attendrait demain. Elle alluma la radio pour se bercer, les stations diffusaient de la musique en continu, sans publicité. Des vieux trucs.

Dormir !

Malgré elle, sa main glissa vers son sac et attrapa son portable. Quelle sale manie ! Il lui était devenu impossible de passer trois heures sans consulter ses messages, et plus encore de s’endormir sans le faire.

Ses doigts coururent sur les touches. Elle avait reçu trois messages depuis hier soir !

Le premier provenait une nouvelle fois de son père. Les cousins bourguignons, son anniversaire, son cadeau. Cela attendrait !

Le deuxième message la fit tressaillir. Il était bref. Deux mots, deux lettres : « Bonne nuit. O.L. »

Un délicieux frisson parcourut le corps nu de Maline.

O.L… Olivier Levasseur. Il avait pensé à elle !

Le mélange de fatigue, de tension qui tombe et de désir refoulé provoqua un frisson intense à l’intérieur de son bas ventre. Le bel Olivier avait pensé à elle ! A combien d’autres femmes envoyait-il un tel message avant de s’endormir ?

Peu importait, elle était sur sa liste !

Elle essaya de calmer son excitation naissante. Il fallait qu’elle dorme ! Elle se concentra sur le troisième message.

Sarah Berneval, la secrétaire du commissaire Paturel, indiquait à Maline qu’un troisième SMS avait été envoyé sur le téléphone portable de Mungaray, un troisième message en espagnol.

« Es el oro de la noche. »

Tu es l’or de la nuit…

Quelque part, une amoureuse continuait d’envoyer des messages de tendresse à un joli garçon… mort depuis hier !

Maline regarda les étoiles à travers la lucarne.

Quelle ironie !

Pourtant, une nouvelle fois, comme pour les autres messages espagnols, Maline eut l’impression qu’un souvenir cherchait à percer la surface de ses pensées fatiguées, comme si ces messages étaient liés entre eux, comme s’ils n’en formaient qu’un, comme s’ils renvoyaient tous vers une direction unique, une direction qui n’avait rien à voir avec des mots de tendresse.

Maline ressassa les messages dans sa tête. C’était quelque part inscrit dans son cerveau, elle en était certaine.

« Sé que me espera.»

« No puedo permanecer lejos ti más mucho tiempo. »

« Es el oro de la noche. »

Elle était trop fatiguée pour trouver la solution ce soir. Que cherchait-elle, de toutes les façons ? Ce Daniel Lovichi était sûrement le meurtrier. La police avait l’air assez sûre d’elle.

Maline sentit doucement ses pensées s’envoler, les images se brouiller, un demi-sommeil la gagner. Olivier Levasseur se tournait vers elle. Ils étaient ensemble, nus, dans le même lit, partiellement couverts de grands draps de soie.

Il lui murmurait tendrement à l’oreille : « Tu es l’or de ma nuit ».

Maline se retourna dans son lit, elle n’arrivait pas à trouver un vrai sommeil.

Elle avait déjà entendu ces paroles, toutes ces paroles en espagnol, il y avait très longtemps.

Elle torturait son pauvre cerveau fatigué. Elle avait cette sensation bizarre qu’il s’agissait d’un souvenir d’école primaire ! Quelque chose appris par cœur à l’école. Ça n’avait aucun sens.

Elle n’avait jamais entendu parler espagnol à l’école primaire.

25. Le trésor des Aztèques

3 h 17, quelque part dans l’agglomération rouennaise


L’homme ouvrit la porte.

— Alors ? demanda une voix féminine.

— Tout a parfaitement fonctionné ! répondit l’homme. Comme prévu. Ils ont récupéré l’arme du crime, ils ont le mobile, ils tiennent leur coupable. Cela va les occuper un certain temps, les empêcher de fouiner partout. Cela va rassurer les autres aussi, les rendre moins méfiants. L’agitation va retomber. Je vais être plus libre demain, on va pouvoir passer à la deuxième phase. Eliminer les autres témoins…

— Et… continua la voix féminine. Et cette journaliste, Maline Abruzze, tu en penses quoi, tu crois qu’elle représente un danger ?

L’homme répondit par un sourire amusé :

— Oh non… Aucun danger ! Elle est futée, tu as pu t’en rendre compte aujourd’hui, mais pourquoi est-ce qu’elle nous soupçonnerait ? Je crois même au contraire qu’elle a confiance en moi. Nous avons parlé ensemble comme deux vieux amis, aujourd’hui, non ? On se connaît maintenant ! Toi aussi. Comment pourrait-elle faire le lien entre nous et l’exécution de Mungaray ?

L’homme accentua encore son sourire et continua :

— Cette journaliste pourrait même nous être utile, demain, quand il s’agira de frapper à nouveau, d’appliquer la malédiction du jarl, d’attirer ces fous imprudents et de les tuer !

Devant un canapé de cuir blanc, un immense écran plasma était encastré dans le mur. L’homme s’installa.

— Repasse-le moi, s’il te plait. Encore une fois !

La main féminine ouvrit un tiroir sous la table du salon, face à eux. Des dizaines de DVD étaient soigneusement rangés, tous numérotés, datés et étiquetés d’une large écriture rouge. La main de la femme attrapa sans hésiter un DVD titré Trésor des Aztèques. 15 juin 1982. Elle plaça le disque dans le lecteur puis saisit une télécommande et la pointa. L’écran s’éclaira.

* * *

C’était un film amateur tourné dans un bateau. L’image n’était pas très nette et bougeait, comme si le film avait été réalisé à l’insu des protagonistes. On reconnaissait un méandre de la Seine. L’embarcation ressemblait à un petit bateau de pêche. Sur le pont, une trentaine d’enfants d’une dizaine d’années se tenaient serrés. Une femme plus âgée, emmitouflée, sans doute l’institutrice, surveillait les enfants avec une attention de mère poule.

Tous écoutaient parler un homme. Il arborait une barbe noire hirsute et une casquette de feutre bleue vissée sur la tête. Il était déjà assez corpulent.

On reconnaissait Pierre Poulizac, Ramphastos, jeune. La scène devait se dérouler dans le début des années 1980. La conférence nautique du conteur semblait subjuguer les enfants.

Ramphastos pointa le doigt :

— Le village que vous voyez là-bas, les enfants, c’est Vatteville-la-Rue. Un petit village de rien du tout. Même pas mille habitants ! Aujourd’hui, vous voyez, il est dans les terres. C’est parce que la Seine a bougé, depuis cinq cents ans. Mais il y a cinq cents ans, Vatteville était un port, un port important pour les marins du monde entier. Les enfants, avez-vous déjà entendu parler des Aztèques ?

Aucun enfant n’osa répondre. Ramphastos continua :

— Les Aztèques étaient les habitants du Mexique, avant que les Espagnols ne débarquent. Pendant deux mille ans, ils ont construit une des plus riches civilisations de l’histoire. Les enfants, si aujourd’hui, vous mangez du maïs, des pommes de terre, des tomates, du chocolat, des cacahuètes… c’est grâce à eux, grâce à leurs inventions dans l’agriculture ! Pourtant, un seul homme, un Espagnol, Hernán Cortès, avec quelques hommes, a détruit en moins de dix ans tout ce qui les Aztèques avaient mis deux mille ans à construire.

— Pourquoi ? demanda une voix timide.

— A cause des trésors fabuleux qu’avaient accumulés les Aztèques, au fil des siècles ! Hernán Cortès n’avait qu’un but : s’emparer de ces fabuleux trésors. Il tortura pendant des mois le dernier empereur aztèque, Cuauhtémoc, l’aigle qui tombe, le grand héros national mexicain. En 1521, Cuauhtémoc fut exécuté par Cortès. En 1522, Hernán Cortès repartit pour l’Espagne : il avait chargé dans trois caravelles le plus grand trésor qu’on n’ait jamais vu sur la mer. Ecoutez les enfants. Les archives nous parlent de cent mille pièces d’or, de deux cent trente kilos de poudre d’or en sacs, de trois cent dix kilos de perles, dont certaines grosses comme des noisettes, de vaisselle d’or et d’argent, de bracelets, de boucliers et de casques aztèques, de statues d’animaux du nouveau monde... Ils parlent aussi d’une fabuleuse émeraude, aussi large que la paume de la main ! Selon les archives, Cortès ramena également deux tigres, qui devinrent fous sur le bateau. L’un se jeta à l’eau en tuant trois marins, ils durent exécuter l’autre…

Les yeux des enfants brillaient du même reflet que les trésors décrits. Ramphastos racontait merveilleusement bien les histoires.

— Le plus fabuleux trésor de tous les temps, les enfants ! Mais il faut maintenant que je vous parle d’un autre personnage. Je suis certain que vous n’en avez jamais entendu parler. Il s’appelle Jean Fleury. C’était un marin normand, il habitait ce petit village en face de nous, Vatteville-la-Rue. Il était même ce que l’on pourrait appeler un pirate. Il sillonnait la mer depuis 1521, à bord de son fabuleux navire, la Salamandre. Au large des Açores, il repéra les trois caravelles de Cortès. Avec une incroyable audace, à la barbe de toutes les escortes espagnoles, il fondit comme un faucon sur les trois caravelles espagnoles, lança l’abordage, se rendit maître des navires et déroba l’ensemble de la cargaison. Le plus fabuleux butin de tous les temps ! Vous vous rendez compte, les enfants ?

Les enfants regardaient maintenant avec des yeux étonnés le petit village de Vatteville. L’institutrice, amusée, semblait se demander quelle était la part de vérité dans ce que narrait le conteur. Ramphastos continua :

— Jean Fleury versa une partie de son butin à son armateur, le Dieppois Jehan Ango. Grâce à l’audace de son plus grand lieutenant, Jehan Ango devint l’homme le plus riche, le plus puissant de France… Mais cela, c’est une autre histoire... Jean Fleury avait aussi volé à Cortès toutes ses cartes marines, tous les plans des expéditions des Indes occidentales. Pendant des années, Jean Fleury nargua la flotte espagnole. Insaisissable... On parle de plus de trois cents abordages. Sa tête fut mise à prix sur toutes les mers du monde. L’empereur Charles Quint était furieux. Selon la tradition, il devait recevoir le cinquième du trésor aztèque que Cortès ramenait du Mexique. La part du roi ! Jean Fleury lui avait tout raflé sous le nez…

Une fillette ravissante leva le doigt :

— Monsieur ? Ils ne l’ont jamais attrapé, alors, les Espagnols ?

Le conteur prit l’air désolé.

— Si, ma mignonne. Les pirates finissent toujours par se faire prendre. Cinq ans plus tard, il tomba dans une embuscade au large du cap Finisterre, en Galice, dans le haut de l’Espagne. Jehan Ango proposa à Charles Quint une rançon phénoménale pour racheter la liberté de son capitaine, mais l’empereur ne céda pas. Son honneur et son autorité étaient en jeu. Jean Fleury fut pendu à Cadix en 1527.

La plupart des enfants avaient les yeux un peu mouillés. Dans les histoires, d’habitude, les héros ne meurent pas.

— Allons, allons ! fit l’institutrice pour les consoler. Il y a beaucoup d’imagination dans tout ce que vous a raconté monsieur Poulizac…

Ramphastos lui jeta un regard offensé :

— Madame, ne croyez surtout pas cela ! Je ne vous ai raconté que la stricte vérité ! Ouvrez n’importe quel livre d’histoire de la Normandie. Vous verrez ! Allez savoir pourquoi certains pirates restent dans la mémoire populaire et d’autres tombent dans l’oubli. Je ne sais pas… Peut-être, après tout, que Jean Fleury préférait la discrétion. Le long du val de Seine, la seule trace de son exploit, vous la trouverez sur la rive droite, dans la petite église de Villequier, juste en face de Vatteville-la-Rue. Un étonnant vitrail représente l’abordage des caravelles de Cortès par Jean Fleury. Pour le reste… Que voulez-vous que je vous dise ? Jean Fleury s’est emparé du plus fabuleux butin de l’histoire de la piraterie. Il l’a sans doute ramené quelque part près de chez lui, ici, à Vatteville-la-Rue. Il est reparti courir les mers, sans doute sans dépenser un seul des 100 000 castillans d’or et du reste. Il a été pendu cinq ans plus tard, sans avoir touché à son butin… Sans qu’aucun livre d’histoire, sans qu’aucune archive ne dise ce que le trésor des Aztèques était devenu… Je vais vous dire, madame l’institutrice, c’est maintenant, au moment où s’arrête mon histoire, au moment où Jean Fleury est exécuté loin d’ici, à Cadix, au moment où il emporte son secret dans sa tombe, que l’imagination peut commencer à faire son travail…

Trente enfants, les yeux grands ouverts, scrutaient les bords de la Seine, cherchant déjà dans les reflets argentés du fleuve l’éclat des pièces d’un fabuleux butin.

26. Oreste… reste

7 h 09, rue Saint-Romain


Maline n’ouvrit les yeux qu’à la cinquième sonnerie du téléphone. Elle attrapa son portable et lut le nom préenregistré de l’emmerdeur qui la réveillait.

Christian Decultot !

Maline soupira.

— Debout citoyenne ! hurla la voix enjouée du rédacteur en chef. Excuse-moi de te réveiller à l’aurore. J’ai appris tes exploits d’hier. Jouer les Laura Flessel avec un stylo plume ! Chapeau bas. Je compte sur toi pour avoir tous les détails en exclusivité dans l’édition de mercredi…

Maline répondit d’une voix rauque qui la surprit elle-même :

— Si t’es au courant Christian, pourquoi tu ne me laisses pas dormir ?

— J’ai une mission pour toi, citoyenne !

— Rappelle dans deux heures ! Ou je te fous aux prud’hommes !

— Impossible, j’ai besoin de toi à la gare de Rouen. Dans quarante-trois minutes.

Maline essayait d’émerger, de faire le tri dans sa tête embrouillée. Elle n’avait pas l’impression d’avoir dormi. Elle se sentait sale. Elle avait envie de prendre soin d’elle, de prendre le temps.

— Doucement, Christian… J’émerge, là. C’est quoi, le problème ? Je croyais que les flics avaient embarqué le coupable. C’était pas lui ?

— Si… J’espère. Enfin, j’en sais rien. Ta mission n’a rien à voir. Faut que tu me rendes un service.

Cet enfoiré allait la prendre par les sentiments. Elle le laissa venir.

— Ça ne te coûtera rien. Juste de te lever. Je t’explique. Je te demande simplement d’aller à la gare de Rouen accueillir un journaliste. Un jeune journaliste du Monde. Ils l’envoient pour couvrir l’Armada. Cette histoire de meurtre sur les quais a attisé leur curiosité.

— Il n’a pas de plan de Rouen, ce journaliste ? Qu’est-ce qu’on a à voir avec lui ?

— Primo, au cas où tu l’aurais oublié, on appartient au même groupe financier. Secundo, ce jeune journaliste est le fils d’un ami personnel, Raphaël Armano-Baudry, grande signature, grand reporter international…

Maline siffla :

— Je vois le genre…

— Tu te trompes, Maline, ce jeune garçon que je te demande d’accueillir, Oreste Armano-Baudry, n’a rien d’un pistonné. Bac avec mention très bien, sorti major l’année dernière de l’Ecole supérieure de journalisme de Science Po Paris ; intégré au Monde illico…

— Ça me confirme le genre ! Lycée Henri IV, séjours linguistiques aux Etats-Unis, grand appartement bourgeois dans le XVIe, je suppose… Pourquoi veux-tu me fourrer ce trou du cul dans les pattes ?

— Ce trou du cul est mon filleul, Maline ! Quand sa mère est morte, son père est souvent venu ici avec sa sœur, en Normandie, passer des week-ends à la maison. Je le faisais sauter sur mes genoux. Tu vois le genre, aussi ? Après, il a été élevé par sa belle-mère et je l’ai perdu de vue. Il doit avoir 21 ou 22 ans maintenant.

Maline décida de jouer profil bas. Le téléphone à la main, entièrement nue, elle était à la recherche d’un tee-shirt propre.

— O.K., O.K., Christian. Ça consiste en quoi, exactement, ton baby-sitting ?

— Rien de bien méchant. Tu le balades un peu sur les quais de la Seine, tu lui expliques deux ou trois trucs sur Rouen, tu réponds à ses questions et tu le remets dans le train. Il ne devrait pas s’éterniser. Côté enquête, Oreste arrive un peu après la bataille, non ? Tu as déjà épinglé le coupable… si je peux dire !

Christian Decultot éclata de rire. Maline essayait d’enfiler un tee-shirt sans forme avec sa main libre. Décidément, tout le monde, y compris son rédacteur en chef, semblait vouloir bien vite enterrer cette affaire. Maline repensait aux questions non résolues de cette enquête.

Et les SMS en espagnol ? Et la marque au fer rouge ? Et les tatouages ? Et les messages morbides ? « Il faut que l’herbe pousse et que meurent les enfants » ; « Mourir pour moi n’aura rien de troublant. Et ce sera reprendre une habitude ancienne »… L’hypothèse d’un crime crapuleux par un toxicomane n’expliquait pas grand-chose, en fait.

— O.K. Christian, concéda Maline. Tu as gagné, maintenant, je suis debout ! Je vais aller jouer les nounous avec ton petit fiot !

— Attends-toi plutôt à du rodéo !

Maline ne releva pas :

— Je le reconnais comment ? Il a un grain de beauté sur la fesse gauche ?

— Attends-le seulement sur les quais. C’est lui qui te reconnaîtra. Je lui ai envoyé par mail un dossier complet sur toi. Je t’ai présentée comme ma fille adoptive. Tu vois, vous êtes presque frère et sœur !

— Tu fais chier, Christian !

Maline soupira et raccrocha.

Elle était vraiment trop conne d’accepter tout ça.

Etre à la gare de Rouen dans moins de trois quarts d’heure…

* * *

Résignée, Maline enchaîna à nouveau au pas de course, douche froide, choix de vêtements propres et chiffonnés, sourire de Fatou dans le cadre près de la porte, air frais, odeur de bière et de pisse rue des Chanoines.

Elle arriva à la gare à 7 h 47. Le tableau des trains à l’arrivée indiquait « Paris, 7 h 59 ».

Elle était même en avance ! Elle prit le temps de commander un café et un croissant et composa le numéro de téléphone de Sarah Berneval. Elle souhaitait avant tout connaître la suite des épisodes, depuis hier soir. Comme elle s’en doutait, la secrétaire du commissaire était déjà au travail.

— Attends Maline, je sors…

Elle s’éloigna et reprit :

— Tu as bien eu mon message, hier soir ? Oui ? Au fait, on m’a raconté pour ton coup de stylo plume, c’est incroyable…

— Oui oui, abrégea Maline, assez gênée. Excuse-moi Sarah. Je suis à la gare, je suis un peu pressée. Ils en sont où, pour l’enquête ?

— Oh la la… Il y a du neuf, tu peux le dire ! Ils ont bossé toute la nuit. Ils sont tous à cran, ici. Surtout le commissaire. Pour le poignard, ils sont quasiment certains qu’il s’agit bien de l’arme qui a tué Mungaray, le marin mexicain. Daniel Lovichi t’a agressée avec l’arme du crime. Il est sacrément dans la merde…

— Il en est où, physiquement ? s’inquiéta Maline

— Tu t’en fais pour ce salaud qui a voulu te planter ? Il n’y en a pas deux comme toi ! T’en fais pas Maline, tu l’as pas tué, la blessure était bénigne. Il est ressorti de l’hôpital dans la nuit, ils ont déjà pu l’interroger.

— Il a avoué ? demanda Maline.

— Pas encore. Il dit qu’il a trouvé le poignard dans la rue, devant lui, un matin. Comme par miracle ! Il dit aussi qu’il a aperçu Pierre Poulizac, ce Ramphastos, compter de l’argent liquide dans la rue, cinq mille euros en liquide, et les glisser dans sa poche ! Selon lui, c’est comme cela qu’il a eu l’idée de monter son coup. Il prétend qu’il n’est pour rien dans le meurtre de Mungaray, qu’il ne l’a même jamais vu.

— Il a un alibi ?

— Aucun ! La rue, c’est tout. Pour tout le monde ici, c’est clair, c’est lui le coupable…

— Et le mobile, ce serait quoi ?

— La drogue ! Il a l’air de croire que les marins, surtout les mexicains, se baladent avec de la cocaïne plein les poches. Il a l’air un peu givré. Il n’y a pas de doute, Maline, c’est lui ! Tu t’es fait le meurtrier… T’es une star.

Curieusement, Maline n’arrivait pas à admettre cette version officielle. Tout s’enchaînait beaucoup trop facilement. La personnalité de Daniel Lovichi ne collait pas avec tout le reste.

— Et Ramphastos ? Comment va-t-il ? Il s’en sort ?

— Oui. Je crois qu’il est encore au CHU. Mais il n’a rien de grave… Juste quelques points de suture.

— Qu’est-ce qu’il faisait avec cinq mille euros en liquide ? C’est plutôt louche, non ?

Sarah lâcha un petit rire :

— Quand le commissaire lui a demandé, Ramphastos l’a envoyé se faire foutre ! Ça le regarde après tout !

Décidemment, rien ne collait. Pourquoi Ramphastos, qui n’avait pas l’air de rouler sur l’or, loin de là, se promenait-il avec une telle fortune sur lui ? D’où venait cet argent ? Pourquoi ne voulait-il pas en parler ?

— Toi qui suis l’affaire de l’intérieur ? demanda encore Maline. Tu ne trouves pas que c’est un peu gros, le coup du toxicomane ?

— Il avait l’arme du crime entre les mains, il a un mobile, il n’a pas d’alibi, il a un passé chargé… Ils ne vont pas se poser plus de questions, ils vont le jeter en pâture à la presse. Comme ça, les bateaux de l’Armada pourront continuer de flotter et le commissaire pourra commencer à s’occuper de ses gosses.

Maline regarda sa montre : 8 h 03 !

— Faut que j’y aille, Sarah. Merci. Salut !

Maline courut jusqu’aux quais de la gare. Les passagers du train commençaient à s’éparpiller, mais Maline repéra immédiatement Oreste Armano-Baudry.

Ce ne pouvait être que lui.

Elle observa un grand garçon, assez maigre, très blond avec des cheveux courts en brosse. Sur son visage un peu trop fin étaient accrochées des lunettes de soleil Carrera. Il tenait à la main le dernier Houellebecq, La possibilité d’une île. Oreste était habillé avec soin. Maline repéra sa veste en lin à peine fripée. Un exploit après un voyage en train !

— Oreste Armano-Baudry ? lança Maline.

Le jeune homme se retourna, retira ses lunettes et chercha d’où venait la voix. Il avait des yeux bleu clair qui auraient pu être jolis s’ils avaient été plus rieurs. Maline leva la main. Oreste la repéra et fit à peine l’effort de sourire.

— Il y a une sacrée cohue, lança Maline enjouée en lui tendant la main. Ils affrètent même des trains spéciaux pour l’Armada ! Vous avez réussi à trouver une place assise ?

— Heureusement, répondit Oreste. Plus d’une heure trente de train ! On a plus vite fait d’aller à Strasbourg ou à Lyon que chez vous…

— Et encore, répliqua Maline. Il y a encore un mois, on était au charbon. Ils ont électrifié la ligne pour l’Armada !

Oreste Armano-Baudry esquissa un sourire. Il avait à nouveau chaussé ses lunettes de soleil.

— On se fait une terrasse ? fit Maline. Je n’en peux plus de la foule !

Ils s’installèrent au buffet de la gare. La station s’était vidée, provisoirement, avant le nouveau train, dans une demi-heure.

Ils échangèrent les formalités d’usage. Maline fit ce qu’elle put pour paraître spirituelle, mais Oreste Armano-Baudry se contentait de jeter sur elle, comme sur le reste de la gare, le regard d’un anthropologue qui découvrirait une tribu inconnue. Après une minute, le journaliste parisien sortit un Palm de la poche de sa veste.

— Mademoiselle Abruzze, vous permettez que je prenne quelques notes ?

Maline hocha la tête, amusée. Oreste Armano-Baudry approcha de sa bouche le micro de son agenda électronique et parla d’une voix claire et forte :

— Vendredi 11 juillet. Stop. Huit heures onze. Stop. Gare de Rouen. Stop. Voyage… Interminable. Stop. Ambiance…

Le journaliste parisien jeta un coup d’œil circulaire et continua :

— Provinciale. Stop. Déco… Ridicule. Heu, non. Ringarde. Stop. Accueil…

Son regard se posa un instant sur Maline :

— Correct. Stop. Déjeuner. Heu. Moyen… Moyen moins. Stop.

Oreste Armano-Baudry éteignit son Palm et afficha un sourire de contentement.

Maline le fixa, interloquée, et fit un effort suprême pour ne pas faire exploser à la surface les commentaires qui bouillaient sous son crâne.

Première impression. Stop. Connard.

Elle se força à penser aux recommandations de Christian Decultot. Après tout, ce jeune prétentieux n’avait dû connaître de la vie qu’une belle cage dorée… Ce n’était qu’un gamin !

Oreste se décida enfin à retirer ses lunettes de soleil. Maline pensa à nouveau qu’il aurait pu avoir de jolis yeux, s’il les avait fait davantage pétiller. Cela dit, Maline était persuadée que son regard de petit dur devait faire craquer toutes les « Marie-Chantal » dans les « dîners de l’ambassadeur ». Elle se résigna à jouer les chaperons bien élevés :

— Oreste. Vous connaissez la basse Seine ?

— La basse Seine ? Ah non, pas du tout… Je n’en ai aucun souvenir. C’est curieux, je suis déjà allé dans le monde entier, je dois connaître une bonne trentaine de capitales sur les cinq continents, mais je ne connais aucune ville à moins d’une heure de Paris ! Paradoxal, non ?

— Sans doute…

Seconde impression. Stop. Trou du cul.

Oreste repoussa son café et son croissant qu’il avait à peine touchés :

— Vous ne le trouvez pas infect, ce petit-déjeuner ? Si, n’est-ce pas ? C’est normal, remarquez ! Il faut bien plumer le pigeon. Ça doit être une sacrée arnaque à touristes, votre Armada ?

Maline sentait monter en elle un agacement profond.

« Rodéo », avait dit Christian !

Elle allait le bousculer, le gamin :

— Vous avez toujours comme ça des théories sur tout, Oreste ?

Le jeune journaliste la regarda, surpris. Maline ne lui laissa pas le temps de respirer :

— Bon Oreste, je ne veux pas être brutale avec vous, mais comme je suis certaine que votre temps est très précieux, alors je vais être franche : j’ai une mauvaise nouvelle. Vous êtes venu pour rien ! L’affaire Mungaray est classée…

Maline se contenta de lui raconter les principaux éléments, sans citer son rôle dans les événements. Oreste Armano-Baudry écouta jusqu’au bout. Lorsque Maline eut fini, il s’effondra sur sa chaise.

— Putain ! Quel merdier ! Le meurtrier a été inculpé. La tuile ! Dire que pour venir ici, j’ai raté le vernissage des métamorphoses métalliques chez Marie Demange. Tout le monde doit y être, ce matin.

Maline s’amusait beaucoup. Elle dévora ostensiblement le croissant dont Oreste n’avait pas voulu :

— Cela dit, ironisa-t-elle, il reste des tas de reportages intéressants à faire sur l’Armada. Les bateaux, la foule, la fête populaire, ça se vend bien… Tout le monde y est ! Ici, cela fait consensus.

— Si vous voulez mon avis, fit méchamment Oreste, votre Armada, c’est la pire idée qu’ait jamais eu la ville de Rouen !

Une telle affirmation surprit Maline. Elle s’était longtemps demandé comment on pouvait être contre l’Armada. Ce jeune cynique était-il au moins capable d’exprimer une opinion originale ?

— Alors là Oreste, il faut me l’expliquer !

— J’ai lu quelques articles sur Rouen avant de venir. Je me suis documenté. Je vous fais la synthèse ? A Rouen, vous êtes face à un choix. Soit vous misez sur le passé, le port, les usines, la pollution. Soit vous misez sur l’avenir, le tertiaire, la proximité de Paris, les bureaux… Il faut vous décider ! Regarder vers la mer ou bien regarder vers Paris ! Soit vous faites le choix de garder vos raffineries et vos silos, qui seront tôt ou tard délocalisés ; soit vous acceptez de devenir une banlieue chic de Paris. Qu’est-ce que vous préférez, être la poubelle de Paris ou bien être son centre d’affaires ? C’est comme vous voulez ! Vous avez vu venir ma conclusion : pour moi, votre Armada, c’est le dernier spasme du port de Rouen, c’est l’exemple suprême de votre incapacité à couper le cordon !

La tirade amusa beaucoup Maline. Ce jeune crétin avait au moins de la répartie. Elle répliqua pourtant :

— Ce n’est pas un peu plus compliqué que cela, Oreste ? Et le patrimoine, qu’est-ce que vous en faites ?

Il regarda Maline de ses yeux froids :

— Le patrimoine, c’est plutôt un truc de vieux, non ?

Petit con ! Dis-le que je pourrais être ta mère !

Troisième impression. Stop. Lourd !

Maline regarda ostensiblement le tableau des trains au départ, puis sa montre :

— Oreste, vous avez un train qui vous ramène à Paris dans quinze minutes ! Si vous partez tout de suite, avec un peu de chance, il restera quelques petits-fours et deux ou trois people chez Marie Demange. Enchantée de vous avoir connu. Ce fut court, mais que ce fut bon ! Faut vous dépêcher si vous voulez une place assise. Oreste afficha un sourire provocateur :

— N’ayez crainte, Le Monde me rembourse le retour en première classe…

Maline lui tendit la main, plus amusée qu’énervée :

— Sans rancune ? Je n’y suis pour rien…. Ce sont les aléas du métier.

— Si vous le dites… Je viens à Rouen pour élucider le crime du siècle et on me propose de faire Thalassa ! Si j’avais su avant, pour Thalassa, je n’aurais pas eu besoin de me lever dès l’aube.

Maline regarda soudain Oreste Armano-Baudry comme s’il lui avait révélé un secret d’Etat.

Un éclair semblait avoir foudroyé la journaliste.

Comme si toute la gare avait brusquement stoppé sa course.

Un déclic, le déclic après lequel elle courait depuis hier.

Elle attrapa Oreste par le bras :

— Qu’est-ce que vous venez de dire ?

— Rien… Que je me suis levé à cinq heures du matin pour…

— Non ! Vous avez très exactement dit que vous vous étiez levé dès l’aube !

Elle ne laissa pas le temps à Oreste de comprendre et le força à se rasseoir.

— Oreste, vous savez parler espagnol ?

— Oui, bredouilla le jeune journaliste, regardant avec inquiétude sa montre. J’ai fait six mois de stage à la Casa Vélasquez, en cinq ou six séjours… J’ai lu tous les poèmes de Jorge Luis Borges en édition originale, mais…

— O.K., coupa Maline. Des tas de Señoritas ont dû vous envoyer des SMS lorsque vous vous déniaisiez à Madrid. Vous devez être capable de me traduire ça !

Elle griffonna trois phrases en espagnol sur la nappe.

« Sé que me espera. »

« No puedo permanecer lejos ti más mucho tiempo. »

« Es el oro de la noche. »

Oreste Armano-Beaudry regarda une nouvelle fois sa montre, puis commença la traduction. Il se prit rapidement au jeu.

— « Espera » est un faux ami, précisa-t-il. Il ne veut pas dire espérer, mais attendre. J’ai aussi un doute. « Noche » en espagnol veut dire nuit, mais on peut aussi le traduire par soir. Dans le contexte, l’or du soir me semble plus cohérent que l’or de la nuit. Donc au final, cela nous donnerait ceci…

Maline lut sur la nappe :

Je sais que tu m’attends.

Je ne peux demeurer loin de toi plus longtemps.

Tu es l’or du soir.

Oreste s’impatientait. Il voulait comprendre :

— Vous pouvez m’expliquer avant que je rate mon train, Maline ? A quoi correspondent ces phrases ?

— Ce sont des SMS que Mungaray, le marin mexicain assassiné, recevait sur son téléphone portable. On les a pris pour des messages d’amour. On s’est trompé sur toute la ligne ! Si on fait la bonne traduction et qu’on les met bout à bout, c’est évident.

Oreste la regardait avec des yeux effarés :

— Ce sont les extraits d’un poème, explosa Maline. Ce sont des extraits de Demain, dès l’aube, de Victor Hugo ! Son poème le plus célèbre, celui que tous les enfants de France apprennent à l’école ! Moi aussi, je l’ai connu par cœur, un jour… Comme tout le monde. C’est ce que je cherchais depuis hier !

— Que vient faire ce poème dans cette histoire ?

Il regarda à nouveau sa montre. Maline semblait surexcitée :

— Je serais vous, Oreste, je resterais encore un peu. Dans cette affaire de meurtre, j’ai enfin l’impression d’avoir trouvé un fil… Et croyez-moi, je vais tirer dessus !

Oreste hésita. Sa curiosité de journaliste finit par prendre le dessus. Il attendit. Maline était déjà au téléphone :

— Allo. Christian ? Oui, j’ai bien récupéré le paquet cadeau. Un joli bébé rose. Il se rappelle avec nostalgie du temps où tu le faisais sauter sur tes genoux. Il adorait cela !

— O.K. Maline, dis-lui bonjour. Je suis en réunion, là. C’est urgent ?

— Oui. Très ! Mais ce n’est pas au rédacteur en chef que je m’adresse, c’est au spécialiste de Victor Hugo.

Maline expliqua en quelques phrases sa conclusion sur les citations espagnoles.

— J’ai une autre question, Christian, continua-t-elle. Ecoute cela. « Il faut bien que l’herbe pousse et que meurent les enfants ». Est-ce que c’est également une phrase de Victor Hugo ?

— Bien sûr, répondit aussitôt Christian Decultot. Tu le trouveras dans Les contemplations, tout comme Demain, dès l’Aube, c’est un extrait d’un long poème intitulé A Villequier. Les deux poèmes ont le même thème, la douleur de Victor Hugo après la noyade de sa fille Léopoldine, dans la Seine, à Villequier, et ses errances, ses méditations, le long du fleuve.

— D’accord ! Je connais l’histoire ! Et cette autre phrase, elle est également de Victor Hugo je suppose ? Elle lut : « Mourir pour moi n’aura rien de troublant. Et ce sera reprendre une habitude ancienne ».

— Désolé de te décevoir sur ce coup-là, mais Victor Hugo n’a jamais écrit cela !

— Tu en es sûr ? Comment peux-tu savoir ? Il a écrit des milliers de pages.

— Certain ! Je suis incollable sur Hugo. Ça ressemble à du Hugo, si tu veux, mais cette phrase n’est pas de lui !

Maline marqua un silence de déception et poursuivit :

— O.K., ce n’est pas grave, je trouverai plus tard. Merci Christian.

— Dis-moi, Maline, je croyais que l’affaire Mungaray était bouclée ? Tu n’es pas en train de chercher des complications ? Le fait que l’amoureuse de ce Mexicain apprécie Victor Hugo et le traduise en espagnol ne constitue pas un nouveau crime que je sache. Ce serait même plutôt une marque de goût, non ? Bon, salue Oreste de ma part, promène-le gentiment dans le coin, trouve le temps de m’écrire les articles pour la prochaine édition, fais dans le récit de cape et d’épée si tu veux, mais ne va pas m’agiter de nouvelles vagues…

—Merci, Christian. Bises.

Elle raccrocha et se tourna vers Oreste :

— Ça vous intéresse toujours, l’idée d’une balade dans la vallée de la Seine ?

Maline perçut dans les yeux clairs d’Oreste un soupçon de surprise, une bribe d’intérêt.

— Quel rapport avec ces poèmes ?

— Il ne s’agit pas de poèmes, Oreste. Je n’ai pas du tout l’impression que le jeune Mungaray était un amoureux de Victor Hugo. Ces messages, Oreste, ce sont les indices d’un code entre des matelots qui portent le même tatouage, les indices d’un jeu de piste dans lequel l’un d’entre eux a trouvé la mort !

Oreste regarda Maline avec une stupéfaction croissante.

— Oreste, les jeux de piste, vous voyez ce que je veux dire ? Votre papa ne vous a pas mis chez les scouts de France quand vous étiez gamin ? Allez, je vous emmène. On part à Villequier !

27. Buffet froid

8 h 49, commissariat de Rouen, 9, rue Brisout-de-Barneville


L’inspectrice Colette Cadinot sortit de la salle d’interrogatoire. Le commissaire Paturel l’attendait devant la porte, deux gobelets de café à la main. Il en tendit un à l’inspectrice.

— Alors ? demanda le commissaire.

— Il ne parlera pas ! répondit Cadinot. Il reste bloqué sur sa version.

Ils demeurèrent quelques instants silencieux. Colette Cadinot vida son café.

— Tu en penses quoi, toi ? continua l’inspectrice. Tu l’as interrogé aussi, une bonne partie de la nuit.

Paturel se frotta le crâne, hésitant.

— J’en sais rien, Colette. D’un certain côté, Daniel Lovichi a l’air plutôt sincère. Mais sa ligne de défense ne tient pas debout. Le poignard tombé du ciel, l’absence d’alibi, aucun souvenir de quoi que ce soit…

Colette broya dans sa main le gobelet vide et répondit :

— Il peut être sincère quand il dit ne se souvenir de rien et être tout de même le meurtrier ! Ce type est ravagé par la coke, Gustave. Son cerveau fonctionne en alternatif. Il n’est pas conscient de ses actes. Si ça se trouve, demain, il ne se souviendra plus de l’agression de cette nuit. Va pas te torturer, Gustave. Il avait l’arme du crime entre les mains, il n’a aucun alibi, il a même un mobile, la coke…

— Un peu court tout de même l’alibi, Colette. Tu ne trouves pas ? On a la preuve qu’il n’y a jamais eu de drogue sur le Cuauhtémoc, ni dealers, ni rien.

— On le sait maintenant. Lovichi, lui ne pouvait pas le savoir. Il le croyait. Il le croit toujours, tu l’as entendu ; ce type est taré. Il a très bien pu faire le coup. C’est un miracle qu’on ait réussi à le coincer aussi rapidement. Ça va permettre de calmer tout le monde jusqu’à la parade de la Seine le 14 Juillet. Ensuite, il sera toujours temps d’affiner les détails, de se pencher sur les zones d’ombre. Tout finira bien par s’expliquer avec le temps.

— Tu as sans doute raison Colette. Repose-toi un peu.

Le commissaire Paturel laissa l’inspectrice et avança dans le couloir pour se rendre à son secrétariat. Il avait volontairement coupé son téléphone portable et demandé à Sarah de filtrer les appels. Il voulait un peu de calme pour faire le point. Depuis ce matin, tout le monde l’avait déjà félicité. Le préfet lui-même l’avait appelé à six heures du matin.

Tout le monde semblait soulagé. Il allait faire une conférence de presse très rassurante, sans insister sur les détails encore obscurs, et tout le monde serait content.

Après tout, maintenant, que restait-il comme inconnues ?

Pas grand-chose, finalement.

Les tatouages, les SMS en espagnol, la fille blonde qu’on n’avait pas identifiée, les messages morbides : tout ceci n’avait peut-être aucune importance et aucun rapport avec l’enquête.

Il ne restait véritablement que deux points noirs. La marque au fer rouge, tout d’abord. Après tout, Daniel Lovichi était braque, et il fallait être complètement braque pour pratiquer ce genre de torture, pour marquer un type mort au fer rouge. Daniel Lovichi pouvait autant l’avoir fait qu’un autre. Restait la question du corps de Mungaray, l’absence de putréfaction pendant trois heures. Cela, c’est clair, il valait mieux éviter d’en parler à la presse ! Mais qu’est-ce que ce truc de fou changeait à la culpabilité potentielle de Daniel Lovichi ? Rien, en fait !

Au bout du couloir, il vit s’approcher la maigre silhouette d’Ovide Stepanu. A coup sûr, en voilà un qui allait douter de la version officielle et qui allait lui faire valser ses belles certitudes.

— Gustave ! Je te cherchais.

Le commissaire Paturel se prépara au pire.

— J’ai continué sur ma théorie d’hier soir. Tu sais, les pirates.

Il n’arrêtait donc jamais ? Le commissaire tenta de le raisonner :

— Excuse-moi Ovide. On n’a pas dormi de la nuit. On est tous à cran. On a trouvé un coupable, et c’est du sur mesure. Alors, ne viens pas me dire que tu es toujours sur ta théorie de pirates et de chasse-partie…

Ovide, visiblement vexé, montra au commissaire son front :

— Eh oh Gustave. Y a pas écrit « la presse » là. Je connais mon métier. Je ne viens pas te parler de Lovichi, je viens te parler du reste. Les tatouages, la marque au fer rouge. Excuse-moi de jouer les trouble-fêtes, mais ne me dis pas que c’est Lovichi qui a fait ça !

Gustave soupira :

— Vas-y.

— J’ai enquêté sur Ramphastos, de son vrai nom Pierre Poulizac. Ce type n’a pas une histoire banale. Marin au long court de treize à quarante ans, il devient « monsieur contes et légendes de la marine » dans les années 1980, la coqueluche des médias, avant que l’alcool ne prenne le dessus et qu’il se fasse virer de partout. Mais je viens juste d’avoir les documents que j’ai demandés cette nuit au ministère. Avant de sombrer dans l’alcool, Pierre Poulizac était un type très surveillé par la sécurité intérieure, surtout dans ces années-là. Il a même fait partie de la liste des écoutes de l’Elysée. Ce type a été fiché jusqu’en 1998 comme anarchiste !

— Ils fichent les anarchistes à la DST ?

— Pour eux, je suppose qu’un anarchiste qui tourne mal peut vite devenir un terroriste. Selon le dossier, Poulizac a même fréquenté de façon assez proche Hakim Bey…

— Hakim Bey, l’anarchiste qui a inventé les zones d’autonomie temporaire ? Il paraît qu’il redevient à la mode dans les campus, depuis 2006…

— Oui, mais Poulizac l’aurait surtout fréquenté dans les années 1970, lors de son séjour de sept ans en Iran. Pour la doctrine anarchiste moderne, les fameuses zones d’autonomie temporaire sont très explicitement les déclinaisons modernes des utopies pirates. De là à penser que Pierre Poulizac est l’un des inspirateurs d’Hakim Bey, il n’y a qu’un pas… Tu comprends alors pourquoi Poulizac dit Ramphastos, était fiché par la DST. Les TAZ sont les cauchemars des Etats modernes, des rave-parties aux manifs contre l’OMC…

Le commissaire avait pour principe de toujours écouter Stepanu, par prudence, même s’il ne voyait pas où l’inspecteur voulait en venir :

— O.K. Ovide, tu as raison. Ramphastos, Poulizac si tu préfères, a fréquenté les milieux anarchistes. C’est son côté pirate... Mais quel rapport tu vois avec notre affaire ? On le tient, le coupable.

— O.K., on a un coupable, si tu veux, mais on ne comprend toujours rien à cette affaire ! Pour ma part, je reste sur mon idée que ces tatouages représentent une chasse-partie de marins qui se retrouvent autour d’idéaux pirates anarchistes. Daniel Lovichi peut très bien avoir été payé pour tuer Mungaray, pour tuer Ramphastos aussi… Il peut aussi être le grain de sable qui vient perturber une organisation avec laquelle il n’a rien à voir. Il tue sans le savoir, en état de manque, le membre d’une chasse-partie anarchiste.

— Tu veux en venir où, Ovide ?

— J’ai la très nette impression qu’on se fait endormir avec ce coupable qui nous tombe du ciel. Il y avait presque encore le papier cadeau autour, tu ne trouves pas ? Alors logiquement, je me demande pourquoi on cherche à nous endormir. Au risque de paraître rabat-joie, j’ai la très désagréable impression que pendant qu’on se concentre sur Lovichi, un sale coup, un très sale coup se prépare dans notre dos.

Le commissaire se dit que la journée avait trop bien commencé et que Stepanu était en train de lui pourrir.

— Désolé Ovide. J’ai tendance à suivre tes intuitions, généralement. Mais là, tu me comprendras, je préfère aller annoncer au préfet que je tiens un coupable, plutôt que de lui faire ton coup du trouble-fête et l’avertir qu’un complot terroriste se prépare sur l’Armada !

L’inspecteur Stepanu allait sans doute chercher à contre-argumenter, lorsque le médecin légiste, Jean-François Lanchec, déboucha à l’autre bout du couloir. Il semblait plus excité que jamais :

— Commissaire ! Regardez !

Le légiste tenait dans ses mains une série de feuilles bardées de formules complexes.

— La police scientifique nationale vient de me les envoyer ! Je les attendais depuis hier. C’est bien ce que je pensais, mais je n’ai pas voulu vous en parler avant.

— Quoi ? explosa le commissaire en lui arrachant les feuilles des mains.

Il jeta un coup d’œil mais ne comprit rien aux formules.

Lanchec répondit à grand renfort de moulinets de bras :

— Le cadavre de Mungaray ! J’ai la solution de l’énigme ! L’absence de symptômes de dégénérescence. C’était tout simple finalement, il suffisait d’y penser. Ils me l’ont confirmé à la police scientifique nationale. Ils ont déjà eu le cas. Commissaire, écoutez ça, vous n’allez pas le croire, le cadavre a été congelé ! Moins de cinq minutes après sa mort, le corps de Mungaray a été mis dans une chambre froide, un congélateur ou quelque chose du genre. On ne l’a ressorti que trois heures plus tard !

Devant le visage atterré du commissaire, Lanchec lui reprit ses notes des mains :

— Je vous fais un rapport ! Mais je voulais vous prévenir avant…

Il disparut aussi vite qu’il était arrivé.

Le coup de poing que le commissaire donna dans la cloison du couloir du commissariat fit trembler la mince paroi. Une pluie de morceaux de peinture écaillée tomba sur leurs habits.

— Mungaray a passé trois heures dans un congélo ! Qu’est-ce que tu dis de cela Ovide ? Un congélo, maintenant ! Pourquoi avoir l’idée de planquer un cadavre dans un congélo ?

— Si je peux me permettre, Gustave. La question, c’est plutôt « comment ». Comment Daniel Lovichi, s’il est le coupable, a-t-il pu se procurer un congélateur ? Ça ne tient pas debout ! Il dort dans un carton, il mange à l’Armée du salut ou se sert dans les poubelles.

— Des congélateurs, suggéra Paturel, il y en a sur tous les stands alimentaires de l’Armada, non ? Tous les restaurants, tous les endroits où l’on sert à manger ?

— C’est juste, Gustave. Mais ils sont tous cadenassés. La plupart ont des rideaux de fer, peut-être même des alarmes. C’est clair, Daniel Lovichi n’aurait jamais pu trouver un congélateur sans complicité.

— Putain… Tout cela doit bien avoir un sens. Pourquoi avoir l’idée de cacher un cadavre dans un congélateur ?

Le commissaire Paturel arpenta nerveusement le couloir. Il regarda plusieurs fois les murs, mais se contrôla pour ne pas donner de nouveaux coups de poing. Au bout de quelques minutes, il revint vers l’inspecteur Stepanu.

— Ecoute Ovide, je ne vois qu’une explication. On a retrouvé le cadavre de Mungaray sur les quais de Rouen, en face du Cuauhtémoc, mais également juste à côté de ce bateau-promenade, le Surcouf, le fameux bateau qui semblait beaucoup intéresser notre homme d’affaires, Nicolas Neufville. Tu es d’accord avec moi, ces bateaux-promenadess sont en fait des restaurants flottants, ils sont tous équipés de cuisines, on y sert du matin au soir des repas à des centaines de convives tout en les promenant sur la Seine. Les congélateurs qui se situent le plus près de l’endroit où l’on a retrouvé le cadavre du Mexicain sont ceux de ce bateau-promenade, ce bateau devant lequel traînait, à l’heure du crime Nicolas Neufville. Ovide, tu vas foncer chez le juge demander une commission rogatoire pour perquisitionner le Surcouf, et en particulier son arrière-cuisine. Une fois sur place, tu me passes au peigne fin tout ce qui ressemble à une chambre froide. Je mets également Colette sur le coup pour qu’elle essaye d’en savoir davantage sur le marché, sans doute très lucratif, des bateaux-promenades de l’Armada.

— Tu abandonnes la piste Daniel Lovichi, alors ?

Le commissaire Paturel semblait avoir soudain repris toutes ses forces :

— Tu penses qu’on nous prend pour des cons, Ovide, avec ce coupable livré dans une pochette-surprise ? C’est bien ça ? Je ne suis pas loin de penser comme toi. Alors on va jouer aux cons, nous aussi. On va les endormir. Officiellement, on tient le coupable, l’affaire est pliée, on ne règle plus que quelques détails annexes. Je m’occupe de faire le tampon pour faire croire à cette version officielle. Officieusement, je veux tout le monde dans la « salle grise » d’ici une demi-heure et on va aller au bout de toutes les pistes, de l’alerte anarchiste aux magouilles de ce Nicolas Neufville.

— On va tous se faire virer, murmura Stepanu.

28. Hugoland

10 h 37, vallée de la Seine


La Renault Modus blanche, décorée du très design logo du SeinoMarin, venait de passer le « Carrefour du chêne à Leu » et sortait de la forêt de Roumare. Au fur et à mesure que la Modus descendait la côte de Canteleu, la perspective sur le grand méandre s’ouvrait. Le pano­rama embrassait la vallée de la Seine sur plusieurs kilomètres. La Modus laissa sur sa droite le village de Saint-Martin-de-Boscherville.

Maline était assise à la place du passager. Elle avait insisté pour qu’Oreste prenne le volant de la voiture de fonction qu’elle avait empruntée au journal. Elle détestait conduire. Elle essayait toujours au maximum de se déplacer à pied, en train… ou à rollers. Oreste avait eu l’air un peu surpris mais Maline ne lui avait pas laissé le choix. Elle sentait qu’elle commençait à prendre l’ascendant sur ce jeune prétentieux. Après tout, Christian lui avait demandé de lui faire son éducation.

La Modus se faufilait entre la Seine et la falaise, dans la grande ligne droite qui mène à Duclair. Maline repensait à son hypothèse.

Un code ? Un jeu de piste ? Pour qui ? Pourquoi ? Une chose était certaine en tous les cas, tous les messages qui passaient par Mungaray, notamment les SMS, ramenaient à un seul lieu, Villequier. Peut-être comprendrait-elle davantage sur place…

— Qu’est ce que vous fichez dans ce trou, Maline ? demanda brutalement Oreste Armano-Baudry.

— Pardon ? répondit Maline, surprise.

— Ce journal de province. Ce SeinoMarin. Pourquoi croupissez-vous dans cette feuille de chou ?

D’ordinaire, Maline appréciait plutôt la franchise. Mais dans le cas présent, le ton direct du journaliste parisien la mit mal à l’aise. Elle s’apprêtait à citer le tirage du SeinoMarin, le taux de pénétration, tout le baratin bien huilé de Christian Decultot. Mais Oreste ne lui laissa pas le temps de répondre :

— Je me suis renseigné avant de venir. J’ai fait mon enquête, j’ai lu vos articles. Vous avez du talent, mademoiselle Abruzze, une plume, du style. J’ai lu votre CV, aussi. Christian m’a tout envoyé. On a fait tous les deux la même Ecole supérieure de journalisme, Sciences Po Paris. La meilleure ! Vous êtes sortie major de promotion, comme moi ! Trois mois après, vous bossiez pour Libération ! J’ai retrouvé vos articles de l’époque. Timor oriental, Guatemala, Rwanda… Alors Maline, je vous repose la question, comment avez-vous atterri ici ?

Maline essaya de fixer son attention sur les anciens habitats troglodytiques creusés dans la falaise, à sa droite, au bord de la route. Ce petit con faisait remonter en elle une foule de souvenirs. Des souvenirs pas très agréables. Cela faisait longtemps qu’on ne l’avait pas cuisinée ainsi. Elle décida de moucher le morveux :

— Il y a beaucoup trop de mépris dans votre question, monsieur Armano-Baudry junior, beaucoup trop de mépris pour ce journal régional, mes collègues, mes lecteurs, pour que vous puissiez comprendre comment on passe un jour de Libération au SeinoMarin. Je pourrais essayer de vous expliquer, mais vous ne pourriez pas comprendre. Mais je peux au moins vous rassurer, car c’est sans doute le sens de votre question, forcément tournée vers vous-même. Rassurez-vous, Armano-Baudry junior, c’est vrai qu’on sort de la même école, mais il n’y a aucun risque que vous finissiez un jour au SeinoMarin

Les yeux clairs d’Oreste clignèrent derrière ses lunettes de soleil. Il répondit, vexé :

— Comme vous voulez, Maline… Mais il n’y avait pas de mépris dans ma question. Je n’ai rien contre les lecteurs du SeinoMarin, vous savez.… A vrai dire, je m’en fous, du SeinoMarin et de ses lecteurs. Je cherche juste à comprendre… A vous comprendre. C’est notre boulot de journaliste, non, chercher à comprendre ?

Maline ne prit même pas la peine de répondre. Ce type puait l’ambition, une ambition froide et méthodique. Elle savait tout ce que cela représentait. Elle avait assez payé pour cela.

Un silence pesant s’installa dans la Modus. Au moins, Armano-Baudry allait la boucler quelques minutes.

Elle avait tort.

Oreste Armano-Baudry attrapa son Palm d’une main et fit la conversation à son micro.

— Paysage... Morne. Stop. Fleuve… Calme. Stop. Ambiance... Mortelle. Stop. Contexte... Glauque. Stop...

Maline n’écoutait plus. Juste avant de retrouver la Seine à Yainville, ils passèrent devant Christofle, l’une des plus grandes usines d’orfèvrerie de province. Maline pensait aux incroyables stocks de bijoux qui devaient se trouver à l’intérieur de cette étonnante usine, lorsque son téléphone portable vibra.

Un SMS !

Son cœur bondit. C’était Olivier Levasseur.

Ses doigts fébriles s’activèrent sur le clavier. Elle lut :

« Affaire Mungaray bouclée. Appris comment. Bravo. Se voit aujourd’hui pour finir article ? A+. O.L. »

Elle se hâta de répondre, tapant le message avec la dextérité d’une dactylo amoureuse de son patron.

« Impossible avant ce soir. Bises. »

Elle relut sa réponse, assez fière. C’était peut-être un peu sec, mais le texte lui semblait parfaitement calibré. En trois petits mots, elle évitait d’apparaître comme une gourde se précipitant à la première de ses convocations… et en même temps, elle l’invitait explicitement à passer la soirée avec elle.

Du grand art !

— C’est professionnel, précisa Maline à Oreste, qui ne lui demandait rien.

Ils bouchonnèrent un peu dans la traversée du Trait. L’Armada amenait dans le val de Seine beaucoup plus de touristes que d’habitude. Oreste en profita pour revenir à la charge :

— Vos articles, avant, dans Libération, vous les signiez sous votre vrai nom ! Pas avec ce nouveau prénom, « Maline ». Vous l’avez trouvé où d’ailleurs, ce nouveau nom de plume ? Vous savez que cela n’existe pas, « Maline ». Le féminin de malin, ce n’est pas maline, c’est maligne !

Maline répliqua, piquée au vif :

— Merci beaucoup pour le cours d’orthographe ! Vous savez, tout le monde n’a pas la chance de naître avec une particule et un prénom de héros grec tragique ! Pour votre culture générale, sachez tout de même que « Maline » est un prénom inventé par Arthur Rimbaud. Il décrit « Maline » dans un joli poème comme une charmante jeune fille qui possède « Sur sa joue, un velours de pêche rose et blanc », et qui fait « de sa lèvre enfantine, une moue ». Vous ne trouvez pas que cela me va bien ?

Oreste encaissa sans broncher. Sans démentir non plus.

La Modus continuait de filer entre Seine et falaise. Le silence devint pesant dans le véhicule. Oreste fouilla dans sa poche, en sortit un lecteur MP3 qu’il enfonça dans la prise USB de l’autoradio.

— Qu’est-ce que vous voulez écouter ? lança Oreste d’une voix faussement enjouée. J’ai toute une sélection de groupes syncrétiques. Tenez, écoutez la trois ! Ils jouent du Hendrix avec des balalaïkas… C’est le top du métissage, de la « créolitude » si vous préférez…

— De l’hybridation aussi, non ? glissa Maline d’une voix cassante. Vous avez oublié de parler de l’hybridation.

Un rif rageur de balalaïka évita à Oreste de répliquer.

Ils approchaient de Caudebec-en-Caux. Le portable de Maline vibra à nouveau.

La réponse d’Olivier Levasseur !

Maline s’empressa de lire :

« O.K. A ce soir. Passez au bureau quand dispo. »

Maline frissonna. Dans le cas présent, passer voir Olivier Levasseur au bureau signifiait passer le voir à sa chambre d’hôtel ! Elle essaya de ne pas s’emballer. Il n’y avait peut-être aucun sous-entendu dans cette phrase, sa réponse pouvait être interprétée comme étant strictement professionnelle. Décidemment, ce type avait l’art de jouer au chat et à la souris avec elle. L’instant d’après, elle se fit la réflexion qu’elle faisait exactement la même chose avec lui…

— On y arrive, à votre fameux village ! grogna Oreste.

Maline aperçut un panneau indiquant l’entrée de Villequier, et tout de suite, sur la gauche, une émouvante statue, tournée vers la Seine, au milieu d’un parc.

— Arrêtez-vous !

Oreste pila.

— Garez-vous, ne restez pas au milieu de la route !

Oreste soupira, sans répondre et alla se garer sur un petit parking bitumé. Ils sortirent et firent quelques pas vers la statue. Elle représentait Victor Hugo, perdu dans sa détresse, la main soutenant une tête trop lourde, tourné vers l’immense méandre de Caudebec.

Sur le socle de la statue, on lisait distinctement, gravé dans la pierre :

« Il faut bien que l’herbe pousse et que meurent les enfants. Je le sais oh mon Dieu. A Villequier. Le 4 Septembre 1843. »

Maline jubila. Elle avait vu juste !

Un peu plus loin dans le parc, un petit kiosque en bois permettait de s’asseoir et de jouir confortablement du panorama du fleuve. Tout autour du kiosque, sur des panneaux en bois, on pouvait lire les principaux vers du poème, Demain, dès l’Aube !

— Je le savais ! triompha Maline à haute voix. Les premiers indices du code ! Tout concorde ! Tout est écrit ici. C’est bien ici qu’il fallait venir !

— Et maintenant ? demanda Oreste, visiblement peu concerné par la majesté du site. Pour la suite du jeu de piste, vous avez une idée ?

— Selon toute logique, il faut trouver où est inscrite la phrase suivante : « Mourir pour moi n’aura rien de troublant. Et ce sera reprendre une habitude ancienne. »

Le journaliste parisien regarda le parc autour de lui avec ironie :

— On devrait bien pouvoir trouver ça dans ce Hugoland...

* * *

Maline et Oreste passèrent près de trois heures dans le musée Victor Hugo de Villequier. Le musée avait été installé dans la maison Vacquerie, du nom de la grande famille d’armateurs, amis de Victor Hugo. Auguste Vacquerie, admirateur inconditionnel de Victor Hugo, avait souvent invité le grand écrivain dans sa demeure, sur les bords de Seine. Mais c’est son frère, Charles Vacquerie, qui avait fini par épouser la fille préférée de Victor Hugo, Léopoldine, et l’emmener vivre à Villequier. Six mois après le mariage, un brutal coup de vent sur la Seine fit chavirer la barque de Charles et Léopoldine. Les jeunes époux périrent noyés. Victor Hugo, alors en voyage à l’étranger avec sa maîtresse, ne s’en remit jamais…

Maline et Oreste fouillèrent le moindre recoin du musée, détaillant les abondantes et instructives correspondances du poète, ses esquisses, la genèse des Contemplations, ses superbes tableaux torturés… Le contraste entre la quiétude du lieu et l’intensité de la douleur exprimée dans les œuvres de Hugo était saisissant. De toutes les pièces de la maison bourgeoise, la vue sur la Seine était sublime, et on peinait à croire qu’un tel drame ait pu se dérouler à quelques mètres de là, à la surface d’un fleuve aussi calme. Maline interrogea longuement tous les gardiens du musée à propos de sa fameuse citation : « Mourir pour moi n’aura rien de troublant. Et ce sera reprendre une habitude ancienne. »

Personne n’avait jamais lu une telle phrase dans le musée ! On doutait fortement qu’elle fût de Victor Hugo.

Maline finit par renoncer.

En sortant du musée, ils décidèrent d’aller s’asseoir à la terrasse de l’étonnant pub irlandais du village, le Pub coach house inn. Ils commandèrent des sandwichs et des bières. Maline pestait :

— Quelque chose nous échappe, c’est obligatoire ! Ce n’est tout de même pas Mungaray qui a inventé cette phrase. Il la prononçait en français. Elle a forcément un rapport avec les autres !

Oreste semblait à la fois impressionné par la détermination de la journaliste et très sceptique sur ses chances de réussite. Pour une fois, ce fut son téléphone qui sonna. Il l’attrapa.

— C’est Le Monde, glissa-t-il.

Il laissa Maline seule devant sa bière pendant dix bonnes minutes. Lorsqu’il coupa enfin l’appareil, il regarda Maline avec un intérêt nouveau. Ses yeux clairs, pour une fois, pétillèrent :

— Vous m’avez caché que vous avez harponné l’assassin de Mungaray hier soir ! Avec un stylo en plus ! Vous êtes décidément une fille pleine de ressources !

Maline gênée, tenta de faire diversion :

— C’est de l’histoire ancienne… On devrait plutôt réfléchir à…

— Tss tss. J’adorerais parler de cela dans mon article. Vous êtes une ancienne championne d’escrime ?

— Oui ! répondit Maline pour avoir la paix. Depuis l’âge de douze ans. Je sais, c’est un sport de vieille… Mais je pratique aussi des sports de jeunes vous savez. Piscine, jogging, équitation, et même du tir !

— Tout ça ?

— Eh oui. Les vieilles il faut qu’elles s’entretiennent !

Oreste avait l’air réellement impressionné, lorsque soudain, il éclata de rire :

— Je n’y crois pas, Maline ! Natation, équitation, course à pied, escrime, tir ! Ne me dites pas que vous faites du pentathlon.

Maline rougit, piégée.

— Moderne ! On dit pentathlon moderne !

— Sans blague ? Vous êtes combien à pratiquer ce sport en France ? Cinq mille ? Dix mille ?

— Cinq cent quatre-vingt-dix-sept, précisa Maline. Du moins c’est le dernier chiffre officiel que je connais. Dont trente-sept femmes… Ça ne vous épatera donc pas beaucoup si je vous dis que j’étais une des meilleures de France, à l’époque, quand j’ai arrêté.

Oreste Armano-Baudry riait maintenant aux éclats :

— Le pentathlon moderne ! Mais c’est une discipline préhistorique ! Un truc de châtelain. Quelque part entre le golf et la chasse à courre ! Je ne savais pas qu’on avait le droit de le pratiquer sans particule. Et c’est vous qui me faisiez la morale, qui me traitiez de bébé bobo… Votre papa ne vous a pas mis chez les scouts ?

Maline tenta vainement de se défendre :

— J’ai été scolarisée à l’école primaire Pierre de Coubertin, près de l’endroit où le baron a habité, à Mirville. Comme Pierre de Coubertin a inventé le pentathlon moderne et l’a imposé comme sport olympique, notre instituteur a trouvé amusant de nous initier… J’ai trouvé amusant de continuer, un certain temps…

Oreste reprenait son souffle.

— Excusez-moi, Maline, je ne voulais pas vous vexer. Mais mes copines, elles ont plutôt tendance à faire du surf, de la planche, des trucs comme ça…

Maline n’avait aucune envie de lui répliquer qu’elle pratiquait aussi le roller. Elle n’était pas une de ses copines et n’avait pas envie de le devenir. Elle était néanmoins touchée.

— O.K., Oreste. Moi, on m’a plutôt vanté votre QI, pas votre sens de l’humour. Si au moins une fois dans la journée, vous pouviez avoir une idée constructive, cela nous avancerait.

Oreste encaissa :

— Rappelez-moi la phrase qui nous intéresse ?

— « Mourir pour moi n’aura rien de troublant. Et ce sera reprendre une habitude ancienne »…

Oreste demeura concentré quelques instants, puis dit :

— Pourquoi ne pas aller faire un tour au cimetière ?

Ce n’était pas idiot !

— Vous voyez Oreste, quand vous faites un effort !

* * *

Le cimetière entourait l’église de Villequier, à moins de cent mètres du pub irlandais. Maline et Oreste poussèrent la grille de fer et entrèrent. Le cimetière, légèrement surélevé par rapport à la Seine, dominait joliment le village de Villequier et le méandre naturel.

Maline et Oreste avancèrent. Ils n’avaient pas fait dix pas dans le cimetière que le spectacle les laissa muets.

Une douzaine de tombes étaient alignées.

Pour matérialiser chaque emplacement, chaque tombe était surplombée d’une haute stèle de marbre et entourée d’une grille en fer forgé. Autour des grilles noires couraient des rosiers grimpants et des bouquets de bruyère.

Un étonnant mélange de romantisme et de solennité.

Les noms inscrits sur les tombes donnaient encore davantage de force aux lieux.

Sur une tombe on lisait : « Adèle, femme de Victor Hugo » ; sur une autre : « Charles Vacquerie et Léopoldine Hugo » ; sur une troisième : « Adèle Hugo – 1830-1913 ».

L’autre fille de Victor Hugo, la fameuse Adèle H…

Même Oreste sembla sensible à l’émotion que dégageait le lieu. Ils demeurèrent de longues minutes à observer cet impressionnant souvenir de la famille Hugo, réunie à jamais, entre la Seine et les falaises. Cependant, aucune solution nouvelle à leur énigme ne se profilait.

Après l’examen des autres tombes, Maline se rapprocha de celle toute proche d’Auguste Vacquerie, l’ami de Victor Hugo, le propriétaire des lieux. Une longue épitaphe était gravée sur la stèle. Auguste Vacquerie expliquait qu’il avait souhaité être enterré près de sa mère, car du temps où sa mère était vivante, elle avait toujours dormi dans une chambre à côté de la sienne. Soudain, Maline sentit l’adrénaline monter en elle. Elle dut se retenir à la grille de fer de la tombe devant elle.

Auguste Vacquerie terminait son épitaphe par ses mots : « Ainsi mourir pour moi n’aura rien de troublant. Et ce sera reprendre une habitude ancienne ».

Elle avait trouvé !

Maline jubila, goûtant pleinement ce sentiment qu’elle connaissait bien, qu’elle appréciait tant, celui de l’enquêtrice qui tire le bon fil et qui petit à petit, démêle la pelote.

Jusqu’où ?

Elle appela Oreste, qui eut le succès modeste :

— Le cimetière ! C’était l’évidence. Vous voyez Maline, il suffisait de me demander !

— Et maintenant ?

— La suite logique du jeu de piste ? L’église, bien entendu !

Ils entrèrent dans la petite église de Villequier. Elle était vide, à l’exception d’un jeune homme, très grand, blond, qui contemplait au fond de l’église, avec une concentration extrême, un vitrail. Oreste se pencha sur le livre d’or de l’église, posé en évidence sur le premier banc : des admirateurs de Hugo venus du monde entier avaient laissé des impressions émues dans des langues diverses.

Maline apprécia l’instant.

L’église de Villequier avait le charme des chapelles marines. Un havre de calme et de fraîcheur. Elle s’avança, croisant un instant le regard du géant blond qui se dirigeait vers la sortie.

* * *

Maline ne pouvait pas savoir !

Si à cet instant-là, elle avait mieux regardé, si elle avait dévisagé ce jeune homme, si elle avait gravé son visage dans sa mémoire, alors elle aurait pu, quelques heures plus tard, arrêter le cours de cette machination.

Elle aurait pu sauver des vies, tant de vies.

Mais elle ne pouvait savoir. La veste du géant blond, peut-être, aurait pu lui rappeler la veste d’un marin. Mais c’était un indice bien maigre. Maline n’avait aucune raison de faire attention à cet inconnu qu’elle croisa.

Pourtant, pendant les jours qui allaient suivre, les mois et même les années, Maline ne put jamais s’empêcher de repenser à cet instant où elle passa à quelques mètres de cet homme.

Il aurait suffit que sa mémoire enregistre.

Toute sa vie, elle s’en voudrait.

Mais ce n’était pas de sa faute.

Elle ne pouvait pas savoir.

* * *

Maline entendit la porte de l’église se refermer sur le jeune homme blond qu’elle venait de croiser. A son tour, elle se dirigea vers le vitrail au fond de l’église. Elle comprit pourquoi le jeune homme était si concentré à le regarder. Il s’agissait d’un vitrail bien étrange !

Il ne représentait pas une scène biblique, il représentait un abordage.

Une scène de piraterie !

Maline détailla l’étonnant vitrail. Un navire semblait en affronter trois autres. Des soldats, dont le casque ressemblait à celui des conquistadors, essayaient de repousser avec des lances de bois des gentilshommes brandissant des sabres, protégés par des boucliers aux armes de la Normandie. Maline se demanda ce que pouvait bien signifier la présence de ce tableau étrange au beau milieu d’une église. Elle n’eut pas le temps de se poser davantage la question, Oreste lui fit signe à l’entrée de l’église :

— Maline. Venez voir !

Elle s’approcha. Oreste avait ouvert le livre d’or à la dernière page.

— Regardez cela !

Maline se pencha vers le livre d’or. Des petites phrases courtes et enjouées, suivies d’une date et d’une signature, s’enthousiasmaient le plus souvent pour le charme du village et le souvenir de Victor Hugo.

— Non, précisa Oreste. Là, en haut de la page.

Maline regarda et lut une phrase qui lui sembla anodine :

« R.V. à la chapelle. 12-07-2008 -1 h 30 ».

Elle se demandait où Oreste voulait en venir, lorsque son regard descendit vers les signatures.

Elle n’en crut pas ses yeux.

Il n’y avait pas une, mais quatre signatures !

Quatre graffitis, tracés rapidement.

Mais si on y prêtait attention, on pouvait remarquer que les traits formaient l’esquisse de quatre animaux.

Une colombe.

Un tigre.

Un crocodile.

Un requin.

Il ne manque que l’aigle, murmura Maline d’une voix tremblante.

Ses yeux se brouillaient.

Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? De quelle chapelle pouvait-il s’agir ?

Elle essaya de détailler cet étrange message.

Plusieurs personnes avaient signé, les épaisseurs de traits et les couleurs différentes le démontraient. Bleu pour le crocodile et le requin, noire pour le tigre et la colombe. La première phrase, elle aussi, semblait avoir été écrite à plusieurs mains : toute la ligne avait été rédigée au stylo noir, à l’exception du mot chapelle, écrit en bleu.

Pourquoi ?

A en juger par le faible nombre d’autres mots inscrits plus bas dans la page du livre d’or, le message devait être récent. Instinctivement, Maline passa un doigt tremblant sur le papier.

— Nom de Dieu, cria Maline.

Son cœur s’affola.

L’encre de la signature figurant le tigre avait souillé son doigt d’une tache noire.

Elle n’était pas encore sèche !

— Il vient de signer ! hurla Maline. Cela ne peut être que ce type qui était dans la chapelle quand nous sommes entrés. Il a dû signer juste avant !

Oreste avait compris, il fonça hors de l’église. Maline, allait le suivre, puis se reprit. Elle se précipita vers le livre d’or de l’église et arracha la dernière page. Elle la fourra dans sa poche et courut rejoindre Oreste. Ils dévalèrent la petite rue en pente du village qui menait à la Seine.

Aucune trace du géant blond.

Ils longèrent quelques mètres les quais du fleuve et parvinrent au parking où ils avaient garé la Modus.

Toujours aucune trace.

Maline croyait l’avoir perdu lorsqu’elle vit le géant marcher d’un pas naturel, sur le parking, entre deux voitures. Oreste laissa stupidement échapper un cri derrière elle.

— Il est là !

L’homme se retourna. Immédiatement, il perçut le danger et se mit à courir. Dans les secondes qui suivirent, un bruit de moteur vrombit. L’inconnu avait enfourché une moto garée à proximité !

— Il ne faut pas qu’on le perde, hurla Maline.

Ils se précipitèrent vers leur véhicule. Les pneus de la Modus crissèrent sur le parking de terre, à peine quelques secondes après le départ de la moto.

— Ne le lâche pas ! hurla à nouveau Maline.

Oreste Armano-Baudry serrait les mâchoires, obéissant aveuglément aux ordres de la journaliste. Maline savait qu’après Villequier, la départementale quittait la Seine pendant une très longue ligne droite. En accélérant, ils devaient pouvoir rattraper le motard.

— Accélère, bon Dieu !

Oreste suait à grosses gouttes, mais il tenait bon.

— Nom de Dieu ! hurla soudain Maline.

La moto venait brusquement de quitter la départementale pour se diriger vers la Seine. La voie sur berge était coupée par une barrière. Le motard ralentit et parvint à gravir un petit talus d’herbe sur le côté, pour se retrouver sur le bord de Seine.

— L’enfoiré ! jura Maline, il prend la véloroute du val de Seine !

Oreste observa la piste bitumée, d’environ deux mètres de large, qui s’éloignait de la départementale en longeant la Seine.

— On ne peut pas passer, c’est barré pour les voitures. Il va nous semer !

— Continuez sur la route, insista Maline, je connais ! Vous allez tourner à gauche dans trois cents mètres. Il y a un accès par la station d’épuration. Ça donne directement sur la véloroute !

Effectivement, quelques instants plus tard, Oreste aperçut une route sur sa gauche. « Port-Jérôme — Voie privée. Circulation réglementée ». Sans réfléchir, il braqua et s’engagea sur la voie privée.

Les pneus de la Modus crissèrent une nouvelle fois.

— Accélérez bon Dieu, fit encore Maline. On va le perdre.

La Modus prit davantage de vitesse. La route était droite, large. Oreste aperçut les tuyaux de la station d’épuration sur le côté. Il avait le pied collé au plancher, obsédé par sa poursuite.

La Modus était lancée à près de 110 kilomètres-heure maintenant. Il dépassa l’usine.

Le paysage s’ouvrit, soudain.

Son visage se figea d’effroi. Maline hurla.

La route se terminait en cul-de-sac !

Face à eux, à moins de cinquante mètres, sans aucune barrière de protection, il n’y avait que l’eau grise de la Seine.

29. CYRFAN SARL

15 h 21, centre Saint-Sever


La Subaru Impreza WRX s’enfonça dans l’immense dédale du parking souterrain du centre Saint-Sever. Le commissaire Paturel conduisait nerveusement. Il était pressé. L’inspectrice Colette Cadinot était assise à ses côtés.

A cause de l’Armada, le parking était complet.

Le commissaire gara sans ménagement le véhicule de police sur une place restée pourtant libre, au plus près de l’entrée du centre commercial.

L’emplacement était peint en rose.

L’inspectrice Colette Cadinot lui lança un regard courroucé :

— Gustave ! Tu ne peux pas te garer là ! C’est une place « mère de famille » !

— Et alors ? répondit le commissaire avec assurance. C’est quoi encore, cette discrimination ? Les mères de famille auraient le droit à des places réservées et pas les pères ? N’importe quoi ! Rien à battre ! Je suis père de famille, moi aussi ! Tu étais plutôt féministe, Colette, avant, non ? Bah moi, c’est pareil maintenant… Pareil, mais à l’envers !

L’inspectrice Cadinot haussa les épaules, peu convaincue. Ils sortirent du parking souterrain et quelques mètres après la place de la Verrerie, pénétrèrent dans l’immense immeuble Le Bretagne.

Huitième étage.

Dans l’ascenseur, le commissaire Paturel se tourna vers Colette :

— N’oubliez pas de me faire penser à rechercher des informations supplémentaires sur Daniel Lovichi. Même si je suis de plus en plus persuadé que ce coupable idéal est une fausse piste, on ne sait jamais. Cela crédibilisera sa garde à vue. Ce type a tout de même fait des études avant de partir à l’étranger et de plonger dans la drogue, sans qu’on ne sache vraiment pourquoi.

Colette Cadinot enregistra mentalement. Elle avait également dans la tête la liste des comptes qu’elle venait d’éplucher pendant trois heures.

L’ascenseur s’ouvrit au huitième étage sur une fourmilière de secrétaires affairées. Paturel et Cadinot entrèrent dans un des centres névralgiques de l’Armada.

— Nous avons rendez-vous avec Jean Malochet, fit le commissaire.

— Dernier bureau, à gauche, répondit un sourire mielleux perché sur des talons hauts.

Paturel se fit la réflexion que Sudoku méritait bien son surnom de général. Il régnait sur un essaim en perpétuelle effervescence. Le général Sudoku leva les yeux vers eux lorsqu’ils entrèrent dans son vaste bureau, impeccablement rangé. Aucun dossier ne traînait. La grande table de bois devant lui était simplement occupée par un téléphone et une photographie.

Un gros plan de sa mère, beaucoup plus jeune qu’aujourd’hui.

— Commissaire, inspectrice, entrez, fit Sudoku d’un ton cordial. Je vous attendais.

Ils s’installèrent. Sudoku adressa les félicitations d’usage aux policiers pour la capture du coupable dans la nuit. L’Armada entière respirait, maintenant.

Paturel ne lui ôta pas ses illusions. Pas tout de suite.

L’inspectrice Colette Cadinot fut la première à rompre les congratulations d’usage.

— Monsieur Malochet, nous sommes venus pour une question précise. Nous aimerions en savoir davantage sur les bateaux-promenades de l’Armada.

Sudoku ne cacha pas sa surprise :

— Les bateaux-promenades ?

— Oui, leur nombre… Comment ça marche, combien ça coûte, qui les gère…

— Si cela peut vous être utile…

Sudoku jeta un coup d’œil inquiet à sa mère, dans son cadre, comme pour lui demander de l’aide, puis continua :

— Eh bien… Il doit y avoir environ trente bateaux-promenades sur l’Armada. Ils proposent un peu de tout : traversée de la Seine, croisières sur le fleuve, petits-déjeuners, repas, buffets, dîners, cocktails, conférences, soirées dansantes sous les feux d’artifice… Des centaines de balades par jours, des milliers de croisiéristes, de promeneurs, de convives, tout ce qui compte comme entreprise dans la région se doit d’y passer, c’est le must, l’expérience incontournable, la réception sur la Seine. Mais ce n’est pas cela l’âme de l’Armada. Son âme c’est…

— O.K., coupa sèchement l’inspectrice Cadinot. Je comprends le business… A votre avis, cela rapporte beaucoup, un bateau-promenade ?

Sudoku regarda une nouvelle fois sa mère, comme pour se donner du courage. Son visage s’éclaira soudain d’un sourire étrange :

— Si vous voulez vraiment savoir, les croisières, surtout avec des repas servis à bord, c’est de loin ce qui rapporte le plus sur l’Armada. Si vous voulez investir dans quelque chose qui rapporte, c’est sur les balades au fil de l’eau qu’il faut miser !

— Pourquoi ? intervint enfin le commissaire Paturel.

— Tout simplement parce que l’offre est limitée et la demande énorme… Il n’y a pas tant de bateaux-promenades disponibles en France, même s’il en vient d’un peu partout, de Bretagne, de Vendée, des Pays-Bas… Les prix peuvent flamber… C’est la loi du marché ! Les boîtes sont prêtes à casser leur tirelire pour l’événement. Mais fort heureusement, l’Armada, ce n’est pas que ce business. Tout le reste est gratuit. C’est ce qui est gratuit qui…

— Comment ça se passe ? coupa encore Colette Cadinot. A qui appartiennent les bateaux-promenades ? Qui gère toute l’organisation, les réservations, les repas, la publicité ?

Sudoku soupira. Il implora à nouveau sa mère d’un regard de biais. Il semblait consterné qu’on ne puisse s’intéresser qu’à cette dimension commerciale de l’Armada.

— Presque toujours, fit-il d’une voix traînante, les bateaux appartiennent à leur capitaine. Ensuite, il y a deux cas. Soit les capitaines gèrent tout eux-mêmes, la commercialisation, les repas, le service… Mais c’est évidemment compliqué pour eux, surtout lorsqu’ils viennent de loin et qu’ils ne connaissent pas le tissu industriel local. Donc l’autre solution, c’est qu’une entreprise se charge de tout, y compris de faire venir les bateaux-promenades : elle loue le bateau, son capitaine et son équipage, pour un prix donné pendant toute la durée de l’Armada. Le capitaine est assuré d’un fixe et il n’a pas à se compliquer la vie avec la commercialisation.

L’inspectrice Cadinot posa soudain un dossier cartonné sur la table de verre. La photographie de Jacqueline Malochet en trembla.

— Monsieur Malochet, connaissez-vous la CYRFAN SARL ?

Elle ne lui laissa pas le temps de répondre.

— Cette entreprise a loué six bateaux-promenades ! Le Henri IV, la Buse, le Capitan, le Jéricho, le Jean-Sébastien Mouche et le Surcouf.

Sudoku haussa les épaules, mais des gouttes de sueur qui perlaient aux bouts de ses cheveux jaunes trahissaient un malaise :

— Je… Je n’en sais rien. Je sais juste qu’il s’agit de bateaux-promenades sur l’Armada. Je connais ces noms bien entendu. Mais je n’ai aucune idée de comment ils organisent leur commerce. Ça relève du privé. Moi je gère les bénévoles. Alors, le nom des entreprises, leur business…

Le commissaire Paturel attrapa le regard de Sudoku au moment où il fuyait vers le portrait de sa mère. Il essaya d’y mettre une profonde humanité :

— Monsieur Malochet, on a fait une enquête rapide… Il apparaîtrait que quelques-uns de ces capitaines grognent. Curieusement, uniquement ceux dont les bateaux et les équipages ont été loués par la CYRFAN SARL. Cette société aurait loué les bateaux très longtemps avant l’Armada, entre trente mille et cinquante mille euros pour l’ensemble de la manifestation. A cette époque-là, les capitaines pensaient faire une bonne affaire. Une rentrée nette d’argent ! Mais depuis le début de l’Armada, ils ont parlé avec les capitaines des autres bateaux-promenades, et ils ont sorti leur calculette. La CYRFAN SARL se fait beaucoup, beaucoup plus que cinquante mille euros pendant l’Armada. Elle a attendu le dernier moment et elle a fait flamber les prix. Sur la plupart des autres bateaux, les capitaines sont intéressés aux bénéfices, touchent un pourcentage… Mais pas ceux qui ont traité avec la CYRFAN.

Sudoku avait enfoui sa tête entre ses mains. Par la large baie vitrée du bureau, on apercevait une bonne partie de la ville, un bout de la Seine, le haut des mâts des voiliers entre les immeubles, le sixième pont… Une vue splendide. Il se redressa, visiblement énervé :

— Mais enfin commissaire, inspectrice, où voulez-vous en venir ? Vous venez me poser des questions et apparemment, vous connaissez déjà les réponses ? C’est quoi, cette histoire ? Vous voulez mon avis, c’est cela ? Je vais vous le donner alors.

Il se redressa et afficha un visage déterminé, presque en colère et continua d’une voix dont le timbre allait crescendo :

— Si cette boîte, la CYRFAN, a ainsi arnaqué quelques capitaines trop naïfs, on ne peut rien contre elle… Juridiquement du moins ! Elle n’a rien fait d’illégal... C’est le commerce… Moralement, par contre, c’est une autre affaire ! Les marins, en général, n’aiment pas trop qu’on se fasse une petite fortune sur leur dos. C’est un peu comme le producteur de salades qui voit ses laitues dans les rayons de l’hypermarché vendues dix fois plus cher que le prix qu’il a négocié avec le grossiste. Ce n’est pas illégal, mais cela énerve… Vous ne trouvez pas ? A mon avis, les types qui sont derrière cette boîte, la CYRFAN SARL, risquent d’avoir des discussions musclées avec les marins… Surtout s’ils cherchent à arnaquer des marins bretons…

— Sans doute, fit l’inspectrice Cadinot. Sauf que la CYRFAN est une société écran, tous les bateaux-promenades ont été ensuite reloués par une série d’intermédiaires. Impossible de savoir pour eux qui se cache véritablement derrière. On a mis la police fiscale sur le coup… Mais cela va prendre un peu de temps avant que l’on découvre ce qui se cache vraiment derrière cette boîte…

Sudoku s’agita, comme s’il était maintenant pressé de terminer la conversation. Il repositionna le cadre de la photographie de sa mère et lança un sourire maladroit aux policiers.

— En tous les cas, si vous enquêtez sur une telle affaire, c’est qu’au moins, toute cette histoire de crime est réglée. C’est bien là le principal… A tout prendre, je préfère une telle arnaque à un meurtre.

Le commissaire jeta un regard complice vers Colette Cadinot, puis parla d’une voix forte :

— On soupçonne Nicolas Neufville, l’homme d’affaires, d’être derrière la CYRFAN. On l’a filmé à deux heures du matin, la nuit du crime, devant le Surcouf. Il s’engueulait avec le capitaine du bateau !

La révélation du commissaire fit passer un frisson dans le cou de Sudoku. Ses cheveux jaunes se redressèrent sur son front :

— Et vous… Vous… Vous pensez qu’il y a un lien entre le meurtre de Mungaray et cette affaire de bateaux-promenades ? Je croyais que vous aviez coincé le meurtrier ?

— Là, c’est vous qui extrapolez, monsieur Malochet, fit froidement l’inspectrice Cadinot.

Sudoku réfléchissait vite. On avait trouvé le cadavre du marin mexicain en face du Cuauhtémoc, c’est-à-dire à proximité immédiate du Surcouf. La police, logiquement, avait fait le rapprochement avec Neufville qui se trouvait là au même moment. La police possédait peut-être également d’autres détails qu’il ignorait encore.

Sudoku lissa ses cheveux jaunes humides sur son large front dégarni. Après tout, si la police soupçonnait Nicolas Neufville, cela ne le regardait pas.

— Je vous souhaite bonne chance, fit Sudoku. Aller chercher des poux à Neufville pour une telle affaire de culbute commerciale, rien que cela, ne sera pas une mince affaire. Mais si en plus, vous essayez de prouver qu’il a quelque chose à voir dans le meurtre de ce jeune marin mexicain, qu’il aurait voulu supprimer un témoin gênant par exemple… C’est une affaire d’Etat que vous allez déclencher !

Jacqueline Malochet, dans son cadre doré, sembla d’accord avec la conclusion de son fils.

* * *

Dans l’ascenseur qui redescendait les huit étages, Colette Cadinot fit le point :

— Je suis prête à parier que c’est Nicolas Neufville qui se cache derrière cette société, la CYRFAN ! Ça tombe sous le sens, je ne crois pas au hasard. Mais cela ne fait pas pour autant de lui un assassin.

— Je sais, Colette, soupira Paturel. Je sais. Le problème, c’est que si la presse apprend cette affaire financière, elle ne va pas être longue, elle, à faire le rapprochement avec le meurtre. Notre Daniel Lovichi ne va pas pouvoir nous servir longtemps de pare-feu, surtout si la presse apprend les autres détails, la présence de Nicolas Neufville sur le lieu du crime, enregistrée par une caméra de surveillance, le passage du cadavre de Mungaray dans une chambre froide… Il va falloir faire vite, Colette, tu me mets tous les services fiscaux sur cette société fantôme, la CYRFAN, et tu me places Nicolas Neufville sous surveillance, discrète.

30. Modus et bouche cousue

15 h 32, voie sur berge de Villequier


Oreste Armano-Baudry écrasa le frein de tout son poids.

La Modus dérapa sur le côté. Deux roues décollèrent.

Maline hurla encore.

Elle crut que la voiture allait partir en tonneau, pour finir dans le fleuve à moins de dix mètres.

La Modus glissa encore pendant de longues secondes, sur deux roues, avant, à moins de trois mètres de la Seine, dans un nuage de poussière et une odeur de gomme brûlée, de retrouver son équilibre.

— A droite, Oreste ! cria à nouveau Maline, visiblement déjà remise de ses émotions. Le long de la Seine, sur la véloroute. Foncez, il va nous échapper !

Oreste n’eut ni le temps de réfléchir, ni de protester. Il appuya à nouveau sur l’accélérateur.

La route défilait. Oreste commençait à se rendre compte qu’ils étaient en train de commettre une folie ! La véloroute était strictement interdite aux voitures. Elle était large d’à peine deux mètres. Aucune barrière sur la gauche ne séparait la berge de la Seine !

Au moindre écart de direction, à peine quelques dizaines de centimètres, ils plongeaient.

— J’espère qu’elle s’arrête bientôt, cette piste cyclable, s’inquiéta Oreste.

La réponse de Maline lui glaça le sang.

— Elle est longue de plus de quinze kilomètres ! C’est l’ancien chemin de halage, il doit être praticable jusqu’au bout en voiture… Du moins je crois…Vous pouvez foncer !

Les doigts d’Oreste glissaient sur le plastique du volant.

Quinze kilomètres ! Quelle folie.

— Elle est devant, hurla à nouveau Maline, désignant la moto du fuyard, quelques centaines de mètres devant eux. On va l’avoir !

La Modus accéléra. En face d’eux, sur la rive gauche de la Seine, quelques villages s’inséraient dans un fabuleux écrin de verdure. Aizier. Vieux-Port.

Oreste Armano-Baudry n’avait guère l’occasion d’admirer le paysage. Le bitume était maintenant moins bien entretenu. L’absence de barrière entre la route et la Seine le rendait fou. Il sentait les roues de la Modus frôler la limite entre le bitume et la terre friable, la fragile terre meuble qui le séparait d’un fleuve, à peine un mètre plus bas. Il devait lutter contre un vertige, comme lorsqu’on longe un précipice.

Ne pas regarder sur le côté, vers le fleuve, concentrer son regard sur la route, devant.

— On le rattrape ! lança Maline.

Oreste ralentit cependant un peu, pour ouvrir la vitre de sa portière.

— Qu’est-ce que vous faites, ne ralentissez pas !

Oreste retirait sa ceinture de sécurité, ralentissant encore. Maline l’observa, éberluée :

— Vous n’allez pas sauter ?

Le journaliste parisien répondit d’une voix angoissée :

— Faites comme moi, Maline. Si on plonge, je ne veux pas crever noyé !

Il semblait maintenant un peu rassuré et accéléra de plus belle. La véloroute était déserte, heureusement ! Maline avait à son tour décroché sa ceinture de sécurité.

Pendant quelques centaines de mètres, à gauche, des bancs de sables stabilisés et plantés d’arbres séparèrent la véloroute du fleuve. L’impression de vertige s’estompa un peu. Oreste en profita pour accélérer encore. Ils gagnaient du terrain sur le motard, il était désormais à moins d’une soixantaine de mètres devant eux.

La branche d’un arbre frappa violemment la carrosserie de la Modus.

Maline sursauta.

Oreste, concentré, ne marqua pas le moindre écart de conduite.

Il tient le choc, pensa Maline, impressionnée.

— On va l’avoir, encouragea la journaliste. Sa moto n’a pas l’air puissante. Il va moins vite que nous.

Maline pointait son regard sur le motard, évaluant la distance qui les séparait. Elle diminuait ostensiblement. Ils étaient à moins de trente mètres. Après ce virage, ils seraient sur le fuyard !

Soudain, le motard fit un écart. Les roues quittèrent le bitume, Maline crut que la moto allait plonger dans la Seine. Elle resta quelques instants en équilibre précaire entre terre et fleuve, avant de se redresser et continuer.

Pourquoi une telle embardée ?

Le virage s’élargit.

Mon Dieu !

Cinq cyclistes venaient à leur rencontre, sur toute la largeur de la véloroute. Un couple, trois enfants. La plus jeune n’avait pas cinq ans et encore des roulettes de stabilisation à l’arrière !

— Putain ! hurla Maline, en s’accrochant à la portière. Elle ferma les yeux, incapable de supporter la vision de l’inévitable collision.

Elle entendit le crissement des pneus de la Modus. Elle crut que son bras allait s’arracher de son corps, ses genoux cognèrent la boîte à gants.

Elle ouvrit les yeux, secouée.

La Modus était stabilisée. Oreste tremblait comme une feuille à côté d’elle.

Ils n’eurent pas le temps de souffler.

— Vous êtes tarés ! hurla une voix masculine.

Maline baissa le regard devant les cinq cyclistes. La mère, en un réflexe protecteur, s’était interposée entre la voiture et ses enfants.

— Vous êtes des malades, continua le père, hors de lui. C’est interdit aux voitures !

Maline ne répondit rien. Qu’y avait-il à répondre ?

Les cinq cyclistes passèrent devant la Modus. Le père de famille les fusilla du regard. Maline savait qu’il avait relevé son numéro d’immatriculation, qu’il allait prévenir les flics, que Christian Decultot aurait des ennuis.

Elle ne l’avait pas volé !

Ils repartirent, beaucoup plus prudemment.

— On l’a perdu, fit Oreste, résigné.

— Pas sûr, fit Maline. Il a ralenti, lui aussi. Et la véloroute est presque terminée.

En effet, moins d’un kilomètre plus loin, la piste cyclable prenait fin. La Modus s’engagea dans une route départementale qui serpentait dans les plaines alluviales de la Seine. La platitude du paysage permettait de voir assez loin. Maline repéra le motard, quelques virages plus loin.

— Il est là-bas, devant nous !

Oreste ne parvenait pas à se détacher de l’image de cette famille sur la véloroute, le visage déformé de terreur, une terreur qu’il avait provoqué, sa voiture lancée comme une bombe sur eux. Il lui semblait avoir perdu toute raison. Son cœur n’avait jamais battu aussi fort. Pour la première fois de sa vie, ce n’était plus son cerveau qui le dirigeait, c’était son instinct.

Il appuya à nouveau sur l’accélérateur de la Modus.

— On va l’avoir ce salopard !

Maline observait, étonnée, la métamorphose s’opérer chez le jeune journaliste. A nouveau, ils regagnaient du terrain sur le motard. C’était vraisemblablement une 125 cm3. La moto ne devait pas aller à beaucoup plus de 80 à l’heure, leur Modus fonçait maintenant à près de 120. La jonction était proche !

Les plaines alluviales étaient plantées de pommiers. Soudain, au détour d’un nouveau virage, le paysage s’ouvrit sur une image surréaliste.

Les pommiers étaient en feu !

Des flammes et des panaches de fumée noire coiffaient le rideau d’arbres et les granges devant eux. La Modus continua sa course. Le paysage s’ouvrit encore et Maline comprit.

Ils fonçaient tout droit sur Port-Jérôme, la plus grande raffinerie de France. Au paysage de pommiers succédait sans transition celui d’une forêt de cheminées, coiffées de flammes ardentes dont les fumées se rejoignaient dans le ciel pour former un menaçant nuage grisâtre.

Un panneau indiquait Notre-Dame-de-Gravenchon.

Le motard, quelques mètres devant, ne ralentit pas. Il passa un rond-point et se dirigea vers l’entrée de la raffinerie ExxonMobil, fermée par une barrière. Sur le côté, une étroite ouverture permettait aux piétons de passer. Le motard s’engagea dans l’espace avant que les gardiens n’aient le temps de réagir et pénétra dans l’incroyable dédale d’oléoducs et de gazoducs.

La Modus pila devant la barrière de la raffinerie moins de cinq secondes plus tard.

Des gardiens armés se précipitèrent.

Maline avait compris. Ils avaient perdu la partie. Le temps de s’expliquer, de convaincre les gardiens d’ouvrir la barrière de cette voie privée, le motard serait loin.

La raffinerie de Port-Jérôme était une véritable ville dans la ville.

* * *

Ils repartirent quelques instants plus tard, remontant leur vitre, attachant à nouveau leur ceinture. Ils restèrent un long moment silencieux.

Oreste tenta de briser le silence :

— Pour une filature, une voiture de fonction du SeinoMarin, ce n’était pas très discret…

Maline ne répondit pas. Elle avait besoin de se remettre de ses émotions, de faire le point sur toute cette affaire. Oreste comprit que Maline ne souhaitait pas parler. Il joua avec les touches de son lecteur MP3.

— Ça ne vous dérange pas si je mets de la musique ?

Maline hocha la tête d’un air las et résigné.

— Je vous mets les New Animals. Pigs and Cats, c’est leur meilleur. Vous verrez, c’est de circonstance, c’est assez planant. Ils arrivent à faire chanter des chats et des porcs ! Ils ont même un chorus de bovidés sur la piste 3. J’ai lu quelque part qu’elle a vraiment été enregistrée dans un abattoir… C’est ce qu’il y a de plus tendance en ce moment…

Maline ne répondait pas, n’écoutait même pas. Oreste n’insista pas davantage, il attrapa son Palm et commença à chuchoter dans le micro.

Maline se perdait dans ses pensées.

Qui était ce motard ?

Vraisemblablement celui qui avait signé d’un tigre sur le livre d’or de l’église de Villequier.

Le tigre !

Il avait sans doute tatoués sur l’épaule, comme Mungaray, les fameux cinq animaux. La colombe, le tigre, le crocodile, le requin et l’aigle.

Etait-il un marin de l’Armada, comme Mungaray ? C’était l’hypothèse la plus plausible. Cinq marins, tous liés par un pacte ? Cinq marins qui communiquaient entre eux par code. Des codes qu’eux seuls pouvaient décrypter. Ces codes menaient à Villequier. Les citations de Victor Hugo n’avaient sans doute qu’un but : indiquer le chemin ! Tout était inscrit, comme sur des panneaux indicateurs, des panneaux que seuls les initiés pouvaient interpréter. Les bords de Seine, le cimetière, et enfin l’église de Villequier. Il s’agissait de marins ! Le but ultime de ce jeu de piste était alors évident : ce vitrail, ce mystérieux vitrail représentant une scène de piraterie.

Pourquoi ?

Les marins s’étaient donné un nouveau rendez-vous, dans la nuit, à 1 h 30. Elle repensa au message du livre d’or : « R.V. à la chapelle ». De quelle chapelle pouvait-il s’agir ? Il n’y avait aucun autre indice cette fois-ci. Il existait des centaines de chapelles dans la région, des dizaines au bord de la Seine. Impossible, ce soir, de découvrir ce lieu de rendez-vous.

A moins de découvrir qui se cachait derrière ces quatre animaux.

Après tout, l’aigle était un jeune marin mexicain, qui se faisait surnommer Aquilero, qui voyageait à bord du Cuauhtémoc, « l’aigle qui tombe ». Son identité n’avait pas été difficile à découvrir.

Il en était peut-être de même pour les quatre autres.

Au fur et à mesure de ses réflexions, un doute s’installait en elle. Devait-elle parler à la police ? Faire part de ses conclusions ? Remettre sa pièce à conviction, la page arrachée du livre d’or de l’église de Villequier ?

Bien entendu, elle devait le faire…

Mais était-ce si urgent ? Maline avait la mauvaise habitude de préférer résoudre seule les énigmes. Elle n’aimait pas trop faire le travail pour les autres, elle préférait garder une longueur d’avance. Sa déposition à la police pouvait bien attendre le lendemain.

Elle commençait également à se souvenir qu’elle avait rendez-vous ce soir avec Olivier Levasseur, « à son bureau ». Il fallait qu’elle passe chez elle se changer. Tout se bousculait. Une overdose d’émotion. Il fallait qu’elle se calme.

Doucement, Maline sentit ses nerfs retomber. L’étrange musique animalière d’Oreste était effectivement planante. Elle se résumait pour l’instant à des cris de mouettes sur fond de piano. La joue posée contre la portière, elle s’assoupit quelques minutes.

Le reste de la route, Oreste et Maline n’échangèrent pas trois phrases. Maline indiqua à Oreste de passer par Maromme, pour éviter les bouchons des quais de Rouen. Quelques minutes plus tard, Oreste garait la Modus sur une place réservée, devant Le SeinoMarin, à l’angle de la rue Eau-de-Robec.

Maline tendit la main.

— Merci Oreste. Vous repartez à Paris ce soir ?

— Vous plaisantez Maline ! Après ce que l’on vient de vivre ? Je n’ai jamais eu d’épisodes aussi intenses à mettre dans un article de journal. Le Monde m’avait réservé une chambre, jusqu’à la fin de l’Armada, à l’hôtel du Vieux Carré.

Oreste prit une profonde inspiration et continua :

— Maline, je peux vous demander un service ?

Les yeux clairs d’Oreste brillaient d’un éclat que Maline n’avait encore jamais vu chez le jeune journaliste. Maline eut presque l’impression qu’elle l’avait dépucelé.

— Oui Oreste ? Quel service ?

— On peut se revoir, ce soir ?

On y était !

C’était cela, l’éclat de ses yeux clairs. La poursuite avait émoustillé ce gamin. Il était en train de la draguer, peut-être même de tomber amoureux. Peu de filles, même avec quinze ans de plus que lui, avaient dû le secouer de la sorte depuis sa puberté !

Oreste enchaîna. La ficelle était un peu grosse :

— J’aimerais que vous m’aidiez sur mon article, pour Le Monde. Maintenant, ce sera pour l’édition de demain après-midi. Vous avez plus d’expérience que moi sur ce qu’il faut dire et ne pas dire.

Maline se sentit flattée par le regard déshabillant du garçon, mais elle n’avait aucune envie de passer une partie de la soirée avec lui. Par contre, elle savait également qu’il était capable de raconter n’importe quoi dans son article, un article publié dans le journal le plus important de France. De quoi semer une panique incontrôlable sur l’Armada, dès le lendemain. Il était important, capital même, avec ce qu’il savait désormais, de le garder sous contrôle.

— O.K., concéda Maline. Je passerai ce soir…

* * *

Vers 18 h 30, Maline traversa à nouveau la place de la Pucelle. Elle avait pris une douche, elle était maquillée, vêtue d’une jolie robe à rayures orange qui la grandissaient. Elle se sentait reposée, un peu. Désirable, à nouveau, et pas seulement dans les yeux d’un gamin.

Elle regarda les fenêtres de la tourelle de l’hôtel de Bourgtheroulde.

Le bureau d’Olivier Levasseur !

Elle se souvenait que le beau Réunionnais possédait une impressionnante bibliothèque sur la navigation, en particulier sur les voiliers de l’Armada. Il devait également disposer de multiples dossiers sur les trois-mâts présents à Rouen, de listes des marins sur les bateaux.

Olivier Levasseur était sans doute l’homme idéal pour découvrir l’identité des membres de cette mystérieuse confrérie, la signification de ces références.

La colombe.

Le tigre.

Le crocodile.

Le requin.

Autant joindre l’utile à l’agréable.

31. Le secret de Verrazzane

18 h 15, quelque part dans l’agglomération rouennaise


— Tu as l’air nerveux ? demanda une voix féminine.

— Tu le sais bien, répondit l’homme, assis dans le canapé de cuir blanc. C’est pour ce soir, tout va se jouer à la chapelle. Ils doivent payer, je n’ai pas le choix. La malédiction doit s’appliquer ! Ils doivent mourir. Mourir de ma main.

La main féminine se posa sur la main de l’homme. Caressante. Rassurante.

— Tu as encore le temps avant ce soir. Il n’est pas encore une heure du matin. Détends-toi.

La femme ouvrit le tiroir de la table du salon et continua :

— Tu veux regarder un DVD ? Il te reste le temps. Cela t’aidera, non ?

L’homme afficha un sourire las :

— Si tu veux…

La main de la femme plongea dans le tiroir, déplaça une dizaine de DVD et s’arrêta sur celui intitulé : Jean de Verrazzane - Colloque Université. Elle mit en route le lecteur DVD. Le grand écran plasma encastré dans le mur s’éclaira.

* * *

On découvrait un grand amphithéâtre, vraisemblablement celui d’une université. Un orateur, à l’estrade, terminait un exposé. Derrière lui, une affiche indiquait le titre d’un colloque : La Normandie au temps des grandes découvertes. L’orateur était donc un historien, assez jeune. Le colloque était filmé par le service audiovisuel de l’Université. Le montage était quasi professionnel.

Le jeune orateur terminait son exposé.

— Ainsi, le 8 juillet 1524, Jean de Verrazzane, à bord de la Dauphine, était de retour à Dieppe. Parti de Rouen, lié au grand armateur Jehan Ango, il fut le premier à découvrir la baie du fleuve Hudson, ce site d’une beauté sauvage qu’on appellera par la suite New York. Le plus grand pont de New York porte, et c’est justice, le nom de Verrazzano. On pourrait même se demander si c’est en hommage à la Normandie que par la suite on a donné à New York le surnom de grosse pomme !

La conclusion de l’exposé fut saluée par les applaudissements nourris du public… Une bonne vingtaine de personnes dispersées dans l’amphithéâtre !

Un animateur prit à son tour le micro et remercia vivement le maître de conférences pour son brillant exposé. Il se retourna vers la salle. Il était certain que les questions n’allaient pas manquer après une si érudite communication.

Presque aussitôt, un homme se leva d’un banc de l’amphithéâtre.

Pierre Poulizac, Ramphastos. Il devait avoir une cinquantaine d’années. Sans attendre le micro sans fil qui circulait, il posa sa question d’une voix forte :

— Il y a une question que vous n’avez pas du tout abordée. Pouvez-vous nous préciser où est passé le butin de Jean de Verrazzane ?

Il y eut une légère agitation dans le public, quelques rires.

— Quel butin ? demanda l’orateur, étonné de la question.

Ramphastos ne se démonta pas :

— Le butin. Les découvertes, les pillages. Bref, la cargaison avec laquelle Jean de Verrazzane est revenu de la baie d’Hudson.

— Il est revenu avec une cargaison vide ! plaida le maître de conférences. Je vous l’ai dit !

— Je sais, continua Ramphastos, il ne ramena officiellement de sa première expédition qu’un échantillon d’or et un jeune esclave, vous nous l’avez fort justement rappelé. Mais vous ne trouvez pas cela étrange ? Jean de Verrazzane part en mer pendant plus d’un an, longe la Floride, la Caroline du Nord, la Virginie, le Delaware, le New Jersey. Il est le premier à s’aventurer dans ces terres inconnues et pourtant, lorsqu’il rentre à Dieppe, ses cales sont vides ! Il ne ramène qu’un échantillon d’or et un esclave ! Etrange, non ? Alors que dans le même temps, les autres explorateurs font fortune en ramenant en Europe des pierres précieuses, de l’or, des épices, des étoffes, des œuvres d’art ? Cela frise l’escroquerie, vous ne trouvez pas ?

La joute verbale réveillait les rangs clairsemés de l’amphithéâtre. Le maître de conférences, lui, commençait à être agacé par l’importun :

— Etrange ou pas, c’est comme cela ! C’est ce que nous apprend l’examen attentif des archives ! Pour le reste, je n’étais pas né en 1524 !

Il espéra mettre les rieurs de son côté, mais sa blague tomba à plat. Ramphastos ne le lâcha pas :

— Si je vous suis, il est prouvé que lorsque Jean de Verrazzane est arrivé à Dieppe, les cales de la Dauphine étaient vides. Nous avons toutes les raisons de penser qu’elles étaient pleines en partant de ce qui deviendra New York ! Ma question tient donc toujours : où est passé le butin ? Et la réponse me semble évidente : il l’a débarqué discrètement quelque part entre New York et Dieppe.

— Pourquoi aurait-il fait cela ? demanda au micro l’animateur, passionné par le débat.

— Pour garder la cargaison pour lui, pardi ! Pour ne pas tout donner au roi François Ier et à Ango. Le contrat était strict !

— C’est vrai ? demanda l’animateur en se tournant vers le conférencier.

— C’est vrai, concéda le maître de conférences.

A l’écran apparut une feuille transparente sur laquelle on pouvait lire les détails du « contrat pour l’affrètement de trois navires destinés au voyage des “Indes” » :

« Nous amiral et Ango prendrons au retour dudit voyage, pour le fret (...) desdits galions et nef, le quart de toutes les marchandises qui reviendront et seront rapportées (...) Et si aucun autre butin se fait à la mer sur les Mores, Turcs et autres ennemis de la foi et du Roi, monseigneur l’amiral prendra en préalable sur ce butin son dixième ».

— Mais cela ne prouve rien, ajouta l’historien.

Ramphastos continua, triomphant

— François Ier refusera de financer la seconde expédition de Verrazzane ! Il est très déçu des résultats économiques de la première expédition. On le serait à moins ! Qui armera la seconde expédition de Verrazzane ? Les banquiers rouennais, qui n’avaient pas pris part à la première ! Etrange, non ? Qu’est-ce qui a pu convaincre subitement les banquiers rouennais de l’intérêt économique de l’affaire ? Quelles preuves avaient-ils ? Imaginons maintenant, simplement, qu’entre New York et Dieppe, Jean de Verrazzane ait discrètement fait vider sa précieuse cargaison, tout ce qu’il a pu accumuler lors de sa découverte de la côte ouest des Etats-Unis, et qu’il l’ait dissimulé entre Le Havre et Rouen. Sur plus de cent kilomètres de méandres, les caches ne manquent pas. Il perd la confiance du roi, certes, mais a amassé assez de richesses en vallée de la Seine pour ponctionner quelques échantillons, à destination des banquiers rouennais, pour sa prochaine expédition.

Une nouvelle fois, l’animateur demanda la confirmation au conférencier officiel :

— Rien n’est faux dans les éléments factuels sur lesquels s’appuie monsieur, concéda l’historien. Mais la façon dont il les agence relève de la pure hypothèse. Mon statut d’historien scientifique ne me permet pas de m’aventurer aussi loin…

L’animateur ne voulait pas en rester là :

— Et Jean de Verrazzane ? demanda-t-il. A-t-il montré des signes extérieurs de richesse ? L’a-t-il dépensé un jour son précieux butin ?

Ramphastos ne laissa à personne d’autre que lui le soin de conclure :

— On ne le saura jamais ! Jean de Verrazzane a emporté son secret dans sa tombe. Si l’on peut dire... Lors de sa seconde expédition, en 1528, il fut surpris dans les Caraïbes par une tribu d’anthropophages, qui le tua et le dévora !

L’animateur, surpris, accusa le coup. Il regarda sa montre et bafouilla :

— Hum… Bien. Je crois que nous sommes informés. Je… Je vous remercie tous pour ce débat passionnant. Et … Heu… Je vous invite tous à passer au buffet…

32. La colombe, le crocodile et le requin

18 h 39, hôtel de Bourgtheroulde


Au bout du couloir, la lourde porte en chêne du « bureau » d’Olivier Levasseur était ouverte !

Maline, surprise, s’avança. Olivier se tenait debout au fond de l’appartement, en grande conversation avec un homme que Maline reconnut tout de suite.

Olivier Neufville !

Qu’est-ce qu’il fichait là ?

Maline essaya de dépasser sa colère. Il était un homme d’affaires important sur la scène de Rouen, cela n’avait rien d’étonnant qu’il soit là, après tout. Olivier Levasseur remarqua Maline dans le vestibule. Il lui fit signe d’entrer et de s’installer dans le couloir, tout en repoussant derrière lui la porte du salon.

Douche froide.

La tanière du fauve redevenait un banal bureau, avec sa sinistre salle d’attente. Maline soupira. Les retrouvailles romantiques qu’elle avait imaginées en montant l’escalier de pierre tombaient à plat ! Par la faute de cette crapule de Nicolas Neufville, par-dessus le marché.

Maline prit son mal en patience. Elle commença à feuilleter des magazines de voiliers posés sur la table basse. Ça ne la passionna pas. Elle découvrit même au milieu des revues un petit livre de poche, Le grand rêve flibustier, de Daniel Defoe. La présence de l’ouvrage le plus célèbre de piraterie lui apparut un peu incongrue chez le chargé de relations presse de l’Armada. Elle le feuilleta un peu, mais, une fois encore, n’eut pas le courage de se concentrer sur la lecture.

Déjà dix minutes.

Enervée, elle sortit son téléphone portable et consulta ses messages. Son père lui avait à nouveau laissé un mot ! Toujours la même litanie. Quand allait-elle passer ? Que voulait-elle pour son anniversaire ? Les bourguignons de passage… Maline lui répondit en deux phrases évasives qu’elle essayerait de passer, bientôt, de l’emmener à la parade de la Seine le 14 juillet.

Treize minutes…

La porte s’ouvrit enfin. Nicolas Neufville sortit du salon, radieux et tendit une main énergique à Maline :

— Décidément, on ne se quitte plus, mademoiselle Abruzze. Désolé de ne pouvoir passer plus de temps avec vous, il faut que je me sauve.

Il se sauva, effectivement. Mais Maline n’aima pas du tout le sourire empli de sous-entendus qui s’afficha sur le visage de l’homme d’affaires, lorsqu’il referma la porte de chêne de l’appartement.

Il la regardait comme une pintade qui allait passer à la casserole !

Elle se retourna vers Olivier. Le regard vert électrique du Réunionnais l’hypnotisa. L’image qui lui vint immédiatement fut qu’elle n’avait rien, vraiment rien, contre la casserole, si ce type acceptait de la déplumer.

Mais pas tout de suite !

— Qu’est-ce qu’il voulait ? demanda Maline avec une agressivité forcée.

— Je crains que cela ne vous regarde pas, mademoiselle Abruzze.

Maline remarqua que Levasseur tenait à la main des dossiers. Elle lut le nom d’un logo sur une pochette glacée : CYRFAN SARL.

Elle n’en avait jamais entendu parlé, mais son regard se fit plus inquisiteur encore. Olivier Levasseur adopta une attitude gênée et se sentit obligé de lâcher quelques informations :

— Vous êtes incorrigible ! Je ne devrais rien vous dire... Sachez juste que le commissariat de police m’a demandé ce matin un certain nombre de renseignements…

— Sur Nicolas Neufville ?

— Sur Nicolas Neufville, entre autres…

Cela rassura Maline, un peu.

La journaliste suivit Levasseur dans le salon. Il avait adopté cette fois-ci un style décontracté, un jean et un tee-shirt, qui moulait de façon très sexy son torse puissant.

Une nouvelle fois, elle se fit la réflexion que cet homme l’attirait vraiment… Qu’ils étaient deux adultes consentants, dans la suite somptueuse d’un grand hôtel particulier. Qu’elle n’avait pas fait l’amour depuis au moins six mois… Qu’elle sentait monter en elle un épouvantable désir d’ouvrir la braguette du pantalon de ce bellâtre… Qu’elle… Qu’elle devait se reprendre… Qu’elle devait sortir ses appâts, planter son hameçon… Tirer… Elle verrait bien ensuite la taille de la prise !

Olivier lui proposa avec galanterie un apéritif. Maline choisit, comme Olivier, un rhum blanc. La journaliste reprit sa place dans le canapé, Olivier la sienne en face d’elle. Elle pencha en avant sa robe échancrée, comme pour lui permettre de mesurer la profondeur de son décolleté. Il ne détourna pas le regard, mais Maline savait que pour attraper un tel poisson, il lui fallait sortir des appâts d’un autre calibre.

Olivier Levasseur entama la conversation avec une politesse professionnelle. Il resservit à Maline les félicitations pour son coup de stylo magique d’hier soir. Jamais, même pour ses plus brillants articles, on ne l’avait autant félicitée pour un trait de plume ! Il avait l’air ravi que le meurtre soit résolu, que tout rentre dans l’ordre, que la fiesta de l’Armada puisse recommencer, comme avant, tranquillement.

Maline le coupa. Elle avait décidé de jouer franc jeu. De tout mettre sur la table, tout ce qu’elle avait découvert, cet après-midi, tout, jusqu’à la fuite du motard !

Pourquoi ?

Pourquoi tout révéler à cet inconnu, Olivier Levasseur ?

Parce qu’il pouvait lui être utile pour découvrir l’identité des marins impliqués ?

Oui, sans doute.

Parce qu’inexplicablement, elle lui faisait confiance.

Oui, aussi.

Mais le motif principal était stratégique. Elle voulait attirer son attention, c’était aussi simple que cela. En partageant avec lui ses incroyables découvertes, elle créait alors immanquablement une complicité entre elle et lui. Son meilleur appât, le mystère, ces mystères…

Pendant de longues minutes, Maline raconta tout, Levasseur écouta avec une attitude mi-passionnée, mi-effrayée.

A la fin de récit, Olivier Levasseur se leva, incrédule. Il demanda à voir la feuille arrachée du livre d’or. Maline lui montra et il dut se rendre à l’évidence. Il avait un air de petit garçon embêté que Maline adora. On sentait que cette affaire l’intriguait, mais surtout qu’elle le mettait mal à l’aise. Il était le chargé des relations presse de l’Armada, il naviguait avec élégance dans le politiquement correct ; ces histoires de fous, il savait qu’un jour ou l’autre, c’est lui qui se retrouverait en première ligne, en conférence de presse, devant une meute de journalistes, pour les expliquer.

Comme Maline, il n’avait pas très envie d’aller voir la police, pas tout de suite, du moins. Si la police tenait un coupable, pourquoi aller compliquer les choses, perturber l’ordre tranquille de l’Armada, à deux jours de la parade en Seine ? Toute cette histoire de codes entre marins n’avait peut-être rien à voir avec le meurtre, après tout !

Maline le constatait, le bel Olivier Levasseur n’aimait pas les vagues, du moins pas celles qui pouvaient remettre en cause son travail de communiquant de haut vol. Maline était d’autant plus fière de l’avoir coincé : en lui révélant tout, elle faisait de lui son complice. Il ne pouvait plus feindre l’ignorance, la neutralité. Elle l’avait mouillé, et rien que pour cela, au fond de lui-même, Olivier Levasseur devait la maudire. Tant mieux ! Maline préférait de loin le statut de petite garce le menant par le bout du nez à celui de pintade prête à rôtir.

Maline se décida à pousser l’avantage plus loin en prenant les commandes de l’enquête :

— Je suis certaine que l’identité des marins qui se cachent derrière ces tatouages n’est pas très difficile à trouver, Olivier. Vous avez toutes les informations possibles sur les équipages. Si on s’y met à deux…

— Vous avez le temps ?

Première salve.

— Toute la nuit !

Olivier Levasseur ne releva pas, perdu dans ses pensées inquiètes. La perspective d’un nouveau scandale sur l’Armada semblait même avoir fait chuter sa libido à un niveau inquiétant pour le reste de la soirée. Maline commençait à douter de sa stratégie !

Levasseur alla chercher un ordinateur portable et le posa sur ses genoux. Tout le bureau était en espace Wi-Fi, bien entendu. Maline vint se coller à lui.

Deuxième salve.

Elle sentit avec délice fondre sur elle son parfum ambré. Levasseur, concentré sur son écran, ne sembla même pas remarquer leur intimité nouvelle. Il faisait défiler les caractéristiques des voiliers de l’Armada. Année de construction, propriétaire, largeur, tirant d’eau, surface de voilure, vitesse de déplacement, port de construction, port d’attache… Ils prirent le temps de tout détailler. Rien ne leur sauta à l’esprit.

Ils firent ensuite défiler l’immense banque de photographies d’Olivier Levasseur, des centaines de clichés, splendides, des figures de proue, des sculptures de bois, des écussons brodés. Ils se régalèrent d’un diaporama de toutes sortes de croix, d’ancres, de sirènes hollandaises, de dragons indonésiens… mais rien de ce qu’ils cherchaient !

— Et les marins ? demanda Maline sans renoncer. Vous avez une liste des marins ?

— Oui, soupira Olivier. Je l’ai récupéré auprès du service des douanes et des ambassades. Mais il y en a près de dix mille …

Maline fit la grimace :

— Commençons au moins par ceux du Cuauhtémoc !

Les noms défilèrent, avec des dates de naissance, les lieux de naissance, les nationalités.

Rien, rien n’évoquait les quatre animaux.

La colombe.

Le tigre.

Le crocodile.

Le requin.

Ils fixaient l’écran depuis plus d’une demi-heure sans avoir avancé d’un pouce ! Maline en avait des crampes. Elle perdait patience : il lui fallait prendre les choses en main ! Soit renverser cet apollon dans le canapé et lui déchirer son tee-shirt avec les dents, soit trouver une nouvelle idée pour faire avancer l’enquête.

Elle arracha soudain l’ordinateur portable des genoux de Levasseur, le referma et le posa par terre.

Olivier Levasseur, surpris, allait protester.

— On n’arrivera à rien comme cela, Olivier. Il faut prendre le problème à l’envers. Il faut partir des tatouages !

Maline changea brusquement de position.

D’un mouvement souple, elle se mit à genoux sur le canapé, perpendiculairement à Olivier Levasseur. Elle se trouvait désormais plus haute que lui. Il se retourna vers elle. Cette fois-ci, il avait vraiment son décolleté dans le nez. Maline le savait généreux, légèrement bronzé en ce début juillet, joliment mis en valeur dans un mini soutien-gorge en dentelle blanche qu’Olivier ne pouvait pas éviter de remarquer. La position qu’elle avait adoptée, à genoux sur le canapé, avait impudiquement fait remonter sa robe le long de ses cuisses, ne cachant plus que sa petite culotte, et encore… Avec un peu d’effort, le chargé de communication pouvait vérifier que les sous-vêtements de Maline étaient parfaitement coordonnés.

Maline posa sa main sur la cuisse du Réunionnais, espérant éventuellement qu’il en fasse de même avec la sienne.

Troisième salve.

Olivier Levasseur ne broncha pas, mais la gratifia d’un regard d’émeraude qui donna envie à Maline de l’embrasser à pleine bouche. Ce type était-il seulement conscient de son pouvoir de séduction ? Maline se reconcentra, difficilement, sur l’enquête :

— On va s’y prendre autrement, Olivier ! C’est bien vrai que vous parlez une dizaine de langues ?

Olivier Levasseur confirma d’un sourire « clooneysien ».

— O.K., partons de l’hypothèse que ces marins sont de nationalités différentes. Essayons de traduire le nom de ces animaux tatoués dans les différentes langues des principaux pays présents sur l’Armada, on verra bien ce que cela donne.

Pendant plus d’un quart d’heure, Levasseur essaya de traduire les mots colombe, requin, crocodile, tigre dans différentes langues usuelles. Cela ne donna rien. Cependant, Maline ne s’avouait pas vaincue. Elle posa une seconde main sur les cuisses musclées de Levasseur, installant presque ses genoux nus sur ses jambes.

Quatrième salve.

— O.K., on continue, je suis certaine qu’on est sur la bonne voie. On va essayer en traduisant des associations d’idées. Commençons par la colombe, c’est sans doute le plus simple. A quoi peut bien faire penser la colombe… L’amour ?

— La paix, corrigea Levasseur avec un sourire entendu.

Maline s’approcha encore et positionna son sein à quelques centimètres de la bouche du bellâtre :

— J’aurais préféré que vous me traduisiez le mot amour dans toutes les langues… Mais allons-y pour la paix.

Olivier Levasseur ne perdit rien du spectacle, mais n’esquissa pas le moindre geste et commença une jolie récitation.

Peace… Frieden… Paz…Pace… Vrede… Mir.

Mir ?

Leurs regards se croisèrent, électriques, complices.

Mir signifiait paix, en russe !

Mais le Mir était également le plus grand trois-mâts de l’Armada. Ils avaient trouvés !

Un des quatre marins qu’ils recherchaient était matelot sur le voilier russe, sans aucun doute.

Ils avaient identifié un second marin !

— Vous êtes un génie, Olivier !

Maline se pencha brusquement en avant, comme une sprinteuse au coup de feu, et posa un baiser sur la joue du Réunionnais. Peut-être même aussi sur un coin de lèvre.

Maline ne laissa pas le temps à Levasseur de réagir. Elle se releva vivement. Elle ne pouvait pas tenir beaucoup plus longtemps dans sa position impudique. Elle sentait monter des crampes dans ses cuisses. Olivier se leva à son tour.

Tout en tournant dans l’appartement, ils continuèrent un long moment à jouer au jeu des associations d’idées, sans rien trouver de plus. Maline cherchait une nouvelle piste, mais plus rien ne venait.

— Vous avez des livres, ici aussi ? fit-elle en désespoir de cause.

— Des dizaines… Sur la marine, la voile, les ports du monde… Vous voulez vraiment vous attaquer à cela ?

Olivier Levasseur s’aperçut seulement à ce moment-là qu’un bouton de la robe de Maline venait de sauter. Impossible désormais de rater la dentelle du charmant soutien-gorge.

— J’ai toute la nuit…

Cinquième salve.

Avec autorité, Maline attrapa une pile de livres et s’installa à la table du salon, semblant se désintéresser momentanément du chargé de communication. Surpris par l’attitude studieuse de Maline, Olivier Levasseur se sentit contraint de faire de même. A peine, un quart d’heure plus tard, Maline décréta que lire sur la table du salon était véritablement trop inconfortable.

Olivier Levasseur vit avec des yeux éberlués la jeune journaliste prendre sa pile de livres sous le bras… Et se diriger vers sa chambre !

— Je ne peux pas lire plus d’un quart d’heure autre part que dans un lit, lança Maline du sourire le plus coquin qu’elle put.

Elle entra dans la tanière.

— Ne vous inquiétez pas, je suis sûre que votre garçonnière est mieux rangée que mon studio.

Elle lança les livres sur le lit. Olivier Levasseur s’avança de quelques pas vers elle.

Souple. Racé. Elégant.

— Je vous appelle dès que j’ai trouvé quelque chose, fit la diablesse en refermant derrière elle la porte de la chambre.

Sixième salve.

* * *

Un quart d’heure plus tard, Maline piquait du nez sur son livre Les plus grands ports du monde. Elle se serait bien enfouie nue sous les draps de soie du lit d’Olivier Levasseur. Elle regarda la porte de la chambre qui la séparait du beau Réunionnais... Et qui restait toujours désespérément fermée.

Qu’est-ce qu’il fichait ?

Il n’avait rien compris ?

Elle ne lui plaisait pas ? Dans ce cas, il n’avait qu’à le dire franchement !

Il était timide ? Tu parles, et le coup de la serviette de bain hier !

Il voulait jouer à plus malin qu’elle ? Faire monter le désir, encore ? Oui, bien entendu…

Maline bailla.

D’accord pour faire monter le désir… Mais il fallait qu’il se dépêche…

Elle tourna une nouvelle page, sans conviction.

Surabaya. Deuxième ville d’Indonésie. Trois millions d’habitants. Un des principaux ports d’Asie du Sud-Est. Une reproduction du blason bleu et or de la ville attira soudain l’attention de Maline : autour d’une colonne de pierre, une sorte de crocodile semblait combattre un requin ! Brusquement réveillée, Maline détailla l’explication : en javanais, suro voulait dire requin et buaya, crocodile.

Requin-crocodile. L’origine du nom Sura-baya.

Maline fit immédiatement le rapprochement : l’un des trois-mâts les plus populaires de l’Armada était le Duwaruci, un navire-école indonésien dont le port d’attache était… Surabaya !

Elle se fit la réflexion, amusée, qu’ils auraient gagné du temps si son beau polyglotte avait su parler javanais. Nul n’est parfait…

Elle continua sa lecture.

La légende racontait que ces deux animaux s’étaient battus pour devenir l’animal le plus puissant de la région. Le crocodile et le requin ne représentaient donc pas deux marins différents, mais un seul ! Une seule et même main, sur le livre d’or de l’église de Villequier, avait signé de ces deux animaux ! La confrérie n’était en réalité composée que de quatre marins.

Aquilero, l’aigle.

Un marin du Mir, la colombe.

Un marin du Duwaruci, à la fois crocodile et requin.

Restait le tigre… Il s’agissait sans doute du géant blond de l’église, le motard qu’ils avaient raté de peu. Il n’avait ni le type russe, ni le type indonésien.

Il était le seul qu’elle pouvait reconnaître… Et le seul dont Maline ne connaissait pas encore la nationalité.

Maline adorait ce moment, dans une enquête, où soudainement le fil se démêlait. Elle se sentait parfaitement réveillée, maintenant. Du pied, elle envoya valser hors du lit les épais volumes. Elle s’étira comme une chatte sur les draps de soie. Sa jambe nue s’échappa de sa robe. Du bout du pied, elle poussa latéralement sur la porte de la chambre pour l’ouvrir.

Du salon, Olivier Levasseur ne vit d’abord de Maline qu’une jambe, nue, impudique, puis la robe de la belle, ouverte.

Septième et ultime salve.

33. Inspection sanitaire

19 h 07, quai Boisguilbert, Rouen


Il y avait déjà une impressionnante file d’attente devant le Surcouf. Des personnes âgées. Cinq hôtesses, toutes coiffées du même béret de matelot bleu à pompon rouge, tentaient, au pas de course, de vérifier des cartons d’invitation et d’agripper les croisiéristes grisonnants pour les faire monter sur le pont.

Les inspecteurs Ovide Stepanu et Jérémy Mezenguel dépassèrent quelques invités pour s’approcher de l’embarcadère. Jérémy Mezenguel interpella une hôtesse, grande et filiforme. Elle passa devant l’inspecteur stagiaire en coup de vent, armée d’un stylo et d’un bloc notes, le regardant à peine.

Mezenguel continua de mâchonner son chewing-gum et sortit avec nonchalance sa carte de police. Lorsque la fille repassa, elle leva les yeux et s’arrêta net.

— Inspecteur Jérémy Mezenguel ! Voici l’inspecteur Ovide Stepanu. Nous souhaiterions voir votre capitaine.

Dans les instants qui suivirent, un mouvement de panique dérégla brutalement l’organisation de la fourmilière. Le capitaine sortit vers eux. Il avait une cinquantaine d’années, un catogan de jeune premier et l’arrogance des rusés qui connaissent les ficelles pour gagner de l’argent.

— Patrick Baudouin. Je suis le capitaine du Surcouf. J’espère que c’est urgent. Parce que j’ai sur le pont cent dix petits vieux à promener, nourrir, abreuver et coucher avant dix heures du soir. Alors je suis un peu charrette.

L’inspecteur Mezenguel sortit un mandat de perquisition. Le juge avait finalement accepté de le signer une heure plus tôt.

Baudouin regarda le document avec un air ahuri.

— Vous êtes des inspecteurs sanitaires ? C’est dingue ! Vos collègues sont déjà passés avant-hier. Tout est O.K., j’ai les papiers. La chaîne du froid et tout le reste… Le bateau est nickel.

Jérémy Mezenguel leva la main :

— Stop là captain ! On est de vrais inspecteurs, de la police judiciaire, avec de vrais flingues et de vraies menottes. On vient pas pour la chaîne du froid. On veut juste que tu nous ouvres tes frigos !

— C’est juste une routine, ajouta Ovide Stepanu pour apparaître un peu plus conciliant.

Patrick Baudouin soupira et leur fit signe de le suivre. Ils montèrent sur le pont, descendirent d’un étage, jusque dans l’arrière cuisine. Ils se retrouvèrent face à cinq immenses congélateurs.

— La nuit, demanda Stepanu, tout cela est bouclé ?

— Bien entendu, répondit le capitaine comme si c’était une évidence. Sous cadenas et sous alarme. Aucun risque ! On est obligé, à cause des assurances. Et puis de toutes les façons, j’ai pas envie que le premier type venu vienne se servir chez moi. J’en ai pour plus de dix mille euros de bouffe, là-dedans !

— Vous n’avez pas constaté d’effraction ces derniers jours ? continua Ovide.

— Non… Rien. Rien du tout.

Soudain, le visage de Baudouin s’éclaira :

— O.K., je comprends. Vous venez à cause du cadavre du Mexicain qu’on a retrouvé devant le bateau ! Ça s’est passé la nuit, on n’a rien vu, rien entendu. Personne n’a pu se cacher chez moi, je peux vous l’assurer, tout est bouclé, la nuit.

Pendant la tirade du capitaine, Ovide Stepanu avait ouvert une mallette en aluminium. Il confia une paire de gants à Mezenguel, en enfila lui-même une autre et attrapa une petite lampe torche.

— O.K., Capitaine Baudouin, on va devoir faire notre travail.

Les inspecteurs ouvrirent chacun un congélateur et commencèrent une inspection minutieuse.

Le capitaine les regardait avec une panique croissante :

— Vous cherchez quoi au juste ? Vous êtes vraiment de la criminelle, pas de la sanitaire ?

Ou bien Baudouin était sincère, ou bien il jouait très bien la comédie.

— Y a pas de cadavre découpé en morceau là-dedans, crut-il bon d’ajouter.

Ou bien il était con !

C’est dans le quatrième congélateur, après avoir soulevé un énième kilo de viande congelée, qu’Ovide Stepanu repéra les cheveux, tout au fond.

Un intense sourire dévoila ses dents noires. Il appela son partenaire. Ils se munirent d’un attirail sophistiqué de pinceaux, pinces à épiler et éprouvettes. Chaque poil et chaque cheveu, une dizaine au total, se retrouva enfermé précieusement dans une éprouvette de verre, elle-même calée dans la mousse capitonnée de la valise en aluminium.

Sous le regard incrédule du capitaine et de la plupart des hôtesses, les deux inspecteurs quittèrent le bateau, sans un mot de plus. Patrick Baudouin resta une longue minute silencieux, semblant réfléchir à ce qui venait de se passer.

Il constata que l’ensemble de son équipe, en particulier les cinq jeunes femmes, délaissant leurs hôtes grisonnants, l’interrogeaient du regard :

— Et alors ! hurla-t-il, on ne va pas en faire une pendule pour trois poils de cul ! Ils vont pas fermer le rafiot pour ça ! Allez, au boulot les filles, vous voyez pas que papy et mamy ont les crocs !

Il regarda disparaître les inspecteurs au bout du quai en marmonnant entre ses dents :

— Je le savais bien qu’ils étaient de la sanitaire…

* * *

Un grand camion blanc, très long, d’apparence banale, était garé sur la file du bus du mont Riboudet, à un endroit pourtant strictement interdit. Trois policiers, en uniforme, montaient la garde devant le véhicule. Les inspecteurs Stepanu et Mezenguel s’approchèrent. Un individu en blouse blanche sortit de l’arrière du véhicule.

— Inspecteurs. Vous avez les échantillons ?

Stepanu acquiesça et lui confia la mallette en aluminium. L’homme en blouse blanche allait remonter dans le camion.

— On peut entrer, pour voir ? demanda presque timidement Stepanu.

L’homme en blouse blanche le regarda avec un sourire indulgent.

— Vous n’êtes jamais entrés dans un L.A.M.A.S, inspecteurs ?

Stepanu et Mezenguel répondirent par la négative.

— Ce n’est pas étonnant, remarquez. Il n’y a que trois Laboratoires Mobiles d’Analyses Scientifiques en France. Celui-ci est le plus perfectionné… On est arrivé à midi, le ministre a donné le feu vert hier soir, avant la capture de votre toxicomane. L’Armada, c’est devenu un vrai enjeu national, avec vos millions de touristes. Ça valait le coup selon lui de déplacer le labo ambulant. Remarquez, il est fait pour ça !

Les inspecteurs entrèrent dans le L.A.M.A.S. L’intérieur du camion était compartimenté comme le modèle réduit d’un laboratoire scientifique. Cinq personnes, toutes en blouses blanches, s’affairaient autour d’écrans d’ordinateurs.

Mezenguel siffla, impressionné.

— Et depuis ce camion, vous pouvez tout faire ?

— Oui, répondit l’homme en blouse blanche. Autopsies, balistique, biométrie, empreintes digitales, test ADN, et je vous en passe… Le tout avec le top de la technologie de pointe.

Ovide Stepanu laissa son regard courir sur l’étonnant laboratoire.

— Et pour notre test ADN, cela va prendre combien de temps ?

— Pour comparer deux cheveux, les échantillons que vous venez de nous amener avec le profil ADN de Mungaray, vous connaissez le protocole, inspecteur. Lorsqu’on a une amorce, comme c’est le cas ici, la recherche des réactions de séquence prend à peine dix minutes. Le point le plus long du protocole est la lecture du résultat. Mais avec ce type de matériel, on n’a plus besoin de pratiquer le séquençage à la main : c’est ce qui prenait plusieurs heures. Avec les séquenceurs automatiques, maintenant, il y en a pour quelques minutes. Vous aurez des premiers résultats dans vingt minutes ! Mais ils ne seront fiables qu’à 99%... Pour un résultat officiel, il faudra attendre demain…

Mezenguel siffla encore une fois. Ovide Stepanu aimait bien, en règle générale, travailler à l’ancienne.

Mais là, il était bluffé !

* * *

Tout juste dix-huit minutes plus tard, l’inspecteur Stepanu sortit son téléphone portable :

— Allo, Gustave ? C’est Ovide.

— Alors ?

— Bingo ! Je sors du L.A.M.A.S. Ils ont fait les premiers tests ADN. Ils sont formels, à 99%. Les cheveux que l’on a retrouvés dans le congélateur du Surcouf sont bien ceux de Mungaray ! Le cadavre du marin mexicain, après avoir été poignardé, a été planqué dans le congélo de ce bateau-promenade ! Vous savez ce que cela signifie, patron ? La nuit du crime, Nicolas Neufville était en train de discuter avec le capitaine du Surcouf, Patrick Baudouin. Quelques minutes plus tard, le cadavre de Mungaray a été planqué dans le congélo du Surcouf. C’est évident. Le jeune Mungaray a vu ou entendu un truc qu’il n’aurait pas dû. Ils l’ont buté, ils l’ont planqué où ils ont pu et s’en sont débarrassés au petit matin sur les quais déserts.

— Devant le bateau… Ce n’est pas bien malin…

— Je sais. Ils ont peut-être été dérangés. Ils n’ont peut-être pas eu le choix…

— Il t’a semblé comment, le capitaine du Surcouf ?

— Sincère. Bizarrement, il avait l’air surpris que l’on débarque. S’il n’y avait pas toutes ces preuves sous mon nez, je dirais qu’il n’y est pour rien. Mais il m’a redit que tout était bouclé sous alarme, la nuit. Aucune effraction ! Il n’y a pas d’autres versions possibles, Gustave. On ne peut tout de même pas imaginer que quelqu’un poignarde Mungaray, prenne le risque de rentrer par effraction sur le Surcouf, dissimule le cadavre dans un congélateur, ressorte le cadavre trois heures plus tard, le dépose sur les quais et efface toute trace d’effraction…

— Tu as raison Ovide, admit le commissaire. Et je vois encore moins Daniel Lovichi faire ça ! Je sens plutôt que cette affaire se resserre dangereusement autour de Nicolas Neufville…

— Ouais… Peut-être. Mais on n’a fouillé que dans une direction, aujourd’hui. On n’a pas eu le temps d’avancer beaucoup sur la deuxième piste, la question des tatouages, la marque au fer rouge, les messages en espagnol. Tu connais ma théorie sur la chasse-partie, le complot de pirates anarchistes.

— Ovide, fit la voix du commissaire Paturel, c’est moi qui vais jouer les trouble-fêtes, ou les rabat-joie, comme tu veux, mais admets que pour la piste du Surcouf et de Nicolas Neufville, on commence à avoir des preuves beaucoup plus concrètes… On ne peut pas tenir les deux pistes à la fois, Ovide.

— A voir. Si tu veux mon avis, un avis optimiste, pour une fois, je crois qu’il y a forcément un moment où ces deux pistes vont se rejoindre.

34. Chambre 25

20 h 39, hôtel de Bourgtheroulde


Maline se blottissait dans les bras musclés d’Olivier. Sa main caressait doucement sa peau cuivrée. Elle n’osait pas bouger, de peur qu’il ne retire sa main posée sur son sein.

Elle était bien. Elle aurait voulu arrêter le temps.

Olivier avait été un amant parfait. Faire l’amour dans des draps de soie une expérience nouvelle… et délicieuse.

Cela valait toutes les nuits de noces qu’elle n’aurait jamais.

Maline se pressa plus fort contre le torse large. Sa main descendit, un peu. Pour une fois qu’elle tenait un homme qui lui plaisait vraiment, elle n’allait pas le laisser dormir ! Visiblement, Olivier n’en avait pas envie non plus. Il frissonna de plaisir au contact des doigts audacieux de Maline.

Le téléphone sonna à cet instant précis !

Maline ne s’en soucia pas, ce n’était pas le sien, elle avait eu le réflexe de couper son portable. Ses doigts continuèrent leur exploration. Elle sentit Olivier désireux de se lever, d’aller répondre.

Elle accentua sa pression.

— Ne réponds pas…

Maline embrassa la peau de son ventre plat. Elle adorait.

— C’est peut-être important, il faut que j’y aille…

— Chut…

Sa langue descendit, ses doigts s’enhardirent.

Elle essaya encore de retenir Olivier. C’était elle contre la sonnerie du téléphone !

La lutte était inégale.

Olivier se leva pour répondre.

Boudeuse, Maline se réfugia sous les draps. Elle adorait le grain de la soie sur sa peau. Elle contempla l’admirable paire de fesses qui s’éloignait d’elle, sans doute pour aller répondre à l’une des personnes les plus importantes de l’Armada… Un PDG ou un député.

Nu comme un ver.

— Oui. Allo ?

Olivier revenait déjà vers elle. Il lui faisait face. La seule partie couverte de son corps était son oreille droite, par un téléphone sans fil. Maline apprécia le spectacle. Il ne perdait rien pour attendre quand il aurait raccroché !

Olivier Levasseur posa son magnétique regard vert sur Maline, un regard qui soudain n’avait plus rien de coquin.

— Vous souhaitez parler à mademoiselle Abruzze ? Non, elle n’est pas occupée. Je vous la passe.

Le chargé de relations presse tendit le combiné à une Maline stupéfaite.

— Oui ? fit la journaliste.

— Maline ? c’est Oreste. Qu’est-ce que vous fichez ? Je vous attends depuis une heure, je vous cherche partout !

— Oreste ? Qu’est-ce qui se passe ? Il est arrivé quelque chose ?

La voix du jeune journaliste parut étonnée.

— Rien. Rien de grave, à part que nous avions rendez-vous à mon hôtel, au Vieux Carré. Vous m’aviez dit que vous passeriez…

Maline hésita entre la crise de fou rire et une envie folle de balancer le téléphone à travers la pièce.

— Et c’est pour cela que vous m’appelez, Oreste ? Ici ?

— Votre portable ne répondait pas. J’ai appelé Christian, au SeinoMarin. Il m’a indiqué que vous étiez peut-être chez cet Olivier Levasseur. J’ai tenté ma chance.

Maline se leva, tournant en rond dans la pièce. Elle se retint de ne pas insulter ce crampon. Oreste insista, pourtant, d’une voix pressante :

— Maline, vous comptez arriver quand ? J’ai… J’ai vraiment faim. Je vous attends ou…

— Vous pouvez commander !

Elle raccrocha.

Quel emmerdeur !

Elle entra dans le salon, cherchant Olivier.

Une partie de cache-cache dans le grand appartement ?

Pas vraiment.

Olivier s’était rhabillé. Jean et tee-shirt. Penché sur son ordinateur, il consultait ses e-mails.

— C’était… fit Maline cherchant ses mots. C’était un emmerdeur !

Olivier lui répondit sans même se tourner vers elle.

— J’ai cru comprendre… D’après ce qu’il m’a expliqué, tu avais rendez-vous pour dîner avec cet emmerdeur. Je suis désolé de t’avoir mise en retard, Maline.

— C’est un gamin. Il n’a rien compris.

— J’ai cru comprendre qu’il t’attendait.

Maline avait envie de craquer, de pleurer comme une petite fille. Olivier Levasseur posa enfin sur elle son regard de laser. Maline se souvint alors seulement qu’elle était entièrement nue, le téléphone à la main.

Olivier la contempla, sans baisser le regard :

— Tu es magnifique, Maline. Tu es une fille pleine de charme. Mais nous sommes des grandes personnes, non ? Des grandes personnes très occupées. Va rejoindre ce garçon qui t’attend. On trouvera bien un moyen de se croiser demain ? De se surprendre ? C’est beaucoup plus amusant comme cela, non ?

— Oui, s’entendit dire Maline, avec un goût amer dans la bouche.

Elle avait l’impression cruelle qu’il la mettait, poliment mais fermement, dehors.

Qu’avait-il de si important à faire, ce soir ?

Oui, la pintade était bel et bien passée à la casserole.

* * *

La morsure de la fraîcheur de la nuit lui fit regretter un peu plus encore la chaleur du corps du beau Réunionnais.

Maline allait s’y rendre, au Vieux Carré !

Elle allait lui expliquer les bonnes manières, à ce jeune crétin d’Oreste Armano-Baudry

« Rodéo » ? avait dit Christian Decultot en lui confiant la « garde » de son filleul.

Il allait voir !

Elle traversa d’un pas pressé le vieux Rouen. Tout en marchant, la colère retombait un peu. La plénitude de l’heure qu’elle venait de passer avec Olivier Levasseur reprenait le dessus. La frustration se dissipait. Oreste Armano-Baudry n’y était finalement pas pour grand-chose, Olivier Levasseur avait sauté bien rapidement sur l’occasion pour se rhabiller. Après tout, il avait eu ce qu’il voulait… Elle !

Maline, pourtant, n’avait pas cette impression. Il lui semblait plutôt que le chargé de communication était pressé de la voir partir… parce qu’il avait autre chose à faire, ce soir !

— Tu dis cela pour te rassurer ma vieille, se dit Maline intérieurement. Ne te fais pas d’illusion. Tu n’es pas près de rejouer à cache-cache avec lui sous les draps.

Elle marchait rue du Gros-Horloge. Il lui sembla que la fameuse rue piétonne n’avait jamais été aussi noire de monde à une telle heure de la soirée.

Elle essaya d’oublier ses ébats et de se concentrer sur l’enquête. Elle possédait désormais une somme d’informations considérable ! Vraisemblablement, la police n’avait pas avancé autant qu’elle. Difficile de savoir quel rapport pouvait avoir cette sorte de confrérie de marins avec le meurtre de Mungaray, mais il y en avait forcément un, au moins indirect.

Elle pensa à cette feuille arrachée, le livre d’or de l’église de Villequier, ce rendez-vous, ce soir, à 1 h 30, à la chapelle.

Quelle chapelle ?

Qu’allait-il se passer ?

Qu’allaient-ils dire, faire, projeter ?

L’idée d’une sorte de secte, d’un complot ou de quelque chose approchant la taraudait. Dans tous les cas, il était trop tard pour ce soir, mais elle se fit la promesse de tout raconter, dès le lendemain matin, au commissaire Paturel. Pour l’instant, l’urgence, c’était d’empêcher Oreste d’écrire n’importe quoi dans l’édition du Monde du lendemain….

Et de lui faire bouffer sa cravate !

Maline laissa sur sa droite la façade éclairée du palais de justice. Une centaine de mètres plus loin, rue Ganterie, elle arrivait au Vieux Carré.

Elle comprit l’impatience d’Oreste Armano-Baudry !

Le Vieux Carré était sans aucun doute l’hôtel-restaurant le plus romantique de Rouen. Le restaurant de l’hôtel était installé dans un délicieux patio de verdure, une cour intérieure pavée, fleurie et éclairée avec goût, entièrement fermée par une splendide bâtisse à colombages ocre. Dans le patio étaient installées une dizaine de petites tables rondes et des sièges bas en rotin.

Deux sièges par table, bien entendu.

Le Vieux Carré était le rendez-vous idéal des couples amoureux. Rien ne manquait. Ni les bougies sur les tables, ni le champagne en seau, ni le discret fond musical jazzy. Chaque table était occupée de couples de tout âge, et sans doute de toute nationalité.

Chaque table, sauf une !

En plein milieu.

Oreste Armano-Baudry mangeait seul une superbe assiette de fruits de mer. Sa bouteille de vin blanc n’était pas moins vide que celle des couples aux autres tables. La bougie donnait une coloration un peu rougie à ses yeux clairs.

Maline hésita entre le fou rire et la compassion. Oreste Armano-Baudry lui avait réservé la meilleure table ! Il lui avait préparé avec soin le plus romantique des dîners aux chandelles. Et il attendait seul à sa table depuis plus d’une heure. Un tel lapin, cela n’avait pas dû lui arriver souvent à ce gamin !

Maline s’avança, sourit. Oreste avait fait un effort pour se vieillir. Costume sombre, cheveux et traits un peu tirés.

— C’est moi, fit-elle avec un grand sourire, en tirant une chaise devant lui.

Regard mi-désespéré, mi-en colère.

— Vous m’aviez dit de commander. Je ne vous ai pas attendu…

— Vous avez bien fait Oreste, je n’ai pas faim. Vous êtes très en valeur ce soir, Oreste.

Le regard vira franchement sur le désespéré !

— Ne vous fatiguez pas, Maline. Je suis ridicule. Tout le monde m’observe depuis plus d’une heure, les serveurs me matent comme une bête curieuse, se demandant si je suis cocu, puceau ou homosexuel.

— Ou peut-être même les trois à la fois ? fit Maline pour tenter de le faire sourire.

— Si je vous dis qu’à Paris j’ai une meute de courtisanes qui rêveraient d’une telle invitation, vous me croyez, Maline ?

Maline pensa qu’Oreste parlait un peu trop fort et que les couples alentour, tout aussi amoureux qu’ils étaient, ne devaient pas perdre un miette de ses états d’âme.

— Je vous crois Oreste. Des courtisanes sûrement beaucoup plus jeunes et jolies que moi. Mais vous ne m’avez pas invitée, Oreste. Nous avions simplement un rendez-vous professionnel.

Oreste se servit un nouveau verre de gewürztraminer.

— Pour le professionnel, Maline, il faudra revenir demain. Je crois que j’ai un peu trop bu pour que Le Monde accepte une prose rédigée ce soir. Mais ne vous inquiétez pas, je suis un grand journaliste vous savez. Je travaille pour Le Monde. Je peux me débrouiller sans votre aide.

Maline essaya d’être claire :

— D’accord Oreste, vous êtes un grand garçon. Mais n’allez pas raconter n’importe quoi. N’allez pas briser, pour un scoop ou un bon mot, le rêve de milliers d’amoureux de l’Armada, qui bossent jour et nuit pour elle…

— Je connais mon travail Maline. Pourquoi êtes-vous toujours si dure avec moi ?

— C’est votre parrain, il m’a chargée de faire votre éducation…

Un silence s’installa quelques instants entre eux. Quelques tables se vidèrent. Oreste attrapa son Palm et avança le micro devant sa bouche :

— Maline, vous permettez que je prenne quelques notes ?

Maline acquiesça. Oreste parla lentement, fixant la journaliste.

— Cadre... Romantique. Stop. Vin… Divin. Stop. Maline… Sublime. Stop. Moral… Abyssal. Stop. Situation… Pénible. Non… Ridicule. Stop.

Maline, sans doute attendrie, dût trop sourire. Oreste se pencha vers elle, surjouant de ses yeux bleus :

— Répondez-moi sincèrement, Maline. Est-ce que je vous plais, au moins un peu ?

Son va-tout, pensa Maline. Tapis ! comme on dit au poker.

Maline savait qu’elle devait être franche. C’était le meilleur service à lui rendre. Taper fort pour fissurer un peu sa coquille de prétention :

— Vous êtes encore un enfant, Oreste. A mes yeux, au moins. Non Oreste, vous ne me plaisez pas…

Elle marqua un silence et enfonça le clou :

— Lorsque vous m’avez appelée, tout à l’heure, je faisais l’amour avec un autre homme.

Oreste encaissa. Sans un mot, il prit le temps de finir sa bouchée, de vider son verre. Il se leva et posa sa serviette sur la chaise en rotin :

— Je crois que je vais aller me coucher. Je crois que c’est ce que j’ai de mieux à faire, non ? Merci de la leçon, mademoiselle Abruzze. Demain matin, je vais sans doute vous haïr… Mais pour l’instant, bizarrement, vous continuez à me plaire. Terriblement même. Ne changez pas Maline. Restez différente.

Sans un autre mot, sans un autre regard, il entra dans l’hôtel, s’approcha de l’accueil.

— Chambre 25, demanda-t-il à une très jolie hôtesse brune à peau mate, sans lever sur elle ses yeux bleu délavé.

Oreste avait indiqué à l’hôtesse le numéro de sa chambre suffisamment fort pour que Maline entende. Ce petit coq n’avait décidément rien compris.

Elle le vit s’éloigner vers le fond du couloir et attendre devant l’ascenseur. Elle aperçut aussi sa main plonger dans sa poche, sortir un mouchoir, se le passer sur les yeux, discrètement.

L’ascenseur l’avala.

Oreste ne jouait plus la comédie. Maline pensa aux beaux yeux clairs, mouillés, du garçon.

Etait-elle son premier chagrin d’amour ?

Maline se sentait flattée, malgré tout. Elle sortait d’un désert affectif et sexuel de six mois, et dans la même soirée, un homme lui faisait la cour… et elle faisait l’amour avec un autre.

Elle avait un peu faim, finalement. Elle savait que le salon de thé du Vieux Carré était réputé : elle commanda un échantillon de pâtisseries.

Chambre 25 ?

Oreste était-il en train de pleurer dans sa chambre ? De la maudire ? D’assouvir son désir en pensant à elle ?

Il l’avait bien cherché, après tout.

Il méritait sa punition !

Maline se lécha les doigts, se délectant jusqu’au bout des délicieuses pâtisseries.

Chambre 25 ?

Après tout, ce jeune prétentieux était plutôt touchant. Avec son air de grand journaliste prêt à faire tourner le monde dans l’autre sens, il lui rappelait quelqu’un, quinze ans plus tôt. Une jeune journaliste sortie de la même école, qui ne s’appelait pas encore Maline à l’époque… Une jeune journaliste qui avait payé cher, très cher, son arrogance.

Ce jeune journaliste était plutôt mignon, aussi.

Maline décida de lever la punition.

Chambre 25 ?

Maline se leva, alla voir l’hôtesse d’accueil, qui était encore plus jolie de près.

Oreste avait vraiment de la merde dans les yeux !

Tant pis pour lui ! Tant mieux pour elle !

Maline demanda à l’hôtesse de lui passer la chambre 25.

Загрузка...