Vingt-cinq ans plus tard

2. Le vertige de l’uniforme

Vendredi 4 juillet 2008, Quillebeuf-sur-Seine


Il était presque midi lorsque la silhouette du Cuauhtémoc surgit du méandre de Quillebeuf.

Une clameur parcourut les deux rives de la Seine. Le Cuauhtémoc n’était pas le premier des bateaux de l’Armada 2008 à remonter la Seine vers Rouen, mais il était sans aucun doute l’un des plus majestueux. Lentement, le trois-mâts, blanc de la coque aux voiles trapézoïdales, se rapprocha du bon millier de spectateurs massé sur les bords de Seine. Rive gauche, la petite ville de Quillebeuf semblait avoir retrouvé son lustre d’antan, du temps où elle fut le principal port de l’estuaire. Les terrasses ensoleillées étaient prises d’assaut. Une foule compacte se tassait sur les quais.

Juste en face, rive droite, la raffinerie de Port-Jérôme s’était brusquement vidée de son personnel. Secrétaires, ouvriers, cadres avaient profité de la pause déjeuner pour savourer un pique-nique improvisé et la parade des voiliers. Les navires utilisaient la marée pour remonter la Seine et le défilé des vieux gréements était assez dense.

Cuauhtémoc, le dernier empereur aztèque sculpté sur l’impressionnante figure de proue du voilier mexicain, le regard fier tourné vers l’horizon, semblait indifférent à l’enthousiasme du public. Tel n’était pas le cas des marins mexicains. Quillebeuf et Port-Jérôme étaient les premiers villages de la Seine depuis Le Havre. Leur premier bain de foule… Pour rendre hommage à leurs admirateurs, un bon nombre de matelots s’était hissé sur les vergues des trois mâts, dans un impressionnant numéro d’équilibriste. Funambules à plusieurs dizaines de mètres au-dessus de la Seine, défiant le vertige, les marins saluaient le public avec l’air le plus naturel du monde.

Les visages bronzés des jeunes Mexicains, leurs impeccables chemises rayées blanches et noires, ajoutaient encore un peu d’exotisme à la scène. Les jeunes marins souriaient, certains étaient surpris par l’accueil si enthousiaste ; d’autres, déjà présents dans les Armadas précédentes, connaissaient la chaleur du public et l’appréciaient d’autant plus…

Ils savaient que des centaines de photographes amateurs immortalisaient l’instant. Ils devinaient également sur eux le regard admiratif de la gent féminine parmi la foule.

— Regardez ! cria soudain une voix sur le quai de Port-Jérôme.

Un doigt se tendit.

Des regards se tournèrent vers un point précis du mât de misaine, le premier des trois mâts.

— Ce n’est pas vrai, il ne va pas le faire, gloussa une jolie petite blonde en s’agrippant à deux autres de ses collègues.

— Si ! répondit l’une d’elle en braquant l’objectif de son téléphone portable.

Sur la première vergue du mât de misaine, un des marins mexicains commençait lentement à remonter sa chemise.

La surprise des spectateurs des quais semblait partagée par les autres marins du Cuauhtémoc. Le strip-tease n’était sans doute pas prévu au programme officiel... Sans perdre l’équilibre, le jeune marin fit passer par-dessus sa tête sa chemise, la retint quelques instant par la manche, la fit tournoyer, pour la laisser tomber sur le pont du navire.

Le Mexicain exhiba avec désinvolture son torse parfait, musclé, bronzé, imberbe… Un frisson parcourut l’assistance. Quelques femmes applaudirent ou sifflèrent. Des spectatrices bien inspirées braquèrent leurs jumelles vers le jeune homme. Un petit parfum de folie gagna les quais, tandis qu’apparemment, sur le bateau, on ne goûtait guère à la plaisanterie, et qu’un certain nombre d’officiers semblait s’affairer.

— Il va sauter ! hurla soudain une voix dans la foule.

Un frisson saisit les spectateurs.

Les rires laissèrent petit à petit place à une forme d’inquiétude.

Il se passait quelque chose d’anormal ! Le regard incrédule des autres marins le confirmait.

Chacun écarquilla les yeux. Il n’y avait aucun doute, le jeune Mexicain avait détaché le crochet de sécurité qui le reliait à la vergue. Le marin regarda le ciel, sembla prononcer quelques mots, peut-être une prière, puis scruta à nouveau les quais, comme s’il cherchait à repérer la plus séduisante de ses admiratrices.

Soudain, il salua la foule d’un geste de toréador et s’élança.

Pendant quelques instants irréels, il défia le ciel et la Seine, les bras en croix, comme les ailes déployées des immenses oiseaux.

Des cris d’épouvante traversèrent la foule. Des appareils photos crépitèrent.

Il ne s’était pas passé une seconde lorsque le marin mexicain rassembla ses bras, droit devant lui, dans le prolongement exact de ses épaules. Le corps du plongeur s’inclina, suivant une courbe parfaitement maîtrisée.

Telle une torpille, il transperça l’eau grise de la Seine.

Sans presque une éclaboussure.

Un plongeon de plus de quinze mètres. Esthétiquement, d’une absolue perfection.

Les spectateurs sur les quais, décontenancés, hésitaient sur la conduite à tenir. Il y eut à peine quelques applaudissements. Chacun observait la surface de l’eau déjà redevenue calme. Les zooms des appareils photos et les jumelles se braquèrent, guettant le moindre mouvement de l’onde. Sur le Cuauhtémoc, des dizaines de cadets mexicains se précipitèrent sur le franc bord, tous aussi inquiets. Le trois-mâts mexicain ralentit sa course, jusqu’à s’arrêter, avec une rapidité surprenante pour un tel navire.

De longues secondes s’écoulèrent. L’inquiétude monta à son paroxysme.

Déjà plus d’une minute que le marin mexicain avait disparu dans la Seine.

Sur le pont du Cuauhtémoc, on décrochait en hâte un canot.

Le silence sur les quais était désormais insupportable.

Une autre minute.

— Il faut faire quelque chose ! cria une voix.

Quelques spectateurs, sans attendre, avaient déjà appelé le SAMU ou la police. Quelques autres étaient sur le point de se jeter à l’eau.

Deux minutes et dix-sept secondes.

La surface du fleuve se troubla soudainement et le fin visage du marin mexicain surgit de l’eau. Tout sourire.

Dans l’instant qui suivit, une immense clameur emplit les deux rives du fleuve, unies dans la même émotion. Sur le Cuauhtémoc, on renonça à jeter le canot à l’eau. Le jeune héros mexicain salua une nouvelle fois la foule et rejoignit le voilier dans un crawl impeccable. En montant l’échelle de corde du navire, il fit un dernier signe à ses admirateurs, d’ailleurs surtout des admiratrices.

Quelques centaines de photographies immortalisèrent une ultime fois son torse luisant, son pantalon en toile blanc trempé, presque transparent, collant ses cuisses.

Le plongeur disparut sur le pont. Le Cuauhtémoc continua sa course et la foule se dispersa, non sans se questionner sur la signification du spectacle auquel elle venait d’assister.

Pari stupide ? Acte insensé ? Provocation ? Opération puérile de séduction ?

Aucun des spectateurs pourtant n’approchait la vérité.

Aucun ne pouvait se douter que ce qu’il avait vu n’avait aucune importance. La véritable explication tenait à ce que personne n’avait vu !

Personne sauf ce marin mexicain.

Carlos Jésus Aquileras Mungaray, dit Aquilero.

Il savait ce qu’il risquait : une mise à pied, un blâme, des corvées interminables. Plusieurs jours de consigne sur le bateau, sans aucun doute. Avec interdiction stricte de sortie.

Tout ceci, il le savait, il l’acceptait. Le jeu en valait la chandelle.

Tout ceci, toute cette mise en scène n’avait qu’un but. Passer deux minutes dix-sept sous la Seine, au large de Quillebeuf.

* * *

Le mercredi 9 juillet, à 18 heures exactement, soit cinq jours après son « exploit » de Quillebeuf, Carlos Jésus Aquileras Mungaray fut autorisé pour la première fois à prendre une permission hors du Cuauhtémoc. Son plongeon de Quillebeuf avait fait beaucoup de bruit pendant quelques jours. Des plus hauts gradés jusqu’à ses camarades de chambrée, chacun avait cherché à comprendre son geste. Peine perdue.

Pour faire pression, les autorités du Cuauhtémoc avaient prévenu la famille du jeune marin mexicain. Mais chacun savait sur le voilier que les Mungaray appartenaient à une riche et puissante famille de propriétaires forestiers mexicains, qui avait fait fortune dans le commerce de bois exotique depuis plusieurs générations. Le jeune Carlos Jésus, qui exigeait de ne se faire appeler que par le surnom d’Aquilero, était jeune, beau, riche… et arrogant.

Il se fichait bien des menaces de ses supérieurs.

Aquilero quitta le Cuauhtémoc peu après 18 heures, en compagnie de trois autres marins mexicains, bien décidé à rattraper le temps perdu. Casquettes blanches vissées sur le crâne, chemises blanches immaculées, galons aux épaules, pantalons impeccables, les quatre marins, dont trois d’entre eux étaient déjà présents lors d’Armadas précédentes, savaient que la nuit allait être longue. Ils connaissaient le prestige de leur uniforme. Pendant les heures qui suivirent, ils arpentèrent les rues médiévales de Rouen. Ils répondirent aux sourires charmés des belles estivantes, plaisantèrent en espagnol, acceptèrent sans rechigner de se laisser prendre en photo, échangèrent leurs casquettes, s’arrêtèrent aux terrasses, commandèrent des Corona en admirant les jambes qui passaient.

Le temps s’écoula rapidement. Lorsque la nuit commença à tomber, presque une dizaine de bières plus tard, les quatre marins mexicains se décidèrent à passer aux choses sérieuses.

La Cantina !

Pas seulement parce que le tarif des consommations y était réduit pour les marins, mais avant tout parce que tous les soirs, près de deux mille danseurs s’entassaient sous l’immense tente. Une incroyable fête ininterrompue, toutes les nuits. Une fête dont, bien entendu, les marins étaient les rois…

Dans le petit jeu de la concurrence entre équipages, les quatre marins du Cuauhtémoc savaient qu’ils n’avaient pas grand-chose à craindre. Leur cote était au plus haut. Une réputation qu’ils avaient patiemment bâtie et confirmée au fil des Armadas, depuis 1989.

Les latin lovers de l’Armada !

Aquilero avait tourné comme un aigle dans une volière depuis quatre nuits, écoutant avec une envie toujours plus pressante les récits incroyables des conquêtes amoureuses de ses camarades de chambrée.

Si facile !

Si facile lorsque l’on sait danser sur des rythmes latins, que l’on sait porter l’uniforme et que l’on connaît quelques compliments galants français à prononcer avec l’accent sud-américain.

La Cantina était déjà pleine à craquer lorsqu’ils arrivèrent. La chaleur était étouffante, la file d’attente pour accéder aux bières impressionnante. Les quatre marins mexicains se séparèrent en se souhaitant bonne chance.

Aquilero se fraya un chemin à travers les corps en sueur. La salsa succédait à la timba. La plupart des danseurs ne percevaient aucune différence.

Il observa un instant la scène avant de se jeter dans l’arène. Dans un manège incessant de jupes, les filles passaient de main en main, dansant, riant, totalement désinhibées.

Les corps se collaient, se décollaient. Les boutons des chemises des marins sautaient les uns après les autres. Aquilero observa, amusé, quelques jeunes Rouennais tenter de concurrencer les marins sud-américains, se déhanchant, empoignant avec le plus de naturel possible hanches, fesses et chutes de reins… Sans doute des heures d’entraînement. Aquilero sourit : il ne leur manquait pas que l’uniforme, il leur manquait surtout une cambrure, une ondulation, quelque chose qui ne s’apprend pas.

A la salsa succéda le sango. Aquilero décida d’entrer dans la danse. Il avait repéré une sculpturale petite brune dont les cheveux descendaient presque plus bas que la jupe. Il fendit la foule et la jeune fille se retrouva comme par magie dans ses bras puissants. Rapidement, un cercle se forma autour des deux danseurs. Le mélange des corps tournoya durant de longues minutes avant qu’Aquilero n’abandonne sa partenaire, épuisée, pour en choisir une autre dans le cercle des jeunes Rouennaises qui le couvaient des yeux.

Des filles de tout âge, plus au moins excitées, sachant plus ou moins danser, se succédèrent entre ses bras pendant de longues heures.

La sueur était descendue dans son dos, trempant sa fine chemise blanche. Après une salsa torride avec une fille qui devait faire presque deux fois son poids, et qui pourtant bougeait remarquablement bien, Aquilero retourna vers le bar boire une bière et laisser à d’autres marins du Cuauhtémoc le soin d’animer la soirée.

Il resta de longues minutes à reprendre son souffle.

Un instant, il repensa à ce qu’il cherchait, vraiment. Le véritable motif pour lequel il était revenu à Rouen, alors qu’il aurait pu depuis longtemps abandonner cette vie de marin. Vivre de la fortune familiale avec la jeunesse dorée de Cancun. Cette mission qu’il ressassait dans sa tête depuis des mois. Ces quelques jours qu’il préparait depuis cinq ans. Il allait devoir être méfiant. Il n’avait qu’une confiance limitée dans les autres. Il ne connaissait de ce coin du monde, la vallée de la Seine, que ce qu’il en avait lu, étudié, même s’il l’avait fait avec une incroyable minutie.

Son regard accrocha le ventre plat d’une danseuse qui ondulait à moins d’un mètre de son entrejambe.

Cette mission attendrait demain ! Ce soir, il allait vivre, pleinement, jusqu’au bout de la nuit. Ensuite, il lui faudrait reprendre contact avec les autres. Penser au butin. Rechercher des preuves. Plonger. Il savait ce qu’il avait à faire.

Il vida son verre de bière d’une traite et s’immergea dans la foule.

Sa chemise était désormais ouverte jusqu’au nombril. La plupart des filles qu’il approchait détournaient les yeux. D’autres plus rares, soutenaient son regard d’aigle. Parfois, au détour d’un mouvement, des seins le frôlèrent, des mains osèrent s’aventurer sur son torse nu.

Aquilero continua de danser, de multiplier les partenaires, avec un peu moins d’entrain toutefois. Les rangs de la Cantina commençaient à se clairsemer. Les uniformes se faisaient moins nombreux. Ils repartaient, souvent accompagnés.

Aquilero campa bientôt au bar, discutant avec les filles les plus proches, les yeux dans les yeux, en anglais ou en espagnol.

Vers un peu plus de deux heures du matin, Aquilero quitta la Cantina, dans les bras d’une jolie blonde.

Personne ne le remarqua.

Les rares témoins ne s’en souvinrent que le lendemain, lorsque la police les interrogea. Ils furent beaucoup à avoir remarqué Aquilero. Par contre, aucun d’entre eux ne fut capable de décrire le visage de la jeune fille avec qui il quitta la Cantina.

Seuls quelques témoins évoquèrent la perfection des courbes, observées de dos, de la jeune fille pendue au coup du marin mexicain.

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