5 h 45, La Bouille
Le soleil se levait doucement sur le méandre de La Bouille, commençant à agacer la cime boisée des falaises de La Londe. Plein est, le terminal conteneur de l’avant-port de Rouen se nimbait d’une clarté orangée : vue de La Bouille, la lumière du matin sur les centaines de conteneurs empilés dans un désordre apparent donnait l’image d’immenses jouets de constructions qu’un enfant de géant aurait abandonnés avant de s’endormir.
L’angle serré du méandre ne permettait pas de voir plus loin que quelques kilomètres, mais chacun savait que d’ici quelques heures les grands voiliers surgiraient, juste devant la colonne Napoléon qui commandait l’entrée du port sur la rive droite.
Le petit village de La Bouille se réveillait à peine. Les rideaux de fer des galeries de peintures dans les petites rues pavées du village étaient encore baissés, les chaises et tables des terrasses des restaurants cossus face à la Seine étaient toujours enchaînées, les rideaux des fenêtres des hôtels, avec pleine vue sur le fleuve, étaient encore tirés.
Les amoureux pouvaient encore profiter de quelques heures d’intimité avant d’ouvrir leur fenêtre sur le spectacle romantique de la parade en Seine.
La torpeur du village contrastait avec l’agitation du bord de Seine, à l’entrée du village, près du bac. Le grand parking de terre et le terrain de football avaient été, en quelques heures, transformés en quartier général d’une gigantesque opération scientifico-policière. La moitié du parking était occupée par des fourgons de pompiers, de CRS ou de clubs de plongée sous-marine.
Au plus près du fleuve, un linéaire de plus de vingt mètres de bureaux, bungalows, sanitaires et baraques de chantier avait été installé dans la nuit. Sous le regard des forces de l’ordre, des dizaines de plongeurs enfilaient des combinaisons de Néoprène dans toutes les nuances fluorescentes possibles. Sans les palmes et les lourdes bouteilles d’oxygène, la scène aurait pu ressembler au départ matinal d’un triathlon.
Cent treize plongeurs, exactement. L’inspectrice Colette Cadinot avait été chargée de constituer la liste, d’examiner chaque nom, de collecter les informations les plus précises. Il ne devait y avoir aucune possibilité de passer entre les mailles serrées du filet tendu.
A l’exception des riverains, aucun touriste ne pouvait avoir accès au site. Le cordon sanitaire avait été étendu à plusieurs kilomètres, bloquant les principales routes d’accès à La Bouille par Moulineaux, Saint-Ouen-de-Thouberville, Caumont. Pourtant, dans les villages alentour, les forces de l’ordre, malgré l’heure matinale, peinaient à repousser les visiteurs, doublement attirés par la parade des voiliers et la machine médiatique qui s’était emballée depuis hier : un fabuleux trésor avait été localisé au fond de la Seine, au large de La Bouille !
Le dispositif devait être suffisamment dissuasif pour éloigner les curieux, mais suffisamment lâche, sur près de dix kilomètres, pour permettre à un visiteur particulièrement curieux et discret de s’approcher, notamment par les falaises et la forêt de La Londe.
C’était le pari de cette prodigieuse souricière : attirer Morten Nordraak au plus près des chercheurs d’or, le laisser entrer et refermer le piège sur lui. Un réseau de surveillance de la zone, aussi invisible que systématique, avait été mis en place. Sur la rive droite de la Seine, sous les ordres de l’inspecteur Ovide Stepanu, des dizaines de télescopes et téléobjectifs étaient braqués sur la rive d’en face, guettant le moindre mouvement suspect dans un rayon de dix kilomètres. Tous les points hauts de Sahurs, églises, moulins, ou châteaux de Marbeuf, Tremauville et Soquence avaient été mobilisés. Un dispositif plus ambitieux encore était mis en place rive droite. Outre les visibles forces de l’ordre dans les villages et sur les routes, des services spéciaux d’intervention étaient postés dans des lieux stratégiques, pavillons isolés, fermes, cabanes, prêts à bondir au moindre signal. L’inspecteur Jérémy Mezenguel, chargé de la coordination dans la forêt de La Londe, pouvait également compter sur des tireurs d’élite positionnés sur quelques promontoires, dont le donjon en ruine du château Robert-le-Diable.
Sur la berge, le commissaire Gustave Paturel ne quittait pas son talkie-walkie. Il avait passé la journée d’hier à obtenir toutes les autorisations administratives, à réquisitionner des moyens et des hommes : dans la plus totale précipitation, il lui avait fallu convaincre des hauts fonctionnaires peu motivés qu’il était vital de lancer cette opération avant le départ des grands voiliers !
Le plus grand pari de sa carrière !
Ils n’étaient pas plus de dix à savoir que toute cette opération n’était qu’une mise en scène destinée à piéger l’ennemi public numéro un : lui, Maline Abruzze et Christian Decultot, le préfet, le ministre de l’Intérieur et sans doute une poignée d’autres hauts fonctionnaires.
Debout à côté du commissaire Paturel, Maline Abruzze n’en menait pas large non plus. Elle était à l’origine de toute cette mascarade. C’était son idée ! Maintenant, devant l’ampleur des moyens mis en place, elle doutait…
Nordraak mordrait-il à l’hameçon ?
Le tigre allait-il sortir ?
Etait-il déjà là, quelque part, à les observer ?
Devant elle, des dizaines de plongeurs passaient, presque tous jeunes et sportifs, excités à l’idée de cette chasse au trésor. Maline s’en voulait également pour cela, mentir à ces dizaines de passionnés… Elle imaginait leur déception, dans quelques heures, quand on leur annoncerait qu’ils avaient participé malgré eux à un canular, qu’on les avait manipulés, qu’on s’était servi d’eux pour attirer un tueur !
Même Olivier Levasseur n’était pas au courant.
Christian Decultot avait été très ferme, il fallait mettre le moins de personnes possibles dans la confidence ! Le chargé de relations presse croyait donc sincèrement qu’un trésor dormait au fond de la Seine, indiqué par les plans de Ramphastos, et avait fait hier une remarquable conférence dans ce sens devant des journalistes du monde entier.
Quelle allait être sa réaction lorsqu’il allait découvrir lui aussi, dans quelques heures, que Maline ne lui avait fait aucune confidence, même sur l’oreiller de soie… Qu’elle l’avait trompé comme les autres ! Car le bel Olivier n’était pas le moins excité des chasseurs de trésor ! Il avait tenu à participer lui-même aux opérations de plongée. Il était un plongeur expérimenté, il avait exploré toutes les mers du monde, notamment son océan Indien natal. Il avait fini par lui avouer, sous les draps, que lorsqu’il était arrivé en métropole, pour lancer sa carrière de communiquant international, il avait troqué son imprononçable nom d’origine malgache pour un patronyme plus français : le nom de ce pirate enterré à quelques kilomètres de chez lui, Olivier Levasseur, lui avait semblé pouvoir faire parfaitement l’affaire !
Pour l’heure, son bel amant avait donc moulé son corps dans une combinaison de plongée et rêvait sans doute d’être le premier à crier « j’ai trouvé ».
Il n’y avait pourtant rien à trouver !
Sauf le tigre !
Le commissaire glissa un regard impatient à Maline, coupant son talkie-walkie :
— J’espère qu’il va se pointer, le serial killer. Parce que tout le merdier qu’on va trouver au fond de la Seine, on va avoir du mal à faire passer cela pour un trésor.
5 h 45.
Un coup de sifflet lança l’exploration. Par groupes de huit, sous les ordres du brigadier responsable habituellement des opérations de sauvetage en Seine, les plongeurs entrèrent dans l’eau grise du fleuve. Des rotations précises entre plongeurs et un quadrillage strict étaient programmés. Si Nordraak avait infiltré un complice, rien ne devait lui laisser penser que l’opération n’était pas crédible.
6 heures.
Une deuxième rotation de plongeurs s’enfonça dans le fleuve. Le talkie-walkie du commissaire grésillait dans le vide. Maline entendait simplement quelques échanges, brefs, entre Paturel, Stepanu et Mezenguel.
Toujours rien ?
Toujours rien !
6 h 15.
Tous les plongeurs avaient au moins une fois exploré le fond vaseux de la Seine, mais tous semblaient disposés à y retourner avec une motivation qui rendait Maline de plus en plus mal à l’aise.
Nordraak n’allait pas venir !
Il n’était peut-être déjà même plus dans la région.
Il y avait bien eu depuis le début de l’opération quelques fausses alertes, des chasseurs de trésor en herbe qui, malgré les interdictions, avaient voulu s’approcher. C’était le but, la souricière ne devait pas être hermétique !
Elle devait laisser croire à Morten Nordraak qu’il avait sa chance.
6 h 20.
Maline ne tenait plus. Cette mascarade était grotesque !
Elle évitait de regarder le commissaire Paturel.
Ils avaient joué gros, trop gros !
6 h 22.
Gustave Paturel garda l’air le plus naturel possible lorsqu’il monta le talkie-walkie jusqu’à son oreille.
— Il est là, annonça simplement l’inspecteur Ovide Stepanu. Juste au-dessus de vous, dans la forêt de La Londe. Coordonnées Lambert II, étendue 2484,3-498,7. Altitude 66 mètres. Ne vous retournez pas, il vous observe.
Le commissaire savait que les logiciels de GPS et les modèles numériques de terrain permettaient de donner une localisation extrêmement précise aux forces d’intervention dissimulées dans la forêt de La Londe.
Paturel fit un effort surhumain pour ne rien laisser paraître de son excitation.
— Ovide ? Tu me confirmes l’identification ?
Cinq longues secondes s’écoulèrent.
Ne pas se retourner, rester naturel.
— Identification confirmée ! fit enfin la voix de l’inspecteur.
— Mezenguel, enchaîna le commissaire, interception !
— Interception, hurla l’inspecteur Jérémy Mezenguel dans son talkie-walkie. 2484,3-498,7. 66 mètres.
Mezenguel savait qu’il avait des hommes postés à moins de cinquante mètres en contrebas de la position signalée. De son poste d’observation, en haut du château du Rouvray, au bout de ses jumelles, Jérémy Mezenguel pouvait parfaitement suivre la scène. Avec les coordonnées GPS et MNT, il put repérer lui aussi Morten Nordraak.
Le fugitif s’était rasé le crâne, portait les habits discrets d’un touriste égaré…
Mais c’était lui !
Le groupe d’intervention, neuf hommes, bondit de la cabane, cinquante mètres sous la cache de Nordraak. Immédiatement, le Norvégien les repéra ! Le fugitif avait peu d’avance, mais il se mit à courir avec une rage désespérée, remontant la pente en direction des ruines de Robert-le-Diable.
Les neuf policiers se précipitèrent derrière lui, moins de trente mètres en contrebas désormais.
Mezenguel savait que Morten Nordraak n’avait aucune chance ! La forêt était bouclée. Quel que soit l’endroit où Nordraak se dirigerait, il tomberait dans la tenaille. En plus, à n’importe quel instant, d’un seul mot, feu, il pouvait le faire abattre par un des tireurs d’élite. Nordraak courait d’ailleurs en direction de celui posté en haut du donjon de Robert-le-Diable, pile dans sa ligne de mire.
Mais il avait ordre de le prendre vivant… Si possible.
La pente de la falaise de La Londe était excessivement raide. Nordraak s’essoufflait et ralentissait. Les policiers seraient sur lui d’une seconde à l’autre.
Les jumelles de Jérémy Mezenguel balayaient la forêt.
— Merde ! hurla soudain l’inspecteur.
Un groupe de quatre marcheurs descendait la falaise en traversant la forêt, moins de quarante mètres au-dessus de Nordraak. Une famille trop curieuse passée entre les mailles de la police, une mère, deux enfants de moins de dix ans, un homme portant une glacière quelques mètres derrière eux.
L’angoisse de la bavure fit frémir d’horreur l’inspecteur stagiaire. En un instant, il imagina le carnage !
Quelle décision prendre ?
Ses jumelles pénétraient dans la chair de son visage. Le premier policier sous Nordraak était encore à dix mètres de lui !
Encore un effort, vite, vous le tenez !
Les jumelles remontèrent entre les arbres.
Au-dessus, le gamin de six ans prenait de l’avance sur sa sœur et dévalait le sentier en sautillant.
Moins de trente mètres au-dessus de Nordraak.
Bordel ! Plaquez-moi ce tueur au sol !
Le matelot norvégien souffla une nouvelle fois, épuisé par sa course, s’appuyant à un arbre.
Il abandonnait la partie ?
On le tenait ! Les collègues seraient les premiers sur lui.
Les jumelles de Mezenguel se figèrent. Sortant de la poche du pantalon de Nordraak, il distingua nettement le canon d’une arme. Le métal brilla dans le soleil naissant.
Les collègues avaient-ils pu repérer l’arme ? Non, impossible.
Le gamin était à vingt mètres au-dessus de lui… Terrain dégagé. Cible idéale.
Bordel…
— Feu ! hurla Mezenguel dans son talkie-walkie au tireur d’élite juché sur le donjon en ruines du château Robert-le-Diable.
Le cœur de Morten Nordraak explosa dans l’instant qui suivit son ordre.
Le gosse de six ans s’arrêta brusquement, à quatre mètres du corps de l’homme qui venait de s’effondrer devant lui dans une mare de sang.
La longue-vue de Nordraak, que Mezenguel avait pris pour le canon d’une arme, roula, quelques mètres, jusqu’au pied du premier agent du groupe d’intervention, un peu en contrebas. Deux autres agents s’occupèrent d’éloigner les deux enfants du sinistre spectacle. Un quatrième se pencha sur le corps sans vie, dégrafa la chemise et dénuda l’épaule : cinq tatouages, dont un tigre.
Il confirma :
— C’était bien Nordraak.
Il n’était pas armé.
Le commissaire Paturel reçut la confirmation dans les instants qui suivirent. Maline et l’inspectrice Cadinot, debout à côté de Paturel, furent les premières informées :
— C’est fini, dit sobrement Paturel. Ils ont abattu Morten Nordraak près des ruines de Robert-le-Diable.
Tous ressentirent un sentiment profond de soulagement, mais aussi une forme de vacuité, qui contrastait avec l’agitation autour d’eux. Les fouilles continuaient avec la même intensité, inutiles désormais.
— Bravo Maline, fit doucement Paturel. C’était votre idée ! On l’a coincé ! Au dernier moment, quelques heures avant la parade. Vous êtes une fée… Je vais l’avoir, mon pique-nique au bord de la Seine avec mes gosses !
— Je vous l’avais promis, fit Maline d’une voix douce.
L’enthousiasme du commissaire n’était pourtant pas démonstratif. L’inspectrice Cadinot le remarqua :
— Vous avez l’air presque déçu, commissaire.
— Déçu ? Non… C’est la pression qui retombe… J’aurais préféré prendre Morten Nordraak vivant, aussi… Mais on aura le temps de voir tout ça par la suite. L’ennemi public numéro un est hors d’état de nuire, c’est le principal…
Une clameur leur fit lever les yeux.
Le bac revenait de Sahurs et allait accoster à La Bouille. A son bord, l’inspecteur Ovide Stepanu et une trentaine d’agents de police se congratulaient dans une liesse communicative.
Ils posèrent le pied à La Bouille comme les libérateurs d’un pays occupé.
— On l’a eu ! hurlaient des hommes enthousiastes. Ça a fonctionné ! On a gagné !
Le commissaire monta à sa bouche un porte-voix et ordonna :
— C’est bon. On arrête. On remballe. Place à la parade !
La surprise des plongeurs laissa bientôt place à la stupeur. Le bouche-à-oreille fonctionna. Un à un, ils se rendaient compte qu’il n’y avait aucun trésor dans le fond sableux de la Seine, qu’ils avaient simplement été utilisés comme leurre. Leur déception était tempérée par l’information du jour : le fugitif avait été abattu dans la forêt de La Londe… Un peu grâce à eux.
Il régnait une joyeuse cacophonie sur les rives de la Seine, entre le bac qui clapotait, les plongeurs qui s’extirpaient de leur combinaison en discutant avec leurs voisins à la recherche de nouvelles fiables, les policiers qui avaient baissé la garde.
Maline se sentait étrangement indifférente à ces démonstrations festives. Elle ressentait avant tout un grand vide. Sans doute le poids des quatre dernières nuits sans sommeil, de la tension nerveuse brusquement retombée, trop brusquement. Tout s’était parfaitement déroulé pourtant, comme prévu. Tous les protagonistes de ce drame étaient morts. La police avait gagné. L’affaire était bouclée…
Alors, d’où venait ce sentiment d’inachevé, cette impression de manque, de doute ?
Elle était sans doute trop fatiguée pour apprécier ce dénouement heureux. Elle en prendrait la pleine mesure dans les heures, dans les jours qui allaient suivre.
Cette sordide affaire était terminée, il fallait qu’elle la sorte de sa tête !
Après tout ce n’était pas difficile…
Un souffle d’air chassa les derniers nuages gris de son esprit.
Olivier Levasseur sortait à son tour de l’eau trouble du fleuve. Il avait ouvert sa combinaison, qui retombait sur ses cuisses comme une jupe. Torse nu, ruisselant, les cheveux collés, Maline frissonna, le trouvant aussi désirable que le jour où elle l’avait vu pour la première fois vêtu d’une simple serviette de bain.
Le Réunionnais lui lança un grand sourire et vint la rejoindre :
— Alors, petite cachottière, il paraît que l’on devait servir de petit-déjeuner pour le tigre et tu ne m’as rien dit ? Tu m’as laissé m’enflammer comme un gamin sur cette histoire de trésor !
Maline rougit. Olivier ne lui en voulait visiblement pas ! Il devait être lui aussi rassuré par l’annonce de la mort de Morten Nordraak : le dernier danger pour l’Armada était écarté, tout rentrait dans l’ordre, juste à temps.
Maline passa une main amoureuse dans le bas du dos d’Olivier :
— Tu n’as rien compris... J’ai monté tout ce stratagème uniquement pour te voir sortir torse nu de la Seine et enfiler tes attributs dans une combinaison moulante.
Olivier lui rendit sa caresse :
— Je comprends, petite coquine… Mais alors que tu peux m’avoir pour toi toute seule, tu avais besoin d’une centaine de plongeurs pour cela ?
Maline fut prise à son propre piège. Olivier continua sur le ton de la plaisanterie :
— Tu n’as pas dû t’embêter pendant que j’étais sous l’eau. Ce va-et-vient incessant d’hommes dans leur combinaison moulante !
— Toi non plus, répondit Maline en cherchant une réplique, tout en accentuant sa caresse. Il n’y a pas que des plongeurs je te signale ! Il y a aussi quelques jolies petites plongeuses… Tu n’as pas dû t’embêter sous l’eau.
— Tu parles… Sous l’eau grise de la Seine ! Et j’étais occupé à chercher ta saleté de trésor !
— Menteur !
Elle pinça doucement la peau tendre et cuivrée. Olivier Levasseur jeta un regard curieux aux quelques plongeuses qui sortaient de l’eau, rangeaient le matériel ou se séchaient. Certaines avaient roulé leur combinaison sur leur ventre plat, affichant simplement le haut d’un bikini sur leur peau bronzée ; d’autres, adeptes du monokini, ouvraient simplement la fermeture Eclair de leur combinaison jusqu’à mi-nombril.
Les yeux du Réunionnais s’arrêtèrent pourtant sur une fille en particulier.
— Remarque, maintenant que tu me le dis…
Maline pinça à nouveau, plus fort.
— Où ça ?
Le regard provocateur d’Olivier s’orienta vers une silhouette qui leur tournait le dos, occupée à s’extraire de sa combinaison, près d’un bungalow de chantier.
— Aïe… La fille là-bas !
— Laquelle ? Que je la tue !
— Aïe… La fille, près du bungalow. Tu ne peux pas la manquer, c’est pas banal, elle est en train d’enfiler un bonnet !
Maline la repéra enfin.
Une fille aux longs cheveux blonds, sans doute par crainte du léger vent frais du matin, cherchait à dissimuler ses cheveux dans un étonnant bonnet de laine écru à fleurs mauves, visiblement un peu petit pour elle.
— Beau petit cul, ajouta Olivier.
Il devait avoir un côté sadomaso, finalement, il devait aimer se faire pincer. Maline ne se priva pas. Oliver Levasseur grimaça pour la forme, éclata de rire et regarda ailleurs.
Maline, elle, ne pouvait détourner son regard.
Ce n’était pas de la jalousie, cela n’avait rien à voir. C’était cette ridicule réflexion « beau petit cul ».
Elle l’avait déjà entendue, dans un autre contexte, il n’y a pas si longtemps… Maline fixa le corps effectivement superbe de la fille, même si elle ne voyait d’elle que le dos.
Un signal d’alarme résonnait en elle.
Une sirène interne intimant à toutes les synapses de son cerveau de se connecter, comme si toutes les pièces du puzzle des événements des derniers jours avaient été éparpillées par terre et qu’il fallait qu’elle les emboîte à nouveau, dans l’instant, autrement.
La fille tourna son visage de trois quarts.
Maline faillit défaillir. Toutes ses synapses se connectèrent en même temps, faisant exploser la vérité sous son crâne.
Mon Dieu !
C’était comme si un rideau s’était ouvert devant ses yeux, dévoilant une nouvelle scène, invraisemblable et pourtant évidente.
Ils avaient été trompés, tous, depuis le début !
Le profileur Joe Roblin et ses déductions flamboyantes n’avait été qu’un pantin aux mains d’un marionnettiste démoniaque. Il s’était fait manipuler comme un gamin !
Il y a quelques minutes, ils avaient abattu un innocent !
Morten Nordraak n’avait jamais tué personne !
Le véritable tueur était vivant, libre et puissant, plus que jamais.
Désormais, Maline savait qui il était.
6 h 01, quelque part dans l’agglomération rouennaise
L’homme, assis dans le canapé blanc, ne parvenait pas à se concentrer sur l’écran plasma.
Tout se jouait en ce moment même, sur les rives de la Seine, autour de La Bouille, et lui restait là, loin, inutile. Bien entendu, cette histoire de trésor au fond de la Seine sentait le piège, le coup monté par la police, un coup bien monté d’ailleurs, ils avaient mis les moyens !
Il s’agissait d’un coup monté pour attirer Nordraak, le matelot norvégien allait se jeter dans la gueule du loup. Il n’était pas bien malin, il en avait fait ce qu’il avait voulu, depuis trois jours. Avec de la chance, il allait même se faire abattre ! C’était possible, la police était sans doute sur les dents, tout le monde prenait Morten Nordraak pour l’ennemi public numéro un.
Quelle ironie !
Un matelot qui n’avait jamais porté d’arme sur lui, qui avait juste un passé de voleur à la tire, en Norvège, lorsqu’il était mineur, avant de s’engager dans la Marine.
Pour une fois, la police s’était montrée habile. Ils allaient prendre Morten Nordraak. Nordraak était un coupable idéal, il porterait le chapeau pour les autres crimes. Si par chance, il était abattu, tout serait parfait. Le Norvégien méritait bien de subir la malédiction, autant que les trois autres ! L’Armada prenait fin, dans quelques heures, tout pourrait recommencer comme avant, mieux qu’avant, même.
L’homme regarda à nouveau sa montre. Cette histoire de trésor trouvé au fond de la Seine, à La Bouille, l’obsédait. Bien entendu, c’était du bluff ! Il n’y avait rien dans les carnets de Ramphastos… Il voulait s’en convaincre… mais ne pouvait chasser le doute.
Et si c’était tout de même la vérité ? Si la police ne bluffait pas ? Si les carnets de Ramphastos avaient vraiment livré des secrets qu’il ne connaissait pas ?
L’homme essaya de se rassurer.
Marine était sur place !
Elle, personne ne la soupçonnerait. Qui pouvait la reconnaître ? Ni Mungaray, ni Sokolov, ni Ramphastos ! Elle devait l’appeler dès qu’elle aurait du neuf. Ils avaient adopté le meilleur plan : Marine s’assurait sur place que cette histoire de trésor était bien une invention de la police et lui restait dans l’ombre, afin qu’on ne le reconnaisse pas. Sa présence à La Bouille aurait éveillé les soupçons.
Il regarda encore sa montre.
Que l’attente allait être longue.
L’étui d’un DVD traînait encore sur la table du salon. On pouvait lire Libertalia – 5 juillet 2003. Il s’obligea à se concentrer sur le film, sur le grand écran encastré dans le mur.
On découvrait le plan fixe d’une caméra de surveillance. On reconnaissait le décor intérieur du Libertalia. Il devait être assez tard, car il n’y avait plus que cinq clients. A une table étaient assis quatre marins : on identifiait Carlos Jésus Aquileras Mungaray, Paskah Supandji, Sergueï Sokolov, Morten Nordraak. Ils étaient très jeunes, à peine dix-huit ans. Tous les quatre écoutaient, comme des dévots écoutant les paroles d’un prêtre, un cinquième marin, beaucoup plus vieux qu’eux, Ramphastos.
L’homme sur le canapé siffla entre ses dents :
— Dire que tout a commencé lors de cette soirée maudite !
Ramphastos parlait à voix très haute, en anglais. Malgré la mauvaise qualité du film, on entendait distinctement ses paroles. Aucun autre marin ne s’exprimait, tous semblaient écouter la voix d’un prophète.
— Ce fut le début de la fin, criait Ramphastos. Le début de la fin de la piraterie, ici, dans la vallée de la Seine, le jour où Rollon accepta d’arrêter les pillages contre une couronne et une terre, la Normandie. Rollon était un capitaine de pirates, un seigneur, un jarl, comme on dit dans les contrées du Nord. Rollon est devenu le premier jarl de Normandie ! Mais les Vikings restaient un peuple de pirates ! Craints dans le monde entier, même des empires ! Savez-vous ce que fit alors Rollon ?
Aucun des quatre matelots ne répondit. Par contre, l’un deux, Mungaray, recommanda à boire pour Ramphastos. Ce n’était manifestement pas le premier verre ! Comme une Shéhérazade ivrogne, son verre ne serait définitivement vide que lorsqu’il aurait raconté sa dernière histoire. Certain d’être abreuvé, Ramphastos continua :
— Rollon suspendit à un arbre, pendant trois ans, dans la forêt de Roumare, un anneau d’or ! Sans aucune surveillance, avec la simple interdiction à quiconque de le voler. Vous rendez-vous compte ? Le jarl, l’ancien pilleur, défiait ainsi tous les pirates vikings !
— Personne ne vola l’anneau ? demanda enfin le jeune Morten Nordraak.
— Selon la seule histoire officielle, répondit mystérieusement Ramphastos, celle des mémoires de Dudon de Saint-Quentin, l’anneau resta suspendu trois ans, dans la forêt, près d’une mare. Le nom du lieu en porte encore le souvenir, la mare de Rollon, Roumare. Pendant trois ans, personne n’osa le voler ! Les Vikings n’étaient donc plus un peuple de pirates. Rollon, le jarl, avait imposé son autorité… Il avait gagné ! Il fut à la fois le dernier jarl et le premier duc de Normandie...
Ramphastos laissa un silence avant de lancer :
— Mais la véritable histoire est différente…
Les quatre marins étaient suspendus aux lèvres de Ramphastos. Il prit le temps de vider sa bière et continua :
— Ce que nul n’a jamais su, c’est qu’un jeune viking osa défier le jarl ! Il vola l’anneau, une nuit sans étoiles. Dès le lendemain, Rollon remplaça l’anneau volé par un autre identique, personne ne sut jamais rien de cette profanation, mais Rollon fit également secrètement rechercher le voleur. Après trois mois de poursuites, le jeune Viking fut pris et torturé, un peu au-dessus de Lillebonne. Rollon voulait savoir où il avait caché son anneau d’or, s’il existait encore des Vikings pirates en vallée de Seine, où ces Vikings dissimulaient leur butin ! Le jeune Viking se laissa torturer pendant onze jours sans rien révéler. Lorsque Rollon le fit brûler vif, dans la forêt de Roumare, à l’endroit même où il avait volé l’anneau d’or, le jeune viking lança sa terrible malédiction au jarl de Normandie. Tout individu qui chercherait à découvrir le butin des pirates de la vallée de la Seine serait maudit ! Jamais aucun jarl, roi ou empereur n’empêcherait les pirates, hommes libres, de régner sur le monde et de défier toutes les formes d’autorité. La cache, le butin des pirates de la vallée de la Seine continuerait à s’accumuler au fil des siècles, protégé à jamais, par la malédiction, de quiconque s’en approcherait pour le piller et non pour l’enrichir !
L’homme se leva, mit sur pause le film et éteignit la télévision.
Il avait visionné ce film des dizaines de fois depuis cinq ans. Ces quatre jeunes matelots avaient cru chaque parole de ce vieil ivrogne ! Au cours des siècles, combien de milliers de marins avaient été ainsi enrôlés un soir dans une taverne par un conteur habile et des litres de bière ? Combien de jeunes garçons crédules s’étaient retrouvés embarqués sur des tombeaux flottants pour avoir écouté les récits de voyages d’un vieux loup de mer ?
Ce soir-là, les quatre matelots qui s’étaient retrouvés par hasard dans ce bar face à Ramphastos avaient pris au pied de la lettre toutes les révélations du vieux marin. Ils avaient cru à ses récits, à leur chance, à leur fortune.
La destinée avait placé devant eux cet ivrogne trop bavard !
Pendant les heures qui avaient suivi, ils n’avaient dû penser qu’à cela, au butin, au fameux butin accumulé au cours des siècles par les pirates de la vallée de la Seine, protégé par la malédiction.
Avant de se séparer, quelques jours plus tard, les quatre matelots avaient sans doute juré entre eux de garder le secret, s’étaient tatoués mutuellement pour signer le pacte, la chasse-partie, s’étaient donné cinq ans pour rechercher les indices et avaient pris rendez-vous en 2008 pour se partager le butin en quatre parts égales.
Pauvres fous !
Avaient-ils seulement écouté Ramphastos ? La malédiction ? « Seul découvrira le butin celui qui cherche à le protéger, l’enrichir, pas le piller » !
Croyaient-ils réussir à trouver en une seule soirée ce que lui cherchait depuis plus de trente ans ?
Croyaient-t-ils être dignes en quelques jours de cette quête à laquelle il se préparait depuis si longtemps ?
L’homme regarda encore sa montre.
Pourquoi Marine ne l’appelait-elle pas ? S’était-il passé quelque chose ?
Non, il était encore trop tôt… Elle allait appeler, il fallait juste qu’il soit patient.
Il se leva et alla vérifier si le téléphone était bien raccroché… Il l’était.
Il devait lutter contre cette envie irrésistible de se rendre sur place, d’aller voir par lui-même. Il savait qu’il était inutile de prendre des risques, maintenant.
Marine allait appeler.
6 h 24, berges de la Seine, La Bouille
La main de Maline tomba mollement le long de son corps. Olivier Levasseur, déçu de l’interruption inattendue de la caresse dans son dos, se retourna vers elle. Il perçut son regard bouleversé, mais n’eut pas le temps de questionner la journaliste :
— Excuse-moi, fit Maline d’une voix blanche. Je reviens tout de suite !
Maline venait de voir disparaître la fille blonde au bonnet de laine dans le bungalow de chantier. Elle ne devait pas la perdre de vue, à aucun prix !
Maline s’approcha, prudemment. Elle était encore à une cinquantaine de mètres du bungalow lorsqu’elle aperçut la jeune fille ressortir du bâtiment qui servait de vestiaire improvisé aux plongeurs. La fille tenait entre ses mains un petit sac à main de toile bleu clair.
Maline la suivit du regard.
Ne pas la perdre, ne pas se faire repérer.
La jeune fille s’éloignait un peu de l’épicentre de la cohue. Elle marcha quelques mètres sur la promenade le long de la Seine et lorsqu’elle fut suffisamment à l’abri des oreilles indiscrètes, sortit un téléphone portable. La conversation ne dura pas plus de trois minutes.
La fille raccrocha, rangea son téléphone dans le sac et rebroussa chemin. Maline, toujours attentive, mais dissimulée dans la foule des agents de police et des plongeurs occupés à faire place nette sur les lieux, observa la fille se rapprocher.
La fille entra à nouveau dans le bungalow, l’air le plus naturel du monde, et en ressortit quelques instants plus tard.
Sans le sac.
Elle réajusta machinalement son bonnet de laine duquel une mèche blonde s’échappait. Un étrange bonnet de laine, un peu ridicule, incongru sur sa silhouette élancée. A l’examen de son visage, la fille devait avoir une trentaine d’années, mais son corps supportait la comparaison avec ceux de filles de vingt ans. Maline vit la plongeuse empoigner avec une belle énergie une bouteille d’oxygène posée devant le baraquement, la caler fermement entre ses bras et sa poitrine et se diriger lentement avec sa lourde charge vers une remorque dans laquelle les plongeurs rangeaient le matériel, cent mètres plus loin.
Elle en avait au moins pour quelques minutes !
L’occasion était trop belle.
Sans davantage réfléchir, pendant que la fille lui tournait le dos et s’éloignait à pas lents, Maline se précipita vers le bungalow.
Elle entra.
Le bungalow était constitué d’une seule grande pièce. C’était visiblement le vestiaire féminin. Deux plongeuses, qui terminaient de se rhabiller, lui lancèrent un « salut » amical, celui de la complicité de ceux qui ne se connaissent pas mais viennent de produire ensemble le même effort physique.
Maline essaya de conserver l’air le plus naturel possible. Il n’y avait qu’une quinzaine de sacs dans le vestiaire, elle repéra presque immédiatement, en face d’elle, le petit sac à main bleu ciel. Elle traversa le vestiaire, suivie du regard par les deux plongeuses, et se pencha, sans hésiter, sur le sac à main.
— Je peux t’aider ? fit une voix dans son dos.
Un frisson glaça Maline.
Elle se retourna, lentement, saisie d’une terrible angoisse.
La question ne s’adressait pas à elle !
Une des plongeuses demandait simplement à l’autre de nouer dans son dos les bretelles d’un caraco. Les deux filles semblaient même avoir oublié sa présence. Maline, sans prendre le temps de souffler, se pencha à nouveau, ouvrit le sac à main, attrapa le téléphone portable et sortit en essayant de combiner une démarche naturelle avec son envie de s’éloigner le plus rapidement possible.
— Salut, fit la fille au caraco.
— Salut !
Maline ressortit du bungalow.
Elle tourna la tête : la jeune fille au bonnet progressait lentement et n’était pas encore parvenue à la remorque !
Elle ne se doutait de rien.
Maline traversa à nouveau l’agitation du parking où des dizaines d’agents de police rangeaient tout le matériel déployé. Elle s’éloigna d’une centaine de mètres, remontant vers l’église du village et la route départementale. Elle restait à portée de vue mais put sortir tranquillement le téléphone portable dérobé.
Elle avait son idée, toute simple, sans risque.
Ainsi, elle saurait !
En quelques touches, Maline entra dans le menu journal des appels et demanda le rappel du dernier numéro.
Une sonnerie. Une autre.
— Allo ?
Maline laissa venir.
— Allo, c’est toi Marine ?
Maline reconnut la voix. Elle ne s’était pas trompée !
Elle connaissait le meurtrier !
— Allo, Marine ? C’est toi ? Je ne t’entends pas ?
Maline ne voulait prendre aucun risque. Elle ne devait pas parler afin que son interlocuteur ne puisse pas l’identifier. Elle en savait assez désormais. Elle pouvait distinguer le commissaire Paturel, cent mètres plus bas, en grande conversation avec ses inspecteurs.
Elle allait raccrocher, les mettre au courant. Ils n’auraient ensuite qu’à cueillir les véritables criminels !
— Allo ? Ce n’est pas toi, Marine ? Qui est à l’appareil ?
Ne pas parler. Raccrocher !
— Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Répondez !
Raccrocher avant qu’il ne se méfie, qu’il ne file.
— Qui êtes-vous ?
Un silence. Puis la voix claqua, au moment même où Maline allait refermer le téléphone :
— Vous êtes Maline Abruzze ? Forcément… Vous étiez la seule à pouvoir reconnaître Marine ! J’aurais dû me méfier. Où est Marine ?
Maline encaissa le coup, mais garda le silence. Elle ne risquait rien, elle avait l’avantage, elle était en sécurité. La voix continua, parlant plus fort dans le téléphone :
— Où est Marine ?
Aucune réponse. La voix se calma, se fit inquiète :
— Vous avez prévenu la police ?
Silence.
— Non… Vous ne l’avez pas encore fait ! O.K., écoutez-moi, ne la prévenez pas, pas encore, je vais tout vous expliquer. Il faut qu’on se rencontre, où vous voulez, dans un endroit sans danger pour vous. Je vais tout vous expliquer. Mais ne parlez pas à la police, ne dénoncez pas ma fille à la police. Laissez-moi une chance de vous expliquer.
— O.K., fit Maline d’une voix sèche et rapide. Rendez-vous sur les quais de Rouen devant le Surcouf, à côté du Cuauhtémoc, dans une demi-heure. Venez seul !
Maline raccrocha.
Elle n’avait bien entendu aucune envie de se rendre à ce rendez-vous, de tomber dans ce piège grossier ! Elle allait prévenir la police, le commissaire était devant elle, à portée de vue. Avec de la chance, si le meurtrier était aussi paniqué qu’il le paraissait au téléphone, les flics n’auraient qu’à le cueillir comme une fleur devant le Surcouf.
Maline se sentit légère, fière.
Elle avait gagné !
Elle fit quelques pas vers le parking lorsque le téléphone portable sonna à nouveau.
Elle s’arrêta, surprise.
Par réflexe, elle décrocha.
C’était lui !
— Allo, Maline Abruzze ? C’est encore moi…
Dans l’intonation du meurtrier, la panique avait laissé place à un inquiétant timbre ironique.
Ne pas entrer dans le jeu, ne pas répondre !
— Excusez-moi Mademoiselle Abruzze, je manque à tous mes devoirs. Pour le rendez-vous au Cuauhtémoc, j’aurais pu vous proposer de vous emmener !
Maline ne dit toujours rien, méfiante. Où voulait-il en venir ? Maline devait tendre l’oreille, il y avait une sorte d’écho dans les paroles qu’elle entendait dans le téléphone. Le tueur continua sur le même ton :
— Ne soyez pas timide, on peut faire la route ensemble. C’est moi qui conduis ! Dites-moi où vous souhaitez que je passe vous prendre ?
Ce type la prenait pour une gourde !
Cet écho dans son oreille était de plus en plus net.
— Vous ne pouvez pas refuser ! fit encore la voix du tueur.
Maline fut soudain saisie d’effroi.
Elle n’avait pas entendu les derniers mots prononcés par le tueur dans l’écouteur de son téléphone… mais dans son dos !
L’instant suivant, elle sentit le canon d’un revolver se planter dans le bas de ses reins.
— Ne bougez pas, fit la voix. Pas un mot, pas un cri ! Vous savez comme moi que je ne bluffe pas, que je peux tuer, que je l’ai déjà fait.
Maline le savait. Elle tremblait, prise à son propre piège.
Son corps ne répondait plus.
Pourtant, la police était là, à cent mètres, des centaines de flics armés !
— Si vous tirez, fit Maline d’une voix qu’elle voulut assurée, vous ne vous en sortirez pas. Il y a des flics partout.
— Si je vous laisse filer, fit la voix dans son dos, je n’ai aucune chance. Marine non plus. Si je vous tue, il nous reste une petite chance… Je crois que vous n’avez encore rien dit à la police, alors suivez-moi, on quitte les lieux.
Maline regardait médusée les centaines de policiers devant elle. Si proches. Tous occupés à fêter leur triomphe. Un petit-déjeuner improvisé s’organisait sur les berges de la Seine, café et pain frais.
Pas un ne regardait dans sa direction.
— Suivez-moi, insista la voix dans son dos. Si vous faites un geste, si un flic se retourne vers nous et comprend, vous mourrez dans la seconde ! Ne jouez pas avec le feu, suivez-moi !
Maline lança un dernier regard désespéré vers le parking. Elle avait repéré les silhouettes tournées vers la Seine d’Olivier Levasseur, du commissaire Paturel, des inspecteurs. Mais elle n’espérait qu’une chose, maintenant : qu’ils ne se retournent pas !
Car alors, ce fou l’abattrait sur place. Elle en avait la certitude. Ses jambes peinaient à la porter, elle savait que si elle quittait ce lieu, ce tueur allait l’abattre quelque part, abandonner son corps dans un coin sordide. Pourtant, elle n’avait pas le choix.
— Je vous suis, fit Maline d’une voix presque inaudible.
Ils marchèrent quelques mètres vers la sortie de La Bouille. Le tueur se tenait toujours dans son dos, braquant son arme :
— J’ai longtemps hésité à venir, précisa l’homme. Cette histoire de trésor trouvé dans les carnets secrets de Ramphastos ressemblait trop à un piège grossier. Mais la curiosité a été la plus forte, il a fallu que je vienne voir de moi-même, je n’ai pas pu attendre tranquillement chez moi le coup de téléphone de Marine. Lorsqu’elle m’a appelé, j’étais déjà dans la descente de La Bouille, les flics viennent de la rouvrir. Lorsque vous m’avez appelé, j’étais en train de me garer, j’ai fait simplement durer un peu la conversation pour vous repérer…
Maline se sentait stupide, des larmes de dépit montaient en elle. Elle avait eu toutes les cartes en main et s’était laissé berner stupidement.
Le tueur lui fit signe de s’arrêter. Au bord de la route, une petite camionnette Renault Kangoo frigorifique blanche était garée.
— Montez dans le frigo !
Maline tenta de réagir :
— Où m’emmenez-vous ?
Le canon du revolver s’enfonça un peu plus dans son dos et la voix du tueur se fit plus ironique encore :
— Je suis certain que cela va beaucoup vous plaire, mademoiselle Abruzze. Vous serez aux premières loges pour le départ de la parade. Un endroit où personne ne songera à vous chercher… Par contre, j’espère que vous n’avez pas le vertige ! Allez, montez là-dedans !
6 h 57, berges de la Seine, La Bouille
Olivier Levasseur cherchait Maline des yeux.
« Je reviens tout de suite », avait-elle dit… Il y a plus de trente minutes.
Puis elle s’était évanouie dans la foule, Olivier l’avait perdue de vue, n’y avait pas prêté attention. Maintenant, il était inquiet.
Le chargé de relations presse apostropha le commissaire Paturel devant la table du petit-déjeuner improvisé :
— Maline a disparu !
Le commissaire Paturel avait encore la bouche pleine de miettes de croissant et la mine réjouie du salarié qui fête le départ en vacances. Il prit une pose amusée :
— Elle ne doit pas être loin. Avec plus de dix flics au mètre carré, il ne peut pas lui arriver grand-chose… Mais je crois que c’est une fille que vous allez avoir du mal à attacher à un piquet, Monsieur Levasseur.
L’humour de Gustave Paturel se perdit dans les yeux brouillés d’Olivier Levasseur :
— Je ne plaisante pas, commissaire. Je suis vraiment inquiet.
— Allons allons, Levasseur, vous êtes un grand garçon, Maline est une grande fille…
— Vous ne comprenez pas, commissaire. Tout à l’heure, quand elle m’a laissé, brusquement, sans raison, on aurait dit que ses yeux avaient vu un spectre.
L’instinct du flic se réveilla immédiatement chez Paturel. Le nouveau croissant s’arrêta à dix centimètres de sa bouche.
— Vous l’avez vu, ce spectre ? Il ressemblait à quoi ?
— Une fille… Une plongeuse qui enfilait un bonnet de laine sur sa tête. Je sais, ça à l’air ridicule mais…
Le commissaire d’un geste lui fit signe de se taire. Un sentiment de panique montait en lui. Nordraak avait une complice, la fameuse fille blonde qui avait entraîné Mungaray hors de la Cantina, pris la place de Sergueï Sokolov sur le Mir, une serveuse du Surcouf selon Joe Roblin. Ils avaient vérifié hier sur le Surcouf, aucune serveuse ne correspondait, c’était une impasse. Jusqu’à présent, même s’ils avaient exploré jusqu’au bout toutes les pistes possibles, il ne s’agissait que d’un personnage secondaire dans cette histoire, une fille que Morten Nordraak avait pu séduire, pas une tueuse…
Paturel empoigna Levasseur :
— Elle était comment cette fille ? Blonde ?
— Oui, bredouilla le Réunionnais.
— Plutôt bien foutue ? Surtout de dos ?
— Oui… Mais…
Le commissaire ne lui laissa pas le temps de répondre et continua :
— C’était il y a combien de temps ?
— Bien… Trente minutes environ.
— Putain !
Le commissaire Paturel se précipita vers les inspecteurs Stepanu et Cadinot, eux aussi occupés à déjeuner :
— Ovide, Colette, vous me prenez autant d’hommes que vous pouvez et vous me fouillez le coin, mètre par mètre. On recherche deux personnes. Maline Abruzze et une plongeuse, plutôt bien foutue, qui pourrait porter un bonnet de laine sur ses cheveux blonds.
Quelques dizaines de policiers allaient boire froid leur café… Ou ne pas le boire du tout…
Moins d’un quart d’heure plus tard, l’ensemble de la zone et des alentours avait été passé au peigne fin.
Rien !
Aucune trace de Maline ou de la fille au bonnet !
Le commissaire Paturel convoqua sa garde rapprochée dans un bungalow-bureau qui servait de central informatique pendant l’opération de La Bouille.
— Colette, demanda avec autorité le commissaire, c’est toi qui as coordonné le recrutement des plongeurs ? Combien y avait-il de femmes dans le groupe ?
Colette Cadinot n’eut pas besoin de consulter ses fichiers informatiques. Elle connaissait la réponse :
— On avait cent treize plongeurs, dont exactement dix-neuf femmes. Si la fille repérée sur le site était en tenue de plongée, c’est qu’elle avait une accréditation officielle, sinon elle n’aurait pas pu entrer. Elle est donc forcément sur ma liste !
L’inspectrice ouvrit un fichier sur l’ordinateur face à elle et continua :
— J’ai les âges et les adresses de toutes les plongeuses ! On a fait des recherches sur chacune, aussi rapidement que l’on a pu en une journée. Mais aucune n’avait le moindre rapport avec le Surcouf, j’ai vérifié.
— O.K., fit Paturel. Tu n’y es pour rien. C’était même le but de l’opération, l’attirer ici, on peut penser que l’on a réussi. Maintenant, il faut l’identifier ! Levasseur, pour vous qu’elle âge avait cette fille ?
Olivier Levasseur essaya de se concentrer :
— Je dirais la trentaine. Peut-être moins…
— O.K., fit le commissaire. Colette, tu m’élimines de ta liste toutes les plongeuses qui ont moins de vingt ans et plus de quarante. Il t’en reste combien ?
Colette Cadinot effectua les tris sur son tableur aussi rapidement qu’elle put :
— On descend à onze, répondit l’inspectrice.
— Colette, tu m’imprimes cette liste de onze noms. On boucle la zone et on recense toutes celles qui sont encore là. Vous me vérifiez les papiers d’identité. La plupart sont encore au petit-déjeuner, je suppose. Avec de la chance, la seule qui manquera sera notre fille !
La brutale incursion de la police dans l’ambiance champêtre et conviviale autour des berges de Seine provoqua la stupeur. Chaque rare femme, généralement galamment accompagnée, se retrouva brusquement encerclée par plusieurs agents de police.
A peine trois minutes plus tard, le commissaire Paturel avait sa réponse : parmi la liste de onze plongeuses, sept étaient encore sur place.
Gustave Paturel se pinça les lèvres.
— Il nous reste quatre noms ! C’est forcément une des quatre ! Vas-y Colette, détaille-nous la liste.
Colette Cadinot lut les détails qu’elle possédait :
— Carole Goncalves, 31 ans, 19, route des Roches à Orival, qui vient du club subaquatique de la région d’Elbeuf ; Sophie Bouvier, 24ans, 5, boulevard Clemenceau au Havre, qui vient du club de plongée Paul Eluard ; Marine Barbey, 35 ans, 12, rue d’Ecosse, de Normandie plongée ; Virginie Poussart, 25 ans, résidence du Panorama, Mont-Saint-Aignan, de l’A.S.U.R Université de Rouen.
Le commissaire Paturel regarda sa montre. Il n’hésita pas une seconde :
— Putain, on n’a pas le choix ! Si Maline Abruzze est en danger, il faut foncer. On lui doit bien ça ! On s’occupe d’une fille chacun. Colette tu te charges de retrouver cette Carole Goncalves, Jérémy, tu prends Sophie Bouvier, Ovide, tu t’occupes de Virginie Poussart et je me charge de Marine Barbey. On prend chacun trois agents avec nous. S’il n’y a personne aux adresses, on entre tout de même et on fouille ! Levasseur, vous gardez ouvert votre téléphone portable. Vous êtes le seul à pouvoir identifier avec certitude la fille, on va avoir besoin de vous.
La peau cuivrée du Réunionnais n’avait jamais été si blanche.
6 h 59, quais de Rouen
La Renault Kangoo frigorifique blanc se gara sur les quais presque déserts de Rouen, près du Musée maritime. Maline vit brusquement la porte du camion frigorifique s’ouvrir et une arme se pointer sur elle.
— Retournez-vous !
Allait-il l’abattre ici, dans ce camion ? La peur la paralysait. Maline n’arrivait pas à organiser ses pensées, trouver une solution pour essayer de s’en sortir.
— Retournez-vous, insista la voix.
Maline se retourna vers le mur froid. Heureusement, le mode congélation à l’intérieur du véhicule n’était pas en route. Elle percevait la présence du tueur dans son dos.
Qu’allait-il faire ? Sa vie allait-elle s’arrêter là, dans ce fourgon, sur ces quais déserts ? La sueur ruisselait dans son dos.
— Donnez-moi vos poignets, ordonna la voix.
L’ordre soulagea Maline, il ne voulait pas en finir tout de suite. Elle tendit ses mains et sentit une corde entailler sa chair. L’homme liait ses mains dans son dos. Il serra la corde à l’aide d’un nœud marin complexe.
— Bien, avancez maintenant, doucement. Je reste derrière vous, on avance collés, comme des amoureux.
Il se plaqua à elle et ils avancèrent de quelques mètres. Les quais étaient toujours déserts. Devant eux, l’impressionnante pile blanche du pont Gustave Flaubert, haute de plus de quatre-vingts mètres, les dominait. Maline remarqua que la circulation était coupée : vraisemblablement, le double tablier du pont levant allait bientôt se soulever, pour laisser passer les trois-mâts. Le passage des voiliers sous le tablier du plus grand pont levant d’Europe, inauguré quelques semaines plus tôt, devait être la plus belle image de l’Armada 2008. Le tablier du pont se soulevait à l’horizontale, formant à son apogée, cinquante-cinq mètres, le plus somptueux des arcs de triomphe à la gloire de la marine.
Maline sentait le canon du revolver dans son dos.
Vivrait-elle assez longtemps pour ce spectacle ?
Que voulait son agresseur ? Qu’allait-il faire d’elle ?
— Reculez-vous un peu, fit l’homme.
Ils firent quelques pas en arrière et se dissimulèrent à l’angle du hangar le plus proche. L’homme approcha sa bouche de l’oreille de Maline :
— Le technicien du pont Flaubert va sortir de sa cabine, il va s’assurer qu’il n’y a personne sur le pont, la circulation est coupée déjà depuis trente minutes. Lorsqu’il aura terminé son inspection, il va retourner dans sa cabine et actionner le mécanisme de levage du tablier. Il s’écoulera un peu plus d’une minute entre le moment où le technicien tournera le dos au tablier et le moment où il commencera le levage. Au moment où je vous le dirai, vous avancerez avec moi ! Pas de faux mouvement !
Maline comprenait. La vue imprenable sur la parade, le vertige.
Ce fou allait l’emmener sur le pont Flaubert !
Tout en haut !
Pourquoi ?
Où voulait-il en venir ?
Quelques minutes plus tard, Maline vit un technicien avancer, contrôler que le pont était bien vide, puis retourner vers la cabine de commandement au bas de la pile.
— Maintenant, fit l’homme. Marchez vite !
Maline n’avait pas le choix. Au moins, la folle entreprise de ce criminel signifiait pour elle un sursis. Il aurait pu l’abattre depuis longtemps.
Maline jeta un regard autour d’elle, mais les alentours restaient désespérément vides. L’accès au pont Flaubert avait été coupé loin en aval. Ils franchirent la rambarde de béton de la route d’accès au pont et à pas rapides, légèrement accroupis, gagnèrent le tablier.
Ils marchaient à peine depuis quelques mètres au-dessus de la Seine lorsqu’elle sentit tout le poids de son agresseur sur elle. Il la plaqua au sol, la retenant à peine. Maline les mains attachées dans le dos, ne put protéger sa chute. Elle eut simplement le réflexe de pivoter et ce fut son épaule, et non son visage, qui heurta violemment le béton.
L’homme se coucha sur elle dans l’instant qui suivit, provoquant une douleur intense. Il chuchota :
— Pour être invisibles, on doit rester allongés au moins jusqu’à ce que le tablier se lève de vingt mètres. Ensuite, avec l’angle, si nous ne nous penchons pas trop près du bord, nous devenons invisible pour n’importe quel observateur sur la Seine ou sur les quais.
Il était fou !
Elle sentait son corps sur elle, le canon froid du revolver sur son cou.
Son épaule la faisait souffrir atrocement, mais elle était vivante.
Pour combien de temps encore ?
Le tablier décolla !
Les lourdes chaînes d’acier crissèrent.
Elle savait que le levage total du double tablier de 2 600 tonnes, pour atteindre sa hauteur maximale de cinquante-cinq mètres, prenait douze minutes.
Malgré la peur intense, Maline ne pouvait s’empêcher de se sentir troublée par les sensations qu’elle éprouvait. Cet immense socle de béton s’élevant horizontalement vers le ciel comme un gigantesque ascenseur, le vent qui progressivement gagnait en intensité et giflait son visage, ce ciel qui se rapprochait.
Elle tourna les yeux vers l’azur. Le câble d’acier de plus de six centimètres de diamètre s’enroulait autour du papillon de la pile, incroyablement proche maintenant, dégageant une force colossale.
Maline commençait à comprendre.
Il n’était pas si fou.
Si quelqu’un s’apercevait de sa disparition, qui pouvait avoir l’idée de venir la chercher, ici, sur le tablier levé du pont Flaubert ?
Le câble d’acier stoppa brusquement son lent effort, comme broyé dans une mâchoire gigantesque. Le tablier se stabilisa : il dominait donc la Seine de cinquante-cinq mètres.
L’homme se dégagea mais resta accroupi, pointant son arme sur elle :
— On va se lever, doucement. Si vous approchez trop près du bord en espérant que quelqu’un puisse vous apercevoir, je vous abats.
Pour se lever, les mains liées dans le dos, Maline dut s’appuyer sur ses coudes. Une douleur insupportable déchira à nouveau son épaule. L’homme n’esquissa pas un effort pour l’aider. Le vent fouettait le visage de Maline, comme sur une falaise en bord de mer.
Enfin, elle se tint debout.
L’espace de quelques secondes, elle oublia qu’un criminel la menaçait et que dans quelques minutes, il allait abandonner son cadavre sur cette stèle mortuaire céleste de 2 600 tonnes.
La vue de la Seine, du haut du tablier levé, juste au-dessus de la cime des mâts, était prodigieuse.
Elle offrait une parfaite symétrie entre les deux rives, les alignements de voiliers, l’agitation naissante sur les ponts des bateaux qui se préparaient au départ, les voiles que l’on commençait à hisser. Comme un extraordinaire film aux milliers de figurants. Le panorama embrassait, au-delà des quais, toute la ville de Rouen et son animation convergeant vers le fleuve.
Son agresseur afficha un sourire sadique :
— La plus belle vue de l’Armada, non ? Au plus beau moment ? Comme toujours, mademoiselle Abruzze, vous êtes là où il faut quand il le faut… Je vous envie mademoiselle Abruzze, peu de personnes au monde auront eu un aussi beau spectacle devant leurs yeux avant qu’ils ne se ferment à jamais.
Maline se retourna, agressive :
— Qu’allez-vous faire de moi ?
— Vous ne m’avez pas laissé le choix, depuis ce matin… J’ai longtemps hésité. Pas sur le fait de vous laisser la vie, je ne veux pas vous donner d’illusions, mais sur la manière de vous l’ôter. Au départ, j’avais l’idée de vous forcer à plonger… J’aimais beaucoup le symbole. Cinquante-cinq mètres, pas grand monde n’en réchapperait… Le record du monde de plongeon est de cinquante-quatre mètres ! Mais vous avez une étonnante faculté de survie, Maline. Et surtout, quelqu’un sur les quais ou sur un trois-mâts aurait pu remarquer votre chute. Je me serais retrouvé piégé en haut de ce tablier. Je vais donc être obligé d’utiliser une méthode plus banale, mais qui a fait ses preuves ces derniers temps, vous le reconnaîtrez. Il écarta un peu le pan de sa chemise : un poignard était accroché à sa ceinture.
Maline sentit son sang se glacer.
Elle n’imaginait pas perdre la vie, dans quelques secondes, sentir cette lame s’enfoncer dans son cœur. Pourtant, elle n’arrivait pas à détacher son regard de ce poignard.
Cet homme était fou, déterminé. Qui pourrait venir la secourir, ici ? Personne, personne ne pouvait être au courant ! Elle sentait à nouveau des larmes monter en elle, avec effort, elle se domina.
Tenir. Il fallait qu’elle tienne, encore, jusqu’au bout.
— Et… Et une fois que vous aurez abandonné mon corps ici, comment ferez-vous ?
L’ironie illumina une nouvelle fois le visage du tueur :
— Je pourrais vous répondre qu’à ce moment-là, cela ne vous regardera plus. Mais je pense tout simplement bénéficier toute la matinée de ce fabuleux spectacle du passage des voiliers sous le tablier, puis redescendre aussi discrètement que nous sommes montés. Vous vous êtes rendu compte que ce n’est pas bien difficile… J’avoue que je lirai les journaux de demain avec délectation : « L’incroyable mystère de la femme retrouvée poignardée au milieu du tablier levé, à cinquante-cinq mètres de haut ». Tuée par un ange ? Casse-tête encore plus intéressant pour la police que le double meurtre de la chapelle Bleue, non ?
Maline essayait de rassembler ses pensées. L’homme n’éprouverait aucune hésitation. Par contre, il n’était pas pressé, c’était son seul atout, il fallait donc qu’elle gagne du temps.
Coûte que coûte.
Pour entretenir l’espoir.
Elle fit mine de s’avancer un peu. Immédiatement, le revolver se braqua sur elle.
— Restez sur place !
— Si vous tirez, le bruit de la détonation vous fera repérer !
— Peut-être… Peut-être pas. Vous serez morte, vous n’en saurez jamais rien.
Maline n’avança pas plus, mais évalua le temps qu’il lui faudrait pour courir sur deux mètres et sauter par-dessus la balustrade du tablier.
Quelques secondes, il n’aurait peut-être pas le temps de tirer.
Mais elle se destinait alors à une mort tout aussi certaine, un plongeon de cinquante-cinq mètres, les mains attachées dans le dos. A cette hauteur, la surface de l’eau aurait la compacité d’un bloc de béton !
Et si c’était sa seule chance ?
Réfléchir, gagner du temps !
— Avant de mourir, demanda Maline, j’aimerais savoir quelle folie peut pousser quelqu’un à poignarder sauvagement trois matelots innocents…
— Ah, fit l’homme. La journaliste reprend le dessus. Ne pas mourir sans savoir… Je vais vous faire une faveur, je vais vous raconter une histoire, mademoiselle Abruzze. Nous avons le temps, non ? Asseyez-vous.
Maline, à contrecœur, dut s’asseoir. L’homme la tenait en joue :
— Il y a longtemps maintenant, près de vingt-cinq ans, j’étais comme ces jeunes matelots. Prétentieux, cupide, passionné par la recherche d’un butin qui devait faire ma richesse infinie. Piller une fortune qui m’attendait au fond de l’eau. Je n’avais que faire de ces histoires de malédiction, de dignité, de respect d’un butin accumulé pendant des siècles. Je me suis approché du trésor, jusqu’à le toucher presque, ma fille était à mes côtés, j’entraînais mes proches dans mon inconscience. Lorsque je suis remonté à la surface, ma femme n’était plus à mes côtés, elle baignait dans le sang, morte, quelques mètres plus loin !
— Comment cela ? fit Maline, stupéfaite.
— Ces connards de flics ont conclu à un accident de chasse dont le coupable n’a jamais été retrouvé. La fatalité, selon eux… La fatalité ! J’y ai pensé pendant des années. Qu’est-ce qui différencie la fatalité, la destinée, de la malédiction ? Du mauvais sort ? J’étais responsable de la mort de Muriel, j’avais attiré la fatalité sur elle. J’étais prévenu pourtant. La punition frappait ceux qui s’approchaient du butin sans le cœur pur, pour vouloir le piller, pas pour l’enrichir, le protéger.
J’étais prévenu, j’étais sourd.
Muriel est morte. Il a fallu qu’elle meure pour que je comprenne. Pour que l’on comprenne, Marine et moi.
Maline repensa aux paroles de Joe Roblin, à l’aître Saint Maclou, la schizophrénie de l’assassin, « On est un peu dans le cas d’un soupirant timide, qui désire un femme sans oser la toucher, mais qui néanmoins cultive un sentiment de jalousie obsessionnel envers tous les autres soupirants ». Depuis la mort accidentelle de sa femme à l’occasion d’une expédition, il n’osait plus s’approcher de ce butin, ni même le désirer… Mais l’idée que quelqu’un d’autre puisse le découvrir, s’en approcher même, sans périr, lui était devenue insupportable.
Il avait perdu la raison !
Maline tenta de le pousser dans ses retranchements :
— Alors c’est seulement pour cela que vous avez tué ces trois matelots, et indirectement aussi Morten Nordraak ? Parce que vous ne supportiez pas qu’ils puissent trouver le butin avant vous…
Contrairement à ce que Maline espérait, l’homme ne s’énerva pas :
— Vous ne pouvez pas comprendre, mademoiselle Abruzze. Personne ne peut comprendre. Moi-même, il a fallu que ma femme soit sacrifiée pour que je comprenne. A vos yeux, je resterai un criminel qui tue parce qu’il ne veut pas partager une richesse colossale, la conserver pour lui seul… Vous ne pouvez pas comprendre autre chose que la cupidité, personne ne le peut, l’or n’a rien à voir là-dedans… La fortune non plus…
Maline repensait encore à la métaphore de Roblin. Il avait vu juste. Cet homme souffrait de pulsions refoulées, refusant d’admettre qu’il désirait ce butin, tuant par substitution, comme un sadique commet des crimes sexuels parce qu’il refoule son désir pour une femme. Elle essayait de réfléchir, prolonger la conversation, prolonger l’espoir.
Soudain, dans le silence de leur nid d’aigle, la sonnerie de son téléphone portable raisonna dans sa poche.
L’espoir ?
On s’était rendu compte de sa disparition ! Olivier avait donné l’alerte, on la recherchait. Maline ne pouvait pas répondre, les mains attachées dans le dos.
Son agresseur laissa sonner. Lorsqu’il entendit le son du message que l’on laisse sur le répondeur, il glissa sans hésitation une main dans la poche de pantalon de Maline et sortit le téléphone.
Qui la recherchait ? Olivier ? Christian Decultot ? Le commissaire Paturel ?
L’homme afficha un sourire sadique :
— Devinez qui vous appelle, mademoiselle Abruzze ? Non, vous ne devinerez pas !
Le sourire se fit plus démoniaque encore :
— C’est votre père ! Il vous signale que vos cousins bourguignons sont partis, un peu fâchés de ne pas vous avoir vue. Maintenant, au moins, vous aurez une bonne excuse pour ne jamais les revoir ! Par contre, votre père vous rappelle votre promesse : vous devez passer le chercher à Oissel ce matin pour l’emmener voir la parade de la Seine. Ce n’est pas très raisonnable cela, mademoiselle Abruzze... Faire des promesses que vous n’allez pas pouvoir tenir ! Ce n’est pas gentil pour votre vieux père. Allez… Ne vous en faites pas trop, il ne vous en voudra pas longtemps. Je suis sûr que lorsqu’il apprendra que l’on a retrouvé votre joli corps poignardé le matin de la parade, il comprendra…
Fermer les yeux. Courir. Plonger.
Mais le vent la clouait au sol.
Elle était comme paralysée, incapable du moindre geste.
7 h 23, 12, rue d’Ecosse
Le commissaire Paturel retint la main de l’agent de police qui allait appuyer sur l’interphone.
« Marine Barbey – 315 - troisième étage ».
— On va sonner chez quelqu’un d’autre pour se faire ouvrir la porte d’entrée, expliqua le commissaire, et monter directement au troisième étage. Je tiens à faire la surprise à cette Marine Barbey.
Les quatre policiers n’eurent aucun mal à se faire ouvrir la porte par une voisine. Ils montèrent l’étroit escalier de l’immeuble, 12, rue d’Ecosse. Un banal immeuble moderne récemment rénové. Le commissaire était sur ses gardes : il avait délibérément choisi, parmi les quatre suspectes, de s’occuper de cette Marine Barbey. Une intuition, une association d’idées, un rapprochement évident entre ces meurtres de matelots et ce prénom, Marine. Un rapprochement trop évident ? Pas forcément. Le commissaire ne croyait pas aux coïncidences.
Ils s’arrêtèrent. Il n’y avait aucun nom sur la porte 315.
Gustave Paturel frappa.
Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit, retenue par une chaînette de sécurité :
— Marine Barbey ? Je suis le commissaire Gustave Paturel. Vous venez bien de participer à l’opération de plongée au large de La Bouille ? Nous aimerions vous poser quelques questions complémentaires.
— Il y a un problème ? demanda une voix féminine étonnée.
Ils avaient préparé l’argumentaire en route.
— Non, non. Il n’y a aucun problème. Nous pensons simplement que le criminel qui a été abattu, Morten Nordraak, pouvait avoir un ou plusieurs complices sur place. Nous avons une liste de suspects potentiels. Nous faisons le tour des témoins pour savoir si certains visages vous disent quelque chose.
La fille ne parut pas tout à fait convaincue, mais ouvrit néanmoins sa porte. Les quatre policiers entrèrent. Visiblement, Marine Barbey sortait de la douche : elle portait un épais peignoir de bain blanc sur lequel s’égouttaient encore ses longs cheveux blonds.
C’est elle, pensa Gustave Paturel.
Le peignoir masquait la silhouette réelle de Marine Barbey, mais elle correspondait parfaitement à la description : grande, blonde, fine.
— Excusez-moi, fit Marine Barbey. Je sors de la douche. Je viens de rentrer de La Bouille. Je me sentais affreusement sale. C’est la première fois que je plonge en Seine. Généralement, je plonge en piscine, ou en mer… Qu’est-ce que c’est que cette histoire de témoignage, inspecteur ?
— Commissaire... Voilà, l’agent Da Costa va vous montrer une série de photographies. Il faudra simplement nous dire si vous avez repéré un de ces individus ce matin dans le périmètre de sécurité.
— Pourquoi ne pas nous l’avoir demandé tout à l’heure ?
Paturel avait anticipé la question :
— A ce moment-là, nous n’avions pas encore l’information. Rassurez-vous, cela ne prendra que quelques minutes.
L’agent Da Costa sortit le trombinoscope des individus fichés dans la région qu’ils avaient pris avec eux par souci de crédibilité. Le plan était simple : pendant que l’agent Da Costa occupait Marine Barbey, Gustave Paturel et les autres agents examinaient discrètement l’appartement, dans l’espoir de trouver un indice, un élément quelconque permettant de relier cette fille au quadruple criminel. Attaquer frontalement Marine Barbey aurait été suicidaire : ils n’avaient aucune certitude qu’il s’agissait de la fille qu’ils recherchaient, et même si c’était elle, ils n’avaient pas le moindre preuve !
Marine Barbey se montra coopérative. Soit elle était sincère, soit elle entrait volontairement dans le jeu des policiers pour ne pas leur donner de prise. Da Costa faisait défiler les photos d’un vaste classeur en contenant plusieurs centaines. Le commissaire Paturel, pendant ce temps, tournait en rond dans l’appartement.
Rien ne dépassait. Ni bibelot, ni poussière, ni photos personnelles dans des cadres.
Aucun indice.
Le salon était simplement meublé d’une table sur laquelle Marine Barbey travaillait avec Da Costa, d’un canapé de cuir blanc, d’une table de salon et d’un très grand écran plasma encastré dans un mur. Sur les autres murs, seules quelques photographies neutres de paysages marins égayaient un peu la pièce.
Aucune aspérité ! Rien à quoi se raccrocher.
Il fallait trouver une idée. Il fallait tout d’abord avoir la certitude que Marine Barbey était bien la « fille au bonnet ».
Gustave Paturel toussota :
— Excusez-moi de vous déranger mademoiselle Barbey. Vous auriez un verre d’eau ?
Elle releva la tête en souriant, naturelle :
— Je vais vous chercher ça, commissaire.
Elle se leva et se dirigea vers la cuisine. Paturel fit glisser son téléphone portable dans sa paume. Pendant qu’elle levait la main pour prendre un verre sur une étagère, le commissaire arma d’un doigt le mode photo.
Marine Barbey lui tourna le dos quelques secondes pour remplir le verre à l’évier. Le commissaire visa, couvrant le léger son du déclenchement de la photo par une toux un peu forcée. Si Marine Barbey se rendit compte de quelque chose, elle ne le montra pas.
Elle tendit, accompagné d’un gracieux sourire, le verre d’eau au commissaire et retourna à la table examiner les portraits des pseudo-suspects. Gustave Paturel sortit de sa poche un comprimé d’aspirine et vida une partie du verre. D’ailleurs, il avait vraiment mal à la tête ! Sans même regarder son appareil, en quelques pressions sur les bonnes touches, il envoya la photographie sur la messagerie d’Olivier Levasseur. Il dissimula un sourire de satisfaction. Ce genre d’exploit technique n’était pas vraiment son fort.
Le commissaire Paturel tourna encore dans l’appartement, n’osant pas s’aventurer dans les autres pièces.
— Excusez-moi encore, mademoiselle Barbey, vous plongez souvent ?
— Pas aussi souvent que je voudrais… Je suis plutôt en recherche d’emploi en ce moment. Donc financièrement, la plongée…
Elle semblait parfaitement à l’aise… Mais elle mentait ! Cet appartement n’était qu’un décor, une façade, beaucoup trop lisse pour ne pas dissimuler quelque chose !
Dissimuler quoi ? Où chercher ?
Trois notes de musiques indiquèrent qu’il venait de recevoir un message sur son téléphone portable.
— Excusez-moi…
Gustave Paturel consulta le SMS.
C’était Olivier Levasseur, le message était bref. Clair.
« C’est elle ».
Le commissaire Gustave Paturel fit son possible pour masquer son émotion. Cette fille était donc la complice d’un homme qui avait assassiné quatre personnes ces trois derniers jours ! De son témoignage dépendait peut-être la vie d’une cinquième victime, Maline Abruzze. Paturel hésita quelques instants à jouer cartes sur table, à arrêter cette Marine Barbey, la menotter, fouiller l’appartement de fond en comble…
Mais ne risquait-il pas alors de tout perdre, de condamner définitivement Maline Abruzze ?
Cette fille semblait sûre d’elle. L’appartement pouvait parfaitement ne rien dissimuler de suspect. Sans preuve, elle ne craquerait pas, elle jouerait l’innocente accusée par erreur. Il aurait alors tout perdu. Il lui fallait trouver un angle d’attaque, un début d’indice, un levier quelconque… Son regard fit à nouveau le tour de la salle.
Rien !
Rien à part ces murs nus, ce canapé immaculé, cette table de salon, ce moderne écran plasma…
Rien…
Le regard du commissaire inspecta une nouvelle fois les rares tableaux, les meubles sans bibelot, et finit par accrocher l’affichage lumineux vert du lecteur DVD sous l’écran plasma.
Le lecteur était sur pause.
L’esprit de déduction du commissaire se mit en route. Cette fille regardait donc un DVD avant qu’ils arrivent ! Etrange, n’avait-elle pas dit qu’elle venait d’arriver de La Bouille, qu’elle sortait de la douche ? Pourquoi prendre le temps de regarder un DVD ? A moins qu’il n’ait déjà été sur pause avant qu’elle ne rentre…
Gustave Paturel fixa la télécommande sur le canapé blanc. C’était la seule chose qui traînait dans cette pièce trop bien rangée.
Qu’est-ce qu’il risquait après tout ?
Il avança, se pencha vers le canapé et d’un geste rapide, saisit la télécommande.
Immédiatement, le masque tomba.
Marine Barbey releva la tête et fixa le commissaire avec des yeux brusquement injectés de sang, comme si le policier avait touché à un objet sacré, comme s’il avait violé son intimité. Dans un élan désespéré, elle tenta de bondir en avant, mais l’agent Da Costa la ceintura.
C’était inutile. Il était trop tard. Le commissaire Gustave Paturel avait appuyé sur la touche play.
Sur l’écran géant, apparurent, dans le décor caractéristique du Libertalia, Carlos Jésus Aquileras Mungaray, Paskah Supandji, Sergueï Sokolov, Morten Nordraak et Ramphastos.
Bien vivants !
Cinq fantômes !
Comme si les cinq victimes sauvagement exécutées étaient revenues de l’au-delà pour accuser leur assassin !
Plus personne ne bougea dans la pièce. Da Costa maintenait solidement Marine Barbey sur sa chaise. Les quatre agents regardaient le film, cherchant à comprendre. Le film était quasiment muet, Ramphastos lui-même se taisait. Quelques minutes plus tard, la caméra fixe filma le départ des cinq marins, visiblement mécontents, mais poussés par le patron du bar pressé de fermer. La caméra fixa pendant quelques longues secondes les chaises vides, avant qu’une fille ne vienne les ranger.
Tous reconnurent Marine Barbey, plus jeune de quelques années. Elle commença à retourner les chaises sur les tables du bar. Le plan fixe de la caméra de surveillance semblait interminable.
C’était elle, pensa le commissaire Paturel. C’était elle, le dernier lien, la fameuse complice de Nordraak.
La serveuse du Libertalia !
Une serveuse, comme l’avait deviné Joe Roblin. Cette jeune serveuse avait tout entendu, ce soir-là, les fables de Ramphastos, les histoires de trésor, de pirates et de butin. Elle n’avait dû avoir aucun mal à s’intégrer ensuite à ce groupe de jeunes marins. Elle s’était sans doute amourachée de ce Morten Nordraak, était devenue sa complice, avait accepté pour lui de l’aider à éliminer les trois autres… ainsi que Ramphastos, le dernier témoin gênant, qu’elle surveillait tous les soirs… Mais Nordraak était mort maintenant. Marine Barbey était en état d’arrestation. Cette fois-ci, l’affaire était bel et bien bouclée ! Il ne restait plus qu’à faire avouer à cette folle ce qu’elle avait fait de Maline Abruzze !
Le commissaire souffla. Un instant seulement.
Dans les haut-parleurs de l’écran plasma, un violent bruit de porte claqua. Tous les regards se tournèrent à nouveau vers le film. Une voix masculine, hors du champ de la caméra, perça le silence du bar fermé :
— Nom de Dieu, ils sont enfin partis. Quel enfer ! Tu as entendu, Marine. Ce vieil ivrogne leur a tout dit ! Ils savent tout ! En un soir, ils savent tout du début à la fin. Tout est perdu ! Toutes ces années sont perdues.
Sur l’écran, la fine silhouette de Marine Barbey s’était figée. Elle lâcha la chaise qu’elle tenait et fixa la porte, en direction de la voix. Sa voix tremblait.
— Qu’est-ce que… Qu’est-ce qu’on va faire, papa ?
Sur l’écran, une ombre passa devant la caméra fixe. On ne voyait que son dos. Un corps masculin se pencha sur Marine, l’étreignant avec tendresse :
— Nous n’avons plus le choix, ma petite colombe. Nous devons protéger le butin, coûte que coûte. Nous n’avons plus d’autre solution. S’ils s’approchent trop du butin, nous devrons les éliminer. Tu le sais bien ma petite fille, nous devrons appliquer nous-mêmes la malédiction du jarl.
Le commissaire Gustave Paturel sentit le sol s’effondrer sous ses pieds. Il le comprenait maintenant seulement.
Morten Nordraak était innocent !
Le véritable meurtrier était libre et vivant. La lumière jaillissait trop tard. Maline Abruzze était en danger de mort, entre les mains d’un fou dangereux, dans les griffes de ce monstre dont le visage s’affichait sur cet écran géant. Un homme qui dans l’ombre leur avait joué la comédie depuis le premier meurtre.
C’était pourtant d’une telle évidence. Il était le plus proche témoin de Ramphastos, tous les jours, tous les soirs, depuis des années.
Serge Voranger, le patron du Libertalia.
Le commissaire Gustave Paturel, d’un geste déterminé, attrapa la télécommande, appuya sur la touche pause et se retourna vers Marine Barbey :
— Marine, où est votre père ?
7 h 31, pont Gustave-Flaubert
Assise sur le tablier du pont Flaubert, Maline apercevait cinquante-cinq mètres plus bas l’agitation du départ des trois-mâts s’accentuer, en particulier sur le pont des bateaux. Des matelots s’affairaient aux quatre coins des voiliers, se hissaient sur les vergues, déployaient les grands-voiles avant et arrière.
Maline tordait son cou, espérant qu’un marin, juché sur la plate-forme d’une hune, tourne le regard vers elle. Mais les matelots étaient bien trop occupés pour regarder en direction du tablier levé, et même s’ils l’avaient fait, ils ne l’auraient pas vue.
Il fallait continuer de parler, le provoquer, pour se donner du temps.
Du temps pour retarder l’échéance, l’inéluctable échéance.
— On finira par vous retrouver, lâcha Maline. Quelqu’un, forcément, pensera à vous. Le Libertalia, la présence de Ramphastos, le bar à marins, vous étiez l’épicentre de toute cette histoire. Ramphastos a passé ses journées et ses soirées chez vous pendant des années, des milliers de soirées au total… Vous aussi, vous avez fini par croire aux légendes qu’il racontait si bien. Vous aussi, à force, vous vous êtes dit qu’il y avait bien une part de vérité, dans ces histoires. Exactement comme ces gamins de dix-huit ans que vous avez tués. Un jour ou l’autre, quelqu’un fera le rapprochement entre tous ces crimes, le Libertalia, et son propriétaire, Serge Voranger, devenu fou d’avoir trop écouté derrière son comptoir les confidences délirantes d’un loup de mer ivrogne !
Serge Voranger sembla touché. Il baissa légèrement le canon de son revolver.
— Je suis devenu fou, comme vous dites mademoiselle Abruzze, bien avant d’ouvrir le Libertalia... Mais c’est vrai qu’ouvrir ce bar à pirates a été une idée de génie. En quinze ans, jour après jour, soir après soir, mot après mot, le vieux Ramphastos m’a tout dit, tout raconté, tout ce qu’il savait. Chaque soir il devenait plus saoul, chaque soir il devenait moins cohérent, moins méfiant aussi. Je l’ai suivi pendant des années, mademoiselle Abruzze, je l’ai épié, filmé, écouté, questionné… J’ai eu le temps de faire le tri, de séparer la vérité des légendes, de chercher… Oui, mademoiselle Abruzze, le butin existe ! J’ai archivé la plus extraordinaire documentation possible sur ce butin, depuis trente ans. Nous sommes près d’aboutir, Marine et moi ! Un long travail, depuis des milliers de jours. J’ai les preuves maintenant. Je les ai là, elles ne me quittent jamais ! Trente ans de recherches.
Maline se demanda ce qu’il voulait dire par « J’ai les preuves, je les ai là, elle ne me quittent jamais ». Mais le patron du Libertalia continuait, exalté :
— Je suis le nouveau gardien du butin, mademoiselle Abruzze, dans la lignée des Fleury, des Verrazzane et des Idrisi, je suis le nouveau gardien, depuis que Ramphastos est mort. Cet ivrogne n’était plus digne de cette responsabilité, il parlait trop ! Les incrédules de votre espèce ne nous croirons jamais, mademoiselle Abruzze, mais le butin de la Seine existe, fabuleux… et la malédiction du jarl doit s’abattre sur ceux qui s’en approcheront.
— Ces quatre gamins ? Quatre gamins innocents…
— En une seule soirée ! En une seule soirée, ce vieil ivrogne leur a raconté les secrets les plus précieux ! Tous ces secrets révélés à quatre mousses à peine majeurs qui se trouvaient là par hasard un soir dans mon bar. Et bien entendu, ces gamins ont tout cru ! Ils n’ont pas laissé filer l’occasion. Ils l’ont fait boire, et boire encore, sous mon nez, je ne pouvais rien faire. Ramphastos leur disait tout ! Lorsque j’ai fini par les mettre dehors, je savais qu’ils n’allaient pas oublier. Je connais cette passion brûlante, cette soif de l’or, si courante chez les jeunes marins. Ils avaient attrapé l’épidémie, Ramphastos leur avait transmis. Heureusement, Marine a réussi à s’approcher de leur groupe, ils l’avaient remarquée au bar, ils ne se sont pas méfiés, elle avait les arguments pour se faire admettre d’un groupe de garçons. Elle les a entendus signer la chasse-partie, se tatouer, se promettre la solidarité, se partager les recherches, se donner rendez-vous cinq ans plus tard, lors de l’Armada suivante, pour récupérer le butin de la Seine. Ces quatre gamins pensaient trouver en cinq ans ce que j’avais mis une vie à accumuler ! J’étais le gardien, le seul. Ils n’étaient pas dignes. Je devais appliquer la malédiction, la même qui m’avait frappé, il y a plus de vingt-cinq ans…
La folie le gagnait.
Maline leva les yeux : il n’y avait devant elle que le ciel et le vent cinglant, comme s’ils se tenaient, seuls au monde, au milieu de l’océan.
Maline devait entretenir cette folie, le faire parler, l’entraîner plus loin encore, lui faire baisser sa vigilance, jouer sur sa schizophrénie mégalomaniaque :
— Pourquoi avoir tué le jeune mexicain, Mungaray ? Pourquoi l’avoir tué lui, en premier ?
— Il était le plus dangereux, répondit Voranger, le plus irresponsable ! Il avait plongé au large de Quillebeuf, sur le lieu même du naufrage du Télémaque, devant trois mille personnes. Il fallait l’arrêter ! Marine l’a attiré hors de la Cantina, dans une rue déserte, rue du Champ-de-Foire-aux-Boissons. Il est mort sans comprendre, avant d’avoir eu le temps de toucher à ma fille.
— Et la marque au fer rouge ? C’était la marque de la malédiction du jarl ?
Serge Voranger afficha un sourire malfaisant.
— Disons que c’était une marque personnelle, un petit souvenir… Vous me croirez ou non, mademoiselle Abruzze, mais brûler ces jeunes inconscients comme du vulgaire bétail, avec la marque de Marais-Vernier, m’a fait un bien fou ! Comme une revanche, dompter la fatalité ! Et c’était techniquement assez simple : un tison, un chalumeau, le tout dissimulé dans la Kangoo, et le tour était joué. Le reste fut plus amusant. J’ai caché le corps de Mungaray dans mon véhicule frigorifique, pendant trois heures, puis je l’ai déposé au petit matin au pied du Cuauhtémoc, à côté du Surcouf, pendant ma tournée de livraisons. Personne ne remarque une camionnette qui livre sur les quais… C’est vrai que je n’ai plus de stand sur l’Armada, cette année, mais je continue à livrer des boissons à des relations professionnelles, par exemple aux stands sur les quais, aux bateaux-promenades, dont le Surcouf…
Serge Voranger se leva, menaçant toujours Maline de son arme. Il s’assura que personne ne pouvait le remarquer d’en bas et fit quelques pas sur le tablier, très excité :
— Le cadavre de Mungaray n’a jamais séjourné dans le congélateur du Surcouf. Il était dans mon fourgon ! On parle entre restaurateurs, je savais que cette crapule de Nicolas Neufville s’était comporté comme une ordure avec ces capitaines de bateaux-promenades, qu’il se faisait une fortune sur leur dos ; je savais aussi qu’il allait discrètement leur mettre la pression, tard dans la nuit, par exemple avec le capitaine du Surcouf, cette nuit-là. Je n’ai pas pu résister au plaisir, en livrant le matin du crime ma palette de canettes de bière, d’ajouter quelques cheveux de Mungaray au fond du congélateur. Avec le cadavre à quelques mètres et Neufville sur les lieux du crime, cela ne valait pas le coup de se priver ! Mademoiselle Abruzze, la première fois que vous êtes venue au Libertalia, j’ai essayé de vous mettre sur la piste de cette crapule de Neufville, vous vous souvenez ?
Maline se souvenait. Elle tira sur son coude, grimaça en tentant de faire abstraction de sa douleur à l’épaule, et commença à se lever.
— Restez assise, ordonna l’assassin, ou je tire !
Maline le fixa mais continua de se lever :
— Et alors ? Tirez ! Personne ne me voit ! Je me mets juste debout, pour marcher un peu, comme vous.
Voranger ne tira pas, mais la garda en joue, méfiant.
Maline eut le sentiment d’avoir gagné une petite, toute petite victoire. Face à elle, sur la rive gauche, elle bénéficiait d’une incroyable vue sur le terminal céréalier, dominant les silos, ces immenses blocs de béton déserts desquels aucun secours ne pouvait venir.
Il fallait continuer de le faire parler, gagner du temps, trouver une idée.
— Et Daniel Lovichi, le SDF, que vient-il faire dans cette histoire ?
— Il fallait que je me débarrasse de l’arme du crime. Je connaissais cette petite ordure, il fréquentait lui aussi le Libertalia, parfois. Personne n’a fait le rapprochement ! J’ai fait d’une pierre deux coups ! J’ai jeté le poignard sur son carton pendant qu’il dormait ! Je me débarrassais de l’arme du crime auprès d’un type qui pouvait passer pour un assassin pendant quelques jours. J’ai même fait d’une pierre trois coups, si vous me permettez l’expression. Je connaissais les habitudes de Lovichi, je me suis arrangé pour que Ramphastos compte ses billets devant lui… cinq mille euros. S’il agressait Ramphastos, mieux même, s’il le tuait avec l’arme du crime… Quel joli coup, non ? Mais vous êtes bêtement venue vous interposer ce soir-là, mademoiselle Abruzze. J’ai pourtant essayé de vous retenir en vous racontant ma vie, pour que Ramphastos parte seul sans votre protection ! Ce vieil ivrogne n’avait plus aucune notion des secrets, il allait vous révéler l’histoire de malédiction du jarl dès le premier soir ! Souvenez-vous, ce soir-là, si Marine n’avait pas fait tomber volontairement son plateau de bières et si je ne vous avais pas mis à la porte juste après, ce vieil ivrogne vous aurait tout dit !
Maline se souvenait maintenant. C’était évident ! Comment n’avait-elle pas pu tenir compte de tous ces indices convergents ?
— Comment saviez-vous, demanda Maline, pour les cinq mille euros ?
Serge Voranger se retourna, un sourire triomphant sur les lèvres :
— C’est moi qui les ai donnés à Ramphastos, à un moment où Lovichi n’était pas trop loin ! Il n’y a pas de hasard, il faut seulement le provoquer… Ramphastos avait gardé quelques relations dans le milieu de la Marine et de la contrebande, il me fournissait du rhum, première qualité, provenance directe des Mascareignes, la réserve du patron pour les clients fidèles… Tout ça payé au black, bien entendu. Jamais Ramphastos n’aurait parlé de ça aux flics !
Serge Voranger se tut quelques instants et regarda en aval du fleuve, vers le bassin Saint-Gervais, occupé de dizaines de yachts plus somptueux les uns que les autres. Il tournait le dos à Maline.
En profiter ? Courir ? Plonger ?
Les jambes de Maline étaient incapables de répondre, de la porter jusqu’au précipice, de basculer dans le vide. Le tueur se retourna brusquement, comme s’il devinait les intentions de Maline. La journaliste sentit à son regard qu’il perdait patience, qu’à un moment de plus en plus proche, il cesserait ce jeu sadique et éliminerait le dernier témoin.
Elle.
Le dernier témoin. La dernière confidente aussi. Maline évita de croiser son regard et plongea elle aussi dans le spectacle des plaisanciers du bassin en contrebas.
— Mais votre véritable plan, au-delà de ces diversions pour embrouiller la police, Neufville ou Lovichi, c’était de tuer trois des matelots, et de faire accuser le quatrième, Morten Nordraak, celui qui avait un casier judiciaire ?
Serge Voranger ne résista pas au plaisir de détailler son plan :
— Bien entendu… Joli plan, non ? Qui a parfaitement fonctionné. Je savais par Marine que les quatre marins communiquaient par code, qu’ils s’étaient donné rendez-vous à l’église de Villequier, puis à la chapelle Bleue. J’ai envoyé sur un téléphone portable volé quelques messages en espagnol sur le téléphone de Mungaray, pour donner des indices à la police, qu’elle finirait par décrypter une fois les matelots assassinés et Nordraak en cavale. Cela a fonctionné au-delà de mes espérances. Vous avez été un peu plus rapide que prévu à suivre le jeu de piste, mademoiselle Abruzze, mais là encore, il n’y avait aucun danger pour moi. Au contraire, vous m’avez rendu un sacré service ! Vous avez croisé Morten Nordraak à Villequier et vous avez fait de mon bouc émissaire un ennemi public numéro un ! Vous l’avez en plus suffisamment effrayé pour qu’il se méfie et ne se rende pas au rendez-vous de la chapelle Bleue, me laissant le champ libre.
Maline tourna son regard à 360 degrés. Des collines de Canteleu en face d’elle à celles le la côte Sainte-Catherine, en aval, quelqu’un pouvait-il la voir ? Etait-il possible de la distinguer de ces immeubles, à plusieurs kilomètres à vol d’oiseau. Non, bien entendu… Elle n’avait aucune chance, ce tueur dément s’était servi d’elle depuis le début, l’avait manipulée, comme tous les autres, la police, Joe Roblin !
Le tueur continuait, incapable de résister à la satisfaction de dévoiler sa machination :
— Marine a remplacé Sergueï Sokolov sur le pont du Mir. Un brave garçon rêveur, complètement dépassé par l’engrenage dans lequel il s’était fourré. Est-ce ma faute si ce garçon lunaire s’est retrouvé dans mon bar à écouter les contes de Ramphastos et s’est mis à les croire ? Est-ce ma faute ou celle de la fatalité ? Le poignarder sur le lieu de rendez-vous à la chapelle Bleue et le cacher dans la Kangoo n’a causé aucun problème. Paskah Supandji, l’Indonésien, était plus méfiant. Cet enfoiré m’a blessé au bras, j’ai fait trop de bruit. Une voisine a donné l’alerte, j’ai dû m’enfuir, laisser mon sang, mon ADN sur place, dans le gravier. Mais quelle importance après tout ? Qui pouvait me soupçonner ? Marine était recroquevillée sur le pont du Mir dans son uniforme russe, je l’ai récupérée quarante minutes plus tard et nous avons laissé discrètement le cadavre de Sokolov à sa place. J’avoue être assez fier de ma petite mise en scène improvisée… J’imagine à peine à quel point elle a dû laisser perplexe la police !
Maline pensait en elle-même, que le soir du double crime, elle avait cherché un bar avec Oreste Armano-Baudry et qu’elle avait découvert que le Libertalia était fermé ! Même pendant la semaine de l’Armada ! Comment avait-elle pu passer à côté d’un indice aussi évident ?
Serge Voranger continuait, triomphant :
— Morten Nordraak, accusé de trois crimes… Même innocent, il n’allait pas aller se livrer aux flics ! Il allait attendre sur le Christian Radich le départ de l’Armada en espérant ne pas se faire repérer avant. Le lendemain matin, Ramphastos vous a appelée pour vous donner rendez-vous. Mis au courant du double crime, dans un éclair de lucidité, il vous aurait avoué tout ce qu’il savait. Heureusement, ce vieux fou ne m’a jamais soupçonné. C’est du Libertalia qu’il vous a appelée, pour vous donner rendez-vous le soir à 18 heures ! Tout était alors en place pour la scène finale… La victime, Ramphastos, qu’il me fallait à tout prix faire taire avant qu’il ne dise tout ; le coupable idéal, Morten Nordraak, l’ennemi public en cavale ; le témoin, vous, Maline Abruzze. Vous m’avez vraiment été très utile dans cette affaire. Le reste fut très simple. J’ai fait remettre à Morten Nordraak, sur le Christian Radich un mot soi-disant signé de Ramphastos, lui donnant rendez-vous à 18 heures au Libertalia. Je savais qu’il se méfierait, mais qu’il viendrait. L’appât de l’or, comme toujours… Mademoiselle Abruzze, il vous a suffit de tourner votre regard vers Morten Nordraak, pour condamner Ramphastos. Marine, dissimulée dans un appartement inoccupé en face du Libertalia, l’a abattu sans hésiter. Par souci de crédibilité, elle m’a aussi visé au bras et a fait semblant de vous tirer dessus. Rassurez-vous Maline, nous avions besoin de votre témoignage, nous ne voulions pas votre mort…. Du moins pas à ce moment-là !
Maline repensa à la tuerie du Libertalia. De début à la fin, elle avait été manipulée, pour mieux témoigner, traquer et faire abattre un innocent !
L’histoire prenait fin…
Ne pas se taire pourtant, continuer à le faire parler…
— Il a dû lui falloir un sacré cran, à votre fille, pour tuer un homme de sang-froid et tirer sur son propre père…
Serge Voranger esquissa un sourire :
— Je n’avais aucun doute sur sa détermination… Elle aussi connaît la malédiction, en a été le témoin, le témoin direct. Elle n’a pas tremblé, elle n’a jamais tremblé. C’est ma fille, non ? Pour ma part, je me suis beaucoup amusé à jouer la comédie du patron de bar désespéré devant les dégâts ? C’était réussi, non ? Voilà, vous savez tout. Au pire, Morten Nordraak était accusé des quatre crimes, au mieux il était abattu par la police lors de sa cavale ! Les voiliers et les marins repartent, les secrets sont préservés… pour toujours. Je reste le seul gardien du butin… Même votre ultime chance, ce coup de bluff du trésor de La Bouille, s’est retourné contre vous ! Le coup était bien monté pourtant… Mais Morten Nordraak a été abattu… Et vous ne serez plus là non plus pour témoigner, mademoiselle Abruzze. Dommage… Pas de chance… Vous voyez, ce que je vous disais. La fatalité ! Il n’y a pas de hasard. Il faut être digne, pur, pour qu’elle soit de votre côté…
Parler encore, trouver autre chose.
Maline regarda à nouveau les quais de Rouen, les voiles des navires se déployaient dans le vent maintenant. La foule commençait à se presser sur les berges de la Seine. L’Amerigo Vespuci, peut-être le plus beau trois-mâts du monde, commençait ses manœuvres. Des matelots s’activaient aux amarres.
Trouver autre chose.
Quoi ?
Maline tenta une nouvelle fois de desserrer ses liens autour de ses poignets, dans son dos, sans y parvenir.
Tant pis, plonger !
Maline prit soudainement appui, de toutes ses forces, sur ses deux cuisses, ferma les yeux et se propulsa en avant. Elle sentit seulement qu’elle heurtait un obstacle, moins rigide, plus près que la balustrade.
La jambe de Serge Voranger ?
Elle bascula sur la dalle de béton, perdant l’équilibre sans pouvoir retenir sa chute. Son épaule endolorie encaissa une nouvelle fois le choc. La douleur la transperça, Maline crut qu’elle allait exploser dans l’impact. La journaliste roula quelques instants sur elle-même et termina allongée sur le dos.
Serge Voranger la dominait. La vision de ce tueur, debout au dessus d’elle, dans la perspective de l’immense pile du pont Flaubert, était surréaliste.
— Je crois que nous perdons patience tous les deux, mademoiselle Abruzze. Il est préférable pour tout le monde d’en finir… Si vous n’aviez pas eu cette idée stupide de dérober le téléphone portable de ma fille, nous n’en serions pas là… N’ayez aucun regret… Vous savez, la fatalité…
Le vent lui sifflait aux oreilles. Maline tenta de ramper sur le tablier de béton.
Dérisoire tentative.
Le tueur marchait au-dessus d’elle.
— Que préférez-vous Maline ? Que je vous bande les yeux ? Que je vous assomme avant ? Je suppose que vous n’avez pas trop envie de garder les yeux ouverts pendant que j’enfonce le poignard dans votre cœur ?
Maline rampa encore une cinquantaine de centimètres, terrifiée, incapable de répondre.
Elle ne pouvait pas mourir ainsi !
Serge Voranger attendit vainement une réponse. Il toisa encore la journaliste et lui donna brusquement un violent coup de pied dans les côtes.
Maline se tordit de douleur.
— Vous ne me facilitez pas la tâche, mademoiselle Abruzze ! Retournez-vous ! Agenouillez-vous et retournez-vous !
Maline ne bougea pas.
Deux autres coups de pied dans son ventre lui firent comprendre qu’elle n’avait pas d’autre choix. S’appuyant une nouvelle fois sur son épaule meurtrie, elle se releva sur les genoux.
Brisée.
Les mains liées dans le dos, agenouillée, Maline regarda une dernière fois son bourreau. Il se tenait deux mètres devant, les yeux presque désolés du crime qu’il allait commettre.
— Retournez-vous, mademoiselle Abruzze. Ne soyez pas stupide !
Maline sentit les dernières résistances en elle tomber.
Elle tourna lentement sur ses genoux, voyant doucement défiler devant ses yeux l’incroyable spectacle du bassin Saint-Gervais, du port désert rive gauche, des quais de la Seine… Le départ des bateaux pour la parade de la Seine. Le moment des adieux. Le moment, où les belles pleurent les marins qui partent.
Son regard fixa la dalle de béton, devant elle. L’esprit de Maline s’envola, loin. Le grain de béton devint flou, Maline ne voyait plus que du sable, du sable blanc se confondant avec cette dalle bétonnée.
Fatou. Où es-tu Fatou ?
L’ombre gigantesque, déformée par la perspective, se découpa sur le blanc laiteux du béton.
Dans son dos.
Un bras démesuré, prolongé d’un poignard, se leva.
Il allait s’abattre sur elle.
Maline ferma les yeux.
Sa dernière pensée fut pour Fatou.
8 h 05, pont Gustave-Flaubert
Les yeux fermés, agenouillée dans la position d’une condamnée, Maline entendit la voix céleste comme une intervention divine.
— Lâchez votre arme Voranger ! J’ai dix tireurs d’élite braqués sur vous ! Au moindre geste, on vous abat !
Dieu avait la même voix que le commissaire Gustave Paturel !
Maline ouvrit les yeux, ne vit rien.
— Deuxième avertissement Voranger. Lâchez votre arme. J’ai dix tireurs postés sur les silos, juste derrière vous. Vous êtes en plein dans leur ligne de mire.
Maline repéra enfin d’où venait la voix du commissaire : il était posté sur les quais de Rouen, face à la cabine de contrôle du pont Flaubert, et s’exprimait dans le haut-parleur d’un véhicule de police.
— Voranger. Nous tenons votre fille. Nous ne bluffons pas, sinon, nous ne serions pas là ! Lâchez votre arme immédiatement ou je donne l’ordre de vous abattre ?
Maline n’osait pas se retourner. A coup sûr, savoir que sa fille était entre les mains de la police avait dû l’ébranler. Mais Voranger était assez fou pour plonger sur elle, pour la poignarder dans sa chute, même criblé de balles.
La voix du commissaire Paturel tomba comme un couperet :
— Tant pis pour vous Voran…
Maline entendit le bruit clair d’un couteau qui tombe sur une dalle de béton. Elle bondit sur ses jambes et se retourna.
— Levez les mains, Voranger, fit à nouveau la voix du commissaire. Et approchez-vous de la balustrade.
Le tueur leva les mains et dévisagea Maline. Il savait que si le commissaire ne bluffait pas, il avait dans son dos, postés sur les silos du port, dix lunettes de fusils braquées sur lui.
— Il faut vous rendre Voranger, fit Maline d’une voix douce. Vous n’avez plus rien à gagner maintenant…
Serge Voranger afficha un étrange sourire et chuchota presque :
— Vous n’avez rien compris, mademoiselle Abruzze. Ma vie n’a aucune importance. Seul compte le butin. Ce secret millénaire nous dépasse tous, dépasse nos petites vies misérables… Je suis le gardien, mademoiselle Abruzze. Croyez-vous vraiment que je vais laisser tous ces secrets tomber entre les mains de la police ?
Serge Voranger leva ses mains plus haut encore, comme s’il voulait ostensiblement signifier qu’il se rendait. Il s’éloigna un peu de Maline et brusquement, fit un pas de côté et bascula dans le vide.
Il n’y eut pas un coup de feu.
Il n’y eut aucun bruit de corps qui tombe dans l’eau.
Maline se précipita sur le rebord du pont Flaubert.
Elle fut saisie d’un vertige.
Agenouillée, les yeux fermés, elle n’avait pas vu s’approcher l’Amerigo Vespuci. Le gigantesque trois-mâts italien passait à cet instant même sous l’arche du pont Flaubert. Maline eut l’impression que le grand mât arrière allait se briser sur le tablier du pont tellement il lui sembla proche.
Le tirant d’air était calculé au plus juste, le mât passa à moins de deux mètres sous le tablier.
La vision devant elle était surréaliste.
Serge Voranger n’avait pas renoncé ! Comme si son plan était prévu depuis longtemps, il avait sauté du tablier du pont levant au moment opportun.
Pas dans un vide de cinquante-cinq mètres.
Un saut d’à peine deux mètres, sur la vergue supérieure du mât de misaine de l’Amerigo Vespuci !
Serge Voranger, suspendu à plus de cinquante mètres, avait fermement enroulé ses bras autour de la poutre de bois, alors que ses jambes cherchaient à trouver un équilibre en prenant appui sur d’instables cordes du voilage couleur chanvre. L’Amerigo Vespuci, continuait sa progression majestueuse sans ralentir, sans visiblement se soucier de ce passager clandestin. Pourtant, sur le somptueux pont de parquet clair du vaisseau italien, les matelots s’agglutinaient, le nez en l’air, stupéfaits. Ils croyaient sans doute avoir affaire à un pari insensé !
Serge Voranger n’allait tout de même pas s’échapper ainsi ! Cela n’avait aucun sens. Cette ultime fuite était vouée à l’échec. Qu’espérait-il, désormais ?
Maline fixa le corps en équilibre de Serge Voranger. Même s’il s’éloignait lentement, il était pratiquement à sa hauteur.
Le tueur, dans sa position d’équilibriste, grimaçait terriblement.
Maline comprit.
Une tâche de sang noircissait la manche de sa chemise. La double blessure, infligée par Paskah Supandji et par sa propre fille s’était rouverte lors de la réception de son saut insensé ! Maline percevait maintenant nettement les espoirs désespérés de Voranger pour maintenir sa prise, pour ne pas lâcher, tomber, cinquante mètres plus bas.
Sans aide, il ne pourrait pas tenir ainsi longtemps.
Maline observa, décontenancée, l’agitation sur le pont de l’Amerigo Vespuci. Plusieurs matelots agiles se précipitaient déjà aux échelles de cordes. Passé le coup de la surprise, les marins réagissaient. Soudain un marin italien cria plus fort que les autres.
« Criminale ».
Une courte cohue régna sur le pont italien, les marins échangèrent des paroles rapides. Soudain, plus aucun marin ne bougea, mis à part les premiers matelots qui redescendirent des échelles de corde. La nouvelle avait dû courir de navires en navires, plus rapide qu’une traînée de poudre.
Le passager clandestin était l’assassin des trois jeunes marins dont ils avaient porté le deuil.
L’homme qui avait poignardé trois des leurs.
Plus d’une centaine de marins italiens, presque indifférents désormais, les bras ostensiblement croisés, levaient les yeux vers le haut du mât de misaine.
Serge Voranger ne prononça pas un mot. Ses jambes sous lui s’agitaient, à la recherche désespérée d’un appui. Il tint encore une minute, mais la douleur sur son visage montrait que l’effort ne serait plus supportable très longtemps. Soudain, son bras valide, le premier, lâcha sa prise. Sa main sembla arracher autour de son cou une sorte de collier.
Retenu par son seul bras blessé, Voranger sentit la poutre de bois verni lui échapper. Il fit un dernier effort pour agripper un cordage, mais il tombait trop vite.
Son corps se disloqua une première fois en heurtant la vergue médiane, pour tomber ensuite comme une pierre sur l’immaculé pont latté du voilier italien, cinquante mètres plus bas, éclaboussant de sang la barre de cuivre et de bois verni.
Les plus de trois cents marins du vaisseau formèrent rapidement un cercle autour du corps désarticulé. Un officier perça l’attroupement, dispersa les marins, les renvoyant chacun à leur tâche par des ordres qui ne souffraient d’aucune discussion. Il imposa à deux infortunés marins près de lui de porter le corps sans vie dans une cabine funéraire, et à un troisième, pas plus enthousiaste, de nettoyer le pont et la barre de cuivre.
Les deux marins italiens déposèrent le corps sans vie sur un lit, dans une cabine inoccupée. Le plus jeune des deux marins, à peine majeur, ne supporta pas plus longtemps la vue de ce corps déchiqueté, ce visage tuméfié, cette poupée molle aux os brisés qu’il avait dû porter et dont l’odeur de mort l’imprégnait déjà. Il courut vomir dans les toilettes dès que le cadavre fut jeté sur le lit.
Fabrizio Longini resta seul un instant face au cadavre.
Fabrizio venait d’une famille très croyante. Curieusement, il avait envie de faire une courte prière pour cet homme, comme sa mère le lui avait appris, même si on lui avait raconté qu’il s’agissait du tueur de marins.
Un monstre.
Fabrizio ôta respectueusement son bonnet. Il allait joindre ses mains lorsqu’il remarqua un fait étrange : le cadavre désarticulé conservait un de ses poings fermés, comme s’il tenait encore un objet précieux au creux de sa main.
Il s’avança.
Cette vision lui fit penser à la dépouille de sa grand-mère, Federica, qu’il avait veillée toute une nuit lorsqu’il était adolescent. Federica était morte elle aussi le poing serré, sur son chapelet. Doucement, avec un courage qui le stupéfia lui-même, Fabrizio écarta un à un les doigts du cadavre.
Ce qu’il découvrit aiguisa sa curiosité.
Le tueur tenait dans son poing fermé une clé électronique, une de ces minuscules clés qui se connectent à un ordinateur et qui peuvent contenir jusqu’à plusieurs gigas d’informations. Fabrizio prit la clé dans ses mains.
Elle était encore chaude de la paume serrée du cadavre.
Fabrizio n’éprouva même pas le début d’un dégoût. Il pensait vite. Il connaissait les légendes qui couraient sur les navires : les quatre matelots poignardés recherchaient un trésor, un butin, caché dans les méandres de la Seine. Leur assassin ne voulait pas qu’ils découvrent la vérité.
Beaucoup de marins sur le pont, aujourd’hui, ne croyaient plus à ces légendes.
Fabrizio, lui, croyait.
Dans les mythes, dans le destin, en sa fortune.
Les victimes, comme l’assassin, étaient tous morts, désormais.
Tous les témoins étaient disparus.
Un bruit d’eau lui indiqua que le jeune cadet allait le rejoindre dans la cabine mortuaire.
Fabrizio esquissa un sourire discret.
Doucement, son poing se referma sur la petite clé électronique.