Le sang du tigre

35. Mort à microcrédit

1 h 33, la chapelle Bleue, Caudebec-en-Caux


Paskah Supandji se faufila discrètement dans l’obscurité. Il se méfiait. Il n’avait pas confiance en ce rendez-vous, en pleine nuit, dans cet endroit inconnu.

La chapelle Bleue.

Il avait bien compris le message, il avait suivi strictement les instructions, dans ce petit village de Villequier. Les vers de Victor Hugo, la tombe gravée, le vitrail de l’église, le livre qu’il avait signé d’un crocodile et d’un requin, les symboles de sa ville, son port, Surabaya.

Paskah Supandji se fit la réflexion qu’à Villequier, c’était la première fois qu’il était rentré dans une église catholique. Dans son village, sur l’île de Java, il n’y avait que des mosquées et des temples bouddhistes.

Il avança encore dans le noir. La seule lueur était l’étrange lumière bleue de la chapelle, au-dessus de la Seine. Méfiant, Paskah Supandji avait appris ce qui était arrivé à Carlos Jésus Mungaray, Aquilero.

Il avait été poignardé.

Pourquoi ? Par qui ?

Il devait rester sur ses gardes. Leur projet attirait toutes les convoitises, c’est certain. Il épia les bruits de la nuit. Il avait des yeux de chat, sa mère le lui avait souvent dit. Sur le Duwaruci, c’est toujours lui qu’on appelait pour les vigies nocturnes. Si quelqu’un venait, il le verrait le premier.

Il fallait bien prendre des risques. Ce projet, c’était la chance de sa vie. Il s’était trouvé là au bon endroit et au bon moment, avec ces trois autres marins.

La chance de sa vie.

Il ne fallait pas la laisser passer.

Il pensa à son petit village de pêcheurs de Djuwana. A sa famille. Sa mère, ses grands-parents, ses frères et sœurs. Il savait déjà ce qu’il ferait du butin quand il l’aurait ramené chez lui. Il s’était renseigné à Surabaya, il avait même les plans. Son butin lui permettrait d’acheter une pêcherie, une vraie, une pêcherie industrielle. Ils pourraient saler le poisson, le conserver, le vendre plus loin, dans les villes. Sa mère, ses sœurs ne vivaient depuis des années que de microcrédits, quelques milliers de rupiah, une misère.

Un bruit dans son dos lui fit dresser l’oreille. Il devait être plus de la demie, maintenant. Les autres n’allaient pas tarder à arriver. Un frisson soudain lui monta jusqu’à la nuque. Il repensa à Aquilero poignardé. Le butin, ils n’étaient plus que trois à se le partager, maintenant. Ce n’est pas seulement une pêcherie qu’il pourrait offrir à sa famille, dans quelques semaines, c’est un village entier, avec des maisons, des toits, un hôpital.

Il rentrerait bientôt à Djuwana, riche.

Il fallait faire confiance aux deux autres. Il n’avait pas le choix. Aquilero était différent. Aquilero était un chien fou, incontrôlable. Il avait plongé dans la Seine, juste au bon endroit, devant tout le monde. Mais les deux autres étaient fiables. Ils avaient tous signé la chasse-partie, échangé leur sang, tatoué leur symbole respectif sur l’épaule. Ils étaient liés !

Pourquoi douter ?

Parce qu’Aquilero était mort poignardé !

Pour le faire taire ? Qui pouvait en avoir le cran ? Le russe, Sergueï ? Non, cela ne lui ressemblait pas. Il n’était pas un tueur.

Morten ? Paskah hésitait… Il était le plus violent d’entre eux c’est certain. Mais ils étaient tous liés par la chasse-partie. Aucun d’entre eux n’aurait enfreint le contrat. Il garantissait la solidarité entre eux, le partage égal du butin.

Paskah Supandji, aux aguets, entendit un léger bruit, sur le gravier, sur sa droite. Il se recula, scrutant l’obscurité. Sa main se posa sur son couteau, le long de sa cuisse.

Il chuchota :

— Sergueï ? Morten ?

Un nouveau bruit de gravier, à sa droite, fut la seule réponse. Il fit sauter la lanière de sécurité de son couteau. Il se retourna lentement vers le bruit.

Il avait des yeux de chat ! Si quelqu’un s’approchait, il serait le plus rapide. Il était agile, il savait se servir d’un couteau. Il scruta la pénombre devant lui.

Il n’y avait personne, juste la lueur bleue de cette chapelle.

Paskah Supandji ne pensa pas que le bruit de gravier, sur sa droite, pouvait provenir d’autres graviers, lancés dans l’obscurité par une ombre… derrière lui.

Paskah Supandji avait des yeux de chat, mais pas dans le dos.

Le matelot indonésien poussa un cri rauque lorsque le poignard s’enfonça dans le bas de son omoplate et lui entailla le cœur. D’un geste désespéré, il se retourna et lança son couteau devant lui.

Il toucha son agresseur, au bras.

Du sang gicla. Par terre, sur lui.

L’agresseur recula.

Paskah se redressa avec l’énergie du désespoir et essaya de porter un second coup, mais son bras refusa de lui obéir.

Sa poitrine explosait.

Ses doigts, à leur tour, ne répondirent plus, s’ouvrirent un par un, malgré lui.

Son couteau tomba dans le gravier.

Ses yeux de chat se brouillèrent.

Il ne vit pas le visage de son meurtrier qui avançait vers lui. Il ressentit simplement la douleur, atroce, d’une lame qui s’enfonçait dans son cœur.

Le petit village de pêcheurs de Djuwana ne verrait jamais s’ériger de pêcherie industrielle ou d’hôpital. Sa mère et ses sœurs continueraient de vivre de microcrédits.

Un de plus pour financer la tombe de Paskah.

36. Rendez-vous (mortel) à la chapelle

1 h 37, brasserie Paul, place de la Cathédrale


A la terrasse de la brasserie Paul, place de la cathédrale, Maline et Oreste commandèrent deux autres bières. Tout à l’heure, au Vieux Carré, lorsque Maline avait rappelé la chambre 25, elle n’avait pas laissé le choix à Oreste :

— Allez, sortez de votre trou. On déboule ! Je vous emmène faire la tournée des bars ! Copain-copine, vous êtes prévenu ! Et vous laissez votre Palm dans la chambre !

Le journaliste ne s’était pas fait prier. Maline lui avait servi de guide dans le Rouen nocturne. Ils n’avaient pas pu échouer au Libertalia, c’était le soir de fermeture du bar. De plus, la principale attraction de l’établissement, Ramphastos, convalescent, n’avait sans doute pas encore réintégré sa place réservée. Ils avaient donc terminé leur ronde place de la Cathédrale, et Oreste avait pu apprécier, en boucle, le spectacle des illuminations sur la façade de la cathédrale de Rouen, des teintes impressionnistes de Monet aux pixels modernes des cubistes.

Maline avait finalement passé une soirée agréable. Oreste ne manquait pas d’humour, dans son genre. Maline restait néanmoins sur ses gardes. Le journaliste avait accepté le contrat copain-copine, mais ne pouvait s’empêcher de chercher à poser des regards appuyés sur ce que Maline pensait avoir de plus séduisant : ses yeux, son sourire, ses jambes, le galbe de ses seins dans sa robe, heureusement plus boutonnée que dans l’appartement d’Olivier Levasseur.

Oreste tenta sa chance :

— Je repense à ce que vous m’avez dit cet après-midi, ce poème d’Arthur Rimbaud, Maline, qui parle d’une joue dont la peau ressemble au velours d’une pêche, de la moue enfantine d’une lèvre… Je ne vous ai pas répondu tout à l’heure. Je peux vous le dire maintenant, Maline. Cela vous décrit à ravir…

Il avança une main vers sa joue, comme pour vérifier la texture du velours.

Maline attrapa sa main au vol :

— Doucement Oreste. Vous vous souvenez, copain-copine ! Je vous préviens, j’ai en ce moment un amant super musclé… Et puis entre nous, le côté Arthur Rimbaud ne vous va pas trop. Un peu trop banal comme poète, non ?

Oreste rit franchement :

— O.K. Maline, je vous laisse tranquille. Copain-copine. Mais à une seule condition !

— Laquelle ?

Vous me racontez comment vous êtes passée de Libération au SeinoMarin.

Maline sentit le piège se refermer :

— Vous ne lâchez jamais ? Pourquoi vous le raconterais-je ? On ne se connaît que depuis hier. Presque personne, même parmi mes proches, n’est au courant…

— Peut-être parce que vous ne me connaissez pas, justement. Il est toujours plus facile de se confier à un inconnu, non ? Surtout un inconnu qui vous ressemble. Même école, même ambition, même début de carrière…

— Pourquoi voulez-vous savoir, Oreste ? Cela va foutre en l’air la soirée…

— Moi, j’ai plutôt l’impression que c’est votre vie qui a été foutue en l’air. Racontez-moi. Au moins pour m’éviter de faire la même connerie que vous ! Sur pas mal de points, je suis un petit con assez obtus… Mais sur ce point-là, je pense que je peux vous comprendre. Essayez, au moins.

Maline soupira.

Cela faisait des années qu’elle n’avait pas parlé de son passé… Et il ne s’était pas passé un jour sans quelle y pense !

Oreste avait raison.

Elle était comme lui, à cette époque. Il pourrait comprendre, et peut-être même éviter de tomber dans le même piège qu’elle.

La fatigue, le trop plein d’émotions eurent raison de la résistance de Maline.

Elle céda.

— Vous l’aurez voulu Oreste… Mais ne m’interrompez pas, pas avant que j’aie terminé ! J’avais vingt-sept ans alors, j’étais journaliste à Libération depuis trois ans, grand reporter, j’avais déjà couvert plus d’une dizaine de conflits dans le monde. A ce moment-là, je me trouvais au Mali pour les élections présidentielles. Tout se passait bien, aucune tension, le Mali est la plus sage démocratie d’Afrique, la routine. Et puis, entre les deux tours, quelques journalistes revinrent du nord du Mali, de la région de Mopti, dans le delta intérieur du Niger. Il y avait eu une inondation terrible, brutale, qui avait fait une dizaine de morts, mais surtout anéanti des villages, des milliers d’habitations sur des dizaines d’hectares. C’était une catastrophe banale à l’échelle de la planète, pas un journal télévisé occidental n’aurait repris cette information. Mais, moi, j’étais juste à côté ! Je pouvais alerter le monde, utiliser cette inondation, ces images de désolation, comme exemple, comme levier, pour parler du sous-développement et de tout le reste. Vous voyez ce que je veux dire... Les journalistes maliens qui avaient observé l’inondation sur place avaient ramené à Bamako des photos, des films, des témoignages. Il y avait largement de quoi alimenter mon article pour Libération. C’étaient de bons professionnels, il y a au moins vingt journaux francophones indépendants au Mali. Mais moi, je voulais plus, je voulais ressentir personnellement la détresse des gens, la ressentir pour pouvoir la retranscrire, la transmettre au monde. Aller là-bas, pour sauver l’humanité, armée de mon stylo. Quelle connerie ! Les journalistes maliens m’ont dissuadée. Il était dangereux de chercher à atterrir à Mopti à cause des intempéries. Pourquoi se rendre sur place ? Qu’allais-je faire de plus qu’eux ? Ils revenaient de Mopti, ils pouvaient répondre à toutes mes questions. J’ai insisté, j’avais le pouvoir pour moi, le prestige, l’argent, l’autorité, même du haut de mes vingt-sept ans. On a décollé pour Mopti dans la journée, un vol spécial payé par Libération, avec un photographe et trois autres journalistes. Un vol de deux heures. La piste d’atterrissage de Mopti n’était plus qu’un champ de boue. Les roues de l’avion se sont plantées dès que l’on a touché le sol et l’avion est parti en tonneau. Sur les six passagers, dont le pilote, quatre sont morts sur le coup. Nous ne fûmes que deux rescapés, éjectés dans la gadoue juste avant le crash. Quatre morts, dont la seule cause était mon arrogance.

Maline souffla un instant. Son regard se perdit dans les dentelles flamboyantes des pierres taillées de la cathédrale.

Elle continua :

— Ce n’est pas tout. Je vivais avec quelqu’un, au Mali, un jeune homme dont j’étais amoureuse. Fatou. Il dirigeait le centre culturel francophone de Bamako. Une rencontre comme une évidence. Vous vivrez cela un jour aussi, Oreste. Fatou Keita était le fils aîné d’une grande famille malienne, son père dirigeait un journal très influent de Bamako, l’Essor, ses deux frères cadets étaient également journalistes. Le père et les deux frères de Fatou étaient les trois journalistes avec moi dans l’avion, ils me faisaient confiance, ils m’ont suivie. Ils sont morts tous les trois dans le crash. Après l’accident je suis presque directement retournée à Paris. Je n’ai jamais revu Fatou. J’ai démissionné de Libération quelques semaines plus tard. J’ai zoné plus d’un an et demi avant que Christian Decultot ne me récupère en miettes. Voilà Oreste, vous savez tout.

* * *

Ils gardèrent le silence longtemps, puis se promenèrent longuement dans les rues piétonnes de Rouen, échangeant à peine quelques mots. Ils n’étaient pas très loin de la rue Eau-de-Robec quand le téléphone portable de Maline sonna. C’était Christian Decultot.

Le rédacteur en chef parla d’une voix essoufflée, proche de la panique :

— Allo, Maline ? Je viens d’avoir une info du commissariat. On vient de retrouver un second marin de l’Armada assassiné ! A Caudebec-en-Caux, devant la chapelle Bleue, juste à côté de la Barre-y-Va. Toute la police est en train de foncer sur place !

La chapelle Bleue.

Maline toucha du bout de ses doigts, au fond de sa poche, la feuille arrachée au livre d’or de l’église de Villequier.

« R.V. à la chapelle – 1 h 30 ».

Un message écrit avec une encre noire, à l’exception d’un seul mot, chapelle, en bleu.

C’était évident, quand on savait.

Elle aurait pu savoir.

Oreste avait tout entendu, tout compris. Il secoua la journaliste avec énergie :

— Vous ne pouviez pas savoir, Maline ! Personne ne pouvait deviner ! Vous n’êtes pas responsable de la fatalité. C’est cela, Maline, la véritable arrogance, se sentir responsable de la fatalité. Secouez-vous Maline, il faut qu’on se rende à cette chapelle Bleue. Vous êtes sans doute la seule personne à pouvoir empêcher que la liste des assassinats ne s’allonge encore.

* * *

Après Caudebec-en-Caux, la Modus du SeinoMarin tourna à droite en direction d’une route étroite, au dessus de la Seine, menant à la chapelle Bleue et la Barre-y-Va. Maline et Oreste remarquèrent un grand camion blanc, très allongé, qui occupait la moitié de la route.

Ils durent se garer en bas de la côte et finirent le trajet à pied.

Le dispositif policier était impressionnant. Une dizaine de gyrophares illuminait la falaise de la Seine. Des dizaines d’hommes s’affairaient.

Un premier barrage de police, à trente mètres de la chapelle Bleue, les arrêta.

Maline et Oreste montrèrent leur carte de presse, mais rien n’y fit. Les ordres étaient formels.

Maline soupira, puis demanda au policier en faction, un flic bedonnant à l’air mal réveillé :

— Est-ce que le commissaire Paturel est arrivé ?

— Bien entendu. Mais ça m’étonnerait qu’il ait le temps de recevoir la presse pour l’instant !

— Allez lui demander, insista Maline d’une voix autoritaire. Dites que Maline Abruzze veut lui parler !

Le policier haussa les épaules. Il revint cinq bonnes minutes plus tard, traînant le pas.

— Il est désolé. Il dit que la zone est interdite à la presse, qu’il ne peut pas faire d’exception, même pour vous. Il vous demande d’attendre derrière la barrière. Il va passer tout à l’heure.

Maline n’avait aucune envie de rester dans la salle d’attente. Elle tira de sa poche la feuille déchirée du livre d’or de l’église de Villequier et la confia au flic fatigué :

— Allez porter cela au commissaire. Dites-lui que c’est de la part de Maline Abruzze. Il comprendra.

— Puisque je vous ai dit que…

— Allez porter cela au commissaire, bordel ! hurla Oreste.

Le flic ne souhaita pas affronter le regard d’Oreste et repartit, la feuille à la main, grognant quelque chose comme « je n’ai pas que cela à foutre moi ».

Moins d’une minute plus tard, le commissaire Paturel surgissait, brandissant la page arrachée, hurlant :

— Où avez-vous trouvé ça ?

Maline ne révéla rien avant que Gustave Paturel ne les fasse entrer, elle et Oreste, sur les lieux du crime.

La lueur du vitrail bleu de la chapelle se confondait maintenant avec celle des gyrophares. De puissants spots halogènes éclairaient la scène du crime. La légère brume qui remontait du fleuve, une cinquantaine de mètres en contrebas, blanchie artificiellement par les lampes, donnait aux lieux une atmosphère de film d’horreur.

Maline raconta l’ensemble de son périple de la veille, ne négligeant aucun détail, y compris la poursuite perdue avec le motard. Le commissaire écouta, attentif. Lorsque Maline eut terminé son récit, il prit un air rassurant de père de famille :

— Joli travail, mademoiselle Abruzze. Ça va nous avancer. Je ne vais pas vous emmerder avec le fait que vous auriez pu nous apporter cette feuille hier soir. On est tellement débordés que jamais on n’aurait pensé à quadriller cette chapelle Bleue avant cette nuit.

Maline lui en fut reconnaissante. Paturel continua :

— Vous avez peut-être croisé l’assassin, hier, dans l’église de Villequier. Les types de la police scientifique vont pouvoir dresser un portrait-robot. Vous passerez tout à l’heure dans le camion.

— Vous aussi, ajouta-t-il en s’adressant à Oreste.

Oreste répondit par un sourire coincé. Le journaliste parisien ne disait rien, restait discrètement dans l’ombre, mais Maline savait d’expérience qu’il enregistrait chaque détail de la scène… Même s’il devait amèrement regretter d’avoir laissé son Palm dans sa chambre d’hôtel. Maline se demanda si elle n’avait pas fait entrer le loup dans la bergerie, et si toute cette affaire, dans ses détails les plus confidentiels, n’allait pas se retrouver dès ce soir à la une du plus grand journal de France...

Tant pis, ce n’était plus la priorité.

Il fallait qu’elle sache, elle aussi.

— Commissaire, qu’est-ce qui s’est passé ici, hier soir ? Vous me devez bien ça ?

Le commissaire prit un air gêné. Il devait coordonner l’enquête.

— Ne bougez pas, fit-il, je vous envoie tout de suite l’inspecteur Stepanu.

L’inspecteur Stepanu n’arriva que dix bonnes minutes plus tard, avec un air préoccupé de circonstance :

— Le commissaire m’a dit de tout vous raconter.

Il jeta un coup d’œil méfiant à Oreste Armano-Baudry.

Ce flic était un instinctif !

Maline lui indiqua qu’il pouvait parler devant Oreste. Elle n’avait pas le choix si elle voulait en savoir plus.

— Nous avons identifié la victime, commença Stepanu. L’homme avait ses papiers sur lui. Il s’agit d’un matelot indonésien du Dewaruci, Paskah Supandji. Il a été poignardé, avec le même type d’arme que celle qui a servi à tuer avant-hier le matelot mexicain, Mungaray.

— On a retrouvé l’arme du crime ?

— Non… Par contre, Paskah Supandji s’est défendu. Il était armé d’un couteau et il a touché son agresseur. On a des traces de sang de l’assassin sur le gravier, sur la main et le bras de Paskah Supandji. On a lancé les identifications ADN.

— Comment l’alerte a-t-elle été donnée ?

— La gardienne de la chapelle habite à côté. Elle est du genre insomniaque. Elle a entendu un cri vers 1 h 30, puis des bruits de lutte. Elle a prévenu la gendarmerie. Elle était là en moins de dix minutes. Paskah Supandji était déjà mort.

— Et…

Maline hésita à poser la question. Il y a certaines choses qu’elle n’était pas censée connaître.

Elle observa le spectacle irréel du grand méandre de Caudebec s’éclairer au rythme des gyrophares. Elle prit sa décision. Elle avait déjà assez tergiversé comme cela dans cette affaire. Sarah Berneval était assez maligne pour ne pas être soupçonnée d’être la taupe.

— Inspecteur, est-ce que Paskah Supandji était tatoué ? A-t-il été lui aussi marqué au fer rouge ?

Ovide Stepanu la regarda d’un œil soupçonneux. Cette information n’avait jamais été diffusée à la presse. Cela dit, il y a longtemps que cette Maline Abruzze avait une longueur d’avance sur eux. Le commissaire faisait confiance à cette fille, il lui avait donné l’ordre de tout lui dire :

— On ne peut rien vous cacher, décidément. Oui, Paskah Supandji avait, tatoués sur l’épaule cinq animaux, un aigle, une colombe, un tigre, un crocodile et un requin. Comme Mungaray. Il a également été marqué au fer rouge, du même symbole que Mungaray, la marque « M< ». Il y a juste un détail, un détail que nous n’expliquons pas…

Maline prit la parole d’une voix calme :

— Je suppose que cette fois-ci, il n’y avait pas une marque au fer rouge. Il y en avait deux ! Le requin et le crocodile ont été brûlés.

Le regard d’Ovide Stepanu se métamorphosa et devint brusquement inquisiteur.

Personne ne pouvait connaître ce détail… A part l’assassin lui-même ! Qui était cette fille ? Quel rôle jouait-elle exactement ?

Il allait intervenir lorsque Maline poursuivit :

— En javanais, suro signifie requin et buaya, crocodile. Surabaya est le port d’attache du Dewaruci, sur l’île de Java, en Indonésie. Les tatouages sont des symboles qui représentent le navire auquel les matelots appartiennent.

Ovide Stepanu ne sut pas quoi ajouter.

Etaient-ils incompétents à ce point dans la police ?

Dans ce cas, il fallait faire preuve d’humilité :

— Avez-vous identifié les deux autres ? Le tigre et la colombe ?

— Pour le tigre, aucune idée. Pour la colombe par contre, sachant que paix se traduit par mir en russe, on peut penser que l’un des deux matelots qui nous manquent est russe. Il est soit l’assassin… soit la prochaine victime…

Ovide Stepanu pensa que selon toute logique symbolique, l’assassin ne pouvait pas être la colombe et en déduisit que ce matelot russe du Mir courait sans doute un grand danger.

Il ne se doutait pas à quel point il avait raison !

37. Ligne de Mir

1 h 42, sous les étoiles


Sergueï Sokolov perdait son sang.

Il ouvrait grand les yeux, il voulait voir les étoiles.

Il n’y avait pourtant aucune étoile dans le ciel, juste l’obscurité : un ciel noir, pas même la lune.

Il se sentait tanguer. Son corps basculait doucement, de gauche à droite.

Il essaya de mieux respirer, mais c’était difficile. Il savait qu’il avait perdu connaissance. Il venait juste de se réveiller, il fallait qu’il reste éveillé maintenant.

Qu’il se force à rester éveillé.

Qu’il se force à respirer. Respirer, c’était vivre !

Les étoiles ! Les étoiles l’aideraient à rester éveillé.

Sergueï Sokolov essaya d’ouvrir les yeux plus grands encore, mais il ne voyait que le noir absolu.

Sa raison s’en allait !

Il avait de plus en plus froid, il sentait son corps se glacer. C’était cela, la mort, sans doute.

Non ! Il fallait respirer. Le tangage familier l’aidait, ce tangage qui le berçait, qui l’accompagnait chaque nuit, sur le bateau.

Non, ne pas s’endormir.

Combien de temps pourrait-il tenir, encore ? Que lui était-il arrivé ? Il ne se souvenait de rien, il n’avait rien vu, il avait juste ressenti la douleur atroce. Un poignard lui avait traversé le cœur.

Il n’avait plus la force de bouger, de parler.

Ce froid intense l’enveloppait.

Ouvrir les yeux. Il pouvait encore ouvrir les yeux.

Voir les étoiles.

Lorsqu’il avait dix ans, il était allé avec son père à Baïkonour voir les fusées décoller. Ce voyage avait marqué à jamais sa vie. Depuis l’âge de dix ans, depuis ce voyage, il rêvait d’être cosmonaute. Son père lui avait acheté une petite fusée Soyouz, la Soyouz T15, celle qui s’arrimait à la station Mir. Il l’avait posée sur sa table de chevet, à côté de son lit. Elle n’avait jamais bougé depuis. Il l’avait retrouvée, l’année dernière, la dernière fois qu’il était retourné au Kazakhstan.

La dernière fois qu’il avait vu ses parents.

Respirer, lentement. Ne pas penser à ce froid qui emplissait les poumons.

Ouvrir les yeux. Chercher les étoiles.

Il n’avait pas pu devenir cosmonaute, c’était trop difficile, trop cher, alors il était devenu matelot. Son père était tout de même fier de lui, il avait vu les yeux de son père briller l’année dernière, la dernière fois qu’il était retourné chez lui, au Kazakhstan, dans son bel uniforme de parade du Mir.

Ne pas laisser le froid entrer, chercher les étoiles.

Sur le pont du Mir, souvent, il regardait les étoiles, toute la nuit parfois.

Lorsque la mer le berçait de son tangage, comme ce soir, il rêvait en observant les étoiles.

Il avait toujours été un grand rêveur. Trop, lui disait son père.

Son père avait raison. Il n’aurait pas dû rêver, il aurait dû se méfier davantage. Ce poignard lui brûlait le cœur.

Le froid était en lui, maintenant.

Il s’en moquait, il était en uniforme de parade, son père lui souriait.

Il entrait dans sa chambre : la petite fusée Soyouz T15 sur la table de chevet était là. Il passait son doigt sur le métal lisse, il avait dix ans, il voulait devenir cosmonaute.

Il ferma la bouche, définitivement, pour que le froid ne puisse plus entrer en lui.

Ouvrir les yeux, seulement les yeux.

Il était bien.

Les étoiles s’ouvrirent dans le ciel, il les voyait maintenant.

Il volait, il allait même pouvoir les toucher.

Il était enfin un cosmonaute, il volait loin, au-delà des étoiles, plus loin qu’aucune fusée Soyouz T15 n’irait jamais, au cœur de l’infini glacé.

38. Méandre mort

2 h 24, la chapelle Bleue, Caudebec-en-Caux


Le commissaire Gustave Paturel écarta sans ménagement les policiers affairés à examiner d’éventuelles traces de pas sur le sol et s’avança vers l’inspecteur Stepanu. Il ne jeta pas un regard à Maline et Oreste, ne semblant même pas les remarquer. Il était sous le coup d’un choc violent. Il lança brusquement :

— On est dans la merde, Ovide. On vient de retrouver un autre marin assassiné !

Ovide encaissa la nouvelle. Maline et Oreste tendirent l’oreille. Le commissaire continua, d’une voix saccadée :

— Il a été assassiné à Rouen, sur les quais, sur le pont de son bateau, le Mir. La victime s’appelle Sergueï Sokolov, elle était de garde ce soir sur le Mir. Les passants, les autres marins du Mir, ont d’abord cru qu’il dormait, c’est pour cela que l’alerte n’a pas été donnée tout de suite.

— Ça s’est passé quand ? demanda immédiatement Stepanu.

Le commissaire prit une profonde inspiration. Il regarda les policiers s’affairer, la plupart n’étaient sans doute pas encore au courant de la seconde découverte macabre. Le commissaire hésitait.

Quelque chose n’allait pas.

Enfin, il se lança :

— Colette Cadinot est sur place. Mezenguel est introuvable pour l’instant. Enfin, on peut se débrouiller sans lui, ce n’est pas là le problème. Il y a un légiste, aussi, sur place. Il a déjà pu estimer assez précisément l’heure de la mort. Le légiste est formel, il est arrivé peu de temps après le décès, et Sergueï Sokolov a été vu vivant par les autres marins du Mir sur le pont, à 1 h 15, lors de sa ronde. Pour le légiste, il n’y aucun doute : le coup de couteau mortel a été porté au cœur entre 1 h 30 et 1 h 45.

La stupéfaction marqua le visage d’Ovide, Maline et Oreste.

Entre 1 h 30 et 1 h 45 !

Ils savaient tous que Paskah Supandji avait été assassiné ici à 1 h 30. Son corps avait été retrouvé par la gendarmerie de Caudebec-en-Caux à 1 h 40. Le corps était encore chaud. Le coup mortel venait d’être porté, moins d’un quart d’heure avant, les légistes n’avaient aucun doute.

Le commissaire se tourna vers le panorama de la Seine, comme pour s’adresser directement au fleuve.

— Vous avez compris ce que cela signifie, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin. Un premier matelot, Paskah Supandji, est assassiné ici, à la chapelle Bleue, à Caudebec-en-Caux, à 1 h 30. Pendant le même temps, Sergueï Sokolov est poignardé sur le Mir, sur les quais de Rouen, également à 1 h 30. Les légistes se donnent au maximum une marge d’incertitude d’un quart d’heure. Sachant qu’il y a au bas mot quarante kilomètres entre Caudebec-en-Caux et Rouen, au minimum quarante minutes de route, une évidence s’impose.

Il prit une profonde inspiration :

— Nous n’avons pas affaire à un assassin… Nous avons affaire à deux tueurs différents !

Les policiers s’agitaient comme des fourmis avant l’orage. Maline semblait perdre pied. Tout se brouillait dans sa tête.

Deux assassins différents ? Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Les crimes n’étaient donc pas commis par un tueur isolé ? Ils étaient programmés, organisés, coordonnés ? Par qui, par combien de personnes ? Quand cette folie allait-elle prendre fin ?

L’inspecteur Stepanu, au contraire, gardait son calme, du moins il le laissait paraître. Il ne sembla pas particulièrement surpris. La piste de la chasse-partie, du complot pirate, s’ouvrait à nouveau, se déployait sur un océan de mystère.

Il aimait cela.

— Et le mode opératoire ? demanda Stepanu au commissaire. Il est le même pour l’assassinat de Sergueï Sokolov ?

— Rigoureusement le même, confirma le commissaire. Un coup de couteau en plein cœur. Inutile de te préciser que Sergueï Sokolov avait tatoués sur son épaule cinq animaux, le requin, le crocodile, l’aigle, le tigre et la colombe.

— Et la marque au fer rouge ?

Le commissaire sembla faire un effort de mémoire, ou se perdre dans ses pensées. Il prit un temps avant de répondre :

— C’est la seule différence avec les deux autres meurtres. Sergueï Sokolov a simplement été poignardé. Mais aucun tatouage sur lui n’a été brûlé…

Ovide Stepanu prit également le temps de réfléchir, regardant successivement Maline, Oreste et le commissaire. Il tira ses conclusions à haute voix :

— Le meurtrier a assassiné Sergueï Sokolov en pleine Armada. A plus d’une heure du matin, certes, les quais commencent à être plus clairsemés. Il était assez simple de passer devant le matelot en faction devant le Mir, de s’approcher, de le surprendre, de lui planter un couteau en plein cœur sur un quai quasi désert, de s’éloigner en laissant le matelot dans une position laissant penser qu’il dormait. Mais déshabiller le marin, se munir d’un tison chauffé au fer rouge, brûler la chair, était évidemment impossible, devant le Mir, sur des quais encore fréquentés !

Le commissaire Paturel semblait exténué :

— On est dans la merde, Ovide. Dès demain, la presse va se déchaîner. Ça va être l’exode pour les touristes sur les quais et la ruée pour les chaînes de télévision du monde entier. Putain, qu’est-ce que c’est que cette histoire ! Deux assassins ! Le même mode opératoire.

Ovide Stepanu ne cédait ni à la panique, ni au désespoir. Plus l’affaire s’embrouillait, prenait un tour sordide, plus il semblait à l’aise. Il en rajouta, même :

— Deux assassins, Gustave. Ou peut-être même davantage… Même mise en scène, même mode opératoire, sans vouloir jouer les trouble-fêtes, tout porte à penser que nous n’avons pas affaire à des meurtres isolés, mais à une organisation criminelle. On s’est trompé, Gustave, les tatouages ne représentent pas des matelots isolés, ils représentent des équipages. Le Cuauhtémoc, le Dewaruci, le Mir... Je me suis trompé. La chasse-partie a pu ne pas seulement être contractée entre quatre matelots. Elle a pu l’être entre tout un équipage, tout un équipage pirate… Combien ? Quelques dizaines d’hommes ? Davantage encore ?

Le commissaire s’avança d’un mètre, domina l’inspecteur Stepanu de toute sa corpulence, et expulsa une partie de sa tension :

— Fais pas chier, Ovide. Fais pas chier ce soir ! Fais pas chier avec tes théories à la con de secte de pirates anarchistes ! Deux tueurs sur les bras, c’est déjà bien assez, tu ne crois pas ? On va se concentrer sur ces deux meurtres, chercher les deux tueurs et tu joueras les « Cassandre » plus tard.

Ovide Stepanu ne se vexait jamais. Il avait parfaitement intégré le fameux syndrome de Cassandre, le syndrome de celui qui connaît la vérité mais qui est condamné à ce que personne ne le croie. En mettant en garde le commissaire, il avait fait son devoir. Il revint à des éléments plus concrets de l’enquête :

— O.K. Gustave. On verra ça plus tard. Revenons aux deux meurtres. On a pas mal d’éléments, ne l’oublions pas. Maline Abruzze a vu le visage d’un des membres de… Enfin disons d’un des coupables présumés. On a aussi des échantillons du sang d’un des deux meurtriers, celui de Paskah Supandji. On va pouvoir identifier son ADN. Ce n’est pas un fantôme !

Gustave Paturel enchaîna :

— Colette m’a dit qu’il y avait également du sang sur l’uniforme de Sergueï Sokolov, sur son cou et ses mains. D’après ce qu’elle m’a dit, elle n’avait pas l’impression que c’était le sang du marin russe. Les traces de sang laissaient penser que son meurtrier était blessé, qu’il avait perdu son sang en le frappant. De toutes les façons, ils ont lancé les analyses ADN, là-bas aussi.

Maline gardait le silence. Des camions de gendarmerie commençaient à repartir, sans sirènes, comme pour ne pas réveiller les voisins. Précaution inutile, tous les résidents proches étaient sur le pas de leur porte.

Elle enregistrait toutes les informations de l’enquête.

Deux assassins !

Lequel des deux tueurs était l’homme blond qu’ils avaient poursuivi hier ?

Etait-ce réellement l’un des deux tueurs, ou la prochaine victime ? Elle en doutait maintenant…

Une main se posa sur son épaule. L’inspecteur Stepanu lui jeta un regard doux :

— Mademoiselle Abruzze, vous voulez bien nous suivre dans le camion de la police scientifique ? Nous allons essayer de dresser un portrait-robot de l’homme que vous avez vu hier.

L’inspecteur lui lança un sourire amical de toutes ses dents pourries.

— Je viens avec elle, fit Oreste. Je l’ai croisé moi aussi.

Ils redescendirent la route. Maline jeta un coup d’œil vers le sombre méandre du fleuve, aussi sombre que ses pensées. La chapelle Bleue, comme toutes les chapelles des marins de la Seine, avait été élevée en remerciement à la vierge, pour un miracle, quelques vies sauvées lors d’une tempête.

Une chapelle pour quelques vies sauvées, mais pour combien d’épaves au fond de la Seine, de morts noyés, au fil des siècles, de cadavres au fond du fleuve ? Quelques plaques de marbre dans une église, pour combien de poussière d’os dans le lit du fleuve ?

Tous entrèrent dans le L.A.M.A.S, garé en bas de la côte de la Barre-y-Va. Oreste et Maline s’arrêtèrent, surpris par la surenchère de technologie concentrée dans le laboratoire scientifique mobile. Quatre policiers en blouse blanche s’affairaient sur des écrans d’ordinateurs. On avait tiré un rideau au fond du camion. Maline comprit qu’on devait déjà, derrière le rideau, être en train de pratiquer l’autopsie du corps de Paskah Supandji, à mois de trois mètres d’elle !

— Le camion n’est pas à nous, précisa le commissaire, faut pas croire ! C’est la police scientifique d’Ile-de-France qui nous le prête, pour l’occasion. Maintenant, je me dis qu’on aurait dû en demander deux !

Ils firent s’installer Maline et Oreste devant un large écran d’ordinateur. Un homme en blouse blanche, plutôt jeune et attentionné, qui ressemblait davantage à un ophtalmologue qu’à un flic, commença à s’occuper d’eux. Rapidement, malgré toute la patience du jeune policier, l’expérience se révéla infructueuse. Maline et plus encore Oreste, avaient à peine aperçu l’homme à la moto. Maline n’avait pas imprimé son visage dans sa mémoire, juste une couleur de cheveux, une taille. Ils aboutirent à un résultat très improbable, un portrait qui n’avait vraisemblablement aucune chance de s’approcher de la vérité, et encore moins de permettre à une tierce personne de reconnaître l’homme à partir de ce dessin morphologique.

Avec une infinie patience pourtant, l’ophtalmo-flic insistait. Maline se sentait épuisée, il était plus de trois heures du matin, elle n’arrivait plus à rien, elle n’arriverait à rien de mieux. Elle était en train de chercher un moyen poli pour demander au policier d’arrêter de la torturer, lorsqu’un des flics en blouse se leva avec un regard de possédé.

Il avait des lunettes en écaille et le teint grisâtre des poissons des profondeurs, sans doute pour avoir passé trop de temps dans son camion sans voir le soleil.

— Commissaire. Venez voir ça ! On a un sérieux problème !

Le commissaire, et tous les autres occupants du camion, s’approchèrent. Le scientifique jouait nerveusement avec ses lunettes en écaille. Il leur indiqua deux écrans plats d’ordinateur, posés côte à côte.

— Vous voyez, fit-il, sur l’écran de droite, c’est l’électrophorègramme, le profil ADN si vous préférez, du meurtrier de Paskah Supandji. Il provient du sang que l’on a recueilli sur les graviers et sur le corps de la victime. Si je veux être plus précis, il s’agit du sang frais de quelqu’un qui se trouvait sur les lieux du crime à l’heure de la mort de Paskah Supandji et qui a perdu son sang à côté et sur la victime. On a donc toutes les raisons de penser qu’il s’agit de l’assassin.

Tous visualisaient à l’écran une complexe série de courbes de quatre couleurs.

— Une série ADN ne se présente pas comme une série de lettres ? demanda Oreste.

Maline soupira. Ce n’était pas le moment de jouer le journaliste chiant. Le scientifique aux lunettes d’écaille le toisa d’un air supérieur et expliqua sommairement, d’un air de professeur blasé par la médiocrité de ses élèves :

— La série de lettres, comme vous dites, ce sont les initiales des quatre nucléotides qui forment l’enchaînement de l’ADN : A pour adénine, G pour guanine, T pour thymine, C pour cytosine… Mais depuis les méthodes de séquençage automatique, on utilise ce qu’on appelle une chromatographie, des marqueurs fluorescents si vous préférez, adénine en bleu, thymine en vert, guanine en jaune, cytosine en rouge. On obtient un électrophorègramme, qui permet de lire beaucoup plus simplement les résultats et de comparer les ADN.

Il se pencha en avant et déplaça la flèche de la souris.

— Donc ici, sur cet écran, vous avez l’électrophorègramme du meurtrier de Paskah Supandji.

Il réajusta ses lunettes, vira encore un peu plus vers le gris, et continua :

— L’équipe scientifique de Rouen vient de nous envoyer ses résultats par le net. Mêlé au sang de la victime, Sergueï Sokolov, ils ont retrouvé d’autres traces de sang, sur son uniforme, sa peau. Autour de la plaie aussi. Des traces de sang frais, là encore. Comme personne d’autre que son assassin n’a approché Sergueï Sokolov, alors qu’il était de garde devant le Mir, dans l’heure qui a précédé sa mort, nous avons toutes les raisons de penser là aussi qu’il s’agit du sang de son assassin.

Il fit glisser sa souris sur l’écran de gauche et continua la démonstration :

— Je vous rappelle que sur l’écran de droite, nous avons l’électrophorègramme du sang frais trouvé sur le lieu du crime, la chapelle Bleue à Caudebec-en-caux et à l’heure du crime, 1 h 30. Sur l’écran de gauche, nous avons l’électrophorègramme du sang frais versé à la même heure, entre 1 h 30 et 1 h 45, mais à quarante kilomètres de là, sur les quais de Rouen.

Tous eurent le même réflexe, comparer les deux écrans.

Le doute n’était pas permis.

Les ellipses fluorescentes de l’électrophorègramme étaient rigoureusement identiques !

— Nom de Dieu ! fit Ovide Stepanu

— Vous ne vous êtes pas planté de fichier ? demanda le commissaire.

— Non, répondit sobrement le scientifique.

D’un clic de souris, il fit glisser l’image de l’écran de gauche sur celle de l’écran de droite : les deux courbes se superposèrent, jusque dans le moindre détail.

— La bonne nouvelle, commissaire, continua le flic aux lunettes d’écaille, c’est que nous n’avons pas affaire à deux assassins différents. C’est le même individu qui a assassiné Paskah Supandji et Sergueï Sokolov ! La mauvaise, c’est que toute ma technologie ne peut expliquer comment cet individu a été capable de poignarder, à la même heure, un homme à Caudebec-en-Caux et un autre sur les quais de Rouen.

— Arrêtez vos conneries, hurla soudain Oreste. Un même type ne peut pas tuer deux personnes différentes, à deux endroits différents, exactement à la même heure !

L’inspecteur Ovide Stepanu fixait les deux écrans, fasciné :

— Apparemment, si !

39. Casse-tête pour un double meurtre

3 h 37, la chapelle Bleue, Caudebec-en-Caux


La fin de la nuit fut pénible. Maline et Oreste durent reprendre en détail leur déposition. Le commissaire les quitta plus tôt, partant en urgence sur les quais de Rouen. Il savait qu’il ne se coucherait pas de la nuit et que le lendemain, la journée allait être longue, très longue. L’annonce du double meurtre allait faire l’effet d’une bombe ! Il peinait à en imaginer les conséquences.

Vers un peu plus de quatre heures du matin, Oreste déposa Maline à son appartement, rue Saint-Romain, avant de retourner dormir seul au Vieux Carré.

Maline se sentait épuisée, mais n’avait pourtant pas envie de dormir. Une sorte d’excitation nerveuse agitait son cerveau. Elle ouvrit son ordinateur portable et pendant une demi-heure, consigna tous les éléments de cette histoire de fous. Lorsqu’elle eut fini, elle envoya le dossier en fichier attaché à l’adresse électronique personnelle de Christian Decultot. Il trouverait cela demain matin. Le SeinoMarin ne serait pas publié avant le mercredi suivant, mais son rédacteur en chef pourrait toujours se servir de ces informations pour des dépêches nationales, comme monnaie d’échange pour des groupes de presse, des radios ou télés. Dans le déluge médiatique qui allait déferler sur l’Armada le lendemain, Christian Decultot serait peut-être un de ceux qui pourraient lutter contre la spirale de panique.

Elle se jeta sur son lit, enfin.

Par quelques contorsions reptiliennes, elle fit glisser ses vêtements, ses sous-vêtements et resta nue sous le ciel de sa lucarne, allongée sur les draps. Il lui semblait que son corps avait conservé la mémoire des caresses d’Olivier Levasseur, que ses seins étaient encore un peu douloureux d’avoir été trop pétris, que ses cuisses ressentaient encore la chaleur du souffle d’une bouche avide.

C’était il y a quelques heures. Une éternité.

Qu’avait fait Olivier, ce soir ? Etait-il déjà au courant de l’ouragan médiatique qui allait s’abattre sur l’Armada, le lendemain ; qu’il allait devoir l’affronter seul, pour maintenir le cap, coûte que coûte, comme le pilote à la barre pendant le tempête ?

Rituel obligé, elle consulta les messages de son téléphone portable.

Son père, pour une fois, n’en avait laissé aucun. Elle en fut presque déçue.

Elle tourna encore dans le lit de longues minutes.

Irrémédiablement, son esprit ne pouvait se détacher plus de quelques minutes de cette escalade meurtrière.

Cette affaire n’avait aucun sens. Cette histoire de double meurtre impossible tenait de la pure folie. Bien entendu, elle connaissait les scénarios des meilleurs thrillers, elle connaissait la solution classique à ce type d’énigme, des Rivières pourpres à Maléfices, lorsque les analyses ADN se heurtent à une telle impasse : les enquêteurs ont affaire à des jumeaux, qui possèdent exactement les mêmes empreintes digitales et le même séquençage d’ADN. Un artifice scénaristique aussi invraisemblable qu’éculé !

Il y avait forcément une autre façon d’expliquer l’énigme, de résoudre l’équation en posant dans le bon ordre toutes les inconnues.

Sa dernière pensée en s’endormant fut qu’au moins, le lendemain matin, son rédacteur en chef, compréhensif, allait la laisser dormir sans la réveiller par un coup de téléphone intempestif.

* * *

Il était près de 5 heures du matin, et Sarah Berneval peinait à prendre en notes toutes les instructions du commissaire Paturel.

Comme la moitié du commissariat, elle avait été réveillée en pleine nuit.

— Je n’en ai rien à foutre, hurlait le commissaire Paturel à une dizaine de subalternes, vous me collez autant d’hommes qu’il le faut, mais je veux que les bandes de toutes les caméras fixes de l’Armada aient été visionnées avant demain matin. Je veux aussi trouver par quel moyen il est possible de se rendre de Caudebec-en-caux à Rouen, ou l’inverse, en moins d’un quart d’heure, alors vous allez me trouver un hélicoptère et il va me faire le trajet en sortant son chronomètre. Je veux aussi savoir s’il existe un moyen de se poser en pleine nuit en hélico à proximité de l’Armada sans que personne ne le remarque. Vous allez également me réveiller un passionné de motonautisme. Avec les 24 heures motonautiques de Rouen, ça ne manque pas dans la région. Vous me trouvez le meilleur, celui qui a le bateau le plus puissant et vous me le collez dans l’eau avec sa Formule 1 flottante. Il paraît que ces trucs-là vont jusqu’à 240 kilomètres-heure ! Caudebec-en-Caux - Rouen en un quart d’heure, c’est peut-être possible…

Juste en face, un téléphone portable collé à l’oreille, l’inspectrice Colette Cadinot regardait le commissaire avec des yeux désolés, comme si tout ce qu’il exigeait tenait de la démence.

Le commissaire explosa :

— Evite en plus de me regarder comme si je devenais dingue, Colette ! Si tu as une meilleure idée pour expliquer comment ce type a pu réaliser son double meurtre, je suis preneur !

Elle n’en avait aucune.

Sarah Berneval tendit à nouveau son téléphone au commissaire :

— Quoi ? hurla encore le commissaire. Ne venez pas me dire qu’en plus, vous n’avez pas réussi à trouver de baby-sitter pour mes gosses lorsqu’ils vont se réveiller ! Sinon, j’envoie un fourgon et je les amène dans votre bureau, Sarah. Et je mets trois plantons à jouer aux gendarmes et aux voleurs avec eux. Au point où l’on en est…

Sarah Berneval se contenta de répondre par un visage professionnel, sans émotion visible :

— Vos enfants sont entre de bonnes mains commissaire. Une certaine Gwendoline… Une perle… Enfin… Il ne s’agit pas de cela.

Elle tendit encore le téléphone :

— C’est l’avocat de Daniel Lovichi. Il exige que son client soit immédiatement remis en liberté.

40. Le naufrage du Télémaque

Tard dans la nuit, quelque part dans l’agglomération rouennaise


L’homme rentra en silence et alla directement se laver les mains et le bras. Le sang coula dans l’évier.

— C’est grave ? demanda une voix féminine.

— Non, ce n’est rien. C’est superficiel. Ce salopard de marin indonésien était sur ses gardes…

Il marqua un long silence :

— Mais la police dispose de mon ADN, maintenant…

— Ils n’ont aucune raison de te soupçonner, tu le sais bien. Ne bouge pas, je vais désinfecter la plaie.

Le contact de l’alcool sur la plaie fit grimacer l’homme :

— Tu as raison. La malédiction s’est accomplie cette nuit, c’était le principal. Les flics vont tourner en rond pendant un bon moment avant de comprendre notre double meurtre. Cela va nous laisser le temps de tout terminer aujourd’hui. Il reste un dernier témoin à éliminer.

— Tu as sommeil ? demanda la voix féminine.

— Non… Pas encore.

Le bras bandé, l’homme s’installa dans le canapé blanc. La femme se pencha sous la table du salon, ouvrit le tiroir. Sa main attrapa un DVD :

— Le Télémaque ? C’est de circonstance, non ?

L’homme sourit. La main féminine mit en route le DVD et actionna la télécommande.

* * *

L’immense écran s’ouvrit sur un magnifique cloître Renaissance.

Au centre du cloître, un buffet était dressé, et une foule assez compacte, vêtue avec beaucoup d’élégance se pressait autour. Au-dessus du cloître, des lettres rouges sur une grande banderole : « Cloître des pénitents. “Exposition Mémoires et protection de la Seine”. Agence régionale de l’Environnement de Haute-Normandie. 10-13 mai 2001 ».

Le film bougeait beaucoup, comme s’il était tourné en caméra cachée.

Un individu barbu et bedonnant, dont l’accoutrement négligé tranchait avec la distinction de l’assemblée, s’approcha d’un groupe de trois femmes d’un âge certain, qui tenaient toutes un verre de champagne à la main. Les bijoux qu’elles arboraient donnaient une idée assez précise de la classe sociale à laquelle elles appartenaient.

On reconnaissait en l’homme barbu Pierre Poulizac, Ramphastos. Il se lança à l’abordage du groupe de femmes.

— Je vois, mesdames, que vous avez sorti vos plus beaux bijoux… Ils sont du plus bel éclat dans cet écrin Renaissance, vous ne trouvez pas ?

Les trois femmes, surprises, hésitèrent un instant sur la conduite à tenir devant l’opportun :

— Monsieur ?

— Pierre Poulizac. Mais mes amis m’appellent Ramphastos. Pirate en retraite, pour vous servir. Vous n’avez donc plus rien à craindre pour vos bijoux, mes belles dames.

Une des trois femmes éclata de rire et les deux autres durent suivre. Ramphastos n’était pas très beau à voir, mais il avait une voix de velours et sa conversation avait toutes les chances de rompre la monotonie oisive des belles dames. Ramphastos observa d’un œil expert les joncs d’or et les boucles d’oreilles de ses auditrices.

— Lepage, sans aucun doute. Encore aujourd’hui la plus grande bijouterie de Rouen... Savez-vous mesdames qu’en 1663, le jeune orfèvre rouennais, Lepage, a ciselé une couronne d’or pour un rajah des Indes avec lequel le port de Rouen commerçait. La couronne est-elle arrivée à bon port ? Qu’est-elle devenue ? Nul ne le sait… Voyez mes belles dames, vous n’avez rien à craindre de moi. Je suis un pirate cultivé. Il y a longtemps que les pirates ne sont plus de dangereux anarchistes révolutionnaires.

Il se rapprocha de celle qui avait ri aux éclats à la première réplique, une blonde fanée encore habillée avec un soupçon de fantaisie, qui lorsqu’elle était jeune, dans ce type de réception, devait attirer autour d’elle un essaim de courtisans. Ramphastos lui souffla sa mauvaise haleine dans la nuque :

— Je ne voudrais pas vous effrayer, ma belle, mais en d’autres temps, on aurait tranché sans hésiter un aussi joli cou pour pouvoir dérober votre collier sans même ouvrir le fermoir.

Elle frissonna délicieusement. Les deux autres gloussèrent, un peu jalouses.

— Savez-vous, mesdames, ce que sont devenus tous les joyaux de la Couronne de France sous la Révolution ? Les bijoux de la noblesse de France, de la cour de Versailles ?

Il attrapa sur le plateau d’un serveur qui passait une nouvelle coupe de champagne et trois toasts qu’il goba presque sans mâcher.

Il s’approcha à nouveau et chuchota sur le ton de la confidence :

— Le roi Louis XVI les a chargés sur un bateau ! En novembre 1789, il a rempli les cales d’un brick, le Télémaque, avec ordre de lui faire discrètement descendre la Seine. On sait maintenant que les cales renfermaient deux millions cinq cent mille francs en louis, confiés par des nobles émigrés qui n’avaient pas pu emporter leur bien, plus toute l’orfèvrerie, les œuvres d’art, et les reliques des abbayes du Bassin parisien que l’on avait pu sauver. Sans parler bien entendu de la fortune personnelle du roi de France, tout le contenu du garde-meuble royal que les sans-culottes ne retrouvèrent jamais.

Un nouveau serveur passa auprès d’eux sans même que les trois femmes ne le remarquent, passionnées qu’elles étaient par le récit. Ramphastos ne se gêna pas par contre pour délester le jeune homme d’une partie substantielle de sa charge.

— Et ensuite ? fit la plus hardie des trois bourgeoises.

— Le Télémaque partit de Rouen la nuit de la Saint-Sylvestre. Officiellement, il se rendait à Brest pour livrer du suif et des clous. Le capitaine avait reçu une enveloppe qu’il n’avait le droit d’ouvrir qu’une fois passé le cap de la Hève. Parvenu à Quillebeuf, le capitaine du bateau, un certain Quemin, amarra solidement le Télémaque au port pour éviter le mascaret. Pourtant, dans la nuit, le mascaret fut si violent qu’il emporta le Télémaque. Après avoir un temps échoué sur un banc de sable, le brick coula cent mètres plus loin, au milieu de la Seine.

— Et le trésor ? chuchota une auditrice osant affronter d’un peu plus près l’odeur fauve du vieux pirate.

— Officiellement, on ne retrouva dans les cales de l’épave que du suif, des clous, du bois et de l’huile pour le compte du Roi. Le capitaine Quemin mourut un 1836, à 82 ans, sans jamais rien révéler de son secret.

Une des femmes fit mine d’être déçue :

— Tout cela pour ça, alors, du suif et des clous ! Il n’y a sans doute jamais rien eu d’autre dans les cales du Télémaque.

Ramphastos afficha un sourire démoniaque en saisissant au vol une troisième coupe de champagne :

— Peut-être bien, madame. Peut-être bien. Mais tout le monde ne pense pas comme vous. En 1818, Louis XVIII, frère du roi guillotiné, tenta officiellement de renflouer l’épave. En 1837, le sieur de Magny essaya de remonter le Télémaque sans succès. En 1841, un Anglais nommé Taylor effectua des sondages et découvrit des morceaux d’or et d’argent, avant de prendre mystérieusement la fuite. Enfin et surtout, en 1939, deux Français, Crétois et Laffite, lancèrent une expédition scientifique de grande ampleur, à l’aide d’un scaphandrier. Ils remontèrent un bijou en or et une caisse remplie de monnaies d’or et d’argent. En 1940, on crut avoir retrouvé la proue du Télémaque, mais rapidement, on dut déchanter. Un spécialiste hollandais de la recherche d’épaves, Verloop, certifia que les fragments découverts ne provenaient pas du Télémaque. Selon lui, le navire serait désormais enterré près du phare de la Roque, dans le Marais Vernier, sous un polder asséché en 1880.

Une des femmes, assez grande, se redressa et toisa Ramphastos :

— Qu’est-ce qui nous prouve que vous nous racontez la vérité, monsieur le pirate ? Y a-t-il la moindre preuve de ce que vous avancez ?

— Oh vous savez, il n’y a pas grand mystère dans ce que je viens de vous raconter. Prenez par exemple le scaphandrier qui a remonté les pièces d’or en 1939, il est tout simplement exposé dans le Musée maritime de Rouen, sur les quais ! La vraie histoire est souvent peu connue… On manque de conteurs de nos jours. Et puis, je ne vous ai raconté que la surface des choses… J’ai aussi une théorie personnelle. Ce mystère du Télémaque peut aussi être abordé en prenant davantage de profondeur.

Il s’approcha de la plus espiègle des auditrices et lorgna sans vergogne dans son décolleté. La sexagénaire en fut rouge de plaisir. Ramphastos chuchota :

— Quelques années après le naufrage du Télémaque, un Américain, Robert Fulton, proposa au Directoire, vers 1800, de tester pour la première fois à Rouen, au Havre et en vallée de Seine son invention.

— Laquelle ? gloussa la femme en posant une main pudique sur sa gorge.

Ramphastos se rapprocha encore d’elle, admirant peut-être davantage le collier d’or à son cou que la gorge flétrie. Il chuchota :

— Robert Fulton testa à Rouen et au large de Quillebeuf, pour la première fois au monde, un sous-marin ! Un sous-marin qu’il baptisa le Nautilus, soixante-dix ans avant Jules Verne !

41. L’heure du profileur

7 h 13, 13, rue Saint-Romain, Rouen


Maline dormait depuis à peine trois heures lorsque son téléphone lui explosa les tympans.

Maline était allongée sur le ventre. Sa main tâtonna mécaniquement sur la table de chevet. Elle appuya sur la touche verte et posa l’appareil sur les draps, à proximité de son oreille, sans même se retourner.

— Allo, Maline. C’est Christian. Tu es là ?

Grognement.

— O.K., tu es là ! Je viens de lire le mail que tu m’as envoyé cette nuit. Merci ! Nom de Dieu, c’est un cyclone qui s’abat sur nous, il va falloir serrer les rangs. Bon, je ne vais pas te refaire le film, tu as joué dedans, je vais à l’essentiel. J’ai une information pour toi, moi aussi. Le commissaire Paturel sera à la gare de Rouen pour le train de 7 h 59. Ils dépêchent de Paris une pointure, un spécialiste, tu vois ce que je veux dire, le genre profileur, spécialiste de la traque des tueurs en série. Un crac, comme dans les films, un certain Joe Roblin. Il arrive à Rouen, incognito, mais je compte sur toi pour lui assurer un accueil aussi discret qu’efficace…

Soupirs.

— Allez Maline. Debout. Tu dormiras mieux lorsque l’Armada aura mis les voiles. Encore bravo pour toutes tes infos. Bon, tu as bien noté. Gare de Rouen, 7 h 59.

Ronflement.

— Eh oh, secoue-toi ma vieille ! Il faut choisir ! La nuit de folie avec le bel Olivier Levasseur, la tournée des bars avec mon filleul, la grasse matinée… ou ton enquête !

Clac.

Bip Bip Bip.

* * *

Avant de refermer la porte de son appartement, Maline lança un regard morne sur les grands yeux rieurs de Fatou, quelque part en Afrique à cet instant. Ailleurs. Loin de toute cette agitation.

Elle avait les cheveux encore mouillés de sa douche trop rapide et dans la bouche un mauvais goût de Red Bull englouti trop rapidement.

L’air frais du matin réveilla un peu Maline, mais il lui semblait que toute la ville déserte avait la gueule de bois. Elle remonta tranquillement la rue Jeanne-d’Arc. L’effort de ses jambes pour gravir la pente la revigora, ses muscles reprenaient vie.

Christian allait le lui payer cher quand tout serait fini !

Elle entra dans la gare. L’immense hall était pratiquement désert. La grande pendule indiquait 7 h 47 : une nouvelle fois, elle était en avance. Elle reconnut tout de suite le commissaire Paturel. Il lui tournait le dos, occupé à observer l’étrange fresque qui ornait le mur de la gare : une vision naïve du port de Rouen figurant une agitation désordonnée de bateaux de part et d’autre des deux rives de la capitale normande. Cette vaste peinture murale, devant laquelle elle était passée des centaines de fois sans la remarquer, ne sembla pas un présage rassurant pour Marine.

Elle se planta derrière Paturel :

— Bonjour commissaire.

Gustave Paturel se retourna surpris. Son visage fatigué s’ouvrit d’un large sourire quand il reconnut Maline :

— Mademoiselle Abruzze ! Déjà debout ? Remarquez, moi, vous voyez, je n’ai pas dormi de la nuit !

Il continua d’observer le tableau :

— Vous l’aviez déjà remarqué, avant, ce tableau du port de Rouen ? Non, n’est-ce pas ? Pas plus que moi ?

Il prit Maline par l’épaule d’un geste paternel :

— Je ne vous demande pas ce que vous faites ici. Vous êtes là pour la même raison que moi je suppose. Votre rédacteur en chef, qui a des oreilles jusqu’à Paris, a dû déjà vous prévenir.

Il emmena Maline vers le point presse tout en continuant de parler :

— Ils nous envoient du renfort ! Une super star du quai des Orfèvres à ce qu’il paraît. Un type qui va se mettre dans la peau du tueur en série, sentir sa psychologie profonde, le renifler, vous voyez ce que je veux dire. Ici à Rouen, on a dû dépasser notre seuil d’incompétence, je suppose. Il nous reste deux minutes, vous pouvez me rendre un service, Maline ?

Ils entrèrent dans le point presse. Aucun journal ne titrait encore sur le double crime de la nuit précédente. Tous avaient bouclé avant minuit. Mais nul doute que dès à présent, quelques dizaines d’équipes de reporters, réveillés aux aurores, devaient dépasser la limite de vitesse autorisée sur l’autoroute A13 pour pouvoir assurer sur place, dans les éditions matinales, les premiers directs sur le triple meurtre de l’Armada.

— Vous savez à quoi j’ai occupé ma nuit, Maline ? Des trucs de dingue comme je n’en avais jamais faits au cours de ma carrière. J’ai commandé un hélicoptère, qui a fait une dizaine de fois l’aller-retour Rouen-Caudebec. Le bilan est sans appel. Impossible en un quart d’heure de décoller et d’atterrir entre les deux lieux du crime, encore moins sans être repéré…

— On s’en serait douté, non ?

Il regarda Maline d’un air las :

— Vous êtes toutes les mêmes, à me prendre pour un fou, mais incapables de me fournir la moindre autre explication rationnelle.

— Je ne vais pas vous faire le coup des jumeaux…

— Non, ne me le faites pas. Cela dit, Ovide Stepanu a tout de même tenu à vérifier si dans l’ensemble des équipages de l’Armada, plus de dix mille matelots, il n’y avait pas de frères jumeaux.

— Et alors ?

— Il n’y en a pas. Ça a pris trois heures à un flic. J’ai également fait sortir de son lit Eric Palinski !

— Le triple vainqueur des 24 heures motonautiques ? s’étonna Maline en lançant des yeux ronds.

— Oui, il a fait Caudebec-Rouen pied au plancher. Vingt-trois minutes ! Sans compter le temps de rejoindre la Seine du haut de la chapelle Bleue. Ça ne passe pas non plus !

— Et un catamaran F1 avec un moteur de 2 500 cm² au milieu des voiliers, cela n’est pas très discret pour un tueur ! Remarquez, le tueur est peut-être justement Eric Palinski. Et il a levé le pied quand vous lui avez demandé de faire le test.

Gustave Paturel éclata de rire :

— Excellent !

Il amena une Maline étonnée vers le coin souvenir de l’espace presse. Il y avait là quelques peluches, des maquettes de bateaux, de la porcelaine de Rouen.

— Il faut que vous m’aidiez, Maline. J’ai un problème. Je voudrais envoyer un cadeau à mes gosses. Je devais passer mes vacances avec eux et je ne les ai pas vus depuis près de trois jours. Alors je voudrais profiter de ces quelques minutes où je suis là pour leur faire porter par un taxi une surprise qu’ils trouveront à leur réveil. Je ne sais même pas quelle tête à la baby-sitter, il paraît qu’ils en changent toutes les cinq heures… La dernière s’appelerait Gwendoline. C’est dingue, non ?

Maline regarda le commissaire avec une infinie tendresse. Elle l’aimait bien. Il valait tous les profileurs du monde.

— Ils ont quel âge ?

— Léa, 8 et Hugo 6… Je n’ai aucune idée… Vous savez ce qui pourrait faire plaisir à un gamin parmi toutes ces cochonneries ?

Maline secoua négativement la tête.

— Tant pis, fit le commissaire.

Il regarda sa montre :

— Ce Roblin ne va pas tarder à arriver. En plus, il paraît que c’est un jeunot. Moi j’avoue que la psychologie des tueurs, je suis un peu dépassé. Stepanu est plus fort que moi pour ça. Je suis un primaire, genre flic têtu qui finit par avoir raison à l’usure. Cela dit, c’est pas la psychologie qui va expliquer comment un type a pu commettre deux crimes à la même heure, à deux endroits différents !

— On est certain que c’est le même tueur ?

— Oui, les tests ADN ont été confirmés. Les spécialistes ont même travaillé sur le coup de poignard. Ils ont reconstitué virtuellement, en trois dimensions, la force, l’orientation, l’intensité du coup. Selon eux, c’est le même homme qui a frappé les deux fois. Il y a mieux encore. Ils ont examiné la plaie de Paskah Supandji, la victime de la chapelle Bleue. Elle contenait, à la fois du sang du tueur, et du sang de Sergueï Sokolov, le marin trouvé assassiné sur le Mir. Du sang de Sergueï Sokolov que l’on a retrouvé jusqu’à une profondeur de quinze centimètres de l’entaille dans la chair de Paskah Supandji. Vous voyez ce que cela signifie, Maline ? C’est la même arme, le même poignard, qui a frappé Sergueï Sokolov à 1 h 30 sur les quais de Rouen et Paskah Supandji à 1 h 30 à Caudebec. Le sang de la première victime était encore frais sur la lame lorsqu’elle a servi à frapper la seconde, à quarante kilomètres de là !

Maline fixait, sans même les voir, les quelques produits dérivés de l’Armada que vendait la boutique de la presse. Drapeaux, posters, autocollants…

— Il doit pourtant bien y avoir une putain d’explication rationnelle, pesta le commissaire. On n’est pas dans la quatrième dimension !

Maline évita de répondre au commissaire.

Ne pas chercher à réfléchir, ne pas devenir fou, attendre, l’explication viendrait, forcément, en son temps.

Elle se pencha vers les produits dérivés de l’Armada et attrapa deux paires de jumelles colorées, deux grandes banderoles sur lesquelles il était inscrit bienvenue dans toutes les langues du monde, et deux petits appareils photos jetables.

Elle fourra le tout dans les bras du commissaire, stupéfait.

— Faites porter tout ceci à Léa et Hugo. Vous ajouterez une petite carte pour leur dire qu’ils commencent à apprendre par cœur le nom des bateaux de l’Armada et les drapeaux des pays, parce que quand vous les emmènerez pique-niquer sur les bords de la Seine, le 14 juillet, lundi prochain, vous voulez qu’ils soient prêts à ne pas perdre une miette du spectacle !

Gustave Paturel sentit une boule monter dans sa gorge. Deux larmes se formèrent au coin de ses yeux creusés :

— Vous croyez, Maline, vous croyez vraiment que c’est une bonne idée ?

Maline tenta elle aussi de réprimer des larmes d’émotion :

— On ne va pas laisser ce tueur foutre en l’air ce moment que vos gosses rêvent de passer avec vous depuis des mois, commissaire ? On ne va pas le laisser foutre en l’air notre rêve à tous ?

Elle regarda le commissaire droit dans les yeux, comme pour lui donner une confiance qu’elle n’avait pas elle-même :

— On va le coincer, commissaire. On va le coincer avant lundi, avant la grande parade.

* * *

Maline et le commissaire Paturel commençaient à se rendre vers les quais, quand une voix féminine annonça dans le hall de la gare que le train en provenance de Paris avait un quart d’heure de retard. Ils en profitèrent pour aller prendre un café. Serré !

Le commissaire Paturel consulta une nouvelle fois sa montre :

— J’espère que le train ne va pas avoir trop de retard. L’association de l’Armada a convoqué une conférence de presse à 9 heures. A l’espace des Marégraphes, sur les quais. Tout le monde sera là ! Je dois faire le point sur l’enquête ! Putain, je ne sais pas ce que je vais pouvoir leur raconter pour calmer le jeu, et j’ai pourtant l’impression que je vais faire salle comble. Je n’ai jamais parlé devant autant de journalistes. Enfin, je verrai bien… Je vais laisser le chef d’orchestre gérer, cet Olivier Levasseur, il paraît que c’est un pro…

Maline frissonna.

Paturel se tourna vers la journaliste :

— Vous en pensez, quoi, vous, de ce Levasseur ?

La question désarçonna Maline. Elle s’étouffa et le café lui remonta dans les cloisons nasales :

— Heu… Hum… Je ne sais pas trop… Il a l’air… Heu… Compétent…

— Mouais, fit le commissaire. Sans faire de la psychologie de profileur, ce type-là m’a l’air beaucoup trop propre sur lui pour être honnête. Enfin bon, on ne va pas se mettre à soupçonner tout le monde, non ? Une chose est sûre, c’est que ce n’est pas avec sa gueule d’ange qu’il va calmer l’hystérie dans la salle.

Le commissaire vida d’un trait son café :

— Allons voir ce crâne d’œuf…

Il tira de sa serviette un petit carton sur lequel il était inscrit Joe Roblin et ajouta :

— Ma secrétaire adore le travail manuel.

La foule bruyante et colorée du train de Paris se déversa dans le hall. Les arrivants n’étaient pour la plupart pas encore au courant du drame qui s’était joué dans la nuit, hormis sans doute une petite élite de journalistes initiés.

Lorsque la foule disparut, il ne resta qu’un homme pour faire face au commissaire.

Joe Roblin, sans aucun doute.

Joe Roblin avait une trentaine d’années. On ne pouvait le manquer. Il avait une allure d’échassier avec de très longues jambes jusqu’au bas desquelles son pantalon avait du mal à descendre, dévoilant d’étranges chaussettes noires à tête de mort. A l’autre extrémité de l’échassier, en partant du haut, on observait successivement des cheveux de corbeaux hirsutes, des yeux sombres qui ne semblaient regarder nulle part ailleurs qu’en lui-même, un grand pull noir de laine sans forme, incongru par cette chaleur.

Il ébouriffa encore un peu plus ses cheveux de jais.

C’était ça, la star des stars ?

— Joe Roblin ? fit le commissaire

Paturel tendit une main ferme que Roblin serra mollement. Tous les doigts du profileur portaient une grosse bague d’argent aux motifs cabalistiques divers.

— Je suis le commissaire Paturel. Bienvenue en enfer ! Vous avez reçu le dossier qu’on vous a envoyé par e-mail ?

Le regard de Joe Roblin s’égarait partout, sauf dans la direction du commissaire.

— Heu, quand ?

— Cette nuit !

Joe Roblin fit des yeux de hibou :

— Bah alors non. Je n’ai pas lu d’e-mail cette nuit. Cette nuit, je… je dormais…

Maline sentit le commissaire au bord de l’explosion. Elle-même tentait de réfréner la montée d’un puissant fou rire, résultat conjugué de sa nervosité, de son manque de sommeil, et l’enthousiasme débordant du traqueur de serial killer. Elle avait l’impression de se retrouver face à un type qui aurait passé la nuit devant sa console vidéo, à s’inventer un double fictif dans un jeu de morts vivants.

Le commissaire fit les présentations :

— Joe, je vous présente Maline Abruzze. Elle est journaliste au SeinoMarin et a été impliquée d’assez près dans cette affaire. Je vous propose que l’on s’installe quelque part et que l’on fasse un point rapide de la situation tous les trois. Je crois que les heures qui vont suivre vont être décisives.

Roblin regarda Maline avec l’attention d’un croque-mort qui prend les mesures d’un corps avant d’assembler le cercueil. Il se concentra de longues secondes avant de demander au commissaire :

— Savez-vous s’il y a des toilettes dans la gare ?

42. Panique sur les quais

8 h 45, espace des Marégraphes


Maline était restée un quart d’heure à discuter avec le commissaire et le profileur. Difficile de savoir si ce Joe Roblin cachait son jeu ou non. En tous les cas, la collaboration étroite avec le commissaire risquait fort de faire des étincelles. Elle avait décidé de se diriger à pied vers l’espace des Marégraphes. Le commissaire devait de son côté déposer Joe Roblin au commissariat avant de se rendre à son tour à la conférence de presse.

En descendant la rue Jeanne-d’Arc, Maline s’étonna de l’intense activité des employés municipaux. On installait en travers de la rue, tous les cinquante mètres, fanions et banderoles. Maline fit un effort de mémoire : c’est vrai, on était le 12 juillet, le jour prévu pour la parade des marins en ville ! Plusieurs milliers de marins allaient défiler dans les rues de Rouen, au son des fanfares de plus d’une vingtaine de pays. Maline se souvint que lors des Armadas précédentes, la parade des équipages dans les rues de Rouen tenait autant du défilé militaire que du carnaval, dans un joyeux mélange de costumes, de langues et de musiques. Visiblement, le défilé n’avait pas été annulé. C’était sans doute la bonne solution, la meilleure façon de rendre hommage aux trois victimes.

Pourtant, Maline, en arrivant sur les quais de la Seine, remarqua que d’autres employés étaient au contraire chargés de mettre en berne les drapeaux français, européens, normands, et de toutes les autres nationalités qui flottaient habituellement sur les ponts et sur les bords du fleuve. Cette année, le défilé tiendrait davantage du cortège funèbre que du carnaval…

Une marche sous haute surveillance, constata aussi Maline.

Plus d’une dizaine de camions de CRS étaient alignés le long des quais.

Maline arriva en vue de l’espace des Marégraphes. Les anciens hangars Eiffel avaient été rénovés depuis un an en un lieu de réception mêlant harmonieusement, entre modernité et tradition, fer, brique, bois et verre. Maline se fit la réflexion qu’elle était rarement venue à pied jusqu’ici. En longeant la Seine, elle observa les trois fameux marégraphes, les tours chargées d’indiquer aux navires la hauteur d’eau disponible.

L’un des marégraphes, magnifiquement restauré dans un jeu de briques multicolores, jouxtait la salle de réception. Elle l’admira un instant lorsque son regard fut attiré par une plaque de marbre gravée sur le marégraphe. Elle s’approcha et lut :

« Ici, en Seine devant Bapaume, du 24 au 31 juillet 1800, Robert Fulton procéda à la première expérience de navigation sous-marine sur un navire insubmersible, le Nautilus, construit à Rouen sur ses plans ».

Le Nautilus ? Le premier sous-marin ? Testé à Rouen dans la Seine ?

Elle n’avait jamais entendu parler auparavant de cette histoire. Pourtant, la plaque sur le marégraphe semblait ancienne…

Elle regarda un instant l’eau grise du fleuve, toute proche. Elle se fit la réflexion qu’en plus de l’hélicoptère et du catamaran F1, le commissaire Paturel avait négligé l’hypothèse d’un déplacement en sous-marin entre Caudebec-en-Caux et les quais de Rouen. Cela pouvait expliquer l’absence complète de témoins… à condition bien entendu de trouver un sous-marin fonçant sous l’eau à plus de 250 kilomètres heure !

Elle se secoua. Tout ceci tenait de la science-fiction.

Il faisait déjà trop chaud, ce matin. Elle n’avait enfilé qu’une robe légère et se sentait déjà poisseuse. La fatigue sans doute. La peur aussi. Et une sorte d’amertume indicible.

Elle ne cessait de penser à ce géant blond, ce fugitif, le suspect numéro un, dont chaque flic de Rouen avait un portrait-robot dans la poche, un portrait-robot grossier, inutile, car elle n’avait pas été capable de se rappeler son visage.

Elle marcha quelques mètres et entra enfin dans la salle de réception de l’espace des Marégraphes. Un brouhaha immense succéda au silence des quais.

Il y avait du monde. Du beau monde.

Maline connaissait au moins un tiers des journalistes de la salle, ce qui signifiait que les deux autres tiers couvraient la conférence pour des médias nationaux ou étrangers. Maline compta plusieurs dizaines de caméras et presque autant de micros posés sur la table de la tribune.

Il s’agissait d’une tribune improvisée, une simple table en bois. Maline y reconnut la plupart des protagonistes : Olivier Levasseur était sobrement vêtu d’un costume sombre. Il avait également chaussé des lunettes de vue qui atténuaient un peu l’intensité de son regard. Sa prestance tranchait avec la fatigue évidente du commissaire Paturel, assis à sa gauche, les yeux rivés sur son téléphone, visiblement impatient que la conférence débute. Tout au bout de la tribune, à côté du député-maire et du vice-président de la Chambre de commerce, Maline reconnut également le général Sudoku, peu à l’aise dans cet exercice, jetant des regards inquiets à sa mère, assise au premier rang, à quelques chaises de l’homme d’affaires Nicolas Neufville. Lui aussi était donc là ! Il y avait aussi beaucoup de policiers, à toutes les issues. Maline reconnut les inspecteurs Ovide Stepanu et Colette Cadinot.

Maline cherchait à trouver une place assise, mais peinait à avancer, car diverses relations, rencontrées il y a plus ou moins longtemps, tenaient à la saluer et à échanger quelques mots. Aucun n’était réellement au courant des événements, aucun n’avait vécu de l’intérieur le drame de ces dernières heures, ils n’avaient aucune idée de ce qui était en train de se jouer. La plupart semblaient tout à fait ravis de se retrouver là.

Au milieu des rangées de sièges, une silhouette se leva et lui adressa un grand signe de main. Maline reconnut Oreste Armano-Baudry. Il lui avait gardé une place à côté de lui. Maline n’eut pas le choix, elle se faufila jusqu’à lui dans les rangs de chaises.

Immédiatement, Oreste lui parut anormalement sûr de lui. Son regard bleu clair avait repris sa dureté habituelle. Il semblait à la fois trop excité et trop empressé auprès de Maline. Il avait par contre le teint frais d’un garçon qui a dormi toute la nuit comme un bébé. La faculté de récupération était un privilège de la jeunesse que Maline regrettait de plus en plus.

A la tribune, on tapota sur un micro et le brouhaha cessa progressivement. Olivier Levasseur s’exprima le premier, très professionnel. Il présenta ses condoléances aux familles des marins et aux équipages, et précisa avec compassion mais fermeté qu’en hommage aux victimes, le programme de l’Armada ne serait pas modifié.

Show must go on, pensa Maline.

Olivier avait été parfait, sobre, sensible, crédible.

Un grand professionnel.

Oreste se pencha vers elle :

— C’est avec lui que tu as couché ?

Quel con !

Et il la tutoyait, maintenant ?

— Avec lui, entre autres…

Oreste insista :

— T’as raison, beau mec !

Le président de l’Armada parlait à son tour, les officiels allaient se succéder, tenant tous le même discours compassé mais rassurant.

Oreste se pencha une nouvelle fois vers Maline.

Il n’allait donc pas la lâcher !

— Tiens, lis ça, fit le journaliste en lui tendant un papier.

— C’est quoi ?

— Mon article pour Le Monde.

Le vice-président de la Chambre de commerce s’était lancé dans un discours trop long et complètement hors sujet sur l’avenir du port. Ou bien il noyait délibérément le poisson. Le niveau sonore de la salle remonta, sensiblement. Les journalistes n’attendaient qu’une chose, l’intervention du commissaire Paturel, pour pouvoir le bombarder de questions.

Maline en profita pour parcourir le texte d’Oreste. Le journaliste parisien révélait toute l’affaire jusque dans ses moindres détails. Il poursuivait sa démonstration en mettant clairement en cause la police, l’accusant de dissimulation. Il concluait par l’affirmation qu’il n’y avait pas un tueur sur l’Armada, mais plusieurs, organisés, déterminés ; sans doute une entreprise terroriste internationale, profitant de dizaines de nationalités présentes sur les quais pour fomenter un attentat à l’occasion de cette manifestation populaire.

Maline se tourna vers Oreste, furieuse :

— Tu ne vas pas écrire cela. Cela va être la panique !

Leurs voisins se retournèrent vers eux avec des grands « chuttt ». Ils n’y prêtèrent aucune attention.

— Et alors, répliqua Oreste, notre rôle, c’est d’informer, non ?

— Pas de raconter n’importe quoi ! Complots. Terrorisme. Attentat. C’est du pur sensationnalisme pour vendre ton article de merde et tirer toute la couverture à toi ! Je t’interdis de publier cela !

Oreste Armano-Baudry avait retrouvé la raideur dominatrice de la veille, lorsque Maline l’avait croisé pour la première fois à la sortie du train.

— Ce n’est pas la peine de t’énerver pour cela, Maline. De toutes les façons, j’ai envoyé l’article au Monde ce matin. Il est sûrement déjà en train d’être mis en page en ce moment.

— Téléphone pour annuler !

— Plutôt crever !

Maline sentait qu’elle allait faire bouffer son article au jeune journaliste lorsque son téléphone sonna. Des dizaines d’yeux courroucés se tournèrent vers elle.

A la tribune, c’était au tour des élus de prendre le micro.

* * *

Maline bouscula une rangée de chaises et monta sur la mezzanine de l’espace des Marégraphes pour répondre :

— Mademoiselle Abruzze ?

— Oui.

— C’est Ramphastos.

Elle avait tout de suite reconnu sa voix inimitable.

Qu’est-ce que le vieux conteur pirate pouvait bien lui vouloir ?

— Je viens d’apprendre pour les deux marins. Le Russe et l’Indonésien. Leur assassinat. Il faut qu’on se voie, mademoiselle Abruzze. J’ai des choses à vous dire.

— Quelles sortes de choses ?

— Des choses qui pourraient peut-être stopper l’hémorragie, si vous voyez ce que je veux dire, sauver quelques vies…

— O.K. On se voit quand vous voulez, je suis dispo…

— Ce soir, vous pouvez ? A ce moment-là, je serai suffisamment bourré pour vous parler et pas encore trop pour raconter n’importe quoi.

Ce soir ?

Maline fut déçue.

Il lui fallait davantage d’informations, tout de suite.

— Dites m’en plus…

Ramphastos ne répondit pas.

Maline regarda devant elle : de la mezzanine de l’espace des Marégraphes, la vue sur la Seine et les quais était somptueuse. Un poste de surveillance idéal. Maline insista :

— Si vous savez des choses qui peuvent sauver des vies, mieux vaut parler tout de suite, mieux vaut en informer la police !

Le rire gras de Ramphastos secoua le téléphone.

— Attention, mademoiselle Abruzze, vous m’avez fait bonne impression l’autre soir, vous m’avez peut-être même sauvé la vie, mais ne poussez pas le bouchon. N’allez pas demander à un pirate de parler aux flics !

— Il s’agit de vies à sauver, Ramphastos.

— Quarante ans d’anarchisme, mademoiselle Abruzze, à côté de marins malais, maltais, chinois, capverdiens, iraniens, chiliens… A combattre toutes les marines nationales du monde, tous les uniformes et tous les drapeaux autres que le noir. Tu parles peut-être à un poivrot, ma jolie, mais un poivrot qui n’a pas encore renié tous ses idéaux ! La seule chose qu’il lui reste !

Maline ne voulait pas le perdre. Elle fit rapidement machine arrière.

— O.K. O.K. On fait sans les flics. Je viens seule. Où ?

— Au Libertalia, ça me semble l’endroit approprié…

Il partit dans un nouveau rire gras. Contrairement à ce qu’il avait dit, il semblait déjà avoir bu.

— Je peux venir avant, si vous voulez. Tout de suite même…

— Du calme, ma mignonne. C’est encore moi le capitaine, c’est moi qui tient la barre. Rendez-vous au Libertalia, à 18 heures. D’ici là, ne vas pas jouer à la conne, ne dis rien à la police, et surtout, écoute-moi bien, ne cherche pas à t’approcher trop près de la vérité. Attends ce soir. Il ne faut pas, surtout pas, chercher à tout savoir sans avoir été préparée, sans connaître ce qui est en jeu. Ceux qui se croient plus forts, qui ne respectent pas les règles, la malédiction, la punition s’abat sur eux. Ecoute-moi bien jeune fille, si tu veux tout arrêter, éviter le prochain meurtre, il faut t’en remettre à moi, ce soir… Au Libertalia. 18 heures. D’ici là, ne bouge pas un cil !

Il raccrocha. De son esplanade, Maline regarda un instant la foule compacte qui se pressait déjà autour des voiliers. Pour le moment, l’affluence n’avait pas baissé. Au contraire. Les meurtres avaient peut-être encore davantage suscité la curiosité des touristes.

Jusqu’à quand ? Quand la curiosité un peu morbide allait-elle laisser place à la panique ?

Maline se demanda ce qu’elle devait penser de l’appel de Ramphastos : était-ce le délire d’un ivrogne ? Etait-ce un piège ? Devait-elle en parler à la police ? Devait-elle attendre ce soir ? Ramphastos était-il un ivrogne inoffensif ou un dangereux anarchiste ?

Tout allait trop vite.

Comment faire les bons choix ?

Dans l’immédiat, Maline prit la décision de ne pas parler à la police. Ramphastos ne parlerait qu’à elle et ne lui parlerait même plus du tout si elle mouchardait. Attendre ce soir… 18 heures. Cela allait venir vite.

Mais d’ici là, contrairement aux conseils du vieil ivrogne à propos de cette malédiction, elle comptait bien s’approcher le plus possible de la vérité !

* * *

Maline revint dans la salle. On était passé aux choses sérieuses. Le commissaire Paturel, ruisselant, expliquait et réexpliquait les méthodes de la police, l’ampleur des forces déployées, les avancées, heure par heure, de la police scientifique. Il n’était pas très convaincant. Les journalistes posaient des questions par rafales. Le commissaire ne cherchait même plus à les esquiver, mais ne donnait aucune réponse.

Maline bouscula à nouveau la rangée de chaises devant elle et retourna s’asseoir près d’Oreste. Le journaliste parisien semblait jubiler de la longueur d’avance qu’il possédait sur tous les autres reporters. Le commissaire n’avait abordé aucun des points cruciaux de l’affaire.

Dans la salle, un nouveau journaliste se leva pour prendre la parole. Maline le connaissait, il s’agissait de l’animateur d’une radio très locale destinée principalement à un public d’adolescents. Elle le savait à peu près capable de tout dans le domaine de la provocation potache. Pourtant, en l’occurrence, l’animateur adoptait un ton catastrophé :

— J’ai entendu dire qu’on a retrouvé un autre cadavre de marin, ce matin, sur les quais rive gauche, à côté des silos.

Toutes les personnalités de la tribune blêmirent.

La panique gagna la salle comme une traînée de poudre.

Un nouveau meurtre ?

Le provocateur agita un magnétophone : il enregistrait toutes les réactions de la salle. Il profita de l’effet de surprise pour continuer :

— Un cadavre à côté des silos. Je crois qu’on a affaire à un « céréale killer » !

Il y eut quelques rires, qu’une bronca de protestation couvrit. Le jeune provocateur s’en fichait, il tenait son effet qu’il repasserait en boucle sur sa radio locale. Paturel, d’un signe de tête, indiqua à deux policiers de sortir manu militari le comique. Après cet intermède, de nouvelles questions fusèrent, sérieuses, mais toujours très éloignées de la réalité.

Heureusement !

Soudain, ce que Maline craignait depuis le début de la conférence de presse se produisit.

Oreste se leva.

Il toisa la salle comme une rock star toise son public.

Maline n’eut pas le temps de réagir, mais au regard déterminé d’Oreste, elle sut qu’il n’avait pas pu résister. La gloire, les interviews des télévisions du monde entier, reprises dans des centaines de journaux, sur le net et dans la presse, son nom apparaissant, brusquement dans toutes les bouches qui comptent, qui font l’information, qui font les opinions, tout ceci était à portée de main, à cet instant.

Il suffisait qu’il raconte ce qu’il savait.

L’Armada était une immense caisse de résonance.

Un formidable tremplin pour sa carrière naissante.

Son article dans Le Monde, dans quelques heures, n’en serait que plus attendu. Son intervention orale ne serait qu’un teasing.

Le commissaire Paturel, en voyant Oreste Armano-Baudry se lever, comprit que la conférence de presse allait mal tourner. Mais il était trop tard !

Oreste commença d’une voix posée ne traduisant aucune appréhension.

— Oreste Armano-Baudry. Du Monde. Monsieur le commissaire, je crois que vous ne dites pas la vérité. A vrai dire, je ne le crois pas, je le sais…

Dans les deux minutes qui suivirent, Oreste révéla absolument tout ce qu’il savait, insistant sur les aspects les plus sordides, et orientant toutes ses conclusions vers l’hypothèse de l’organisation criminelle terroriste, dont on ne connaissait ni l’importance, ni le but, mais dont on savait qu’elle n’hésitait pas à tuer les témoins gênants, pour mettre à exécution son plan.

Oreste Armano-Baudry n’eut pas à affronter les foudres d’un Olivier Levasseur qui avait retiré ses lunettes et semblait prêt à le fusiller au laser vert de ses yeux, d’un commissaire Paturel au bord de l’implosion, d’un général Sudoku qui tordait nerveusement ses phalanges. Son téléphone portable sonna et il quitta la salle en s’excusant.

Cet appel était prémédité, il faisait partie de la mise en scène, Maline en était certaine.

Le journaliste s’excusa en demandant aux personnes devant lui de se pousser, se retourna une dernière fois vers Maline en lui lançant un clin d’œil qu’il souhaita peut-être complice, puis sortit, le portable à la main.

Maline n’osait plus lever les yeux. C’est elle qui avait fait entrer le loup dans la bergerie, hier soir.

A peine Oreste Armano-Baudry sorti, une forêt de doigts se leva.

Olivier Levasseur tenta de calmer le jeu en indiquant que l’on allait répondre à toutes les questions, une par une, que le commissaire allait tout expliquer.

Hélas pour le chargé de relations presse, au même moment, le téléphone portable du commissaire sonna !

— Excusez-moi, fit le commissaire Paturel, confus.

Il se leva et s’éloigna, faisant d’un mouvement de tête signe à l’inspectrice Colette Cadinot de prendre sa place en tribune.

C’était visiblement important.

Pourtant, l’esquive involontaire du commissaire Paturel fut ponctuée de sifflets et de rires goguenards dans la salle. Olivier Levasseur allait reprendre la main et définir le tour de prise de paroles lorsque Colette Cadinot se leva à la tribune.

Droite. Déterminée.

— Messieurs les journalistes, je vous prie de ne pas tenir compte de cette histoire absurde d’organisation criminelle terroriste. Nous avons les preuves formelles, les plus scientifiques, que nous avons affaire à un meurtrier, et un seul. Nous avons des témoins oculaires de ce meurtrier, nous avons établi un portrait-robot, qui a été diffusé à l’ensemble de la police, qui n’a jamais été déployée en plus grand nombre sur le territoire de l’agglomération. Nous connaissons de plus son profil génétique. Ce suspect est blessé, nous savons qu’il est le dernier représentant d’un groupe de quatre associés, et qu’il a tué ses trois complices. Tout risque d’autre meurtre sur l’Armada est donc écarté. Nous sommes néanmoins en présence d’un criminel en fuite, dangereux mais recherché. Il est sans doute déjà loin de l’agglomération rouennaise, mais il ne saurait nous échapper longtemps. Je n’ai rien d’autre à ajouter. Je vous remercie. Je pense que nous avons tous du travail. Vous pourrez trouver en sortant des photocopies du portrait-robot du suspect ainsi que le numéro vert à appeler en cas d’urgence.

Les voisins de Maline ne parurent pas convaincus du discours de l’inspectrice Colette Cadinot, et ils semblaient assez représentatifs de l’opinion générale de la salle. On grogna, on protesta, mais au final on se résigna assez vite, car l’inspectrice Cadinot n’était pas du genre à revenir sur sa décision, et tout le monde l’avait compris.

Sous les remerciements polis d’Olivier Levasseur, la salle se vida rapidement. Effectivement, tous les journalistes avaient beaucoup de travail.

Maline tenta de se frayer un chemin jusqu’à la tribune. Le général Sudoku, qui n’avait pas dit un mot, était en grande conversation avec une dizaine de personnes, sans doute des bénévoles responsables des commissions de l’Armada. Olivier Levasseur discutait pour sa part avec Nicolas Neufville, qui lui non plus n’avait pas dit un mot pendant la conférence de presse. Que pouvait bien encore raconter cet homme d’affaires au chargé de relations presse de l’Armada ?

Maline s’approchait encore de la tribune, en direction d’Olivier Levasseur, lorsque l’inspecteur Ovide Stepanu l’intercepta :

— Sympathique, votre ami journaliste. Pas du tout le genre à cracher dans la soupe…

— Désolée, j’ai mal évalué la situation, hier soir.

— Il me semble, oui ! Remarquez, c’est un peu ma faute aussi. La thèse du complot organisé, d’une chasse-partie anarchiste, c’est la mienne depuis le début. Mais là, votre ami journaliste a poussé le bouchon un peu loin.

Maline eut envie de préciser que ce n’était pas son ami, mais à quoi bon ?

— Le commissaire est parti ? se contenta-t-elle de demander.

— Oui, on a signalé votre motard blond, rive gauche, à Grand-Quevilly. Il coordonne la recherche avec le stagiaire, Jérémy Mezenguel. Il peut, il est en forme, ce Mezenguel, il est le seul qui ait dormi toute la nuit. Il n’a pas entendu son téléphone ce con !

— On a repéré le motard blond ? demanda Maline d’une voix pleine d’espoir.

— Oui… C’est seulement la dix-septième fois depuis ce matin… Depuis la diffusion du portrait-robot, il ne fait pas bon être grand, blond et se balader à moto dans Rouen.

Maline, déçue, laissa Ovide Stepanu. Elle voulait parler à Olivier, au moins un instant, mais il était toujours occupé avec Neufville. Sous les ordres de Sudoku, des bénévoles rangeaient toutes les chaises et les empilaient dans un coin.

Maline observa Olivier Levasseur quelques dizaines de mètres devant eux. Elle repensa aux mots du commissaire ce matin.

Trop propre sur lui, trop pour être honnête.

Oui, elle voyait bien ce qu’il voulait dire. Olivier Levasseur possédait un exaspérant contrôle de lui-même, en toute circonstance. C’est sans doute ce qui attirait Maline chez lui, la curiosité, l’envie de découvrir qui était l’homme lorsqu’il perdait le contrôle.

Et aussi une envie folle de refaire l’amour avec lui.

Maline avait enfilé ce matin une robe à fleurs échancrée, légère. Elle aurait aimé qu’il lui jette un regard, au moins. Mais il était tout à son job.

Il sembla à Maline qu’Olivier Levasseur allait tourner la tête vers elle lorsque son téléphone portable sonna à nouveau. Elle jura mais décrocha tout de même.

— Oui ?

— Maline Abruzze. Ici Joe Roblin. Ce matin, à la gare, vous vous souvenez ?

— Comment oublier…

— J’aimerais vous parler.

Décidemment, c’était la journée des rendez-vous !

— Quand ?

Le profileur répondit brusquement, comme animé par l’urgence.

— Tout de suite !

— Où ?

— L’aître Saint-Maclou, ça vous va ? Dans quinze minutes ?

— Vous avez du nouveau ?

— Plus que cela ! J’ai la solution pour le double meurtre… Mais ce n’est pas le plus important ! Le plus important, pour l’instant, c’est votre sécurité personnelle…

43. La traque

9 h 41, théâtre des Arts


Le groupe de cinq C.R.S. passa devant le théâtre des Arts, matraques à la cuisse. L’un des hommes tenait un molosse en laisse.

Morten Nordraak descendit prudemment quelques marches vers le Métrobus. Néanmoins, derrière ses lunettes de soleil, il savait qu’il ne risquait rien. Ce portrait-robot diffusé partout, dans la presse et sur les murs, ne lui ressemblait pas, il était beaucoup trop flou, personne ne pouvait le reconnaître avec ce croquis grossier. Les seules indications précises étaient sa taille et ses cheveux blonds.

Il sourit.

Ses cheveux blonds étaient eux aussi dissimulés sous une casquette kaki : une précaution presque inutile, ils n’allaient pas arrêter tous les types blonds de la ville !

Il avait eu de la chance, hier, la journaliste n’avait fait que l’apercevoir, à Villequier. Ils avaient bien failli le coincer sur cette route le long de la Seine. Mais maintenant, il était tranquille, il ne craignait plus rien.

Il allait pouvoir agir. Il était seul désormais.

Seul pour le butin, c’est ce qui pouvait arriver de mieux, après tout.

Mais il allait devoir être méfiant, extrêmement méfiant. Malin aussi.

Surgir là où on ne l’attendait pas.

Morten Nordraak se dissimula un peu derrière la statue de Pierre Corneille. Il observa l’alignement des voiliers sur la Seine, et au bout, l’espace des Marégraphes. Une foule de journalistes, de flics, de tout ce que l’Armada compte de gens importants, venait de sortir du hangar. Il savait que la journaliste était là, elle aussi. Elle était forcément là, elle allait sortir, comme les autres.

Elle était la seule à pouvoir l’identifier. Le type n’avait même pas levé les yeux sur lui, dans l’église.

Cette fille représentait le seul danger.

Elle l’avait vu, à Villequier. En plus, elle n’était pas là par hasard. Elle avait compris, déchiffré leurs codes. Elle était la seule à s’être autant approchée de la vérité. Oui, cette fille était le seul véritable danger !

Mais il lui fallait réfléchir, ne pas agir dans la précipitation. Jusqu’à présent, il avait été le plus malin. On ne se retrouve pas le dernier, seul face au butin, sans être malin.

De son poste d’observation, derrière ses lunettes, sous sa casquette, il était invisible, méconnaissable.

Pas elle !

Il la vit s’avancer. Elle marchait d’un pas pressé le long de la Seine. Un joli petit lot. Le tissu de sa robe qui se collait à chaque pas faisait ressortir ses fesses et ses seins. Il n’avait pas vraiment eu le temps de la détailler dans l’église de Villequier. Elle passa sans même regarder dans sa direction, à une cinquantaine de mètres.

Il suivit Maline des yeux jusqu’à ce qu’elle s’éloigne.

Elle représentait le seul danger. Un danger bien plus réel que ces centaines de flics à ses trousses, sans aucun indice.

Elle seule l’avait vu, lui, le tigre.

Elle seule pouvait comprendre, découvrir son nom, l’identifier.

44. Cortège funèbre, danse macabre

9 h 42, rues de Rouen, aître Saint-Maclou


Maline marchait d’un pas pressé dans les rues de Rouen.

Que lui voulait ce Joe Roblin ? Pourquoi lui donner rendez-vous à l’aître Saint-Maclou ?

En remontant la rue de la République, elle aperçut près de l’hôtel de ville le défilé des équipages qui se mettait en route. Il y avait une foule considérable sur le passage du cortège, encadrée par un impressionnant dispositif de police. Maline remarqua qu’on avait également installé des caméras de surveillance tout au long du parcours.

Espéraient-ils vraiment repérer le fugitif avec ces caméras ? A l’aide de ce portrait-robot minable ?

Un adagio, joué uniquement par les cuivres de la fanfare, donna le signal du début de la procession. La musique, qui n’avait rien de militaire, résonna comme une complainte en hommage aux trois jeunes marins tombés en Normandie, à des milliers de kilomètres de chez eux. Les Mexicains du Cuauhtémoc ouvraient le défilé, suivis de l’équipage du Mir puis de celui du Dewaruci. Un jeune cadet portait un drapeau en berne. Tous arboraient un brassard noir.

L’émotion était palpable, jusque dans le regard des touristes sur les trottoirs.

Maline laissa le défilé et tourna rue Martainville, vers l’aître Saint-Maclou. Quelques minutes plus tard, elle entrait dans la cour intérieure de l’actuelle école des Beaux-Arts de Rouen. Il y a longtemps qu’elle n’était pas venue, mais elle connaissait l’histoire étrange de ce lieu, fondé en pleine épidémie de peste pour servir de cimetière à l’église Saint-Maclou. Plus qu’un cimetière, le lieu devint, pendant des siècles, un immense charnier. Faute de place, les galeries des maisons à colombages entourant la cour servirent à leur tour d’ossuaires.

Désormais, le visiteur pressé ne voyait de ce cloître qu’un espace paisible, ombragé, ceint de bâtisses médiévales à colombages. Un regard plus attentif faisait naître immanquablement un sentiment de mal-être. Toutes les boiseries de la cour était décorées de sculptures macabres, de têtes de mort, de crânes, de tibias enchâssés dans d’étranges mises en scènes mortifères, de faux, de pioches et d’autres outils de fossoyeurs faisant l’objet de cultes morbides.

Maline repéra facilement Joe Roblin. Sa longue silhouette noire semblait fascinée par l’examen de la colonne d’une des maisons à colombages. Il entendit venir Maline et se tourna vers elle, lui désignant la colonne de bois :

— C’est envoûtant ! Cette danse macabre est sculptée dans la cour sur trente et un piliers. Sur chaque pilier, la mort entraîne dans sa danse un personnage, quelle que soit sa condition sociale, pape, roi ou mendiant. C’est l’un des plus beaux exemples de danse macabre au monde. J’en avais entendu parler, bien entendu, mais je ne l’avais jamais vu. Ce squelette hideux qui emporte trente et une personnes dans la mort, une à chaque pilier, c’est presque une enquête policière !

Maline était fatiguée et mal à l’aise. Elle le coupa.

— C’est pour me parler de ce serial killer médiéval que vous m’avez demandé de venir ?

Joe Roblin fit comme s’il n’avait pas entendu :

— J’adore ce lieu ! On peut le prendre pour une halte tranquille et plus on est attentif, plus on y découvre des détails horribles. Comme ces marins assassinés, sous les lampions de la fête populaire, non ? Comme nous tous ? Si on gratte la vie d’un type qui a l’air bien tranquille, que croyez-vous que l’on trouve ?

Maline soupira :

— Quai des Orfèvres, dans votre domaine, vous êtes vraiment une pointure ou bien il n’y avait plus que vous ?

Roblin sourit franchement. Cela ne devait pas lui arriver souvent.

— O.K., Maline. Vous avez raison, on va entrer dans le vif du sujet et revenir à notre affaire. En plus de la psychologie, j’ai une formation d’historien, donc les symboles, je les connais, je ne les néglige pas… Les symboles, la piraterie et le reste, ont tous leur importance dans cette affaire. Mais le plus important, ici, c’est que nous avons affaire à un meurtrier manipulateur, qui joue au chat et à la souris depuis le début, qui place les indices et les coupables qu’il veut, quand il le veut. Il possède toujours une longueur d’avance. Il contrôle. Il ne commettra pas de faute, il n’en a pas commis. Tous les faits que nous avons face à nous ne sont que des faux-semblants, des trompe-l’œil, laissés volontairement sur notre route. Il nous faut réfléchir autrement, sans partir des faits que le meurtrier a mis sur notre chemin.

Ils marchaient dans la cour. Le regard de Roblin déviait sans cesse vers les sculptures macabres de bois. Pas une fois il n’avait eu un regard pour les courbes bronzées de Maline.

— D’accord, fit Maline. Je veux bien vous suivre. Mais les faits sont les faits. Non ? Le double meurtre d’hier par exemple, commis par le même assassin, à la même heure, à quarante kilomètres de distance ?

— Pour ce problème particulier, et lui seul. La solution est un peu différente. Elle est mathématique. L’équation de ce double meurtre n’est pas dure à poser.

Maline commençait à être très agacée par ce monsieur réponse à tout.

— Vraiment, fit-elle d’un ton ironique. Une simple équation ?

— Oui. Mais une nouvelle fois, ce n’est pas le plus important. C’est un leurre, pour détourner notre attention. Mais bon, puisque vous ne m’écouterez pas avant que je vous aie éclairée… Je vous le dis, une simple équation. Il suffit de bien poser le problème. Nous sommes en face de trois vérités. Trois axiomes : les deux marins sont tués à la même heure ; les deux marins sont tués par la même personne ; les deux marins sont tués dans deux endroits différents. Vous êtes d’accord ? Une de ces trois affirmations est obligatoirement fausse. Au moins une des trois ! Donc supposons que deux de ces affirmations soient vraies et que la solution consiste à trouver celle qui est fausse. On peut poser alors trois combinaisons, trois combinaisons seulement : les deux marins sont tués à la même heure par le même assassin, mais au même endroit ; les deux marins sont tués à la même heure dans deux endroits différents, mais par deux assassins différents ; les deux marins sont tués par le même assassin à deux endroits différents, mais pas à la même heure. Partant de là, il suffit d’éliminer les combinaisons impossibles, et il n’en reste logiquement plus qu’une seule. Alors, tout s’éclaire, simplement…

— Et alors ?

— Et alors ? Vous n’avez rien écouté, Maline ? Trois combinaisons ! Compte tenu de ce que l’on sait, une seule est possible ! C’est enfantin.

Il se retourna vers un tibia sculpté qui lui sembla beaucoup plus sexy que la cuisse nue de Maline.

Est-ce que ce type baratinait ? En tous les cas, il n’était pas disposé à en dire plus. Sa façon de raisonner était sans doute la bonne, mais pour l’instant, il ne l’avait pas plus éclairée sur ce double meurtre impossible. C’était enfantin, avait-il dit. Mais Maline avait l’esprit trop embrouillé. Il lui aurait fallu une feuille de papier pour poser ces axiomes, mettre des faits en face. Joe Roblin se retourna enfin vers la journaliste :

— Ne vous torturez pas la tête, mademoiselle Abruzze. Le plus important n’est pas de percer les tours de passe-passe de ce magicien, c’est de comprendre sa routine, son raisonnement, pourquoi il a besoin d’une telle mise en scène ? Ce qu’il cherche, ce qu’il veut nous mon­trer, nous cacher. Le comprendre pour anticiper…

— La psychologie du tueur ! C’est bien cela votre spécialité. Alors, qu’en pensez-vous ?

Roblin posa brusquement sa main sur le bras nu de Maline.

Elle frissonna. Il avait des ongles rongés jusqu’au sang et des brûlures aux avant-bras.

— Nous y voilà, Maline ! Il y a un problème, une contradiction, bien plus troublante que celle de ce double meurtre impossible. Nous avons affaire à une double psychologie. D’un côté, il y a dans ces meurtres quelque chose qui relève de la punition, du châtiment. C’est évident. Les trois marins ont été punis. Ils n’ont pas respecté un code d’honneur, un rituel, ils ont enfreint une règle.

Maline repensa à cette histoire de punition, de malédiction évoquée par Ramphastos.

— Mais d’un autre côté, continua Roblin, tout prouve que ces trois marins étaient liés, cherchaient la même chose, étaient complices : ils ont le même âge, le même profil psychologique, la même vie familiale, les mêmes tatouages…

— Vous avez enquêté sur la vie de chaque victime ?

— Oui. C’est le b.a.-ba. Bref, ils sont complices, ils cherchent le même but, et il est certain que le meurtrier recherche également ce but, qu’il possède la même motivation…

— Je ne comprends pas. Où est le paradoxe ? C’est un pacte, la fameuse chasse-partie entre pirates. Quatre complices, ils partagent un secret, un magot. L’un des quatre tue les trois autres pour avoir le gâteau pour lui tout seul…

Roblin s’arrêta. Ses ongles rongés explorèrent les cavités d’un crâne sculpté dans une poutre.

— J’adore vraiment cet endroit ! J’en profite ! La P.J. a tendance à m’envoyer un peu partout en France pour résoudre ce genre de crimes. Après-demain, lorsque j’aurai résolu cette affaire, je ne sais pas où je serai…

Il se tourna vers Maline et lui serra à nouveau le bras avec les moignons qui lui servaient de doigts :

— Ecoutez-moi, mademoiselle Abruzze, vous ne comprenez pas… Ce n’est pas qu’une histoire de magot. Il y a autre chose. Une morale, des valeurs. Ce que je veux dire, c’est que le meurtrier souffre de troubles dissociatifs, une forme de schizophrénie. Il punit ses victimes pour un crime qu’il commet lui-même. Je vais essayer de mieux m’expliquer. J’ai l’impression que ces marins poignardés cherchaient une vérité, étaient animés par une quête ?

— Un trésor ?

— Si vous voulez, pour simplifier. Ils sont guidés, pour cela, par quelqu’un, soit l’un des quatre, soit un autre, qui se pose comme le gardien de cette vérité… mais qui la cherche lui-même….

— Donc, s’il allait au bout du raisonnement, il devrait se punir lui-même…

Roblin s’illumina :

— Exactement ! C’est en cela qu’il est schizophrène. Il tue au nom d’une valeur qu’il ne respecte pas pour lui-même. Logiquement, ce dilemme doit générer une profonde angoisse chez le meurtrier. C’est ce sentiment qu’il faut exploiter, qui pourra lui faire commettre la faute…

— Mouais.

Maline n’était qu’à moitié convaincue. Roblin allait à nouveau se retourner et examiner un squelette quelconque lorsque Maline le rattrapa à son tour par le bras, sans ménagement.

— Par ici ! Pourquoi le meurtrier ne tuerait-il pas les marins, non pas parce qu’ils cherchent la vérité, mais simplement parce qu’ils parlent trop, risquent de révéler des secrets ? Le meurtrier peut se poser simplement comme le gardien de ce secret…

— C’est la même chose ! Il est le gardien de ce secret, mais il cherche également à le percer. Il le protège mais il le convoite en même temps. En quelque sorte, il souhaite le garder pour lui seul. Je vais faire une métaphore. On est un peu dans le cas d’un soupirant timide, qui désire une femme sans oser la toucher, mais qui néanmoins cultive un sentiment de jalousie obsessionnel envers tous les autres soupirants.

Maline commençait à comprendre où le profileur voulait en venir :

— O.K. Je vois mieux… Mais maintenant que vous avez dressé le profil psychologique du tueur, ça nous avance à quoi ?

— Ça nous renseigne sur le meurtrier ! J’ai l’intime conviction qu’il a subi un traumatisme dans sa vie, un traumatisme qu’il a chargé de symboles, de codes. A travers ces crimes, il expie une faute, une responsabilité.

Roblin resta à nouveau en arrêt devant la danse macabre d’un pilier. La mort entraînait un enfant dans sa ronde ! Maline pensa que Joe Roblin avait tout à fait le profil du type traumatisé qu’il venait de décrire, un profil de psychopathe qui a finalement basculé du bon côté, celui de la police…

Du moins elle l’espérait.

Roblin continua :

— Le profil psychologique peut aussi nous servir à le piéger, au moment où il le faudra. N’oublions pas que tout est lié à l’Armada. Il veut gagner du temps, brouiller les pistes. Il a pris des risques, il a commis des meurtres presque en public. Il agit dans l’urgence, comme s’il souhaitait que la vérité ne soit pas découverte avant le départ des bateaux. La clé est sans doute liée à la marine, la Seine, son histoire, la piraterie. Les quais doivent fourmiller d’indices. L’Armada est sans doute une chance unique pour avancer, aller au bout de cette quête. Quand nous saurons ce qu’il cherche à cacher, alors, il deviendra vulnérable, nous pourrons le piéger… J’espère simplement que nous ne comprendrons pas trop tard. J’ai la conviction que tout va s’accélérer dans les heures qui viennent. Le meurtrier cherche à colmater un barrage qui menace de céder. A tuer pour cela tous ceux qui chercheront à approcher trop près de la vérité, au nom d’un système de valeur, de morale, de rite que seul le meurtrier connaît…

— Vous êtes vraiment persuadé qu’il n’y a qu’un meurtrier ?

— Un seul, oui. Je sais que certains penchent pour la théorie de la secte, du complot. Non, pour ma part, je sens qu’il n’y a qu’une seule personne derrière tout ça… Une seule… Machiavélique…

— Peut-être votre déformation de chasseur de serial killer

— Peut-être…

Maline était tout de même impressionnée par ce type. Il avait pris connaissance du dossier depuis à peine une heure, du moins s’il ne les avait pas bluffés, et semblait déjà mieux le maîtriser qu’eux. Malgré elle, Maline jeta un regard vers un alignement d’os brisés. Ils étaient désormais seuls dans l’aître, tous les autres touristes étaient sortis.

— Joe, pourquoi avoir voulu me parler ? Vous ne m’avez rien demandé. Vous ne m’avez rien appris de concret.

— De concret non, d’important, oui. Vous pouvez me croire. Mais vous avez raison, je voulais vous voir pour autre chose.

Le malaise grandit. Maline prit conscience que ses pas remuaient la poussière d’un sol sur lequel, pendant des siècles, on avait entassé des cadavres.

— Je voulais vous prévenir, Maline… Vous mettre en garde.

— Quoi ? répondit la journaliste d’une voix troublée.

— Je suis parvenu à cette conclusion : tous ceux qui sont susceptibles de découvrir la vérité, de la diffuser, seront en danger dans les heures qui viennent, avant la fin de l’Armada.

Maline se sentait nauséeuse. Dépassée. Fatiguée. Des milliers de corps s’étaient décomposés sous ses pas. L’air qu’elle respirait était celui d’un charnier.

— Donc moi aussi, je serais menacée ? parvint-elle à demander.

— Vous surtout ! Vous êtes la plus proche de la vérité. Villequier, c’est votre découverte ! Le meurtrier le sait. Le meurtrier possède une position centrale dans cette histoire. Il est au courant de beaucoup de choses, de beaucoup trop. Ecoutez-moi, Maline. Dans les heures qui viennent, ne restez pas seule ! N’acceptez pas de rendez-vous isolés, même de la part de personnes en qui vous avez confiance ! C’est pour cela que je voulais vous voir, Maline. Pour vous mettre en garde…

Maline, désormais, ne voyait que les détails macabres de ce cloître. Ainsi, elle était en danger. Ce profileur l’avait fait venir ici pour la mettre en garde, l’inciter à la prudence, l’effrayer.

— Pour me foutre la frousse, côté mise en scène, c’est assez réussi, articula-t-elle.

— J’ai hésité longtemps avec le cimetière Monumental !

Il n’y avait aucune ironie dans la réponse de Roblin. Maline en frissonna :

— Je suis la prochaine sur la liste, alors ?

— Seulement si vous cherchez à jouer le coup en solo, si vous vous laissez happer par la lumière de la vérité… Vous êtes prévenue. Vous êtes dans l’œil du tueur !

Maline pensa au rendez-vous de ce soir, 18 heures, au Libertalia, avec Ramphastos. Ramphastos aurait très bien pu correspondre au profil de psychopathe-gourou que Joe Roblin venait de définir. Mais elle avait rendez-vous dans un lieu public, en plein jour !

Il n’y avait aucun danger.

Joe Roblin s’éloigna, enfonçant dans ses oreilles le casque d’un lecteur MP3.

Quelle musique un type aussi barré pouvait-il écouter ?

Requiem ? Opéras wagnériens ? Techno assourdissante ?

Maline éprouvait désormais un besoin pressant de quitter cet endroit macabre. En sortant, avant de passer sous le porche en bois, sur sa gauche, elle ne put s’empêcher de regarder le squelette, bien réel celui-là, d’un chat, mort, exposé dans la vitrine. Elle connaissait la sinistre histoire : c’était le squelette d’un chat emmuré vivant, des siècles auparavant, sans doute pour conjurer le mauvais sort, endiguer l’épidémie de mort. Un chat, sans doute noir.

Croiser ce cadavre de chat, était-ce ou non mauvais présage ?

L’aiderait-il à conjurer le sort, aujourd’hui ?

Comment savoir ?

Dans l’immédiat, il ne lui inspirait qu’un profond dégoût.

Une fois dans la rue, Maline, malgré elle, ne put s’empêcher de repenser aux recommandations de Roblin.

Ne pas rester seule.

Le meurtrier la connaissait, la recherchait, peut-être.

Elle dépassa les terrasses de la rue Martainville. Elle entendait les échos lointains du défilé. La fanfare mexicaine jouait une sorte de samba lente, un rythme à donner des cafards dans les jambes.

45. Chasse aux blonds

11 h 23, commissariat de Rouen, 9, rue Brisout-de-Barneville


En entrant en trombe dans le commissariat, Gustave Paturel eut une très bonne surprise.

Les collègues étaient en train d’interroger à l’accueil un type blond, cheveux courts, plus d’un mètre quatre-vingts, un casque de moto au bras.

Ils l’avaient coincé !

Enfin une bonne nouvelle ?

Le commissaire s’avança.

Dans la salle d’attente du commissariat, sur sa droite, plus de quinze types blonds, cheveux courts, plus d’un mètre quatre-vingts, un casque de moto au bras, attendaient leur tour.

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? hurla le commissaire.

— On vérifie, fit placidement un agent. On nous en amène cinq à l’heure, et on vérifie !

On allait vérifier l’alibi, le tatouage sur l’épaule et l’ADN de tous les blonds de plus d’un mètre quatre-vingts ?

Il continua sa marche pressée et salua en coup de vent sa secrétaire, Sarah Berneval.

— Sarah, vous avez vu Joe Roblin, le profileur ? En théorie, ce type est censé nous aider !

— Il est sorti tout à l’heure.

— Il a dit ce qu’il allait faire ?

— Non… Profiler je suppose.

Le commissaire Paturel poussa un juron et continua son inspection. Il entra dans le central vidéo. Une dizaine d’agents observait avec attention les caméras placées tout au long du parcours du défilé des équipages.

— Trois cents CRS, marmonna Paturel entre ses dents. Trente caméras vidéo. S’il se passe encore quelque chose, putain, ce ne sera pas faute d’avoir essayé de l’empêcher. Ouvrez l’œil, les gars !

Il regarda un instant le mur d’écran, qui permettait d’observer en direct la foule dans les points stratégiques de Rouen.

— J’aurais dû mettre aussi une caméra chez moi, grogna le commissaire en sortant. Comme cela, au moins, j’aurais pu voir mes gosses !

Il pénétra dans une autre salle. Une immense carte de la basse Seine était posée sur la table. Des traits reliaient Caudebec-en-Caux à Rouen. Deux agents, ainsi que l’inspecteur Ovide Stepanu, travaillaient autour.

— Bonjour messieurs. Alors, à part la téléportation, la plus puissante police scientifique de France n’a toujours pas d’explication rationnelle ? Catapultage ? Montgolfière ? C’est silencieux, une montgolfière, pas rapide, mais c’est discret !

— Passe tes nerfs sur quelqu’un d’autre, Gustave, répondit Stepanu. Tu as pensé à ma proposition ?

— Faire foutre tous les marins de l’Armada torse nu pour compter ceux qui ont un tatouage de tigre sur l’épaule ? Je comprends l’idée, Ovide, mais excuse-moi pour une fois de jouer les rabat-joie : négocier avec plus de vingt ambassades différentes, cela va prendre du temps. En plus, je te rappelle qu’il s’agit principalement de militaires. Jamais on n’aura l’autorisation avant la parade de la Seine lundi et le départ des marins. Donc prendre l’ADN des marins, il faut encore moins y penser !

— Dommage…

— Ouais, dommage… Tous les marins de l’Armada à poil pour compter les tatoués, dix mille chippendales sur les quais de Rouen, cela aurait fait un tabac ! Bon, je continue la tournée des popotes.

Sans décélérer, il s’enfila à nouveau dans le couloir et entra dans le bureau de l’inspectrice Colette Cadinot.

— Alors ? La piste Nicolas Neufville, promenade sur le Surcouf, Mexicain dans le congélo, cela donne quoi ?

— On a fait des recherches sur le capitaine du Surcouf, Patrick Baudouin. Rien à signaler. Dans l’année, il sillonne la Rance, Dinan-Dinard, Dinard-Dinan, dans tous les sens. Je sais bien que l’on a la preuve que Mungaray a séjourné dans le congélateur de son arrière-cuisine, mais tu crois que cela suffit pour une garde à vue ?

— Au point où on en est. Tu envoies deux agents l’embarquer. Au moins, on lui fera un test ADN.

Le commissaire marqua un temps d’arrêt :

— Non, envoie directement un fourgon. Tu embarques tout le personnel du Surcouf, avec les cuistots et les serveuses. Epilation gratuite et don du sang obligatoire pour tout le monde. N’importe lequel pourrait avoir accès au congélateur ! On va ratisser large, à défaut d’autre chose. Et sur la CYRFAN SARL, la boîte qui se fait des bénéfices monstrueux sur le dos des capitaines, on a réussi à savoir qui se cache derrière ?

— Rien de neuf. Le service juridique est dessus. Mais ça bloque !

Le commissaire jura à nouveau :

— Tant pis pour le service juridique. On va la jouer à l’ancienne ! Colette, pendant que tu y es, tu vas m’envoyer un deuxième fourgon sur les quais et m’embarquer les six capitaines dont les bateaux-promenades ont été loués par la CYRFAN. Vous me les cuisinez tous séparément. On verra bien si aucun n’a jamais entendu parler de Nicolas Neufville !

L’inspectrice Cadinot regarda son patron avec étonnement :

— T’as bouffé du lion, toi, aujourd’hui !

— Je viens d’avoir mes gosses au téléphone. Ils sont super heureux. On va pique-niquer ensemble lundi à Duclair en regardant passer les voiliers ! Donc tu vois, c’est pas du lion que j’aimerais bouffer, c’est du tigre !

— Et pour Nicolas Neufville, on fait quoi ? demanda l’inspectrice.

Paturel tiqua :

— C’est un peu plus compliqué ! Je ne me vois pas lui demander de me donner un poil de cul pour faire une analyse ADN !

Colette Cadinot sourit, ce qui était plutôt rare face à ce type d’allusion vulgaire. Elle sortit d’un tiroir un verre enveloppé dans un sac plastique.

— Tout à l’heure, à l’espace des Marégraphes, lors de la conférence de presse, quand je suis passée à la tribune, je crois bien que Nicolas Neufville a oublié son verre sur la table… Je crois bien qu’il a bu dedans et même laissé un peu de salive.

Paturel regarda l’inspectrice, sidéré :

— Tu as fait ça, Colette !

Colette Cadinot se rengorgea, visiblement fière de son audace.

— Tu es certaine de ne pas t’être trompée de verre, Colette ? Il y avait du gratin, à la tribune.

46. Rendez-vous au Libertalia

13 h 18, square Verdrel


Morten Nordraak regardait le cygne blanc allonger le cou pour attraper les morceaux de pain que lui lançait une petite fille de cinq ans.

La petite fille lui rappelait sa sœur, Lena. La dernière fois qu’il l’avait vue, elle devait avoir cet âge-là, cinq ans environ. Maintenant, elle devait bien en avoir seize. Elle devait être une vraie jeune fille. Il ne l’avait jamais revue. Il avait fait trop de conneries, quand il était jeune, il n’avait pas fréquenté les bonnes personnes, il n’avait pas eu de chance, il s’était fait prendre trop tôt.

Après, cela avait été l’engrenage. Prison. Centre de redressement. Prison.

La Marine nationale avait été une porte de sortie inespérée. On lui avait fait confiance, pour la première fois, on lui avait donné un uniforme. Il n’avait pas dix-huit ans lorsqu’il s’était engagé.

Et alors, à ce moment-là, il rencontra les bonnes personnes. Presque aussitôt.

Du moins, il l’avait cru. Il avait cru que les autres étaient fiables.

Ne pouvait-il compter que sur lui-même ? Sa vie n’était-elle qu’une fuite ? Reverrait-il Lena, un jour ? Reviendrait-il au village avant qu’elle se marie, pour lui offrir la plus belle des noces qu’on n’ait jamais vue ?

Oui, il reviendrait, avec le butin. Il l’avait bien mérité !

Il fallait qu’il tienne bon. Encore deux jours ! Tenir aujourd’hui et demain, dimanche. Après, il se fondrait à nouveau dans l’équipage, quitterait la France.

Il aurait gagné.

Morten Nordraak s’assura que personne ne le regardait, qu’il n’y avait pas de caméra de surveillance dans le square, et tira un morceau de papier quadrillé de sa poche.

« R.V. Libertalia. 18 heures. Marine Abruzze sera là. Exécution de la malédiction du jarl. Ramphastos. »

Il le replia aussitôt, méfiant.

On lui servait la journaliste sur un plateau ! C’était presque trop beau pour être vrai.

Il avait toujours fait confiance à ce vieux Ramphastos, avait-il eu raison finalement ? Ramphastos aussi le connaissait, savait qui il était.

C’était difficile de penser que le vieux Ramphastos puisse trahir. Il avait servi des années le drapeau noir, il connaissait des marins dans les ports du monde entier. C’était un type de confiance, un pur, un des derniers ! Mais il devait se méfier de tout le monde…

Morten Nordraak regardait toujours la fillette et le cygne.

La pureté…

Cela ne dure qu’un temps. Quelques années, et encore…

Ramphastos n’était plus qu’un vieil ivrogne, sans doute prêt à trahir tous ses idéaux pour ne jamais mourir de soif. Lui aussi pouvait l’identifier. Ils étaient deux, en fait, à pouvoir le reconnaître, cette journaliste, Maline Abruzze et Ramphastos.

Les deux devaient se rencontrer à 18 heures !

Si c’était un piège, il n’allait pas tomber stupidement dedans. Si cela n’en était pas un, il n’aurait fait que prendre ses précautions, Ramphastos pourrait comprendre.

D’une façon ou d’une autre, la malédiction s’appliquerait, c’était certain.

Elle s’était déjà appliquée.

Il serait présent au rendez-vous à 18 heures.

A sa façon.

47. Place 32

13 h 27, espace du Palais


Maline déjeuna d’un kebab dans le centre-ville, sur l’esplanade de l’espace du Palais, à la terrasse de l’Echiquier. Instinctivement elle ne s’éloignait pas des lieux publics et des rues fréquentées. Ce n’était pas très difficile, pour ce dernier week-end de l’Armada, la ville faisait le plein. Les terrasses étaient bondées. L’affaire du double meurtre ne semblait pas avoir changé le quotidien des habitants et des visiteurs.

Machinalement, Maline consulta la messagerie de son téléphone portable. Elle avait un message, un seul, laissé par Oreste Armano-Baudry. Sa voix était joyeuse, triomphante. Il indiquait qu’il était bien rentré à Paris par le premier train, qu’ils étaient tous enthousiasmés par son article à la rédaction du Monde, qu’ils lui réservaient une place de choix à la une, et que son rédacteur en chef aimerait beaucoup, mais vraiment beaucoup, publier une interview exclusive de la fabuleuse Maline Abruzze. Oreste laissait ses coordonnées personnelles et celles du rédacteur en chef, mais il fallait qu’elle se dépêche, ils étaient en plein bouclage.

Maline raccrocha son portable avec violence et supprima le message.

Quel connard !

Il n’avait décidément rien compris !

Elle prit le temps de picorer la salade et les crudités de son kebab, observant l’esplanade ensoleillée. Maline repensait aux recommandations de Joe Roblin, au rendez-vous avec Ramphastos, dans quelques heures. Ramphastos pouvait-il être impliqué dans cette affaire ? C’était stupide ! Le coupable était ce géant blond recherché par toutes les polices.

Ramphastos n’était qu’un pirate nostalgique, un ivrogne incapable d’être le cerveau d’une quelconque organisation, encore moins un tueur. Joe Roblin avait l’air sûr de lui : selon son analyse, il n’y avait qu’un tueur. Pouvait-on penser que Ramphastos joue à ce point la comédie ?

Certes, c’est lui qui le premier avait parlé de cette histoire de malédiction. Il haïssait l’Armada, et de plus, s’était fait exclure de cette organisation. La mise en scène macabre des crimes pouvait avoir ce but : mettre le bazar dans l’Armada, semer la panique ! Cela pourrait fort bien ressembler aux méthodes de ce vieil anarchiste…

Mais que penser alors de l’agression de Daniel Lovichi ? Un règlement de compte avec un complice ? Un hasard malheureux ? Une autre mise en scène avec un comparse bien payé ? Une mise en scène dont elle était le témoin !

Ou… L’hypothèse était plus vraisemblable encore. Une mise en scène dont elle devait être la victime. La vraie, l’agression sur Ramphastos n’était qu’un leurre pour l’attirer dans une ruelle sombre. Daniel Lovichi avait entre les mains l’arme du crime de Mungaray et connaissait Ramphastos. Tout pouvait s’expliquer ! Il exécutait les basses œuvres de Ramphastos. Les cinq mille euros dans la poche de Ramphastos n’étaient pas le mobile de la pseudo-agression, ils étaient le montant du contrat que devait recevoir Lovichi après l’avoir tuée. Voici pourquoi Ramphastos avait refusé de révéler d’où venait l’argent et à quoi il devait servir !

Depuis le début de cette affaire, on ne parlait que de piraterie. Sans aucun doute, Ramphastos avait le profil du coupable idéal. Le rendez-vous de ce soir n’était-il qu’un piège, alors ? Devait-elle alerter la police ?

Maline avala son kebab à pleines dents et réfléchit.

Que risquait-elle à se rendre dans un bar bondé en plein jour ? Si elle alertait la police, jamais le vieux pirate ne parlerait. Elle se sentait devenir folle, elle aussi, aussi folle que ce profileur sorti d’un film de série Z. Ses raisonnements ne menaient à rien. Ramphastos n’était qu’un vieil ivrogne et le coupable, le quatrième marin, le motard, le tigre, était sans doute déjà loin de Rouen.

Maline regarda sa montre. Elle avait plus de cinq heures avant le rendez-vous. Que faire ? Rentrer chez-elle ? Dormir un peu ? Elle en avait besoin.

Ce Roblin lui avait tout de même fichu la trouille avec ses délires. Elle n’avait aucune envie de se retrouver seule, même chez elle.

Un lieu public, jusqu’à six heures ? Un cinéma ? Les magasins ?

Maline réfléchit en terminant son kebab. Elle s’arrêta sur une idée beaucoup plus instructive. Elle était à deux pas de la Bibliothèque municipale et les vieux rayons ne devaient pas manquer de livres sur l’histoire de la Seine et de ses mystères.

* * *

Elle traversa l’esplanade Marcel-Duchamp devant le musée des Beaux-Arts, jetant un coup d’œil vers le square Verdrel, juste en face. Ce petit îlot de verdure était pris d’assaut par les familles terrassées par la canicule !

Quelques mètres plus loin, elle montait le majestueux escalier de marbre de la bibliothèque. La fraîcheur et le silence des vieilles pierres lui firent du bien. En pénétrant dans la bibliothèque, elle fut surprise : il y avait du monde !

Des étudiants en histoire, des personnes âgées se cultivant, des généalogistes amateurs… Quelques dizaines de personnes se passionnant pour le passé, indifférentes au présent, à l’abri du vacarme extérieur.

Maline ne savait pas trop par quoi commencer. Sur un ordinateur en libre accès, elle consulta le catalogue de la bibliothèque. Elle opta pour une recherche par mots-clés : elle ne trouva rien à « pirates en Seine ». Elle élargit alors la recherche à « marine en Seine ».

Une liste de plus d’une cinquantaine de titres apparut. Elle essaya de sélectionner les cinq références qui lui parurent les plus importantes. Elle retint trois numéros de la revue Mémoire de Seine, le bulletin du Musée maritime de Rouen, et deux ouvrages généraux sur l’histoire du fleuve.

Après plus d’une heure de recherches, Maline commençait à mieux maîtriser les références. Outre l’incroyable richesse de l’histoire de la navigation en Seine, Maline se rendit compte que Ramphastos était très souvent cité dans les articles, notamment entre 1979 et 1993. Elle finit même par trouver plusieurs articles rédigés par Ramphastos lui-même : des histoires de marins troussées d’une plume alerte, à l’image de ses qualités orales de conteur.

Elle trouva même un détail étonnant : l’un des ouvrages, qui parlait du naufrage du Télémaque à Quillebeuf, au large du Marais Vernier, était dédié « à ma fille ». Elle ignorait que Ramphastos avait une fille. Les marins avaient des femmes dans chaque port… Ils devaient bien aussi y laisser parfois une descendance !

Au bout de deux heures de recherches, elle commença à avoir l’impression de tourner en rond. Elle ne trouvait aucune référence à cette malédiction de Rollon dont Ramphastos avait commencé à lui parler, rien non plus sur la symbolique du tigre. Ses recherches se cantonnaient à un inventaire d’histoires de grands navigateurs partis de Rouen, destins plus extraordinaires les uns que les autres : Cavelier de La Salle, Verrazzane, Béthencourt, Charcot…

Après une nouvelle recherche informatique, plus approfondie encore, elle se rendit à l’accueil pour commander une nouvelle série de livres, plus centrée sur l’histoire de la piraterie. Une fille un peu sévère, à laquelle il était difficile de donner un âge, lui répondit qu’un des ouvrages n’était pas disponible.

Il était déjà emprunté !

Maline s’étonna :

— Mais je croyais que tous ces ouvrages étaient exclus du prêt ?

— Ils le sont, répondit la documentaliste.

— Mais…

— Simplement, une autre personne est en train de les consulter dans la salle.

Elle baissa les yeux pour consulter ses fiches :

— Place 32 !

Maline resta stupéfaite : une autre personne s’intéressait à la piraterie, en ce moment même, dans cette bibliothèque !

Place 32.

Elle leva les yeux. La place 32 devait se trouver un peu plus loin, derrière une haute étagère de chêne. Elle avança.

Effectivement, la place 32 était occupée.

Lui ?

48. En toute discrétion…

16 h 09, tunnel sous la Grand’Mare


La Subaru Impreza WRX hurlait dans le tunnel de la Grand’Mare, toutes sirènes dehors. Le commissaire Gustave Paturel se cramponnait :

— Tu es obligé de foncer comme ça ?

Une main sur le volant, l’autre à la portière, l’inspecteur stagiaire Jérémy Mezenguel affichait un sourire hilare :

— J’adore ça boss, j’adore trop, j’ai passé le concours de flic rien que pour ça !

Les lumières du tunnel défilaient. Les voitures sur la file de droite semblaient rouler au ralenti dans le rétroviseur de la Subaru.

— Surtout dans les tunnels, ajouta Mezenguel. On se croirait dans un jeu vidéo !

Paturel soupira :

— Loupe pas la sortie ! Première à droite après le tunnel, direction Saint-Martin du Vivier.

— O.K. Vous prenez un gros risque, sur ce coup-là, commissaire… Non ?

— Quel gros risque ? On a quatre capitaines sur six qui nous ont avoué que derrière la CYRFAN se dissimulait Nicolas Neufville, que lorsqu’ils ont découverts le prix où la CYRFAN vendait ses prestations à ses clients, par rapport au prix où cette société avait loué leurs bateaux-promenades et leur équipage, ils avaient vu rouge. Qu’ils ont essayé de négocier un intéressement aux bénéfices avec la CYRFAN, une rallonge, et qu’en guise de réponse, Nicolas Neufville leur a envoyé quelques gros bras pour les calmer. La plupart n’ont pas insisté, leur bateau, c’est leur gagne-pain, ils se sont généralement endettés jusqu’à l’os pour se le payer. Ils se sont contentés des miettes distribuées par Neufville. D’après ce qu’il a fini par nous avouer, seul Patrick Baudouin, le capitaine du Surcouf, a un peu insisté, a voulu faire pression, a menacé de reprendre ses cliques et ses claques avec son bateau et de tout laisser en plan, y compris les clients, si la CYRFAN ne rallongeait pas la mise. Nicolas Neufville s’est déplacé lui-même, la nuit du jeudi 10 juillet, pour expliquer au capitaine Baudouin qu’il ne devait pas faire trop de vagues s’il voulait que le Surcouf reparte de Rouen à peu près en état de remonter la Rance après le 14 juillet. C’est si fragile, ces bateaux-croisières, des petits bijoux tout en verre… Alors Jérémy, les preuves, on les a. Cela s’appelle de la prise illégale d’intérêt, et en poussant un peu, du chantage !

Ils sortirent du tunnel et la sirène hurla de plus belle.

— Tu ne veux pas couper ton truc, on ne s’entend pas !

Il ne fut pas sûr que Mezenguel ait entendu. Celui-ci continuait à crier :

— O.K. pour le chantage, la menace sur les capitaines de bateaux-promenades, mais il a gagné quoi avec cette embrouille ? Cent mille euros, trois cent mille euros maxi ? Vous allez pas aller loin avec ça !

Paturel se pencha, coupa la sirène et hurla tout de même :

— Ça me permet de l’inculper ! De l’embarquer pour un motif quelconque. Une fois au trou, on le travaillera, on vérifiera ses alibis, on le fera craquer…

— Je croyais que ce n’était pas son ADN, sur le verre ?

— Pas un mot sur ça, bordel ! C’est vrai que son ADN n’est pas celui du double meurtrier, mais il peut avoir des hommes de main !

— Des jumeaux !

— Ouais, des jumeaux, c’est pas con ! Ça devient même un débouché professionnel important pour les jumeaux : tueurs fouteurs de merde dans les tests ADN !

La Subaru Impreza se rabattit brusquement sur la file de droite.

Ce stagiaire conduisait vraiment comme un taré ! En plus, Jérémy Mezenguel tournait la tête vers le commissaire pour lui parler :

— Les petites combines de Neufville n’ont peut-être rien à voir avec le meurtre ?

— Regarde ta route, bordel ! Y a tout de même le cadavre de Mungaray qui a passé deux heures dans le congélo du Surcouf ! Mais même s’il n’est pas un meurtrier, coincer une ordure, crois-moi, ça défoule ! Et puis ça va occuper un peu les journalistes. Putain tourne ! C’est là !

La Subaru Impreza dérapa et dans un concert de klaxons, quitta l’A28 direction Saint-Martin-du-Vivier. Ils roulèrent quelques centaines de mètres.

— Plutôt chicos, par ici, fit Mezenguel.

— La commune la plus riche de l’agglomération, il paraît, et on se rend dans le quartier le plus riche de la commune la plus riche, le Vallon-aux-moines. Tout droit…

A plus de quatre-vingts kilomètres-heure en pleine agglomération, Mezenguel coupa au plus court les ronds-points, décolla deux roues sur un ralentisseur et s’engagea pied au plancher dans la descente vers la vallée du Robec.

Le commissaire soupira :

— Je suis un peu surbooké en ce moment, mais je ne suis pas à cinq minutes.

Les pneus crissèrent.

— A gauche ! hurla le commissaire. La chaumière en face !

Mezenguel remit la sirène en route.

La Subaru Impreza s’engagea dans un adorable petit lotissement, à flanc de vallée, où d’immenses chaumières étaient posées dans des grands parcs arborés sans barrières.

Tondu frais.

Mezenguel fit gicler les graviers sous ses pneus dans le sentier, presque sans ralentir et se gara sur la pelouse en pilant brutalement, ravageant un mètre et demi de gazon.

Il coupa enfin la sirène.

— Vous vouliez du spectaculaire, boss. Une arrestation qui ne passe pas inaperçue !

Paturel soupira à nouveau.

Devant eux, sur la terrasse ensoleillée, une famille était attablée.

Paturel fit l’inventaire. Orangeade, magazine, jeux de sociétés. Deux grands adolescents. Une femme très élégante, élancée. Une vieille, avec un chapeau de paille, qui dormait, à l’ombre, dans un fauteuil large et creux.

Tous, sauf la grand-mère, regardaient stupéfaits l’intrusion subite de la Subaru Impreza. Nicolas Neufville aussi, ou alors il simulait bien.

Le commissaire Paturel s’avança, prit une voix calme mais expliqua clairement que Nicolas Neufville devait les suivre, qu’ils avaient une demande de garde à vue dûment signée par le juge… mais qu’il ne s’agissait que d’un interrogatoire de routine, rien de grave, qu’il serait de retour sans doute bientôt.

Toute la sainte famille ne bronchait pas, attendant la réaction de l’homme d’affaires.

Paturel se doutait que dans le Vallon-aux-moines, derrière les haies de thuyas, de troènes ou de charmille normande, une foule discrète de voisins épiait la scène.

— Je suppose que je n’ai pas le choix ? fit Nicolas Neufville.

Le commissaire hocha la tête.

La grand-mère n’avait toujours pas ouvert un œil, la fine et élancée madame Neufville semblait presque plus inquiète par les regards des voisins que par l’arrestation de son mari.

Mezenguel était resté en arrière, une fesse sur le capot de la Subaru, à mâchouiller un chewing-gum, sous le regard admiratif des deux adolescents. Il ne lui manquait plus que les Ray-Ban et le stetson.

Nicolas Neufville se retourna vers sa femme :

— Chérie ! appelle Henri tout de suite.

— Henri Lagarde, précisa-t-il au commissaire… Mon avocat, je pense que vous le connaissez… Il est plutôt réputé sur la place. Pour ma part, je n’ai pas l’honneur de connaître votre nom, mais je pense que vous êtes en train de faire une immense connerie !

Le commissaire Paturel n’était pas loin de penser la même chose. Mais tout le problème était de ne pas le laisser paraître.

49. La Buse !

16 h 15, Bibliothèque municipale de Rouen


Place 32 !

Qu’est-ce qu’il faisait là ?

Le général Sudoku releva à peine la tête en voyant Maline s’avancer.

Maline avait dû passer dix fois devant lui sans le remarquer, dissimulé derrière ses piles de livres.

Enfin, Sudoku détourna les yeux de son ouvrage. Ses maigres cheveux jaunes se dressaient de chaque côté de sa tête, comme ceux d’un savant fou de bande dessinée :

— Vous vous intéressez beaucoup aux histoires de pirates, à ce que je vois, mademoiselle Abruzze.

— Nous sommes quelques-uns dans ce cas, non…

Maline et Sudoku s’évaluaient, un peu méfiants, un peu complices.

Sudoku brisa la glace :

— Je crois que nous possédons la même curiosité et que nous avons eu tous les deux la même idée. Vous avez trouvé quelque chose ?

— Beaucoup d’informations que j’ignorais, répondit Maline, mais rien qui puisse me renseigner davantage sur le meurtrier, ses motifs, la malédiction, la marque au fer rouge et le reste… et vous ?

— Pas mieux ! Presque rien.

Il marqua un temps de respiration.

— Enfin si, tout de même, un détail étonnant, du moins pour qui s’intéresse aux pirates…

— Quoi ? questionna Maline, piquée au vif.

— Je peux vous faire confiance ?

Elle se pencha et colla son décolleté bronzé à la hauteur des livres que consultaient Sudoku.

— A vous de voir…

Avec un peu d’attention, Sudoku pouvait repérer si Maline portait ou non un soutien-gorge.

— Regardez, fit Sudoku en louchant à la fois sur le livre et sur les seins de Maline.

Elle n’en portait pas !

Sudoku essaya de se concentrer à nouveau sur sa lecture. Il tenait devant lui un volumineux livre de piraterie, datant sans doute du siècle dernier, en maroquin rouge, à tranche dorée et à illustrations flamboyantes. Il le fit glisser vers Maline, galamment, pour qu’elle n’ait pas besoin de changer de position.

Maline lut le titre en haut de la double page.

La Buse.

Sur la page de droite était dessiné le portrait en noir et blanc d’un pirate au visage fin, à la fois racé et élégant. Sur la page de gauche était reproduit un étrange cryptogramme dans une langue que Maline ne connaissait pas.

— La Buse ? Qui est-ce ?

— La Buse ! Le pirate français le plus célèbre. Il est surtout connu à cause de son cryptogramme, cette page codée qu’il lança à la foule le jour de sa pendaison, en hurlant ses mots : « Mon trésor à qui résoudra l’énigme »… La Buse avait effectivement constitué un butin considérable au cours de sa carrière, que l’on ne retrouva jamais. Le cryptogramme n’a jamais été résolu, même si beaucoup de personnes ont consacré toute leur vie à la recherche de ce trésor, la résolution du cryptogramme, et si Internet regorge de sites qui développent des hypothèses qui vont des plus sérieuses aux plus farfelues à propos de ce pirate.

— Passionnant, admit Maline. Mais quel est le rapport entre ce pirate et la Seine ? La Buse était normand ?

— Non, sourit Sudoku, aucun rapport avec la Normandie.

Maline haussa les épaules et se releva, à la grande déception de Sudoku. Le général leva un instant les yeux puis les détourna. Il passa une main hésitante dans ses cheveux pour essayer de les aplatir, sans succès. Il toussota et continua, ménageant ses effets :

— Non, il n’était pas normand… Il était réunionnais ! Regardez Maline, tournez la page. Regardez quel est le véritable nom de La Buse !

Maline se pencha à nouveau, pour le plus grand bonheur de Sudoku.

Pas pour le sien.

Elle lut.

Son cœur s’accéléra. La coïncidence était trop énorme.

Elle relut encore.

Le véritable nom de La Buse, ce pirate du XVIIIe, était Olivier Levasseur.

— Mon Dieu, cria Maline, blanche.

Aux tables voisines, des visages surgirent des piles de livres en exigeant le silence d’un « chuttt » autoritaire.

Maline chercha à se reprendre, comprendre. Il fallait sauver les apparences, essayer d’en savoir plus.

Maline se tourna vers Sudoku en essayant de paraître le plus naturelle possible :

— Il… Il porte le même nom que le chargé de relations presse de l’Armada ! Vous croyez que cela pourrait être un… Un hasard ?

Sudoku afficha une sorte de sourire sadique et répondit d’une voix peu inquiétante :

— On sait tous que ce chargé de communication est réunionnais… La coïncidence est troublante, surtout au moment où tout le monde semble s’intéresser à la piraterie, aux trésors, à l’anarchisme... Mais de toutes les façons, une chose est sûre, notre Olivier Levasseur n’est pas La Buse réincarnée… Au mieux, ou au pire, il est un de ses descendants… Qu’est-ce que cela change ?

Maline tenta de conserver un air détaché, non affecté :

— Merci du tuyau, conclut-elle d’une voix néanmoins hésitante.

Elle retourna à sa place, déboussolée.

Ses pensées s’affolaient.

L’utopie de Libertalia avait été fondée à Madagascar, tout près de la Réunion. Le géant blond, le tigre, regardait à Villequier un vitrail représentant une scène de piraterie ! Ramphastos était un pirate, il le revendiquait !

Et maintenant, Olivier Levasseur lui-même était le descendant de La Buse. Olivier Levasseur avait lui aussi un rapport direct avec la piraterie !

Des pensées démentes lui venaient à l’esprit. Et s’ils étaient tous de mèche, tous liés par un même serment pirate ?

Elle essaya de se replonger dans ses lectures, mais la concentration lui faisait défaut.

A peu près une heure plus tard, son téléphone sonna.

« Chuttt ».

Un message !

Maline baissa la tête, honteuse et lut le SMS.

C’était Olivier Levasseur !

Comme une préméditation, comme un coup bien monté.

« T’es où ? Suis dispo. Et toi ? »

Le message plongea à nouveau Maline dans un abîme de suppositions. Elle n’allait tout de même pas se mettre à soupçonner Olivier Levasseur à cause d’une homonymie, parce qu’il portait le même nom qu’un pirate, mort depuis plus de deux cents ans !

Est-ce qu’elle devenait folle ? C’est avec des théories aussi stupides qu’on finissait vieille fille.

Pourtant, elle se souvenait des conseils de Roblin. Tout allait se jouer dans les prochaines heures, ne faire confiance à personne, se méfier, ne pas accepter de rendez-vous…

Seule…

Mais dans un lieu public ?

Elle n’allait pas se mettre à soupçonner tout le monde ! Pourquoi pas Sudoku, pendant qu’elle y était ? Il consultait des livres de pirates, c’est lui qui l’avait envoyée chez Ramphastos, le premier soir, lui seul avait pu prévenir Olivier à l’instant… Pourquoi Sudoku ne serait-il pas dans cette bibliothèque… en train de l’espionner ?

Avec un peu d’imagination, tout le monde pouvait être l’assassin ! Alors pourquoi davantage Olivier Levasseur ?

Parce que… Parce que… Le commissaire Paturel ne le sentait pas non plus, ce chargé de relations presse. Parce qu’hier soir, il l’avait mise dehors pour rester seul, quelques heures avant le double crime !

Maline se prit la tête entre les mains. Cinq minutes plus tard, elle avait pris sa décision.

Accepter… Dans un lieu public où elle ne craindrait rien !

Elle envoya le message

« O.K. Espace du Palais. 17 h 15 ».

Le petit « cling » du message qui part provoqua un nouveau grand « chutttt » dans la studieuse bibliothèque.

Maline se dit qu’il était temps pour elle aussi de partir.

* * *

Maline attendait dans la galerie commerçante couverte de l’espace du Palais. Au milieu de la foule impressionnante de touristes à la recherche de la fraîcheur de l’air climatisé, il ne pouvait pas lui arriver grand-chose. Au pied de l’Escalator, entre les boutiques de modes luxueuses, elle avança vers la librairie.

Ils avaient déjà reçu l’édition du Monde.

La une était sans ambiguïté :

« Folie meurtrière sur l’Armada de Rouen. Ce que l’on vous cache ».

Maline allait entrer dans la librairie, puis se reprit. Elle n’allait pas donner un euro pour ce torchon rédigé par Oreste Armano-Baudry ! Elle se consola en constatant que la plupart des passants, notamment les jeunes qui passaient en groupes, ne jetaient même pas un seul coup d’œil à la manchette agressive. Elle savait pourtant que cet article n’était qu’un des éléments d’un engrenage, d’une bombe à retardement qui allait exploser, bientôt sans doute.

Et si Oreste Armano-Baudry avait raison ? Et si la bonne solution, c’était de se mettre à crier à cette foule inconsciente qu’il fallait fuir, fuir la Seine, le plus vite possible. Et si c’était cela, son métier de journaliste ? Prévenir…

Son téléphone sonna, la coupant net dans ses réflexions.

C’était Olivier.

— Maline. Tu es où ?

Maline répondit d’une voix hésitante :

— Olivier ? Je suis dans la galerie, en face de la FNAC.

— O.K., je suis là. Je suis garé au parking du Palais. Je monte. On se rejoint ? Ascenseur du milieu !

Aucun sous-entendu dans sa voix, aucun piège apparent, Maline se retourna et avança d’une trentaine de mètres vers les trois grands ascenseurs qui menaient un étage plus bas à l’immense parking souterrain qui s’étendait sous une bonne partie de la vieille ville.

Une quinzaine d’autres personnes attendait à côté d’elle, les bras chargés de paquets. L’ascenseur de droite s’ouvrit le premier. Il était large, spacieux, il engloutit au moins dix personnes plus les paquets.

Celui de gauche s’ouvrit à son tour et les cinq dernières personnes s’engouffrèrent.

Cling !

Maline se retrouva seule, une seconde, devant les trois portes d’acier.

Cling !

Une lumière rouge à côté de la porte du centre s’éclaira.

La porte s’ouvrit.

Olivier était dans l’ascenseur, seul.

— Monte !

Maline lança un dernier coup d’œil désespéré autour d’elle. Personne. Puis fit un pas en avant.

Comment faire autrement ?

La porte de l’ascenseur se referma derrière elle.

Cling !

Seuls.

Olivier portait une ample chemise écrue à manches longues, sortie de son pantalon.

Il se tenait au fond de l’ascenseur, à plus d’un mètre d’elle.

L’ascenseur descendit.

Moins d’une seconde.

Il s’arrêta, brusquement.

Olivier tenait le doigt appuyé sur un bouton rouge, qui apparemment possédait le pouvoir de stopper immédiatement la course d’un ascenseur.

Un sentiment affolant, mélange indissociable de panique et d’excitation, saisit Maline.

50. L’abordage

17 h 16, ascenseur de l’espace du Palais


Olivier regardait Maline avec un regard pénétrant. En temps normal, Maline aurait adoré la situation.

Un amant qui bloque l’ascenseur.

La passion pressée des corps.

Se rajuster et sortir comme si de rien n’était, sous le regard suspicieux d’inconnus.

Mais elle n’était peut-être qu’une petite gourde qui allait finir poignardée dans l’ascenseur de l’espace du Palais, alors que tout le monde l’avait pourtant mise en garde.

— Qu’est-ce qu’il y a Maline ? fit la voix mielleuse d’Olivier. Ça ne va pas ?

Maline savait que le meurtrier avait été blessé au bras par Paskah Supandji… Elle se redressa, essaya d’adopter le visage d’une maîtresse-femme et ordonna d’une voix qu’elle aurait voulu plus rauque :

— Retire ta chemise, Olivier !

Levasseur, après un court instant d’étonnement, accepta de jouer le jeu avec délice. Sans prononcer un mot, il ôta lentement sa chemise, dévoilant son torse large et bombé.

Il n’était pas blessé au bras !

Maline se sentit un peu rassurée… mais elle savait que le meurtrier poignardait ses victimes, qu’il portait donc une arme !

Sa voix descendit encore dans les graves :

— Retire ton pantalon, Olivier.

Le pantalon tomba.

Olivier Levasseur ne portait pas de poignard, ni rien d’autre sous son pantalon.

Un immense miroir faisait office de paroi au fond de l’ascenseur. Maline put vérifier, avec une vue panoramique à 360 degrés, que le beau Réunionnais n’avait pas d’autre arme que son corps de rêve.

Il posa son regard sur elle.

Si c’était un piège, il était trop tard.

Elle était prise.

Maline s’avança d’un mètre, respirant la peau de son amant, sans la toucher.

Lentement, elle leva ses mains, jusqu’à la hauteur de ses épaules, d’un geste gracieux de danseuse comme si elle était menacée par une arme. Toujours aussi délicatement, ses doigts se refermèrent sur ses deux paumes, à l’exception de ses deux index.

Ses deux longs doigts avancèrent vers ses épaules nues et passèrent sous les bretelles de la robe à fleurs. D’un mouvement lent, les doigts soulevèrent les deux fines bretelles de la robe, juste un peu, quelques centimètres.

Puis soudain les deux doigts se replièrent.

La robe tomba d’un coup, sans bruit.

Minuscule tissu.

Maline avança.

Le contact de la pointe de ses seins sur les pectoraux de l’homme électrisa son corps jusqu’à la plus infime portion de sa chair.

* * *

Morten Nordraak se posta rue des Boucheries Saint-Ouen, dans le prolongement de la rue du Père-Adam. Il était un peu loin mais il pouvait tout de même surveiller les entrées et les sorties du Libertalia. Il avait aussi sa longue-vue dans sa poche, c’était souvent très utile, autant qu’un couteau.

De son poste d’observation, il ne craignait pas qu’on le repère. Il alluma une cigarette, sans cesser de jeter des regards prudents autour de lui. Se faire interpeller par une patrouille serait stupide, mais à condition de repérer leur présence suffisamment à l’avance, il ne courait aucun risque.

Il fixa à nouveau la porte du Libertalia.

Il s’approcherait tout à l’heure, discrètement, quand la journaliste serait là.

* * *

Maline refit surface, place du marché aux fleurs, une demi-heure plus tard.

Légère.

Rouen était la plus belle ville du monde !

Après l’amour.

Le beau Réunionnais après un dernier baiser sur les lèvres, était reparti, laissant juste un parfum de vide dans l’espace clos de l’ascenseur.

Il avait rendez-vous lui aussi à 18 heures.

Son job !

Débordé.

Beau, libre et débordé.

Arrière-arrière-arrière-petit-fils de pirate, peut-être. Et alors ? Ça lui allait plutôt bien, cette descendance mystérieuse. Jamais désormais, Maline ne pourrait entrer dans l’espace du Palais, prendre l’ascenseur, sans revoir le film de leurs ébats en écran géant, dans le miroir du fond. Maline ne s’était aperçue qu’en sortant qu’il n’y avait pas de plafond à la cage d’ascenseur et que n’importe qui, en se penchant un peu, aurait pu les surprendre.

Cela ajouta, rétrospectivement, encore un peu à son émoi.

Son corps frissonnait encore. Elle marchait mécaniquement vers le Libertalia. Elle y serait dans quelques minutes. Il fallait qu’elle reprenne ses esprits, qu’elle retrouve sa vigilance, rapidement.

Ce double crime, ces menaces de mort, lui semblaient soudainement lointaines, comme un mauvais rêve. Il fallait qu’elle se secoue. Il s’agissait peut-être d’un piège, on l’avait suffisamment mise en garde.

Elle y était. La statue de la Liberté proposait toujours des consommations dans la rue, juste devant le Libertalia. Elle entra. Elle ne fut qu’à moitié rassurée. Il y avait à peine cinq clients dans le bar, deux couples, et Ramphastos, à sa place habituelle.

Le barman la reconnut et la salua. Il était seul. La majorité des clients, et donc également la serveuse sexy, ne devaient arriver qu’à la nuit tombante.

La douce musique brésilienne, la couleur bois et émeraude du décor, la calme fréquentation, rendaient le lieu paisible.

Si c’était un piège, il était bien dissimulé.

Maline alla directement s’installer près de Ramphastos. A vue de nez, et c’était le cas de le dire, il était déjà saoul. S’il simulait, alors, il était un acteur exceptionnel. Il ne sembla la reconnaître que lorsqu’elle fut sous sa barbe.

Maline avait davantage envie d’un café que d’une bière ou d’un rhum, mais elle commanda tout de même une pression, comme pour rassurer Ramphastos. Elle prit soin de s’asseoir non pas en face, comme l’autre soir, mais à côté de lui, dos au mur. Elle voyait ainsi l’ensemble du bar et une bonne partie de la rue, par la porte et les grandes fenêtres vitrées.

On ne pouvait pas la prendre en traître !

De toutes les façons, elle se sentait de plus en plus rassurée, dans ce bar tranquille, à côté de cet ivrogne déjà presque incapable de se lever.

Lui, le cerveau d’un complot anarchiste ? L’hypothèse apparaissait de plus en plus improbable.

— T’as rien dit aux flics, hein ? éructa Ramphastos.

— Non, fit Maline.

— C’est bon, je te crois, t’as l’air sincère.

— Je le suis.

— Ouais, ouais. On dit ça…

Il vida sa bière et en recommanda une. En faisait-il de trop ?

Comment savoir.

— Vous deviez me parler de la malédiction, commença Maline.

— Ah, la malédiction, hurla presque Ramphastos.

Les deux couples se retournèrent, mi-amusés, mi-inquiets. Le barman amena la bière et fit signe de la main à Ramphastos de parler moins fort. Sans vraiment insister, il devait avoir l’habitude. Ramphastos faisait presque partie du décor de son bar, au même titre que les palmiers en plastique et que les perroquets en bois. Certains clients, assis trop près de Ramphastos, avaient dû avoir plus d’une fois la surprise de le voir bouger : mon Dieu, ce n’était pas la statue de cire d’un pirate !

Maline reprit de sa voix la plus douce :

— Oui. La malédiction. A propos des trois marins de l’Armada qui sont décédés.

— Ouais… J’ai entendu ça. Trois gamins poignardés… Après tout, bien fait pour eux !

Maline sursauta. Le vieux pirate continua :

— Trois gamins cupides ! Sans cervelle, qui n’ont rien compris, qui voulaient le butin, pour eux, pour eux seuls… Pour se servir et repartir chez eux les mains pleines ! Les jeunes ne comprennent plus rien à la piraterie… Ils ne pensent qu’aux pièces d’or. Comme s’il n’y avait qu’à se servir !

Il souleva quelques instants son lourd corps et frappa sur la table :

— Quels cons !

Son corps s’effondra à nouveau sur la chaise. Il vida sa bière d’un trait.

Que savait-il ? Affabulait-il ou connaissait-il réellement le mobile du triple crime ? Comment le faire parler, il était déjà ivre…

Maline avança prudemment :

— Ils ont mérité de subir la malédiction. Mais qui…

Le regard de Maline se figea soudain.

Elle avait vu un fantôme.

Dans le reflet du zinc du bar, mêlé au visage couronné de la statue de la Liberté, Maline avait aperçu le visage du fugitif, le tigre. Elle le reconnut immédiatement, malgré ses lunettes de soleil et ses cheveux dissimulés sous une casquette kaki.

Maline se pencha un peu et se tourna vers l’entrée du bar. Dans l’encadrement de la porte de verre, dehors, discrètement posté entre l’angle du Libertalia et la pancarte en carton, elle reconnut, cette fois-ci distinctement, le visage de l’inconnu de Villequier.

Le regard du tigre se tourna en même temps vers elle.

Lui aussi l’avait identifiée.

Dans l’instant qui suivit, il recula de quelques mètres et disparut du champ de vision de la journaliste. Sans davantage réfléchir, Maline repoussa la table, le tabouret devant elle et se précipita à sa poursuite.

La table bascula.

Le barman poussa un juron.

Maline n’eut pas le temps de faire un pas de plus.

Dans l’instant qui suivit, une détonation fit voler en éclats la vitre du bar.

Instinctivement, Maline plongea vers la table renversée. Les rares autres clients en firent autant.

Seul le patron du bar resta debout, vociférant derrière son zinc :

— Bandes de salopards. Vous allez…

— Nom de Dieu, couchez-vous ! hurla Maline.

Un deuxième coup de feu retentit.

Puis un troisième, puis plus rien.

Maline attendit quelques secondes qui lui semblèrent interminables. Un des deux couples finit par se relever. Maline, à son tour, fit de même, prudente.

On entendait simplement une respiration sourde, un gémissement, derrière le bar.

— J’appelle les flics, fit une voix.

Maline déplaça la table et les chaises renversées et se pencha derrière le comptoir : le barman était assis, un bras en sang, blanc comme un linge. Il répétait mécaniquement :

— Les enculés, mon bar ; les enculés, mon bar…

— Il est mort, lança une voix féminine derrière Maline.

Maline se retourna.

Une jeune fille, la figure crevassée d’effroi, accompagnée de son petit ami qui détournait les yeux, se penchait sur le corps de Ramphastos.

— Il… Il est mort.

Maline se rapprocha.

Ramphastos ne respirait plus.

Une balle avait traversé le cœur du vieux pirate.

La malédiction s’était encore appliquée, mais pas avec un poignard cette fois-ci.

* * *

La jeune fille, qui visiblement possédait quelques notions de secourisme, pratiqua les premiers soins au patron de bar. La plaie saignait beaucoup, il allait falloir extraire la balle, mais seul le bras était touché. Le tenancier observait les yeux emplis de colère son bar dévasté. Il avait changé de couplet et marmonnait mécaniquement :

— Les salauds, qui va payer ? Les salauds, qui va payer ? …

Il est vrai que le bar ressemblait maintenant à un vaisseau pirate après l’abordage : vitres brisées, drapeaux de pirates en lambeaux, tonneaux renversés, poussière…

Une patrouille de proximité parvint sur les lieux de la fusillade moins de trois minutes plus tard. Les agents avaient à peine commencé l’inspection et l’interrogatoire lorsque le commissaire Gustave Paturel surgit à son tour dans le Libertalia, accompagné d’une dizaine d’autres policiers.

Il constata l’étendue des dégâts, puis se tourna vers Maline, rassuré qu’elle soit indemne.

— Mademoiselle Abruzze… Toujours dans les bons coups !

— Ramphastos est mort…

L’ambiance glauque du bar pirate dévasté avait quelque chose de surréaliste. Paturel se concentra d’abord sur le meurtrier en fuite. Maline et les autre clients firent ce qu’ils purent pour décrire ce qu’ils avaient vu : un jean, un tee-shirt blanc, des lunettes de soleil, une casquette kaki…

Paturel avait laissé l’inspecteur Stepanu coordonner la traque, pendant que l’inspectrice Colette Cadinot était restée au commissariat, chargée de poursuivre l’interrogatoire de Nicolas Neufville, qu’il avait dû laisser en plan.

— Tant pis Ovide, cria le commissaire Paturel dans un talkie-walkie, on boucle tout le centre-ville de Rouen, on intercepte en aveugle et on regarde le tatouage sur l’épaule. J’ai cinq cents hommes dans les rues de Rouen. On va l’avoir !

Maline n’y croyait pas. Il y avait plusieurs centaines de milliers de visiteurs dans Rouen ce week-end. Il était impossible de le coincer tant qu’on ne savait pas qui était cet homme, tant que l’on n’aurait pas d’autre description qu’une silhouette fuyante : sa tenue vestimentaire était, elle aussi, bien banale, un jean, un tee-shirt blanc, des lunettes de soleil, une casquette kaki, et il pouvait en changer…

Des agents, sans doute des scientifiques, se penchaient sur le corps de Ramphastos.

Maline éprouvait une peine indicible pour le vieux pirate. Et dire qu’elle l’avait soupçonné ! Il faisait partie de ces personnalités qui appartiennent à une autre époque, de ces personnages uniques dont on a cassé le moule. S’il existait un paradis pour les pirates, quel qu’il soit, un panthéon sur lequel flotte le pavillon noir ou un tripot dans les nuages, Pierre Poulizac, dit Ramphastos, dernier pirate de la Seine, y méritait sa place.

— Il n’a pas souffert, souffla doucement le commissaire Paturel dans son dos. La mort a été immédiate. Le vieux pirate s’est endormi sans se rendre compte de rien.

Le commissaire montra à Maline un impact de balle dans la table renversée.

— Il y a eu trois tirs, expliqua-t-il. L’un a touché mortellement Ramphastos. L’autre a blessé le patron du bar au bras. Le troisième vous a raté de peu, Maline.

La journaliste vit avec une angoisse rétrospective que la balle fichée dans la table avait dû passer à moins de vingt centimètres de son oreille.

— Il a voulu éliminer tous les témoins, analysa Paturel. Ramphastos en priorité. Puis ceux qui l’ont écouté. Vous Maline… Et le patron du bar, qui pouvait avoir entendu des bribes de conversation. Maline, Ramphastos vous a-t-il dit quelque chose d’important ce soir ?

Maline se força à réfléchir.

— Non rien, je ne crois pas, il n’a pas eu le temps…

— Réfléchissez bien...

— Il allait me parler de la malédiction. L’autre soir, il m’avait déjà parlé de la malédiction de Rollon. Mais il n’a pas eu le temps…

Paturel se pinça les lèvres :

— Réfléchissez encore, Maline. Je reviens.

Gustave Paturel se dirigea vers le propriétaire de l’établissement. Le barman, maintenant assis sur une chaise, le bras bandé, continuait de promener son regard sur les dégâts dans son établissement, marmonnant des injures.

Ce type énervait Maline. Ce commerçant n’éprouvait-il aucun sentiment pour Ramphastos, son client, son meilleur client peut-être ? Ramphastos était-il à ce point devenu pour lui un simple élément du décor, ayant désormais presque moins de valeur que ces chaises renversées ou cette vitrine brisée ?

Le commissaire Paturel emmena le patron du bar un peu à l’écart. Le médecin avait recommandé la prudence, mais il était en état de répondre à quelques questions avant d’être dirigé vers l’hôpital.

Il s’appelait Serge Voranger, et, non, il ne voyait pas pourquoi on avait assassiné cet ivrogne. Il n’avait pas connu Ramphastos à la période où il était encore un conteur célèbre, son bar n’était pas ouvert à l’époque. Il n’avait d’image de Ramphastos que celle d’un ivrogne ayant échoué dans son bar lui rappelant l’ambiance de la piraterie. Un ivrogne qui occupait presque en permanence une place dans son bar, qui ne payait qu’un verre sur deux et qu’il était le plus souvent obligé de mettre physiquement dehors, qui avait même fini par se faire tuer dans son bar, le samedi soir de l’Armada en plus, le soir de son plus gros chiffre d’affaires potentiel !

Paturel laissa Serge Voranger à son état léthargique, qui semblait davantage provoqué par la vandalisation de son gagne-pain que par sa blessure. Le Libertalia était maintenant occupé par une dizaine d’agents de la police scientifique. La rue du Père-Adam était également coupée : le moindre centimètre carré de trottoir était passé au peigne fin. La seule chose dont Gustave Paturel était certain, c’est que le Libertalia n’ouvrirait pas ce soir !

En ce qui concernait le tigre, on ne disposait toujours d’aucun élément nouveau pour l’identifier.

— Putain, hurla le commissaire, il y aurait bien une solution, passer dans la rue avec des haut-parleurs et demander à tous les passants de retirer leur chemise ! Le seul avec une ménagerie tatouée sur l’épaule sera notre homme !

Il pensa sérieusement un instant qu’une telle méthode pouvait fonctionner, mais il se sentait beaucoup trop fatigué pour contacter le préfet et le convaincre d’une telle entreprise ! Si dans son malheur, il avait eu affaire à une meurtrière en fuite avec un tigre tatoué sur le sein gauche, il aurait peut-être été plus motivé !

Il regarda avec désir la collection de vieux rhums derrière le comptoir. Une envie terrible de s’en servir un verre plein le taraudait.

Il n’eut pas le temps de lutter contre la tentation : la porte du Libertalia, ou plutôt ce qu’il en restait, s’ouvrit. La haute carcasse de Joe Roblin, le profileur, assombrit le bar.

— Commissaire, fit-il d’une voix essoufflée. Je vous cherchais. J’ai le tigre !

— Vous avez coincé l’assassin, hurla le commissaire. Vous savez où il est ?

— Pas encore, mais je sais d’où il vient !

51. Retraite anticipée

18 h 15, commissariat de Rouen, 9, rue Brisout-de-Barneville


Dans le bureau du commissaire Paturel, l’homme d’affaires Nicolas Neufville conservait sa morgue dédaigneuse. Debout dans un coin de la pièce, l’inspecteur stagiaire Jérémy Mezenguel jouait les méchants, genre Guy Marchand dans Garde à vue, mais cela n’impressionnait nullement l’homme d’affaires, qui en avait vu d’autres et regardait sa montre avec impatience.

Nicolas Neufville avait admis presque aussitôt qu’il était l’actionnaire majoritaire de la CYRFAN SARL. Il était rusé, il savait qu’il y avait plusieurs témoignages de capitaines qui confirmaient ce lien et qu’un jour ou l’autre, la police fiscale remonterait la piste de la CYRFAN. Lorsque l’inspectrice Colette Cadinot lui avait lancé l’accusation de prise illégale d’intérêt à la figure, il avait paru presque rassuré.

— Ce n’est que cela ? Qu’y a-t-il d’illégal à vendre des prestations au juste prix du marché ? Je n’ai pas forcé ces capitaines à signer… C’est moi qui ai pris tous les risques pour commercialiser leur rafiot. Quant aux soi-disant menaces, au chantage, encore faudrait-il le prouver… Et au pire, que peut-il m’arriver ? Avoir fait peur à quelques marins irresponsables qui menaçaient de me laisser en plan avec mes clients ? Mon Dieu… Je tremble. Je ne vais tout de même pas faire de la tôle pour cela !

L’inspectrice Cadinot avait essayé de le coincer autrement :

— Et la nuit du 9 juillet, face au Surcouf, la nuit du meurtre de Mungaray, comment expliquez-vous votre présence sur les lieux du crime ?

— Je discutais, je négociais. Je soupçonnais, à juste titre d’ailleurs, le capitaine du Surcouf de me dissimuler une partie de son chiffre d’affaires, de travailler au noir dans mon dos !

— Vous négociiez à deux heures du matin ?

Nicolas Neufville afficha un sourire carnassier :

— Vous savez, il ne faut pas être fonctionnaire pour tenir un commerce sur les quais pendant l’Armada. C’est plutôt des journées de vingt heures... Et puis, je pense que vous comprendrez que je ne souhaitais pas mettre le capitaine du Surcouf dans l’embarras en parlant de notre affaire en public et que je préférais donc attendre les heures creuses.

L’inspectrice Cadinot bouillait intérieurement. Elle le faisait patienter depuis de longues minutes, lorsque Sarah Berneval lui passa un téléphone sans fil.

C’était Henri Lagarde, l’avocat de Nicolas Neufville :

— Inspectrice Colette Cadinot, fit la policière.

— Je préférerais parler au commissaire Paturel, répondit l’avocat Lagarde d’une voix méprisante.

— Il n’est pas là ! Il a été appelé pour une urgence. Je le remplace.

— O.K. Peu importe après tout. Sachez que je ne comprends vraiment pas votre jeu. Mettre mon client en garde à vue pour une banale histoire de bénéfices, parfaitement légaux d’ailleurs, est absurde ! Vous n’avez vraiment rien d’autre à faire en ce moment ? J’espère que vous n’avez pas échafaudé l’idée stupéfiante de mettre sur le dos de mon client les crimes des trois marins de l’Armada. Vous auriez pu trouver un bouc émissaire à la peau moins coriace ! En tous les cas, sachez qu’hier soir, mon client dînait chez Arnaud Cottereau, le patron de la plus grande entreprise de travaux publics de la rive gauche, en compagnie de deux autres couples. Je tiens leur témoignage à votre disposition. Vous préférez peut-être que je vous le faxe dans l’heure ? Bien, je crois que j’ai été clair, je vous fais confiance pour relâcher mon client immédiatement !

Colette Cadinot lui raccrocha pratiquement au nez :

— Excusez-moi, on m’appelle sur une autre ligne !

C’était vrai !

Sarah Berneval lui tendit un autre téléphone. C’était le commissaire Paturel :

— Colette ? Juste deux mots, je suis sur le feu ! Pierre Poulizac, Ramphastos, vient d’être abattu au Libertalia ! Etant donné que Nicolas Neufville était en garde à vue chez nous au moment du carnage, ça lui fait un putain d’alibi !

* * *

Au regard de l’inspectrice Colette Cadinot lorsqu’elle revint dans le bureau, Nicolas Neufville comprit qu’il avait gagné la partie.

— Vous avez eu mon avocat au téléphone ? jubila l’homme d’affaires. Vous venez de vous rendre compte que vous avez commis une belle boulette ! Il est un peu tard !

Il toisa l’inspectrice d’un regard intransigeant et insinua avec la froideur d’un serpent :

— Au fait, c’est vrai ce que j’ai appris. Le commissaire Paturel va bientôt nous quitter ? Je ne sais plus trop pourquoi ? Mutation à Bar-le Duc ? Retraite anticipée ? Quel dommage. Vous étiez au courant ?

Colette Cadinot sentit que Jérémy Mezenguel avait envie de jouer les cow-boys. Elle intervint la première. Elle se tint debout devant l’homme d’affaires et commença d’une voix doucereuse :

— Oui… Je crois que le commissaire voulait davantage s’occuper de ses enfants. Aller les chercher à l’école, leur raconter des histoires, jouer avec eux aux gendarmes et aux voleurs. C’est formidable, la retraite anticipée lorsque l’on a eu des enfants tard.

Elle mitrailla Neufville du regard :

— Tandis que vous, ils sont déjà grands vos enfants. Un père en tôle pour magouille, même pour deux jours, l’image paternelle en prend un coup ! Ah, vous n’êtes pas au courant, on va vous garder ici deux jours. Pas pour meurtre, pour tentative d’intimidation envers un tiers et menace sur un bien privé ! Et vos voisins, qu’est-ce qu’ils vont en penser ? Ça va faire jaser dans le Vallon-aux-moines, non ? Votre femme ne va plus oser mettre le nez dehors.

Neufville faillit se lever de sa chaise mais Colette Cadinot posa une main ferme sur son épaule :

— Vous parviendrez sans doute à faire enterrer cette affaire, je vous fais confiance. Mais pour vous, l’Armada, c’est fini. Ce sont des purs, eux, les bénévoles, les mécènes, les élus. L’Armada c’est leur bébé, faut pas y toucher… C’est même le bébé de tous les Rouennais… Quand ils apprendront votre petite combine, vous pensez qu’ils vont oublier ? Pchitt, la carrière politique, la mairie de Rouen…

La pression de la main de l’inspectrice se fit plus forte sur l’épaule de l’homme d’affaires, annihilant toute velléité de réplique.

— Vous ne me croyez pas ? Nous disposons dans l’agglomération de quelques journalistes locaux assez doués. J’en connais même quelques uns qui ne vous portent pas particulièrement dans leur cœur, au SeinoMarin par exemple… Allez deux jours, c’est pas long, à côté du temps que vous allez passer à vous ennuyer dans votre vie maintenant…

Pendant que l’inspectrice sortait, Jérémy Mezenguel en rajouta une couche :

— Et rien ne prouve que les marins poignardés, ce n’est pas vous. Des tueurs à gages pour éliminer des témoins gênants, ça s’est déjà vu !

Lorsque la porte fut fermée et qu’il se retrouva seul, Nicolas Neufville enfouit sa tête entre ses mains.

Dans le couloir, Jérémy Mezenguel complimenta l’inspectrice :

— Jolie sortie. Pleine de panache. Rien à dire !

— Ouais… mais si on ne trouve pas le vrai coupable, on est dans la merde !

52. Gothique informatique

18 h 30, le Libertalia, rue du Père-Adam


Joe Roblin regarda autour de lui le spectacle du Libertalia dévasté et demanda d’une voix forte :

— C’est un espace Wi-Fi ici ?

— Ouais, répondit le propriétaire du Libertalia d’une voix déprimée. S’ils ne me l’ont pas foutu en l’air…

— O.K., je m’installe.

Le profileur apostropha un policier qui devait avoir le double de son âge :

— On s’installe là. Qu’on ne nous dérange pas !

Joe Roblin sortit de son sac un ordinateur portable extraplat et le posa sur un tonneau. Maline et le commissaire Paturel s’approchèrent.

— On est obligé de faire ça là ? demanda Paturel.

— Pas de temps à perdre ! Il paraît qu’ils m’ont trouvé une autre affaire de crime à résoudre du côté de Gap. Je ne suis pas sûr de passer la nuit à Rouen ! Je préfèrerais tout régler ce soir.

Maline crut que le commissaire Paturel allait étrangler le profileur.

— En plus, ajouta Roblin, ici, j’aime bien l’ambiance.

Il jeta un coup d’œil aux sabres accrochés au mur, aux crânes sur les étagères, à la vitrine brisée…

— Surtout la nouvelle déco !

L’humour noir de Roblin ne fit même pas sourire Maline. Un homme venait de mourir sous ses yeux ! Un homme a qui elle parlait quelques secondes auparavant.

Roblin alluma son portable. Le fond d’écran apparut. Il représentait Le cri, le fameux tableau du peintre norvégien Munch et son célèbre visage tordu de douleur qui inspira le masque de Scream

Ce profileur est un grand malade, pensa Maline. Roblin tapa quelques mots-clés sur un moteur de recherche.

— Comme je vous disais, continua Roblin, j’ai fini par trouver le tigre…

Maline remarqua que chaque mot que tapait Roblin sur son clavier s’inscrivait sur l’écran… en lettres gothiques…

Oui, ce type était peut-être un génie, mais un génie malade !

— J’ai galéré longtemps, raconta Roblin, pour trouver quelle ville, quel port, quel bateau pouvaient correspondre à un tigre. Je cherchais une destination exotique, ou bien un pays colonial, qui aurait un rapport avec l’Inde, l’Asie du Sud-Est, la Birmanie… Mais rien ne collait. J’ai fini par trouver sur Internet. Eh oui, dans le fond des entrailles d’Internet. Le gouffre insondable… Je m’y suis plongé, j’en suis remonté. La ville du tigre, qui pouvait l’imaginer, c’est… Oslo !

Maline et Paturel se regardèrent incrédules.

— Le Christian Radich, murmura Maline. Le fugitif est norvégien, il est matelot sur le Christian Radich !

— Eh oui… Oslo, continua Roblin. Quelle ironie ! Je l’ai cherché pendant des heures dans les tréfonds du net alors que la solution, c’était la ville que j’avais sur mon fond d’écran. Le fjord d’Oslo en feu, peint par Munch, vu de la colline d’Ekeberg !

— Pourquoi Oslo ? grogna le commissaire Paturel, sceptique. Il y a des tigres en Norvège ?

Joe Roblin cliqua sur un fichier.

Ils se penchèrent vers l’écran et purent lire un court texte : « L’écrivain Bjørnstjerne Bjørnson, vers 1870, qualifia Oslo de “ville des tigres” (Tigerstaden). Depuis, ce nom est devenu quasiment officiel, au point que la célébration du millénaire de la ville vit l’édification d’une série de sculptures de tigres autour de l’hôtel de ville. »

Le visage du commissaire Paturel, sans rancune, s’éclaira enfin :

— Bien joué Roblin ! Ça colle ! Le fugitif est un grand blond, tout à fait le type norvégien ! Ils ne sont pas des milliers, sur le Christian Radich ! On le tient !

Le commissaire allait saisir son téléphone lorsque Maline doucha l’ambiance :

— Il y a un truc qui cloche !

— Comment ça ? fit Roblin, surpris.

Maline lâcha, pesant ses mots :

— Le Christian Radich n’était pas sur l’Armada il y a cinq ans !

— Et alors ? s’interrogea le commissaire. Quel est le problème ?

— On sait que les trois autres marins étaient à Rouen il y a cinq ans. Le Cuauhtémoc, le Mir et le Dewaruci participèrent à l’Armada 2003. Pas le Christian Radich ! On est à peu près certain que Mungaray, Supandji et Sokolov se sont rencontrés à Rouen en 2003. Ils ont signé une chasse-partie, se sont mutuellement unis par le même tatouage, ont échafaudé leur plan, ont gardé contact par code, se sont donné rendez-vous cinq ans plus tard ! Mais le Christian Radich, le voilier dont le port d’attache est Oslo, n’était pas là en 2003 !

— Nom de Dieu, vous avez raison, fit le commissaire.

Roblin donna de rage un violent coup de pied dans le tonneau. L’ordinateur portable tangua dangereusement.

Hells Shit ! jura Joe Roblin. Oslo ! La ville du tigre. Ça collait pourtant ! Ce grand blond, un Norvégien…

Maline posa sa main sur le tonneau et le stabilisa. Elle cria presque :

— Attendez ! Il y a une autre solution. Une solution qui pourrait nous simplifier encore davantage la tâche. Si je me souviens bien, il y avait deux autres voiliers norvégiens sur l’Armada en 2003. Le Statsraad Lehmkuhl, le voilier de Bergen, un vieil habitué qui a fait toutes les Armadas depuis 1989, et si mes souvenirs sont bons, il y avait aussi le Sorlandet, de Kristiansand, qui a dû faire au moins trois Armadas.

— Quelle mémoire ! s’étonna Roblin. Vous avez un faible pour les marins norvégiens ?

Maline ne releva pas. Elle n’était pas d’humeur à plaisanter. Un tueur était en cavale dans les rues de Rouen, un tueur qui avait assassiné un homme devant ses yeux, qui l’avait ratée de peu. Elle poursuivit son raisonnement :

— Si notre fugitif est norvégien, originaire d’Oslo, il peut être venu en 2003 sur le Statsraad Lehmkuhl ou le Sorlandet. Il a rencontré alors Mungaray, Supandji et Sokolov, s’est attribué le tigre comme emblème et est revenu cette année sur le Christian Radich, le voilier d’Oslo, Tigerstaden !

— Si je vous suis, s’écria Roblin, cela pourrait nous simplifier la vie : le seul marin qui appartient au Christian Radich en 2008 et qui appartenait au Statsraad machin truc ou au Sorlandet en 2003, serait à coup sûr l’homme que nous recherchons !

Gustave Paturel ne les suivait plus, il semblait vouloir agir tout de suite.

— Ça va prendre des heures, soupira-t-il. Il va falloir croiser tous les fichiers, il sera loin quand on l’aura identifié, vous ne pensez pas que…

Ni Maline, ni Roblin ne l’écoutaient.

Le profileur avait commencé à cliquer sur différents fichiers, des fichiers que Maline connaissait ! Elle les avait déjà consultés avec Olivier Levasseur.

Joe Roblin avait sur son disque dur les listes des dix mille marins de l’Armada.

— Où avez-vous eu ces fichiers ? demanda Maline avec peut-être un peu d’agressivité.

— Holà ! Mollo ! On se calme ! Je suis passé par la voix officielle… Mister Armada en personne… Le bel Olivier Levasseur… J’ai eu le droit de pénétrer dans son appartement douillet…

Roblin se retourna vers Maline, agita ses doigts bagués et lui glissa sur le ton de la confidence :

— Quel bel homme ce Levasseur ! Et il m’a reçu dans sa chambre en plus. Vous qui devez sentir ces choses-là, mademoiselle Abruzze, vous croyez que j’ai ma chance ?

— Aucune ! cria Maline par réflexe, stupéfaite.

— Tant pis, fit Roblin. De toutes les façons, même s’il est gay, ça n’aurait pas collé entre nous, je ne le vois pas aimer les trucs sadomaso.

Ce Joe Roblin était-il sérieux ou bien s’amusait-il comme un gamin jouant un personnage ?

— En insistant un peu, continua le profileur, Levasseur m’a tout de même dévoilé son disque dur et j’ai pu introduire ma clé… Il m’a confié tous ses fichiers, tous les marins de l’Armada depuis 1989.

— Bon, ouvrez-moi ces fichiers, fit Maline, que les dernières réflexions de ce connard de Roblin mettaient mal à l’aise.

Roblin cliqua sur un dossier Armada 2008, puis le dossier Christian Radich : une liste impressionnante de noms défila sur un tableau Excel.

— Le bordel, siffla Paturel, visiblement dépassé par la technique.

Toujours aussi rapides, les doigts bagués de Roblin cliquèrent sur le dossier Armada 2003, puis il ouvrit les dossiers Statsraad Lehmkuhl et Sorlandet. Deux nouvelles listes de noms apparurent. D’un clic, il réduisit les fenêtres des trois tableaux Excel et les plaça en vis-à-vis. Il fit dérouler le menu outils du tableur, puis macros complémentaires. Il cocha utilitaire d’analyse puis automatisation. Une nouvelle fenêtre apparut dans laquelle il tapa une courte macrocommande… en lettres gothiques !

La seconde suivante, un nom, un seul, apparut en surbrillance, le seul présent à la fois dans le tableau du Christian Radich et du Statsraad Lehmkuhl.

Morten Nordraak

Matelot norvégien sur le Statsraad Lehmkuhl en 2003 et sur le Christian Radich en 2008.

Roblin fit craquer ses doigts, comme un pianiste virtuose après une sonate.

— Prodigieux, fit sincèrement le commissaire Paturel. Si seulement cela pouvait être lui ! J’abuse peut-être, mais quelque part dans un coin, vous n’avez pas sa photo par hasard ? Puisqu’on a Maline Abruzze sous la main, elle pourrait l’identifier.

— Désolé, fit Roblin. Il n’y a pas de fichiers de photos des marins sur l’Armada, juste des listes de noms ! Mais si jamais ce Morten Nordraak est fiché, possède un casier judiciaire, on a peut-être une chance, les Scandinaves ont un rapport à la confidentialité informatique très différent du nôtre.

— Vous allez vous connecter d’ici à des fichiers policiers norvégiens ?

— D’ici ou d’ailleurs, qu’est-ce que ça change ?

Quelques bruits dans le Libertalia firent sursauter Maline. Deux infirmiers essayaient d’emmener le patron du Libertalia au CHU pour lui extraire la balle du bras. Le barman protestait, indiquant qu’il irait le lendemain matin, mais que ce soir, il voulait tout de même ouvrir son bar. Sous la pression des deux infirmiers, d’un médecin et de trois agents de police, il finit par entendre raison, non sans protester entre ses lèvres :

— Qui va s’occuper de mon bar ? Qui va s’occuper de mon bar ?

Pendant ce temps, Roblin était entré sur le site de la police judiciaire norvégienne.

— Ne me dites pas que vous avez un code d’accès ! s’étonna Paturel.

— Pas un accès total, fit Roblin, juste une consultation. Je suis une sorte de membre privilégié, un abonné si vous préférez, on est quelques-uns comme ça dans chaque Etat membre de l’Union européenne. C’est l’un des avantages du marché unique, on a accès au grand catalogue des délinquants du Vieux Continent… Si notre Nordraak est fiché en Norvège, on va bientôt le savoir…

Les bagues argentées aux doigts de Roblin exécutèrent une danse macabre à une telle vitesse qu’il était impossible de retenir le moindre code que le profileur saisissait, même penché à côté de lui. De longs listings apparurent, contenant des lettres aussi exotiques que des o barrés en diagonale ou des a surmontés d’un rond.

— Ne me dites pas que vous lisez le norvégien, en plus…

— Non ! admit Roblin. Mais il n’y a pas besoin de maîtriser la langue, on a un nom et on cherche une photo.

Il descendit dans le fichier et tapa le nom.

Morten Nordraak.

L’universel sablier apparut.

Internet travaillait. Lentement.

— Il est si long que cela, s’étonna Paturel, le fichier des criminels norvégiens ?

— Faut croire, ou bien c’est la liaison Wi-Fi qui est merdique…

Moins d’une minute plus tard, le sablier disparut, laissant place à un nom, Morten Nordraak, et à sa droite, sur un quart de l’écran, une photo.

Maline étouffa un juron :

— C’est lui !

Sans aucun doute, c’était la photographie du motard qu’elle avait croisé dans l’église de Villequier.

— Pourquoi est-il fiché en Norvège ? demanda le commissaire.

— Aucune idée, je vous l’ai dit, je ne lis pas le norvégien…

— On s’en fiche ! On fonce.

Le commissaire bondit sur son téléphone.

— Roblin, balancez-moi cette photo à toutes les adresses électroniques des commissariats et des gendarmeries de la région. On ne bosse plus avec un pseudo-portrait-robot, on va bosser avec cette photo ! On a une longueur d’avance ! Avec de la chance, Nordraak va avoir pris confiance et ne va pas se méfier. On peut le cueillir comme une fleur ! Il ne va pas nous faire le coup de la téléportation deux fois !

Le commissaire s’éloigna pour distribuer ses ordres. Joe Roblin était en train d’inonder la toile de photographies de ce Morten Nordraak.

Maline se sentit soudain seule, inutile.

Elle regarda la place qu’occupait Ramphastos au Libertalia.

Vide !

Vide pour toujours.

Combien d’histoires, d’aventures, de récits se perdaient à jamais avec la disparition de Ramphastos ?

Avait-il eu le temps de tout transmettre, de tout raconter, de partager les immenses connaissances qu’il avait dû accumuler toute sa vie, de l’autre bout du monde aux rives de la Seine ?

Une fenêtre s’ouvrit dans l’esprit fatigué de Maline. Comme un courant d’air.

Et si elle venait d’emboîter les dernières pièces du puzzle ?

Et si la solution était beaucoup plus simple qu’on ne pensait ?

Elle se tourna vers le tonneau de Roblin et posa sa main sur les bagues du profileur.

— Ne débranche pas ta borne informatique. Tu crois qu’avec tes doigts de fée tu peux me trouver l’adresse à Rouen de Ramphastos, Pierre Poulizac si tu préfères ?

53. Cul-de-sac

19 h 05, place de la Cathédrale


Morten Nordraak marchait presque tranquillement place de la Cathédrale. Il se savait recherché, mais prenait soin de toujours rester dans la foule, de se mêler à des groupes, de se dissimuler derrière des couples. Toutes les rues de Rouen étaient noires de monde ! Comment quelques centaines de policiers pouvaient-elles le repérer ?

Les flics n’avaient aucun indice, à part sa taille et sa couleur de cheveux ! Les clients du Libertalia avaient dû témoigner, mais depuis, il avait changé de tee-shirt, troqué sa casquette contre un bandana.

Non, sauf incroyable malchance, il passerait à travers les mailles du filet ! Il pourrait traverser Rouen en se fondant dans la foule et rentrerait tranquillement sur le Christian Radich. Une fois sur le voilier, il pourrait faire le point, réfléchir, attendre demain.

Ou bien se lancer dans une dernière tentative. Il pouvait encore se servir de la moto, même si cela devenait très risqué. En dehors de Rouen, ça l’était moins.

Plus qu’une journée.

Lundi, il serait loin.

Tant pis s’il ne repartait pas les poches pleines d’or.

Au moins, il était vivant et libre.

Il repéra un groupe d’une vingtaine de policiers, place de la Calende, qui se dirigeait dans sa direction. Depuis quelques heures, il avait appris à rester naturel, sans détourner la tête, sans avoir peur. Se déplacer simplement, repérer un groupe d’hommes, assez grands, se mêler à eux. Ne pas rester isolé, c’était la seule règle, puisqu’ils ne pouvaient pas le reconnaître.

A l’angle de la place, un groupe de pseudo-chanteurs péruviens soufflait dans des flûtes de pan devant un public assez dense. Une couverture idéale ! Morten Nordraak se faufila dans l’assistance.

Il suffisait d’attendre que la patrouille passe.

Malgré son expérience, Morten Nordraak ne put néanmoins s’empêcher de jeter des coups d’œil discrets vers les policiers qui s’approchaient. Il ne risquait rien, il n’était pas le seul à les observer. Les vingt flics armés jusqu’aux dents ne passaient pas inaperçus !

Soudain, un frisson parcourut Nordraak, comme si on lui avait passé un glaçon sur la nuque. Fugitivement, ce flic l’avait dévisagé ! Son regard avait scanné avec indifférence la foule d’aficionados… et s’était arrêté sur lui.

Pas plus de deux secondes, certes.

Mais Nordraak l’avait immédiatement senti.

Ce flic l’avait reconnu !

C’était impossible, ce portrait-robot ne lui ressemblait pas…

Et pourtant ! Ce même flic qui l’avait dévisagé se laissait petit à petit décrocher de la patrouille… et attrapait son talkie-walkie !

Nordraak s’extirpa du cercle de mélomanes sud-américains et s’engagea dans la rue du Gros-Horloge. Il slaloma d’un pas rapide dans la foule qui se bousculait, sans ordre, dans l’artère la plus fréquentée de Rouen.

Ne pas céder à la panique. Ne pas courir. Rester naturel.

Ils ne peuvent pas me reconnaître !

Malgré lui, il se retourna, ralentissant sa marche. Un corpulent touriste arrivant en sens inverse, le bouscula, s’excusa dans une langue étrangère, et repartit.

Nordraak ne lui prêta aucune attention.

Dans son dos, les policiers se déployaient !

Les vingt policiers avançaient rue du Gros-Horloge sur une même ligne, chacun espacé de moins d’un mètre. Comme un filet tendu, filtrant les passants.

Ils l’avaient repéré, c’était une certitude maintenant.

Nordraak pensait rapidement : si les flics dans son dos ne se pressaient pas, ne se lançaient pas à sa poursuite, c’est donc qu’ils voulaient simplement lui couper toute retraite, c’est donc qu’ils savaient qu’il n’y avait pas d’issue pour lui devant.

Sa grande taille lui permit d’observer le bout de la rue, par-dessus la foule. Face à lui, à moins de cent mètres, une autre patrouille de policiers, également alignée sur toute la largeur de la rue piétonne, s’avançait vers lui.

Ils l’avaient repéré, rabattu dans cette rue, piégé.

Aucune issue, aucune retraite.

Il n’avait plus le temps de se demander par quel miracle les flics l’avaient repéré, il n’était plus temps de calculer, il fallait juste faire appel à son instinct de survie.

Il n’avait qu’une certitude. Les flics ne tireraient pas ! La foule était trop dense. C’est pour cela qu’ils l’avaient ainsi piégé, pris en tenaille, pour se jeter sur lui à quarante, sans avoir à sortir la moindre arme.

Nordraak regarda de part et d’autre de la rue du Gros-Horloge. La plupart des magasins commençaient à fermer. Ils n’étaient de toutes les façons que des culs-de-sac qui rendraient encore plus facile la tâche des policiers. Depuis ces quelques jours où il tournait dans Rouen, il avait eu le temps de connaître la ville. Mieux que ces policiers, peut-être.

Connaître ses pièges. Et ses raccourcis !

Brusquement, il bouscula devant lui un gosse de sept ans qui en laissa s’envoler son ballon de baudruche et un touriste asiatique qui tentait de prendre sa belle en photo devant le Gros-Horloge. Il s’arc-bouta sur ses jambes et sprinta, écartant les passants comme s’il repoussait des épis dans un champ de maïs.

Il entendit dans son dos le coup de sifflet, signal évident que quarante flics se mettaient à courir à ses trousses. Il ne releva pas la tête.

Il fallait qu’il entre dans le magasin, le premier, avant eux.

Alors, il aurait une chance.

* * *

— Il est entré dans le Monoprix, hurla Joël Willig, le brigadier coordonnant l’opération. Il est coincé, mais faites attention, il est armé !

Moins de dix secondes plus tard, une trentaine de policiers, devant les yeux effarés des clients, investissaient le Monoprix. Les dix autres bloquaient, rue du Gros-Horloge, toutes les issues. Les policiers se déployèrent, arme au poing, inspectant méthodiquement chaque rayon, invitant les derniers clients à sortir, sans panique.

Nordraak était pris, c’était juste une question de temps, de méthode.

La ligne de policiers continuait d’avancer, inspectant chaque mètre carré, fouillant méthodiquement les cabines d’essayages, de Photomatons. Les caissières du Monoprix et les chefs de rayon, terrorisés, ne comprenaient pas ce qui se passait, si ce n’est qu’il valait mieux ne pas bouger et ne pas poser de questions.

— Bordel, il n’a pas pu s’envoler, pesta un jeune agent.

Ils cherchèrent encore de longues minutes. Joël Willig sentait que quelque chose lui échappait. Ils auraient déjà dû le repérer. Ce supermarché n’était pas si vaste. Ils étaient trente.

Sans lâcher son talkie-walkie, il cria à l’attention des caissières apeurées à leur poste :

— A part la rue du Gros-Horloge, il n’y a pas d’autres issues ?

La caissière la plus à gauche du magasin leva un doigt timide plus qu’elle ne répondit, et désigna une direction sur sa gauche…

— Nom de Dieu, hurla Willig.

Vingt policiers se précipitèrent dans la direction du doigt tendu, vers le recoin à gauche du magasin, derrière le rayon boulangerie. Ils poussèrent à la volée la porte de sortie et pointèrent leurs armes.

Un couple âgé, occupé à charger des packs d’eau minérale dans leur 205, les regardèrent, médusés.

A part le couple de retraités, le petit parking d’une dizaine de places, raccourci peu connu des Rouennais permettant de rejoindre la rue aux Ours en coupant par le Monoprix, était vide.

Joël Willig entendit, déjà lointain, le bruit du moteur d’une moto qui s’éloignait.

— Le salopard avait prévu son coup, pesta-t-il.

Résigné, il porta lentement le talkie-walkie à sa bouche :

— Inspecteur Stepanu ? C’est Willig. On l’a perdu !

54. Le secret de Ramphastos

20 h 12, place de la Rougemare


— Poussez-vous !

Le commissaire Gustave Paturel prenait deux mètres d’élan. Il avait momentanément confié à Maline Abruzze son talkie-walkie et son téléphone portable qui lui permettaient de rester en contact permanent avec l’ensemble des forces de police déployées dans l’agglomération. Le commissaire recula encore d’un mètre, puis se propulsa en avant et enfonça la porte d’un coup d’épaule.

Deux verrous sautèrent. La porte céda dans un fracas assourdissant, s’ouvrant sur l’appartement de Ramphastos.

— Mon Dieu ! s’écria Maline.

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? fit Roblin, impressionné.

L’appartement de Ramphastos était une jungle !

Il était impossible de distinguer la moindre pièce, une végétation luxuriante avait pris possession des murs, des sols, des plafonds. Maline n’en reconnaissait que quelques-unes, hibiscus, bougainvillées, palmiers, bambous, passiflores...

Les plantes rampaient le long des plinthes, s’immisçaient sous le papier peint en ruine ou le linoléum décollé. La nature avait pris le dessus.

Combien de temps avait-il fallu à Ramphastos pour obtenir ce résultat ? Plusieurs années ?

Maline se souvenait que les plantes tropicales, les bambous, différentes sortes de lianes, pouvaient pousser à une vitesse record, dans des conditions favorables : soleil et humidité. L’appartement de Ramphastos se situait au dernier étage ; sous les combles, des Velux s’ouvraient directement sur le ciel : il devait rapidement faire une chaleur étouffante dans ces pièces. Quant à l’humidité, on percevait dès le pas de la porte la moiteur du lieu et une odeur insupportable de moisissure.

Joe Roblin entra le premier, surpris.

— C’est un fou, fit Paturel en pénétrant à son tour. Une jungle en plein Rouen ! Il va falloir y aller à la machette !

Pour progresser dans l’appartement, il fallait écarter les branches, s’accroupir sous la canopée, l’étage supérieur d’une végétation tropicale, qui s’était formée sous les combles lumineux de l’appartement mansardé, réduisant la hauteur de circulation à moins d’un mètre cinquante.

Maline avança également. Les poils urticants d’une sorte de taro aux feuilles tombantes, larges comme des oreilles d’éléphant, frôlèrent ses bras nus.

Elle poussa un cri d’effroi.

Entrer dans cette jungle ?

Maline savait qu’il existait aussi des malades qui conservaient chez eux des animaux tropicaux, toutes sortes de reptiles ou d’araignées. Ramphastos pouvait bien être de ce genre-là, en plus.

Joe Roblin progressait plus rapidement. Il avançait dans le vestibule. Ses cheveux ébouriffés se mêlaient aux feuilles et lianes au-dessus de sa tête, mais il ne semblait pas s’en soucier. Paturel le suivait, méfiant.

Maline avança à son tour de quelques mètres. Elle progressait très lentement, n’osant poser nulle part ses mains. Elle avait l’impression que chaque liane tortueuse sous ses yeux terrifiés dissimulait un serpent tropical. L’odeur de moisissure était atroce. Ramphastos devait laisser l’eau s’écouler toute la journée.

Une fois passé le vestibule, la végétation était un peu moins dense. Roblin donna un puissant coup de pied dans une porte entrouverte. La porte revint presque immédiatement à sa place originelle, retenue par le ressort des branches derrière elle. Roblin poussa la porte de tout son poids et entra tout de même. Dans la chambre, il n’y avait aucun lit ou de meuble de rangement, les habits gisaient à même le sol, mêlés à une couche de poussière rouge qui provenait de pots de terres éventrés par des racines trop à l’étroit, échappées de leur prison. Les racines ocre, comme des tentacules visqueux, progressaient sous la moquette spongieuse.

Cloué à deux murs dans un angle de la pièce, un hamac devait servir de lit à Ramphastos. Sous le hamac, quelques dizaines de bouteilles vides gisaient, elles aussi recouvertes d’une sorte de lierre humide.

Joe Roblin rebroussa chemin. Maline n’avait pas fait trois mètres dans l’appartement. Elle croisa les yeux possédés du profileur :

— Une maison de fou, murmura Roblin. J’adore…

Ils ne purent rester longtemps dans la cuisine tellement l’odeur de puanteur était insupportable. De l’évier au plan de travail, tout était moisi, comme si on avait laissé s’écouler l’eau sans l’éponger pendant des mois entiers.

— Le séjour doit être là-bas, fit Roblin en désignant la dernière pièce qu’ils n’avaient pas visitée.

Le commissaire Paturel, énervé, arrachait nerveusement les plantes qui gênaient sa progression.

Soudain, Maline hurla.

Sa tête partit en arrière. Une tige insidieuse s’était entortillée dans ses cheveux. Un instant, elle crut qu’une araignée géante courait sur son crâne.

Elle arracha la tige en trépignant de rage et d’angoisse.

— Méfiez-vous, commenta Roblin. C’est un brugmansia, l’huacacachu pour les Indiens d’Amérique du Sud, la plante de la tombe, la plante sacrée qui permet d’entrer en contact avec les morts… fortement hallucinogène. Ne vous léchez pas les doigts !

Maline frotta avec rage ses mains sur sa courte robe. Elle sentait le contact permanent des feuilles sur ses cuisses et ses bras nus, comme des milliers d’insectes courant sur son épiderme. Tout son corps devenait poisseux. Devant elle, le commissaire suait lui aussi à grosses gouttes.

Comment Roblin pouvait-il supporter son pull noir en laine ?

Enfin, ils parvinrent dans le salon. C’était la pièce la moins mansardée, la canopée se situait à plus d’un mètre quatre-vingts au-dessus de leur tête, formant une sorte de clairière équatoriale. Il y avait là une table, deux chaises, des dizaines de bouteilles vides, des boîtes de conserve, beaucoup de livres, plus ou moins moisis.

Mais surtout, leur regard fut attiré par un grand coffre de bois, au milieu de la pièce.

— Il va falloir l’ouvrir au sabre, commenta Roblin.

Maline avait l’impression de plus en plus angoissante de profaner un lieu sacré.

Elle repensait à ces récits de malédiction.

N’avait-elle pas été inconsciente de suggérer aux deux hommes de visiter l’appartement de Ramphastos ? De penser que Ramphastos y dissimulait peut-être la clé de cette histoire de malédiction, le but de la chasse-partie de ces quatre matelots ?

Joe Roblin n’avait pas ces scrupules, il était déjà arc-bouté sur le coffre.

— Vous pariez sur quoi, fit Roblin. Pièces d’or ? Rubis ? Diamants ? Vieux squelette ? Cadavre pas encore putréfié ? Une charogne et quelques milliers de larves ?

Gustave Paturel arracha nerveusement une large feuille tropicale et s’épongea le front avec :

— Magnez-vous, Roblin, on n’est pas au cirque !

Roblin ouvrit le coffre.

Maline ferma les yeux.

Avait-elle vu juste ?

Le visage de Joe Roblin s’éclaira d’un large sourire. Le commissaire s’avança d’un pas.

Le trésor de Ramphastos !

Maline ouvrit les yeux sur le coffre béant.

Dans la malle s’entassaient des dizaines de livres, de carnets, de feuilles, de dessins…

Roblin en saisit quelques-uns et les fit passer à Paturel et Maline.

Tous traitaient du même sujet. La piraterie, et plus particulièrement de la piraterie normande.

Maline s’approcha encore, lâcha le livre qu’elle avait entre les mains et se pencha dans le coffre. Elle repéra un cahier.

Des notes de Ramphastos ?

Elle ouvrit le cahier : toutes les pages étaient noircies d’une belle écriture déliée, comme lorsqu’on écrivait encore à la plume, une écriture de grand-mère. Elle se laissa happer par les premières pages. Ramphastos y racontait une histoire de piraterie normande dont Maline avait lu quelques lignes à la bibliothèque municipale, Jean Fleury, de Vatteville-la-Rue. Mais la somme des détails révélés par Ramphastos était sans commune mesure avec tout ce que Maline avait pu lire jusqu’à présent.

Elle accéléra sa lecture, faisant défiler les pages devant ses yeux embués d’émotion.

Ramphastos avait consacré sa vie à une passion, une seule : les légendes de la vallée de la Seine.

Joe Roblin, délaissant déjà le coffre, était reparti à l’exploration d’autres recoins dissimulés sous la végétation luxuriante. Maline et Paturel se plongeaient à l’inverse dans le détail des cahiers.

Après quelques longues minutes, le talkie-walkie de Gustave Paturel grésilla. Le commissaire le porta à son oreille. Progressivement, son visage se remplit de colère démonstrative :

— Comment ça, vous l’avez perdu ? Vous aviez la photo ! Il devait y avoir un flic tous les dix mètres ! Nom de Dieu, vous êtes des incapables ! Il ne fallait pas qu’il sorte de Rouen !

Le commissaire raccrocha et regarda Maline et Roblin d’un air désolé :

— Ils l’ont perdu. Ils avaient repéré Nordraak place de la Cathédrale, mais ils l’ont perdu, il s’est enfui à moto. On a mis en place de nouveaux barrages… Dans toute la région, sur cent kilomètres… Mais je n’aime pas ça. Il fallait le coincer dans le premier cercle, Rouen intra-muros, au moment où l’on bénéficiait de l’effet de surprise ! Maintenant, il peut être n’importe où et il va se méfier. Je vais aussi faire fouiller à fond le Christian Radich, transformer son navire en souricière, mais il ne sera pas assez stupide pour y revenir. Le tigre va aller se cacher dans une tanière quelconque et il n’est pas près d’en sortir !

Maline analysa, pensive, les dernières paroles du commissaire.

Le tigre, tapi dans sa tanière, insaisissable, désormais.

Elle se replongea quelques secondes dans le récit de Ramphastos.

Une idée folle lui venait, aussi folle que géniale.

Elle lut encore quelques lignes puis releva la tête, dévisageant longuement Joe Roblin et Gustave Paturel, avec une évidente pointe de fierté dans le regard :

— Messieurs, qu’est-ce que vous penseriez si je vous disais que j’ai trouvé ? Que je sais où est dissimulé le butin des pirates de la Seine !

55. Nécrorama

22 h 28, commissariat de Rouen, 9, rue Brisout-de-Barneville


Le commissaire Paturel tournait en rond dans le couloir. Il attendait désespérément un appel, une bonne nouvelle, enfin ! Une gendarmerie quelconque qui aurait coincé Morten Nordraak dans un barrage sur un route départementale. Mais au fond de lui, il ne se faisait aucune illusion ! Morten Nordraak, le tigre, leur avait filé entre les doigts ! Ils avaient laissé passer leur chance.

Il regarda sa montre. Ovide Stepanu, Colette Cadinot et Jérémy Mezenguel attendaient à côté de lui, de plus en plus énervés, dans le couloir.

Joe Roblin les avait convoqués à 22 h 15 précises.

Comme des gamins !

Roblin devait repartir dans la soirée, dans le sud de la France. Il allait tout leur expliquer, avait-il dit. Après, il sautait dans un taxi.

Ce jeune trou du cul se prenait pour Hercule Poirot. Il leur avait sans doute préparé en plus une mise en scène morbide dont il avait le secret. Depuis plus d’une heure, il était enfermé dans la « salle grise » !

Le commissaire Paturel pensa qu’il avait bien fait de ne pas demander à Maline Abruzze de venir assister à ce qui pourrait bien se transformer en une humiliation suprême pour tout le commissariat de Rouen, si Joe Roblin ne bluffait pas. En ce moment, elle s’affairait au SeinoMarin, elle peaufinait son fameux plan !

Enfin, la porte s’ouvrit. Tout le staff du commissaire entra dans la pièce que Joe Roblin avait obscurcie. Ils s’installèrent autour de la table. Joe Roblin, debout devant eux, tenait dans une main un petit rayon laser qui promenait un point rouge sur les murs sombres et dans l’autre la souris sans fil de son ordinateur portable. Un doigt bagué se replia sur la souris.

Le vidéoprojecteur relié à son ordinateur agrandit, sur tout le mur de la salle, l’écran du portable.

Le commissaire Paturel n’en revenait pas ! Ce jeune détraqué de profileur leur avait préparé une présentation power point, au cas où l’équipe de ce commissariat de province aurait été à ce point demeurée pour ne pas comprendre ses explications tordues avec des mots normaux !

Le commissaire Gustave Paturel se sentait dépassé. Qui avait parlé de retraite anticipée ? Cette ordure de Nicolas Neufville, qui croupissait en ce moment dans sa cellule, Colette le lui avait rapporté. Il n’avait peut-être pas tort, finalement. Quitte à regarder un écran géant, autant que ce soit au cinéma avec ses gosses…

— Merci messieurs, commença Joe Roblin d’une voix enjouée. Désolé de vous presser, mais comme vous le savez, je repars à Paris ce soir. Je suis attendu à Gap demain matin, une sombre histoire de randonneurs retrouvés déchiquetés. Enfin bon, on verra ça après… Pour gagner du temps et être plus clair, je vous ai préparé un diaporama.

Son doigt bagué cliqua.

Une première diapositive s’afficha, en lettres gothiques, rouges :

Le mobile !

Paturel soupira. Ce type était fou ! Il était pourtant obligé de l’écouter :

— En ce qui concerne le mobile, commença le profileur, je n’ai pas de révélations à vous faire ! Nous connaissons maintenant l’histoire. Nous sommes en juillet 2003, à Rouen, pendant l’Armada. Quatre jeunes matelots, à peine majeurs, vont se rencontrer : Carlos Jésus Aquileras Mungaray, Paskah Supandji, Sergueï Sokolov, Morten Nordraak.

Roblin cliqua et les quatre photographies des quatre marins s’affichèrent. Il continua :

— Qu’est-ce qui les rapproche ? Comment naît une telle association ? Difficile à dire mais ils ont sans doute en commun le goût pour les histoires de piraterie, des trésors et autres légendes. Les quatre jeunes matelots signent entre eux une chasse-partie, une alliance qu’ils entérinent en se tatouant mutuellement sur l’épaule les emblèmes respectifs de leur port d’attache. Ils se donnent cinq ans pour remplir leur mission, vraisemblablement trouver les indices d’un fabuleux butin dissimulé dans les méandres de la Seine. Ils communiquent entre eux par code. Ils se sont donné rendez-vous à Rouen, lors de l’Armada 2008, pour récupérer le butin et se le partager.

Il cliqua. Une vue générale de l’Armada 2008 apparut.

— Mais lors de l’Armada 2008, tout ne se passe pas comme prévu. J’ai longtemps été troublé par cette histoire de malédiction, de quête mystique, de morale pirate… En réalité, si j’examine la personnalité des quatre marins, en particulier celle de Morten Nordraak, je pense tout simplement que le seul mobile est la cupidité, l’appât du gain ! Au moment de se partager le butin, la chasse-partie va voler en éclats, l’un des quatre va trahir les trois autres. Mungaray est un flambeur, il parle trop, il n’est pas fiable. Sokolov est un rêveur, il ne se méfie pas assez. Supandji est le plus malin, il est honnête, mais son rêve de fortune l’aveugle. Ils sont tous les trois des proies idéales pour Morten Nordraak !

L’inspectrice Colette Cadinot se leva, énervée :

— Nous aussi, on est pressé Roblin. Tout cela, on le sait déjà ! Si vous en veniez aux meurtres ?

Comme pour répondre, le profileur appuya sur sa souris. La photographie du cadavre de Mungaray sur les quais s’afficha.

Colette Cadinot se rassit, esquissant une grimace.

— Mungaray est le plus bavard. Il faut le tuer le premier ! Tout semble nous indiquer que Nordraak a bénéficié de la complicité d’une jeune fille, cette fameuse jeune fille blonde que l’on n’a jamais retrouvée. Nordraak poignarde Mungaray. Puisqu’il est prouvé que le cadavre de Mungaray a été dissimulé dans la chambre froide du Surcouf, on peut légitimement penser que la complice de Nordraak est serveuse sur ce bateau-promenade. Morten Nordraak se débarrasse ensuite de l’arme du crime à proximité d’un SDF toxicomane, Daniel Lovichi, qui fera pour quelques heures office de coupable idéal. Par vengeance, par folie, ou simplement pour brouiller les pistes, il marque sa victime au fer rouge. Il faut savoir que Morten Nordraak est originaire du nord de la Norvège, et que les Samis, le peuple indigène lapon norvégien, marque encore les rennes au fer rouge… Fin du premier épisode !

Le profileur se tut quelques secondes, comme pour laisser son auditoire respirer, puis cliqua une nouvelle fois.

Les clichés des corps assassinés de Paskah Supandji et de Sergueï Sokolov s’affichèrent, accompagnés du titre, rouge et gothique : le double meurtre.

Ovide Stepanu et Jérémy Mezenguel souriaient franchement devant la mise en scène macabre. A l’inverse, Gustave Paturel et Colette Cadinot semblaient au bord de la crise de nerfs.

— Voici le moment tant attendu, continua Roblin. Le double meurtre ! Nous savons que Morten Nordraak a assassiné Paskah Supandji et Sergueï Sokolov… Mais comment ? C’est l’instant où je joue ma réputation, n’est-ce pas chers collègues ? Comme je l’ai dit à quelques-uns qui ne m’ont pas pris au sérieux, la solution est mathématique ! Nous sommes simplement face à trois vérités, trois axiomes : le même tueur, la même heure, deux lieux différents. L’une des trois affirmations est obligatoirement fausse. Laquelle ? Le premier axiome, les deux crimes ont été commis par le même individu, peut-il être réfuté ?

Il cliqua et les électrophorègrammes de l’ADN du sang trouvé sur Supandji et Sokolov, rigoureusement identiques, apparurent.

— Faisons confiance à la science ! L’ADN ne ment pas ! Même séquence ADN dans les deux cas, nous n’avons donc affaire qu’à un seul tueur ! Passons alors au deuxième axiome : les deux crimes ont été commis à la même heure…

Il cliqua à nouveau et le vidéoprojecteur projeta sur le mur les cadavres de Supandji et de Sokolov, allongés sur la table d’autopsie, les corps déchiquetés devant un médecin légiste affairé.

On entendit clairement l’inspectrice Cadinot marmonner des propos indignés.

— Les médecins légistes sont formels, continua Joe Roblin sans s’en préoccuper. Paskah Supandji et Sergueï Sokolov sont tous les deux morts entre 1 h 30 et 1 h 45. Là encore, faisons confiance à la science ! Va-t-on soupçonner les légistes de se tromper, de mentir ? Non, bien entendu ! Il faut donc nécessairement admettre que c’est le troisième axiome, les deux meurtres ont été commis à deux endroits différents, qui est faux ! Vous m’excuserez la tautologie : les deux crimes ont donc été commis au même endroit !

La carte de la vallée de la Seine apparut au nouveau clic.

— Partons donc de cette déduction implacable. Les deux meurtres ont été commis au même endroit ! La nouvelle question logique est : oui, mais à quel endroit ? La réponse, en fait, ne pose pas vraiment de problème. Une voisine a été témoin de l’agression de Supandji à la chapelle Bleue, elle prévient la gendarmerie qui arrive moins de dix minutes plus tard sur les lieux, le corps de Supandji est encore chaud, il vient d’être tué. On est donc certain que le double meurtre a été commis à la chapelle Bleue de Caudebec-en-Caux, ou très près. Tout devient alors très simple : Sergueï Sokolov n’était donc pas à 1 h 30 sur le pont du Mir, à Rouen, mais à la chapelle Bleue, à Caudebec-en-Caux, puisqu’il y a été assassiné en même temps que Paskah Supandji. Si on y réfléchit, il n’y a rien de plus logique, puisqu’il avait rendez-vous à la chapelle Bleue ! Il avait signé, d’une colombe, sur le livre d’or de l’église de Villequier. C’est la version officielle qui était étrange, et pourtant, personne ne s’en est étonné : Sergueï Sokolov ne devait pas, logiquement, être sur le pont du Mir à 1 h 30, il avait rendez-vous ailleurs ! En réalité, Sergueï Sokolov s’est donc comme prévu rendu à la Chapelle Bleue, le piège tendu par Morten Nordraak, pour y être assassiné, quelques minutes avant Supandji !

Aucun des policiers dans la salle n’osa interrompre Joe Roblin. Tout s’expliquait avec une étonnante simplicité. La suite n’était désormais pas difficile à deviner.

Comment avaient-ils pu ne pas y penser ?

Roblin cliqua à nouveau et une somptueuse photographie nocturne du Mir s’étala sur le mur. Un matelot russe en uniforme gardait l’entrée du voilier.

Roblin continua, triomphant :

— Je pensais qu’à ce moment-là, quelqu’un allait me rétorquer : « Sergueï Sokolov ne pouvait pas être à Caudebec-en-Caux, il était de garde sur le Mir ! ». Je pense donc que vous avez déjà tous compris l’évidence… Sergueï Sokolov commença sa garde sur le Mir, puis, sans doute vers 0 h 45, quelqu’un d’autre le remplaça discrètement, pour qu’il puisse se rendre à son rendez-vous secret.

Roblin pointa son petit laser rouge sur la silhouette du marin russe devant le Mir.

— Regardez ce matelot en uniforme : qui ressemble plus à un marin en uniforme qu’un autre marin en uniforme ? A condition de baisser sa casquette sur ses yeux, de remonter un peu son col de chemise, de se tenir éloigné des autres marins, qui de toutes les façons ne monteront pas sur le pont à cette heure tardive, le tour est joué ! Souvenez-vous de l’analyse des légistes : « Comme personne d’autre que son assassin n’a approché Sergueï Sokolov, alors qu’il était de garde devant le Mir, dans l’heure qui a précédé sa mort, nous avons toutes les raisons de penser là aussi qu’il s’agit du sang de son assassin ».

Le commissaire regarda Colette Cadinot d’un air désespéré.

Comment avaient-ils pu être aussi aveugles ?

Paturel fixa la carte de la vallée de la Seine et repensa avec une honte rétrospective à l’hélicoptère, le catamaran F1 et toutes les autres invraisemblables solutions qu’il avait mobilisées.

Ce jeune trou du cul, en plus, allait les enfoncer jusqu’au bout !

— Donc, continua Roblin sur le même rythme, Nordraak assassine Supandji et Sokolov à la chapelle Bleue. Nordraak les surprend dans l’obscurité, mais Supandji le blesse, et la gendarmerie va arriver sur les lieux d’une minute à l’autre. Son plan est alors d’une simplicité évidente. Il dissimule le cadavre de Sokolov dans son véhicule, pendant que son complice, sur le Mir, celui qui a pris la place de Sergueï Sokolov, fait semblant de s’endormir sur le pont du voilier russe. A la chapelle Bleue, l’alerte est donnée, on découvre le marin indonésien assassiné, toute la police de la région converge vers Caudebec-en-Caux. Nordraak pendant ce temps roule tranquillement dans l’autre sens vers les quais de Rouen, le second cadavre dans le coffre. Commissaire, vous l’avez peut-être même croisé !

Petit con ! pensa Paturel.

Visiblement très amusé, Joe Roblin poursuivit sa démonstration :

— Nordraak arrive sur les quais de Rouen. Le plus difficile a sans doute été de se rendre jusqu’au Mir avec le cadavre de Sergueï Sokolov sans se faire repérer. Mais il est possible de se garer discrètement assez près du Mir, derrière les stands. Nordraak est un géant, Sokolov plutôt fin, un marin portant jusqu’à son bateau un autre qui titube n’est pas une scène rare. Peut-être même que tout simplement, il a attendu le bon moment, celui où il n’y avait plus de passants devant le Mir, à plus de deux heures du matin, c’est possible. Une fois devant le Mir, le complice qui simule le sommeil laisse sa place au véritable cadavre. L’échange a dû prendre moins d’une seconde. Le tour est joué ! Les deux complices peuvent s’éloigner. A partir de ce moment-là, rapidement, un passant va forcément se rendre compte que le marin russe devant le pont du Mir dort dans une position bien étrange et que du sang coule de sa veste… L’alerte est donnée. Il est 2 h 17 ! Souvenez-vous commissaire, inspectrice, vos premiers échanges, ils sont consignés dans le procès-verbal, « Les passants, les autres marins du Mir, ont d’abord cru qu’il dormait, c’est pour cela que l’alerte n’a pas été donnée tout de suite ».

Paturel et Cadinot se regardèrent à nouveau, consternés.

Ce profileur avait raison sur toute la ligne !

Un désir incontrôlable de voir ce génie prétentieux foutre le camp montait en eux. Ce profileur n’avait pas son train à prendre ? Des gendarmes de Gap à aller ridiculiser ?

Joe Roblin continua pourtant son numéro :

— Pas de téléportation, donc ! Pas de tueurs à gages jumeaux ! Il suffisait pour Morten Nordraak d’avoir un complice jouant un double jeu : Sergueï Sokolov devait avoir suffisamment confiance en ce complice pour qu’il accepte qu’il soit son remplaçant sur le Mir pendant son rendez-vous à la chapelle Bleue. On sait que Morten Nordraak avait pour complice cette fille blonde qui attira Mungaray en dehors de la Cantina ! Il est logique de penser que le deuxième marin du Mir soit la même complice, cette fille blonde !

Il pointa à nouveau son laser rouge sur le marin en uniforme devant le Mir.

— De nuit, sous une casquette, en uniforme, qui peut affirmer que ce marin russe n’est pas une femme ? Ensuite, le reste, nous sommes tous au courant ! Morten Nordraak élimine le dernier témoin, Ramphastos, sans doute parce qu’il est à l’origine de certaines informations sur le butin, et tente par la même occasion d’en faire de même avec ceux qui l’ont approché, Maline Abruzze et le patron du Libertalia. Je crois que vous en savez maintenant autant que moi…

Joe Roblin cliqua sur l’item mettre fin au diaporama.

Le visage horrifié du Cri de Munch, sur le fond d’écran du portable du profileur, s’afficha soudain. L’image était saisissante. Roblin pointa son laser rouge sur le haut du tableau, indiquant la vision délirante du fjord d’Oslo sous un ciel en feu.

— Voila messieurs. A vous de jouer maintenant, à vous d’attraper le tigre avant qu’il ne retourne à Oslo dans son port d’attache. Il ne vous sera pas difficile de mettre sous les verrous sa complice, elle est certainement serveuse ou hôtesse sur le Surcouf, ou possède au moins un lien étroit avec ce bateau-promenade. Mais pour faire sortir le tigre de sa tanière, je crois que l’idée de Maline Abruzze, comme toujours, est excellente !

Comme s’il avait pensé à programmer cet ultime détail, au moment même où Joe Roblin prononça ses derniers mots, le ciel de Rouen s’embrasa de mille feux, dans une explosion de lumière et une immense clameur populaire.

23 h 15.

De la « salle grise » du commissariat, la vue sur le feu d’artifice de l’Armada était imprenable.

56. Coup de poker

23 h 37, rue Eau-de-Robec, siège du SeinoMarin


Christian Decultot salua le commissaire Paturel d’une main ferme :

— Bonjour commissaire, on m’a beaucoup parlé de vous.

— Je vous ai beaucoup lu, répondit Paturel d’un ton chaleureux.

— On va passer dans mon bureau ? Maline nous attend. Merci de vous être déplacé.

Paturel pénétra dans le spacieux bureau. Il remarqua immédiatement les photos dans les cadres au fond de la pièce, Christian Decultot posant avec David Douillet, Tony Parker, Paul Vatine.

Ça l’épata ! Voilà le métier qu’il fallait faire si on voulait être un héros aux yeux de ses enfants... Journaliste, pas flic !

Maline se retourna et lança un sourire radieux au commissaire. Elle s’était changée depuis l’exploration de l’appartement de Ramphastos. Elle avait troqué sa robe légère contre un jean serré et une ample chemise jaune paille. Le commissaire la trouva moins sexy que quelques heures auparavant, mais beaucoup plus belle.

Sûre d’elle !

Christian proposa au commissaire Paturel de s’asseoir. Une fois qu’ils furent tous les trois installés, Maline exposa son plan, calmement, en détail. Quand elle eut terminé, le commissaire Paturel ne put s’empêcher de se relever.

Il tournait en rond dans la pièce :

— Vous me foutez dans la merde, Maline. Déjà que ce Joe Roblin nous a tous collé la honte. Si ça foire…

— C’est pourtant la seule solution, argumenta Maline. Il faut prendre une décision rapidement ! C’est ce soir ou jamais. Demain, il sera trop tard ! Il faudra au moins 24 heures pour obtenir les autorisations. On ne pourra pas organiser tout cela avant lundi matin, à l’aurore, juste avant la parade.

On sentait les deux hémisphères du cerveau du commissaire se livrer à une impitoyable partie de ping-pong.

Y aller ou pas ?

Tenter le tout pour le tout ou se dégonfler !

Finalement, le commissaire se tourna vers Christian Decultot :

— Et vous qui êtes un professionnel, vous en pensez quoi de cette idée à la con ?

— Sincèrement ?

— Je préfèrerais…

— Alors sincèrement… Ça ne peut marcher qu’à une condition : il faut mettre le paquet ! Il faut que ce soit énorme !

Ça ne rassurait pas du tout le commissaire, au contraire :

— Vous entendez quoi par énorme ?

— Le séisme, le tremblement de terre, le tsunami médiatique ! J’ai conservé beaucoup de relations dans la presse, les télés et les radios nationales. Si je balance l’information, dans moins d’une heure, le scoop peut commencer à passer en boucle. Vous pensez, en plein mois de juillet, ils vont se jeter là-dessus comme des morts de faim. « La découverte des carnets secrets d’un vieux marin assassiné, le décryptage de ses messages codés, le repérage de l’emplacement exact d’un trésor dans le méandre de la Seine, au large de La Bouille ».

Maline se retourna vers le commissaire :

— Commissaire, vous voyez, on peut se charger du volet « marketing »… Mais pour le volet « opérationnel », c’est à vous de jouer.

Paturel lança un regard inquiet vers Decultot.

— Et un volet opérationnel énorme, pour vous, ce serait quoi ?

— Eh bien… Envoyer à La Bouille lundi matin une armée de policiers, de gendarmes, de CRS… Mais surtout, il vous faut rassembler le plus gros bataillon de plongeurs jamais vu. Les plongeurs de la police et de la gendarmerie, bien entendu, mais il faudrait faire appel aussi aux clubs de plongée de la région, aux amateurs brevetés qui pratiquent librement… Bref, à tous ceux qui possèdent chez eux des palmes et des bouteilles. L’objectif serait de rassembler le maximum de monde pour pouvoir fouiller le moindre mètre carré du fond de la Seine !

Maline enchaîna, enthousiaste :

— Pour Morten Nordraak, l’appât sera énorme, tellement énorme qu’il ne pourra pas résister. La découverte des cahiers secrets de Ramphastos, plus de cent plongeurs au fond de la Seine. Il voudra voir par lui-même. Ce trésor, c’est sa vie, c’est sa quête. Il a tué quatre fois pour cela ! C’est ce qui donne un sens à tous ses actes. Alors même s’il flaire le piège, même s’il prend toutes ses précautions… il viendra. Il sortira de sa tanière ! Seule l’odeur de ce butin peut le faire sortir de sa tanière.

Christian Decultot se leva, confiant :

— N’est-elle pas convaincante, commissaire, notre petite Maline ?

— Si, admit le commissaire. Vous avez raison. Si on met le paquet, la presse, l’armée, un régiment d’hommes-grenouilles, des scientifiques, des secouristes, le préfet, la DDE, et j’en oublie sans doute… Alors, je vous suis, ça peut marcher !

Decultot donna une tape amicale dans le dos du commissaire.

La grande opération était lancée !

Tous les plongeurs de Normandie dans la Seine sous la surveillance des forces de l’ordre.

Pourtant, le commissaire, malgré la décision qu’il venait de prendre, ne semblait toujours pas libéré.

— Eh bien, commissaire ? fit Decultot. Vous avez pris la bonne décision ! Qu’est-ce qui vous chagrine encore ?

Le commissaire ne répondit pas tout de suite. Il regarda longtemps le portrait de Christian Decultot sur le Haute-Normandie de Paul Vatine.

Soudain, il explosa :

— Dans votre plan, ce qui me chagrine, comme vous dites, c’est très simple… Nous savons tous les trois qu’il n’y a aucune trace de trésor en Seine dans les carnets de Ramphastos, que toute cette gigantesque mise en scène est complètement bidon ! Que vous me demandez de jouer un coup de poker phénoménal, de jouer « tapis » alors que nous n’avons strictement rien dans notre main.

* * *

— Il a marché, jubila Maline lorsque le commissaire fut sortit. Il nous a suivis !

— Faut reconnaître qu’il a des couilles ! admit Decultot. On est en train de monter le plus beau bidonnage médiatico-policier que j’ai vu depuis longtemps. Je vais me faire un plaisir de communiquer ce pseudo-scoop à quelques pseudo-amis bien placés qui ont toujours regardé mon petit journal provincial avec beaucoup de condescendance. Rira bien qui rira le dernier…

— Je peux te demander un service, Christian ?

— Quoi ?

— Tu me laisses Le Monde !

* * *

— Allo, Oreste, je te réveille ?

— Maline ? Maline Abruzze ? Bien sûr que non, tu ne me réveilles pas. Mais j’étais persuadé que plus jamais tu n’oserais reparler à un jaune de mon espèce. Où en êtes-vous, à Rouen ?

— Tout le monde est barricadé, à cause de ton article bien entendu. Plus personne n’ose sortir dans les rues. On en est au niveau 17 du plan Vigipirate, le précédent record, après le 11 septembre 2001, était de 3…

— Sérieusement ?

— Sérieusement, ton article a fait un flop ! Une heure après sa sortie, on a identifié le coupable. Il a agi seul. Il n’y a pas de complot, pas de terroristes…

— Ce n’était qu’une hypothèse, répondit Oreste avec un peu de déception dans la voix. Tu le sais comme moi… C’est pour me dire cela que tu m’as appelé ?

— Non. J’ai un service à te demander.

— Un service ?

Au ton de la voix d’Oreste Armano-Baudry, Maline sentit qu’il se méfiait. Elle mit donc toute sa force de conviction en lui narrant l’histoire du trésor de La Bouille, des carnets secrets de Ramphastos…

— Tu es vraiment sûre de ton coup, Maline ?

— Certaine ! Le Monde possède un avantage énorme. La plongée à La Bouille aura lieu lundi 14 juillet, très tôt, à partir de six heures du matin, juste avant la grande parade. Vous serez le seul journal à pouvoir donner des détails ! Pour les autres, il est trop tard, ils ont déjà bouclé. Ils ne pourront pas parler du trésor ! Et demain matin, quand les journaux paraîtront, on aura plongé et on sera déjà remonté.

Elle sentait qu’Oreste hésitait encore :

— Maline, pourquoi tu me fais ce cadeau-là ?

— J’ai besoin de toi, nuance. De ton journal plutôt, le seul journal du soir ! Je t’envoie toutes les informations demain… Tu vas me faire l’article du siècle !

Elle marqua un silence calculé :

— Tout le monde a droit à une deuxième chance…

Elle raccrocha. Oreste Armano-Baudry avait mordu à l’hameçon.

C’était bon signe.

Elle se réjouissait à l’avance de la série d’informations ésotériques farfelues qu’elle allait devoir inventer le lendemain pour alimenter un article qui, une fois la vérité connue, ridiculiserait Oreste Armano-Baudry devant toute sa prestigieuse rédaction !

* * *

— Tu devrais aller te coucher, Maline, fit Christian Decultot. Tu es crevée !

— Tu es certain qu’il ne reste plus personne à prévenir ?

— Si… Mais on verra cela demain. On ne plongera que lundi matin, tu le sais. On a tout le temps demain.

— Il reste qui, à prévenir ?

— Va te coucher, je t’ai dit !

— Qui ?

— Toute l’association de l’Armada, par exemple. On verra ça demain. Va te coucher !

— L’association de l’Armada ? Le président ? Les bénévoles ? Le… Le chargé de relations presse aussi, non ? C’est important de le convaincre, non, le chargé de relations avec la presse ? C’est nous, la presse, non ? Il ne faut pas perdre de temps.

Maline fit pétiller son regard :

— Dès cette nuit, ce serait bien, non ? Tu crois que son bureau à l’hôtel de Bourgtheroulde est encore ouvert à cette heure ?

Christian Decultot roula de gros yeux faussement courroucés. Maline lui répondit par un sourire coquin sans ambiguïté :

— C’est toi qui m’as demandé d’aller me coucher !

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