5 h 45, quai Boisguilbert, Rouen
Maxime Cacheux s’engagea sur les quais de Seine, son chevalet sous le bras, un peu avant six heures du matin. Le soleil venait à peine de se lever. Il faisait partie de cette poignée de peintres en herbe qui se levait tous les matins aux aurores pour profiter de la vue des voiliers dans le jour naissant, sans la foule.
Il s’installa face au Cuauhtémoc pour terminer l’aquarelle qu’il avait esquissée la veille. Il voulait parvenir à peindre une dizaine de toiles pendant l’Armada. Il avait organisé son travail en conséquence. Son chef, à la Chambre régionale des comptes, avait accepté qu’il ne travaille qu’à mi-temps cette semaine.
Il ouvrit son chevalet, positionna sa palette, recherchant l’endroit exact où il se trouvait la veille. Il pesta.
La lumière n’était pas la même ! Il rumina contre sa stupidité : il devait esquisser un tableau par matin, un point c’est tout. Ne pas chercher à en commencer un autre. Il pensa avec envie à cette galerie de Honfleur qui lui avait fait la vague promesse d’exposer ses œuvres, en août. Il savait bien que ses toiles n’étaient pas très originales. Il savait également que le thème de l’Armada faisait vendre… Il soupira en regardant le ciel. Le temps était déjà trop lumineux. Il était arrivé cinq minutes trop tard. La veille, il y avait un ciel extraordinaire.
Tant pis. Il attrapa un pinceau et commença par une observation minutieuse du paysage.
Les quais étaient déserts.
Les gens sont stupides, pensa Maxime. C’est pourtant la meilleure heure.
Il reprit son examen. Un détail attira son regard. Plus qu’un détail d’ailleurs.
Sur le côté droit de l’angle de son tableau, un homme était allongé par terre, à une dizaine de mètres du Cuauhtémoc.
Maxime sourit. Un pauvre type qui avait sans doute trop bu la veille.
Dans l’instant suivant, son œil aiguisé repéra un détail anormal.
Une flaque rouge sous le corps du marin.
— Merde, pesta Maxime Cacheux.
Il pensa qu’il allait perdre un temps précieux, ce court moment avant que la foule n’envahisse les quais. Il hésita. A contrecœur, il se décida et s’approcha du corps étendu.
Jamais, par la suite, Maxime Cacheux n’oublia ce qu’il vit ce matin-là. Il paraît que depuis, ses aquarelles sont bien meilleures. Plus sombres, plus profondes.
Maxime se pencha sur le corps inerte. Ce n’était pas un clochard.
C’était un marin, un marin mexicain. Il reconnut sa chemise blanche, ses insignes.
Un marin mexicain ayant trop abusé de tequila pour pouvoir atteindre son bateau ?
Non, hélas, ce n’était pas cela.
Le jeune Mexicain avait les yeux grands ouverts, révulsés.
Une large entaille, béante, rougie de sang, tachait sa chemise, à la place exacte de son cœur.
Carlos Jésus Aquileras Mungaray, dit Aquilero, gisait mort, poignardé sur les quais de la Seine, juste devant le Cuauhtémoc.
7 h 15, quai Boisguilbert, Rouen
Le commissaire Gustave Paturel fendit la foule avec autorité. Le poids de ses quatre-vingt-dix kilos l’aida à bousculer la masse compacte de badauds. Sa voix de stentor fit le reste :
— Police ! Laissez passer !
Comme il s’en doutait, la densité de visiteurs était déjà impressionnante.
Qu’est-ce que cela allait être dans la matinée ?
Il fallait régler cette affaire rapidement. Rapidement, mais sans prendre aucun risque.
Sur la route, il avait essayé de faire le point. Un cadavre sur les quais, pendant l’Armada, c’était une première ! Mais à bien y réfléchir, c’était quelque chose qui devait bien arriver un jour. Alcool, mélange des genres, excitation. Malgré le déploiement de la police, les caméras partout, un jour ou l’autre, une altercation pouvait dégénérer. L’enquête n’inquiétait pas trop le commissaire. Etant donné l’affluence, de jour comme de nuit, trouver des témoins ne serait pas difficile. L’assassin de ce marin allait peut-être même venir se dénoncer tout seul, une fois dessaoulé. Non, ce qui préoccupait le plus le commissaire Paturel, c’était la gestion médiatique de cette affaire. L’Armada de Rouen, avec ses millions de touristes sur les quais, était désormais la deuxième plus importante manifestation populaire française, derrière le Tour de France. La plus importante, même, si l’on considérait que le Tour de France se déroulait sur trois semaines et sur tout le territoire national.
Alors, en tant que responsable de la sécurité sur l’Armada, il lui fallait marcher sur des œufs. Il allait devoir tout gérer en direct avec le préfet, tout le gratin des élus de Rouen. Un tel fait divers devait faire le moins d’éclaboussures possible… Il allait être en première ligne… Il aperçut les voiles blanches du Cuauhtémoc.
Il y était !
Il écarta d’un geste ferme le dernier rang de badauds :
— Police. Circulez.
Il franchit le ruban orange installé en hâte sur les quais autour du cadavre. Il commençait à avoir l’explication de l’encombrement sur les quais. En plus des touristes qui venaient assouvir une sorte de curiosité morbide, le cordon sanitaire autour du corps étendu occupait les trois quarts du quai, créant un goulot d’étranglement devant le Cuauhtémoc.
Le commissaire Paturel s’épongea le front. Il jeta un coup d’œil à la scène du crime et fut rassuré. Ses deux principaux adjoints, les inspecteurs Colette Cadinot et Ovide Stepanu, étaient déjà en place.
Colette Cadinot vint la première à la rencontre du commissaire, visiblement rassurée par l’arrivée de son patron :
— Bonjour Gustave. Enfin... On t’attendait.
L’inspectrice jeta un coup d’œil appuyé à sa montre. Le commissaire ne releva pas l’allusion à son retard. Il n’allait tout de même pas avouer à son inspectrice que lorsqu’on l’avait appelé à son domicile, vers six heures du matin, il était seul chez lui avec ses deux enfants en garde, et qu’il avait mis du temps pour trouver une solution, en l’occurrence l’appel à un réseau de baby-sitters sur internet. Avec ses enfants sur les bras en juillet, ce crime tombait particulièrement mal !
Le commissaire Paturel observa quelques instants l’inspectrice Cadinot. Plus elle vieillissait, plus elle ressemblait à Miss Ratched, l’infirmière de Vol au-dessus d’un nid de coucous. Une petite femme stricte au regard clair. Le commissaire la connaissait depuis près de trente ans. Difficile de croire, à la vue de cette quinquagénaire raidie, qu’elle avait été jeune, séduisante et presque drôle à son début de carrière. Depuis, la longue lutte de ce petit bout de femme pour faire sa place dans la police l’avait rendue sérieuse et aigrie. Pourtant, le commissaire Paturel l’aimait bien. Une longue complicité les unissait. Il reconnaissait de plus qu’elle était une collaboratrice intègre, efficace, précise. Un peu fatigante sur les bords, certes, mais une sacrée professionnelle, sur laquelle il savait pouvoir compter. C’était bien là le principal.
— Faites-moi reculer toute cette foule, commanda le commissaire.
Une dizaine d’agents de police en uniforme tenta de faire reculer, sans grand succès, les badauds.
— Colette, tu me fais le point ? continua Paturel d’une voix suffisamment basse pour que les détails ne sortent pas du cordon sanitaire.
— O.K. On est là depuis une heure environ. C’est un peintre amateur qui a trouvé le corps, à 5 h 45. Un certain Maxime Cacheux. Il travaille à la Chambre des comptes. On est en train de l’interroger, mais il n’y aura rien à tirer de ce côté-là.
— Et la victime ?
— On l’a identifiée. Ce n’était pas difficile. Il avait ses papiers sur lui. C’était une petite vedette locale.
Elle consulta ses notes et lut :
— Carlos Jésus Aquileras Mungaray. Matelot depuis cinq ans sur le Cuauhtémoc. Un des cadres du voilier, après y avoir été cadet il y a quatre ans. D’après ce qu’on sait, il appartient à une famille mexicaine influente. On a lancé des recherches de ce côté-là. Le capitaine du Cuauhtémoc se charge de prévenir la famille. Apparemment, Mungaray était une sorte de tête brûlée. Il se faisait surnommer Aquilero. C’était un pilier des soirées rouennaises, le genre play-boy, casse-cou… Il y a une semaine, il s’était amusé à plonger dans la Seine au large de Quillebeuf, du haut du mât du Cuauhtémoc, pour fêter son arrivée sur l’Armada…
Toutes ces informations rassuraient le commissaire. La victime était un séducteur invétéré, un provocateur. Il avait sans doute dû tirer un peu trop sur la corde face à un rival éméché. Il jeta un coup d’œil sur le drapeau mexicain qui flottait sur le Cuauhtémoc. Venir de si loin pour se faire assassiner bêtement au petit matin…
— Et le meurtre, continua le commissaire. Quels détails ?
— Mungaray a passé la soirée en ville hier, avec d’autres marins du Cuauhtémoc. Ensuite, ils sont allés danser à la Cantina, jusqu’à environ deux heures du matin. D’après les premiers témoignages, on l’aurait vu partir au bras d’une blonde que personne n’a encore pu identifier.
— Et après ?
— Rien. Rien avant que le peintre ne trouve le corps… Un objet tranchant en plein cœur. Sans doute un poignard, mais il n’y aucune trace de l’arme du crime près du corps…
Le commissaire observa les rangs serrés de badauds agglutinés à dix mètres, dont le cordon de policiers parvenait simplement à limiter la progression.
Il réfléchit un instant.
Peut-être que couper complètement les quais, pour quelques heures, le temps de l’enquête, serait la meilleure solution. Il pensa immédiatement aux implications d’une telle initiative. Les protestations, les plaintes. Peut-être pourrait-on trouver une sorte de déviation pour les touristes.
Il soupira.
Il n’avait pas le temps. Il fallait agir au plus vite. Dans une heure, peut-être moins, la police aurait vidé les lieux et embarqué le cadavre. Faire maintenir la foule à bonne distance par un cordon de policiers était sans doute la meilleure solution. C’était le plus souvent comme cela que l’on gérait un accident sur une voirie, il suffisait de travailler rapidement. Les journalistes n’allaient pas non plus tarder à rappliquer. Ils étaient peut-être même déjà là. Mais le commissaire Paturel savait également qu’il ne devait prendre aucun risque, qu’il devait laisser la police scientifique faire son travail. Il devait respecter scrupuleusement toutes les étapes, même si les circonstances étaient exceptionnelles. Si jamais l’affaire se compliquait, il serait le premier à sauter en cas d’oubli dans la procédure.
— Et toi Colette, tu penses quoi de tout ça ? demanda Paturel.
L’inspectrice répondit avec une précision clinique :
— Si on fait abstraction de l’Armada, des touristes, de la pression que tout cela va générer, je dirais qu’on a affaire à un vulgaire fait divers. Une bagarre qui tourne mal.
— On a mesuré le taux d’alcoolémie de la victime ?
— C’est en cours. Mais selon les témoignages, il avait bu plus d’une dizaine de bières au cours de la soirée.
Le commissaire afficha un sourire de soulagement. Tout ceci allait se résoudre rapidement. Il tourna la tête et remarqua qu’un cadet se hissait sur la martingale du Cuauhtémoc pour mettre en berne le drapeau vert, blanc et rouge du voilier mexicain.
Déjà !
Il se retourna vers l’inspectrice.
— Tout ça va dans ton sens, Colette. Mungaray avait-il de l’argent ? On lui a volé quelque chose ?
— Visiblement, non. Il avait juste quelques euros sur lui…
— Mouais… Il faut retrouver cette fille. Cette fille blonde. C’est elle la clé. Sans faire de psychologie de bazar, je verrais bien une affaire de cœur qui a mal tourné. Le beau Sud-Américain tourne la tête d’une jeune fille et l’entraîne dans un coin sombre. La belle avait un amoureux local qui n’apprécie pas trop cette concurrence déloyale. Il suit Mungaray et sa conquête. L’explication tourne mal… Ça te semble plausible, Colette ?
— C’est possible…
Le commissaire Paturel sentit, au peu d’enthousiasme de l’inspectrice, qu’il lui manquait encore un certain nombre d’éléments dans cette affaire. Colette Cadinot ne lui avait pas encore tout dit. Il posa une question qui lui semblait anodine.
Elle ne l’était pas.
— On a une idée de l’heure de la mort ?
Colette Cadinot respira plus lentement. Paturel perçut immédiatement qu’il y avait un problème.
— Le légiste est en train de travailler dessus, répondit lentement l’inspectrice. D’après lui, la mort a été instantanée. Elle remonte à un peu plus de deux heures du matin. Mais il va affiner…
Le commissaire tiqua :
— Deux heures du matin ? Et on a retrouvé le corps à six heures ?
Il jeta un coup d’œil aux quais bondés. Une tension montait en lui. Cette affaire prenait une mauvaise tournure. Il hurla à l’encontre des policiers qui faisaient ce qu’ils pouvaient :
— Mais faites-moi reculer cette foule, nom de Dieu ! Ils vont finir par nous piétiner !
Il se retourna vers Colette et continua, un peu calmé :
— Entre deux et six heures du matin, il est impossible que personne n’ait remarqué le corps sur les quais. Il y a forcément eu du passage toute la nuit ! Le légiste est vraiment sûr de son diagnostic ? Mungaray n’a pas pu être seulement blessé, puis avoir tenté de se traîner jusqu’au Cuauhtémoc ?
Colette Cadinot secoua la tête :
— Il est formel. Le coup a été mortel. Un peu après deux heures du matin.
— Merde ! Tu sais ce que cela signifie, Colette ?
— Oui, répondit l’inspectrice avec flegme. Que Mungaray a été tué ailleurs, et ramené seulement ensuite, quatre heures plus tard, à proximité du Cuauhtémoc. C’est d’ailleurs ce que les experts semblent confirmer. Mungaray n’a pas été tué sur les quais… Du coup, l’hypothèse du crime passionnel dans la panique se complique un peu…
— A voir, se rassura le commissaire. A voir. Le meurtrier a pu vouloir cacher le corps. Le ramener au Cuauhtémoc. Il y a sans doute une explication rationnelle.
— Il y en a toujours une…
Le commissaire toussota. Il dévisagea un type qui tentait de prendre une photo entre deux uniformes et se défoula sur lui :
— Les photos sont interdites ! Encore une et je vous confisque l’appareil.
L’homme se recula sans protester. Le commissaire s’épongea le front :
— O.K. Bon, que les légistes se magnent de faire leur travail. Il faut qu’on libère les lieux avant que ça tourne à l’émeute. Je vais contacter également la police scientifique nationale pour l’examen du corps. ADN et tout le tintouin. On ne va prendre aucun risque.
Le commissaire s’avança et se pencha sur le corps étendu du jeune marin. Divers policiers en civil s’affairaient, équipés de matériels sophistiqués, passant une lampe polylight pour repérer d’éventuelles empreintes digitales, attrapant le moindre cheveu à l’aide de pincettes minuscules et les déposant dans des petits sachets, recueillant à l’aide d’une sorte de long Coton-Tige le sang sur le goudron du quai.
Pas étonnant que le public se bouscule pour observer la scène !
Les Experts, en live !
Le commissaire se retourna, énervé, et interpella un autre badaud qui tentait de s’approcher pour prendre un cliché :
— La foire Saint-Romain, c’est sur l’autre rive !
Le touriste recula sans demander son reste.
Une main se posa sur l’épaule du commissaire. Paturel se retourna et reconnut Ovide Stepanu, le second inspecteur qu’il avait dépêché sur l’affaire. D’origine roumaine, l’inspecteur Ovide Stepanu était arrivé en France depuis une vingtaine d’années. Il était un flic remarquable, doté d’une intuition et d’une imagination hors du commun.
Parfois trop.
Dans son dos, au commissariat de Rouen, courait sur lui le surnom d’inspecteur « Cassandre ». Orthodoxe pratiquant, superstitieux, il semblait parfois porter la misère du monde sur ses épaules et avait le don de prendre l’air désolé pour annoncer des catastrophes ou des explications les plus terrifiantes possibles aux crimes… qui bien souvent se révélaient exactes !
Cela n’aidait pas beaucoup à sa popularité. Pas plus que cette allure dépressive de vieux garçon, ses vêtements sans forme comme s’il n’en avait pas changé depuis sa venue de Roumanie, ou cette absence presque permanente de sourire. Le commissaire Paturel avait mis plusieurs années avant de comprendre pourquoi l’inspecteur Stepanu ne souriait jamais. Ce n’était aucunement une question de caractère. C’était simplement de la pudeur. Stepanu avait ramené de Roumanie une vilaine dentition. Avec le temps, il avait su développer des rictus qui lui permettaient d’exhiber le moins possible ses dents jaunies, notamment en évitant les sourires inutiles.
Le commissaire avait compris, contrairement à beaucoup de ses collègues, que l’inspecteur Stepanu n’était pas un type blasé faisant la tête en permanence, mais au contraire un brave type, brillant, timide et complexé.
— C’est la merde Gustave, attaqua l’inspecteur Stepanu, avec cette façon inimitable de parler sans bouger les lèvres.
Un type brillant, timide, complexé… et qui ne prenait la parole que pour vous annoncer des kilos d’emmerdements !
Paturel soupira :
— Qu’est-ce qu’il y a, Ovide ?
— Je ne voudrais pas jouer les trouble-fêtes. J’ai écouté votre théorie, commissaire. Le crime passionnel… Je suis désolé, mais ça ne colle pas…
Le commissaire croisa le regard tout aussi abattu de l’inspectrice Cadinot.
— Il faut que je vous montre quelque chose, commissaire, continua Ovide Stepanu.
L’inspecteur se pencha sur le corps du jeune marin mexicain, demanda à la police scientifique de faire un peu de place et commença à déboutonner la chemise du cadavre. Stepanu dénuda une épaule du corps inerte, puis, sans aucune gêne apparente, tourna légèrement le tronc pour dévoiler toute l’omoplate.
— Regardez.
Le commissaire et l’inspectrice se penchèrent. L’épaule, l’omoplate et le haut du dos d’Aquilero étaient couverts de tatouages. Ils observèrent avec plus d’attention. Ils reconnurent distinctement quatre animaux : une colombe, un crocodile, un tigre et un requin. Les tatouages étaient sobres, les traits des animaux précis.
— Et alors ? demanda le commissaire. Où est le problème ? Ça doit être courant, les tatouages chez les marins. Non ?
— Ce n’est pas cela le problème, Gustave, continua Ovide sans se départir de son attitude de croque-mort.
Il dénuda encore un peu plus le dos du marin. Un cinquième tatouage apparut.
Mais celui-ci était méconnaissable !
Le tatouage était brûlé. La peau du cadavre, à l’endroit exact du cinquième tatouage, cloquait atrocement et commençait à se disloquer en lambeaux.
Colette Cadinot détourna les yeux. Le commissaire déglutit.
Nom de Dieu ! Il ne s’attendait pas à cela !
— C’est… C’est récent cette brûlure ? articula le commissaire.
— Selon les légistes, répondit Stepanu, à peu près l’heure de la mort. Soit un peu avant la mort, soit un peu après… On en saura plus dans quelques heures. Je vous l’accorde commissaire, le détail a de l’importance. Surtout pour ce pauvre garçon d’ailleurs.
Des gouttes de sueur perlaient sur le front du commissaire Paturel.
Cette fois-ci, il y était, dans la merde !
A ce rythme-là, la thèse du crime passionnel ou crapuleux n’allait pas tenir longtemps. Il osait à peine imaginer l’hypothèse d’un sadique en liberté. En pleine Armada, au milieu de millions de touristes.
Il fallait que cela tombe sur lui !
La somme d’ennuis en perspective lui donna le vertige. Il n’osait même plus affronter du regard la foule de curieux. Avec un peu de malchance, un journaliste avait tout vu.
— On sait ce que représentait le tatouage qui a été brûlé ? demanda le commissaire d’une voix blanche.
— Oui, répondit Stepanu presque avec entrain. Il n’y a pas de doute. C’était un aigle.
— Aquilero, fit l’inspectrice Cadinot, s’imposant dans la conversation. Aquila signifie aigle en espagnol. L’aigle, c’était lui… C’est lui qu’on a voulu brûler… Une vengeance ?
Des gouttes de sueur coulaient maintenant dans le bas du dos du commissaire Paturel. Tout allait trop vite. Pourtant, Stepanu ne lui laissa aucun répit et enfonça encore un peu plus le clou :
— Au risque de paraître rabat-joie, il y a encore autre chose, commissaire.
Paturel aurait aimé être blasé. Il ne l’était pas.
— Quoi ?
— La brûlure… Elle n’est pas banale… La chair donne l’impression d’avoir été marquée au fer rouge. Un peu comme on marque une bête… Et…
Il hésita à continuer.
— Et ? insista malgré lui le commissaire.
— Selon les légistes, la brûlure présente une forme, comme une signature.
Il sortit une page d’agenda déchirée de sa poche.
— Une signature qui ressemble à cela.
Paturel et Cadinot se penchèrent. L’inspecteur Stepanu tendit devant leurs yeux le dessin suivant : M<.
Un M et une sorte de V penché sur le côté…
— J’ai déjà balancé le symbole par le net à Paris, indiqua Stepanu. Ils vont faire des recoupements. Ils ont des cryptologues. Il s’agit peut-être d’un symbole cabalistique, d’un truc religieux, d’une secte, je ne sais pas quoi… Ils ont des banques de symboles…
Le commissaire Paturel n’écoutait plus son inspecteur. Il n’avait pas besoin de tous ces détails.
Il sentait les pavés des quais glisser sous ses pieds.
Il fixa son regard sur le drapeau mexicain en berne, puis regarda Colette Cadinot.
Elle aussi avait compris.
Comme le commissaire, elle habitait le pays de Caux depuis longtemps. Elle connaissait l’histoire de l’estuaire de la Seine. Ses légendes, ses traditions. Nul besoin d’experts parisiens et de banque de données. Le commissaire et son inspectrice savaient parfaitement à quoi correspondait ce mystérieux symbole.
M<
D’où il venait et ce qu’il signifiait.
Pourtant loin d’éclairer le mystère, il le rendait plus épais encore.
Insondable. Invraisemblable.
— Bordel, fit le commissaire. Pas un mot de tout ceci à la presse ! Black-out total. La seule piste officielle, c’est le crime passionnel et l’appel à témoin, en particulier cette fille blonde qui est sans doute la dernière à avoir vu Mungaray vivant. Officiellement, on mise tout là-dessus !
Le commissaire pensait en avoir terminé avec les émotions. Pouvoir se ressaisir, s’organiser.
Le pire était pourtant à venir.
Au moment où la police scientifique se penchait à nouveau sur le corps du jeune Mexicain, un téléphone portable sonna.
A moins d’un mètre d’eux.
Chacun se regarda. Personne ne décrocha.
De longs instants s’écoulèrent, rythmés par la sonnerie insistante.
— Bordel, hurla le commissaire, est-ce que le propriétaire de ce téléphone peut se donner la peine de répondre ?
— Ça va être difficile, glissa sobrement Ovide Stepanu.
Le commissaire se rendit compte que tous les regards étaient tournés vers le corps étendu sur les quais de la Seine.
La sonnerie provenait de la poche du cadavre.
Quelqu’un cherchait à entrer en conversation téléphonique avec un mort !
7 h 30, 13, rue Saint-Romain, Rouen
Maline Abruzze dormait d’un sommeil de plomb lorsque le téléphone sonna. Elle aventura une main hors de son lit pour attraper l’appareil. Une voix enjouée lui déchira le tympan :
— Debout, citoyenne !
La journaliste identifia immédiatement la voix de son rédacteur en chef, Christian Decultot. Elle ne prit même pas la peine de répondre et le laissa débiter sa tirade :
— Maline ? Tu es là ? Je ne te réveille pas tout de même ? Allez ! Oust ! Rapplique au journal. Dans mon bureau dans une demi-heure. J’ai un scoop pour toi !
— Hein ? fut tout ce que réussit à émettre la voix mal réveillée de Maline.
— Allez ma belle. Une douche et au rapport. Un scoop je te dis. On a un meurtre sur les bras ! Le meurtre d’un marin, cette nuit, au beau milieu des quais de Rouen.
Le rédacteur en chef raccrocha.
Maline peinait à sortir de sa torpeur.
Un crime ? Un marin ? Sur les quais ?
Sans doute un banal règlement de comptes… Pas de quoi s’exciter.
Elle tenta de se redresser dans son lit. Sa tête lui faisait atrocement mal. Elle repoussa les draps et s’assit au bord du lit. Maline se sentait vidée.
Un orchestre semblait encore jouer la fanfare dans sa tête. Des restes du concert de la veille.
Les pensées de la journaliste s’échappèrent quelques instants vers la nuit précédente. Après l’immense concert sur les quais de Rouen, le traditionnel feu d’artifice, elle avait fini la soirée dans un petit pub de Déville-lès-Rouen. Le programme off de l’Armada. Un groupe local de blues, Rock en Stock, avait enfilé les standards jusqu’au petit matin.
Maline tenta de se lever. Elle tituba un peu. Elle s’approcha de la fenêtre de son appartement, sans même se soucier de sa nudité. Il faisait une chaleur étouffante dans les appartements du centre-ville. Dans sa tête, des hululements fantomatiques répondaient à une sorte de rythmique infernale. Des percussions qui lui semblaient rebondir sur les parois de son crâne.
Le leader du groupe de blues, après une dizaine de rappels, avait entamé un dernier morceau en hommage à la commune du concert. Déville… Le fameux Sympathy for the devil, des Stones. Avant ce soir, Maline ne s’était jamais fait la réflexion que la commune qui s’étendait le long du Cailly portait le nom du diable… Amusant. L’improvisation sur le standard des Rolling Stones avait duré près de trois quarts d’heure. Tout le public du bar avait accompagné les musiciens par des « hou hou » lancinants, attrapant tout ce qui pouvait servir à faire du bruit pour accompagner les percussions vaudoues. Maracas improvisées, cuillers pour frapper sur des verres, phalanges et paumes sur les tables…. Des filles étaient debout sur les chaises, décoiffées en tigresses, adoptant des poses félines, devant des garçons s’essayant à des déhanchements de zombies haïtiens.
Maline colla son visage à la fenêtre. Il faisait déjà beau. Elle jeta un cachet d’aspirine dans un verre d’eau et soupira.
A trente-cinq ans, bientôt trente-six, elle avait décidément du mal, maintenant, à se remettre de ces soirs de fiesta.
Elle se traîna jusqu’à la douche. Le jet d’eau tiède la réveilla un peu. Elle se fit la remarque qu’elle en était seulement au cinquième jour de l’Armada, et qu’elle était déjà sur les rotules.
Epuisée.
Elle le savait, elle devait être plus raisonnable.
D’accord ! Elle semblait entendre son père lui parler. Mais le problème, c’était que l’Armada ne revenait que tous les quatre ans, parfois cinq. Dix jours, dix nuits à peine tous les cinq ans ! Comment ne pas en profiter ? Comment ne pas profiter à fond de cette poignée de jours invraisemblables où Rouen, la belle endormie, se réveillait, avant de sombrer dans une nouvelle léthargie.
Le jet de la douche vira de tiède au franchement glacé. C’était habituel. Le chauffe-eau était pourri.
Maline repensa à sa première Armada, en 1989. Elle avait à peine dix-huit ans. Elle conservait de cette semaine le souvenir d’une fête sans fin, de sa première liberté, de ses premiers émois… Elle avait vu sous ses yeux incrédules, comme tous les autres Rouennais, la sage capitale normande se transformer en un immense forum multiculturel. Le centre du monde, où tout était permis. Une révolution culturelle. Un incroyable cadeau pour sa majorité ! Ceux qui n’avaient pas eu dix-huit ans pendant les « Voiles » de 1989 ne pourraient jamais comprendre. Heureusement que son père n’avait jamais été au courant du quart des virées dans lesquelles elle avait été entraînée avec ses copines pendant cette folle semaine. Elle avait appris à parler une dizaine de langues en quelques jours. Au moins les mots essentiels. Sa passion pour les voyages était sans doute née à ce moment-là. Elle était devenue reporter parcourant le monde, pour les plus grands journaux, pendant onze ans. Même si cette passion avait explosé en vol, et si Maline s’était échouée dans sa ville natale, Rouen.
Journaliste au SeinoMarin. Le plus grand hebdomadaire de la région...
Maline sortit de la douche, sans même s’essuyer, inondant abondamment un linoléum défraîchi.
De 1989 à 2008, même lorsqu’elle se retrouvait à l’autre bout de la planète, Maline n’avait jamais raté une Armada. Elle était toujours revenue, même en 1994, alors qu’elle couvrait encore quelques semaines auparavant le génocide rwandais. Les trois dernières Armadas, 1999, 2003 et 2008, elle les avait vécues comme journaliste locale officielle… au SeinoMarin. A chaque Armada, elle parvenait à débaucher son réseau de copines. Celles du temps béni de 1989 ! Presque toutes étaient mariées, mères de familles, divorcées, déprimées, fanées… Vieilles ! Maline se sentait différente. Différente et seule. Quel calvaire pour faire sortir de son quotidien sa poignée de copines rangées…
Etait-elle à ce point anormale ?
Presque trente-six ans ? Célibataire ?
Maline attrapa une serviette en boule et essuya le miroir ovale de la salle de bain. Elle observa quelques instants son reflet.
D’accord, elle était plutôt petite, mais elle se savait encore bien faite, bien proportionnée, mieux même qu’à vingt ans. Plus pulpeuse… Plus en chair…
— C’est parce que tu grossis, ma vieille ! ironisa Maline pour elle-même. T’es fière des tes formes, de ton cul et de tes seins, mais dis-toi bien que ce sont les dernières années, les derniers mois avant la dégringolade. Faut te remettre au sport, ma belle !
Elle repensa furtivement au temps où elle faisait du sport presque tous les soirs, cinq fois par semaine ! Aujourd’hui, c’était plutôt une fois par mois. Piscine ou jogging. Et encore. Courir seule et croiser des couples l’insupportait, maintenant.
Maline fit une moue devant la glace. De toutes les façons, son piège à mecs, ce n’était pas son corps de petite poupée, c’était son visage. Sa bouille de clown. Son visage mutin comme on dit plus sérieusement. Des yeux noirs comme des billes, des pommettes rondes, une tignasse ébouriffée. Châtain aujourd’hui. Passée par toutes les couleurs ces vingt dernières années.
Elle détailla sa figure dans le miroir embué. Genre Drew Barrymore ou Audrey Tautou... Genre petite bombinette rigolote et délurée. Elle se rassura. Les hommes ne craquent pas que pour les bimbos blondes hautes sur pattes. Ils aiment aussi les modèles réduits sexy.
Peut-être... Elle était célibataire pourtant. Un choix ? Un non-choix ? Elle était encore désirable, c’était clair. Mais ni plus ni moins désirable que des milliers d’autres petites poupées, comme on en trouve plein les rues dès qu’il fait beau. Des milliers de filles comme elle… En plus jeunes !
Décidément, les lendemains de fiesta la rendaient morose ! C’était bien cela au fond qui l’effrayait, pas ses deux kilos en trop.
Allez, bouge-toi ma vieille !
Elle jeta un coup d’œil vers son lit. La pile impressionnante de linge propre non repassé la renvoya à sa propre solitude.
Réagir. Sortir.
Maline enfila une jupe chiffonnée qui lui arrivait à mi-cuisses, un bustier moulant vert pomme et un petit pull en crochet. Elle attacha en hâte ses cheveux mouillés avec un peigne en forme de papillon, composant un chignon improvisé.
Elle était prête.
Jetant un coup d’œil sur la table du salon, elle aperçut le verre d’eau et le cachet d’aspirine dissous. Sans bulles ! Elle soupira à nouveau et le but tout de même d’un trait.
Beurk.
Elle ouvrit son réfrigérateur et décapsula une canette de Red Bull, cette boisson énergétique à base de caféine et de taurine, mélange détonnant interdit en France, ce qui renforce encore sa diffusion sous le manteau parmi les noceurs contraints de reprendre le boulot… Tout en buvant à même la canette, Maline pianota sur son téléphone portable.
Trois messages provenaient de son père. Rien que cela ! Il s’inquiétait de ne pas avoir de nouvelles ; l’invitait ; lui demandait ce qu’elle voulait pour son anniversaire, dans cinq jours ; allait-elle passer ? Il lui parlait aussi de vagues cousins éloignés de Bourgogne dont elle ne se souvenait pas, mais qui apparemment allaient passer sur l’Armada.
Fêter son anniversaire ! Trente-six ans ! Pour que son père lui fasse la morale. Lui raconte une nouvelle fois qu’il était si seul et qu’il aimerait tant avoir des petits-enfants. Sans parler de ces cousins qu’elle n’avait jamais vus. Non merci, papa ! Elle éteignit avec rage son téléphone portable. L’instant d’après, les remords remontaient déjà.
Il avait raison. Il fallait à tout prix qu’elle trouve le temps de passer voir son père. Il ne sortait plus, quasiment, même pendant l’Armada. Auparavant pourtant, il adorait la voile, il s’intéressait à tout cela. Les voyages, la marine. Plus maintenant. Il ne s’intéressait plus à rien.
C’était cela, vieillir seul ?
Oui, il fallait à tout prix qu’elle se force à passer à Oissel voir son père et le traîner de gré ou de force sur les quais. Elle n’allait pas en plus devenir une fille indigne ! Pour les cousins de Bourgogne par contre, c’était hors de question ! La charité familiale a ses limites.
Elle but le Red Bull jusqu’à la dernière goutte et jeta la canette dans la poubelle.
7 h 53.
Elle s’étonna. Elle était à peine en retard.
En sortant de son appartement, fidèle à un rituel, elle regarda quelques instants la photographie en noir et blanc accrochée dans le couloir de son entrée.
Le gros plan d’un jeune Africain.
— Où es-tu Fatou ? murmura Maline. Où es-tu ?
Elle ne laissa pas la nostalgie s’emparer d’elle. Elle dévala les escaliers vers la rue Saint-Romain.
Dans la rue, Maline sentit l’air frais du matin lui redonner un semblant de vitalité. A moins que ce ne fût l’effet du Red Bull. La rue Saint-Romain était déserte. Maline adorait la solennité de la rue piétonne, les hauts murs de pierres de l’archevêché, l’incroyable vue sur la cathédrale.
La plus belle rue de la plus belle ville de France ?
Maline marcha quelques mètres et tourna à droite rue des Chanoines, la plus petite rue de Rouen. Un passage de moins d’un mètre, en forme de labyrinthe, entre des bâtisses de quatre étages. Un coupe-gorge médiéval. Un passage obligé des visites du centre-ville piétonnier.
Maline adorait cette ruelle, bien entendu. Pourtant, en cette matinée, elle étouffa un haut-le-cœur. Le Red Bull remonta avec acidité jusqu’à sa gorge. La rue étroite empestait l’urine, plus encore que d’habitude ! Les recoins de la ruelle offraient des cachettes idéales pour les hommes désirant soulager leur vessie, ceci sans doute depuis le Moyen Age, mais le pic de consommation de bière pendant les nuits de l’Armada avait transformé la rue en urinoir à ciel ouvert.
Maline accéléra le pas en se bouchant le nez et déboucha rue Saint-Nicolas. Elle profita de l’odeur appétissante d’une boulangerie qui ouvrait pour respirer à nouveau. Elle obliqua rue Saint-Amand. Maline goûta le charme, sans cesse renouvelé, des vieilles ruelles rouennaises au réveil. Quelques touristes matinaux prenaient leur petit-déjeuner sur l’adorable place Saint-Amand. Une jeune fille seule à une terrasse, un téléphone portable vissé à l’oreille, portait sur ses cheveux décoiffés une casquette de marin. Marine sourit.
Un camion poubelle bruyant essayait de se frayer un chemin parmi les ruelles. Quelques éboueurs plutôt joyeux sifflotaient en ramassant papiers gras, bouteilles et canettes. Ils s’attachaient avec professionnalisme à effacer les restes d’une fête nocturne à laquelle ils n’avaient sans doute pas participé.
Maline adorait ce genre de scène. Elle se serait bien arrêtée là, à prendre quelques photos et poser des questions aux passants. Un joli petit article pour Le SeinoMarin : « Lendemain de fête. Rouen se réveille ». Ou bien un titre plus accrocheur : « Colombages et gueule de bois ». Mais elle n’avait pas le temps. Ce serait pour un autre jour. Elle continua sa route.
Un éboueur agita sa main gantée jaune fluo dans sa direction :
— Bonne journée ma belle !
Maline lui retourna un large sourire et agita sa main, même si le regard du travailleur matinal se fixa davantage sur la partie dénudée de ses jambes.
Maline se sentait légère. Elle adorait ces petits moments volés. Elle adorait la ville. Elle s’y sentait dans son élément, elle raffolait de ces petits éclairs de séduction instantanés. Maline prolongea jusqu’à l’angle de la rue Eau-de-Robec, où se situait le siège du SeinoMarin. Elle entra. Les couloirs étaient déserts, personne n’était encore arrivé, à part Christian Decultot. Maline pénétra sans même frapper dans le vaste bureau du rédacteur en chef.
Christian Decultot releva la tête :
— Ah, Maline ! Tu as plutôt intérêt à t’asseoir ma jolie. On est dans la merde, citoyenne ! On est face à un meurtre. Un meurtre sur l’Armada ! Et pas un meurtre banal !
7 h 45, quai Boisguilbert, Rouen
La sonnerie cessa.
La stupeur avait annihilé leurs réflexes. Le commissaire regarda ses adjoints et les policiers présents, incrédules.
— Nom de Dieu, vous n’aviez pas vérifié que le macchabée avait un portable ?
— Si, plaida l’inspecteur Stepanu. Mais on l’a laissé dans sa poche. Pour l’examiner plus tard… Tu voulais faire quoi ? On est là depuis à peine une heure…
Une nouvelle sonnerie, celle caractéristique de l’arrivée d’un SMS, coupa leur conversation.
On avait laissé un message au cadavre !
— Eh bien, vas-y, regarde maintenant, grogna le commissaire Paturel.
Il sentait qu’il avait besoin de laisser exploser sa colère et qu’il n’allait pas être facile à vivre dans les heures qui allaient suivre.
Plusieurs policiers s’écartèrent. L’inspecteur Ovide Stepanu se pencha et attrapa avec délicatesse le téléphone portable. Il joua avec les touches. Au bout de quelques instants, il avança le cadran du téléphone vers le commissaire.
Gustave Paturel fronça les yeux et lut :
« sé que me espera ».
— De l’espagnol, fit le commissaire. Je suppose que cela veut dire quelque chose comme « j’espère que tu es là ».
Personne n’osa le contredire. Un court et pesant silence s’installa. Ovide Stepanu le rompit le premier, d’une voix morne :
— Qui peut bien envoyer des SMS à un mort ?
L’inspectrice Colette Cadinot prit le relais, avec assurance :
— Imaginons qu’il s’agisse de la fameuse fille blonde. Cela signifierait qu’elle n’est pas au courant de sa mort. Elle passe une partie de la nuit avec lui, elle le quitte, et elle lui envoie un SMS dans sa langue natale pour prendre des nouvelles au petit matin…
Paturel afficha enfin un sourire :
— Si c’est la blonde, fit le commissaire, c’est au moins la première bonne nouvelle de la matinée. Cela signifierait que l’on possède ses coordonnées !
— Certes, précisa Ovide, mais sans vouloir jouer les rabat-joie, cela voudrait aussi dire qu’elle n’a pas été témoin du crime… puisqu’elle croit Mungaray encore vivant.
Cela désespéra Gustave Paturel d’admettre que ce « Cassandre » de Stepanu avait raison.
Une fois de plus.
Il regarda les badauds qui, centimètre par centimètre, grignotaient l’espace vital de leur enquête. Tout ceci tournait au délire. Il fallait prendre des décisions.
— Bon, s’énerva le commissaire. Colette, tu me fais traduire cela avec précision. Tu me recherches celle ou celui qui a envoyé ce SMS et tu m’examines en détail tous les autres numéros et messages de ce portable !
Il confia le téléphone à l’inspectrice. Il avait maintenant hâte de quitter les quais. Il savait qu’une tonne de formalités l’attendait, sans parler des rendez-vous, la presse, le préfet, l’organisation de l’Armada… Il avait besoin d’un peu de calme pour faire le point. Impossible de réfléchir ici, au beau milieu de cette foule. Mais comment faire autrement ? Il allait lancer de nouveaux ordres lorsque Colette Cadinot lui attrapa le bras :
— Commissaire, écoutez cela.
Elle lui tendit le téléphone portable du jeune Mexicain.
Gustave Paturel sentit qu’il allait encore franchir une nouvelle étape dans l’irrationnel.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda le commissaire inquiet.
— Le répondeur de Mungaray. Le message sur lequel on tombe lorsqu’il ne décroche pas.
La sueur mouilla à nouveau le bas du dos du commissaire. Il s’attendait au pire. Il prit dans sa large main le minuscule téléphone et le colla à son oreille. Le jeune Mexicain s’exprimait dans un français hésitant avec un fort accent. On comprenait néanmoins parfaitement ce qu’il disait.
Le commissaire écouta deux fois, pour être certain d’avoir bien entendu.
Aquilero prononçait cette courte phrase, invraisemblable dans la bouche d’un jeune matelot en pleine vitalité :
« Mourir pour moi n’aura rien de troublant. Et ce sera reprendre une habitude ancienne. »
Le commissaire passa la main sur son front trempé et tendit le téléphone portable à Stepanu. Qu’est-ce que ce message irrationnel et morbide pouvait bien signifier ?
Gustave Paturel fit un effort pour se ressaisir.
— O.K., dit le commissaire. Rendez-vous dans une heure au commissariat. Dans mon bureau, tous les deux ! Convoquez-moi aussi le médecin légiste s’il a fini. D’ici là, je règle les urgences et je calme le jeu avec les autorités. Ensuite, on réfléchit et on met en place un plan de bataille.
Il regarda sa montre et se rappela qu’il devait également appeler chez lui la baby-sitter qui gardait ses enfants. Il avait promis qu’il serait rentré dans une heure.
Quel bordel !
L’inspectrice Cadinot dut percevoir l’état psychique du commissaire. Trente ans de collaboration lui avaient appris à savoir calmer le jeu quand il le fallait :
— Si vous voulez mon avis, commissaire, il n’y a pas vraiment de raison de paniquer.
Paturel ne protesta pas et l’écouta, intéressé.
— Si je récapitule, continua Colette Cadinot, nous avons affaire à un marin mexicain à la personnalité complexe. Un jeune garçon à l’esprit un peu torturé. Les marins du Cuauhtémoc me l’ont confirmé. Il y a quelques jours, par exemple, il a plongé dans la Seine devant une foule en délire. Il laisse des messages morbides sur son répondeur. Il se tatoue le corps. Ses penchants mortifères ont une tendance masochiste, genre autodestruction. Après avoir beaucoup bu, hier, il brûle le tatouage qui le représente. Tout ceci va dans le même sens, celui d’une personnalité tournée vers la mort. Ce genre de personnalité plaît beaucoup à certaines filles, surtout que le garçon est beau gosse… Il a été trop loin hier soir, sans doute après avoir quitté cette fille qui le croit encore vivant. Il a fait une mauvaise rencontre, ce qui n’a rien d’étonnant, étant donné le milieu qu’il est amené à fréquenter. Peut-être même une simple affaire de drogue. On n’en sait encore rien, mais il n’est pas impossible qu’on soit simplement face à un règlement de comptes entre dealers. Après tout, il arrive du Mexique et c’était sa première sortie. Les indices de ce matin, la mort, les brûlures pourraient concorder avec cela. Il se fait poignarder dans un coin sombre par un plus fou que lui. L’assassin cache le corps quelque part et attend le moment idéal pour le ramener discrètement sur le quai… Voilà. C’est tout…
Le commissaire avait suivi le raisonnement de l’inspectrice. Bien entendu, formellement, rien de ce qu’elle avançait n’était impossible. Cela le rassura un peu. Après tout, il angoissait peut-être pour pas grand-chose. Dans tout autre contexte que l’Armada, cette affaire aurait été considérée comme banale.
Ovide Stepanu planta devant eux son corps maigre mal fichu. Il n’avait pourtant pas la même version des faits, et se chargea de leur rappeler :
— Je suis d’accord avec toi, Colette. Cela fera une très bonne version pour calmer les journaux, le cas échéant. Cela étant dit, je ne voudrais pas jouer les trouble-fêtes…
« Ta gueule, Ovide », pensa en son for intérieur le commissaire Paturel. Il savait que dans la bouche de l’inspecteur Stepanu, l’expression « je ne voudrais pas jouer les trouble-fêtes » et sa variante, « au risque de paraître rabat-joie », étaient les sésames d’emmerdements en cascades. Pourtant, il ne put s’empêcher de suivre le fil implacable du raisonnement de l’inspecteur.
— Mais entre nous, continua Stepanu, il faut voir les choses en face. Et surtout se poser les bonnes questions. Comment le cadavre a-t-il pu arriver sur les quais, juste en face du Cuauhtémoc ? Y arriver sans que personne ne s’en aperçoive ? Quelqu’un qui transporte un cadavre se remarque, même à six heures du matin ! Et pourquoi prendre le risque de le déposer juste en face du Cuauhtémoc, alors que Mungaray a été tué ailleurs ? Quel peut être le sens d’une telle prise de risque ? A mon avis, c’est une des questions clés de cette affaire. Le comment et le pourquoi. Autre question. Selon les légistes, Mungaray est mort quelques minutes après avoir quitté la Cantina. Donc, soit la mystérieuse fille blonde est dans le coup et cela n’a aucun sens de penser que c’est elle qui a envoyé un SMS ce matin. Soit elle n’y est pour rien, Mungaray a été tué après, mais alors pourquoi envoyer un SMS à sept heures du matin à quelqu’un qu’elle n’a croisé que quelques minutes. Pourquoi un SMS en espagnol alors que Mungaray parle en français sur son répondeur ? Pourquoi parle-t-il en français sur son répondeur alors qu’il ne fréquente que des matelots espagnols en France ?
L’inspectrice Cadinot affichait un sourire un peu crispé devant l’inventaire de Stepanu.
— C’est bon, Ovide, coupa le commissaire. Pour les questions, on fera le point tout à l’heure. Pour l’instant, je préfèrerais quelques réponses…
L’inspecteur ne laissa pas le temps de respirer au commissaire :
— J’y venais, Gustave. J’y venais. On peut au moins faire quelques hypothèses. L’aigle représentait Aquilero, le surnom que s’est donné Mungaray. Quelqu’un a brûlé l’aigle et poignardé Mungaray. Qu’est-ce qu’il reste, alors ? Les quatre autres tatouages ! Qui sont-ils ? Qui se cache derrière la colombe, le tigre, le crocodile, le requin ? D’autres marins mexicains ? D’autres marins de l’Armada ? Une confrérie ? Une sorte de secte ? On peut en tous les cas supposer qu’il y a quelque part dans Rouen quatre autres personnes qui ont tatoués sur les épaules les mêmes animaux. Au risque de paraître rabat-joie, si on pousse jusqu’au bout le raisonnement, étant donné la sadique marque de brûlure sur ce corps, on pourrait fort bien imaginer que trois d’entre elles vont mourir… Et que la quatrième est l’assassin !
L’inspectrice Cadinot haussa les épaules, incrédule. Elle accordait généralement peu d’attention aux prédictions de Stepanu.
Le commissaire Paturel aurait bien aimé afficher la même circonspection devant les théories de son inspecteur. Après tout, la théorie d’Ovide Stepanu n’avait pas plus de consistance que celle de Colette Cadinot. Cet enquiquineur d’inspecteur roumain avait toujours le don pour imaginer la pire des solutions face à un crime.
C’était pour cela que tout le monde le détestait au commissariat. Pour cela, et aussi parce que, presque toujours, c’était lui qui avait raison !
7 h 50, boulevard de Verdun, Rouen
Daniel Lovichi regarda le poignard à ses pieds comme une poule qui aurait découvert un tournevis.
Il ne se souvenait de rien !
D’où venait ce poignard ? Où avait-il pu trouver cette arme ? Il secoua la couverture sale dans laquelle il avait passé la nuit et observa avec satisfaction le ciel bleu.
Le couteau n’était tout de même pas tombé du ciel !
Il fouilla sa mémoire, mais rien ne lui revint. Il était trop défoncé, hier soir.
Rien, le trou noir.
Il se leva et regarda passer les voitures sur le boulevard de Verdun. Il jeta également un coup d’œil méprisant en direction du foyer de l’abbé Bazire, vers quelques autres pensionnaires qui, comme lui, avaient passé la nuit dehors.
Pas question de s’enfermer cette semaine.
Il roula en boule sa couverture, ramassa précieusement le poignard qu’il fourra dans une sorte de cabas, et commença à descendre le boulevard. Cette semaine, c’était la fête.
Il constata avec regret qu’il n’y avait déjà plus aucune prostituée sur le boulevard.
Merde ! De toutes les façons, il était fauché. Mais ça n’empêchait pas d’admirer le spectacle. Pendant l’Armada, il y avait des nouvelles filles. Plein de nouvelles. Des exotiques. Toute la nuit, il observait leur manège. Cela lui revenait maintenant. Un peu. Par bribes. La parade des prostituées sur le boulevard. Le défilé des marins. Des mots dans des langues qu’il ne comprenait pas. Il regardait simplement, il regardait avant de partir. De décoller.
Il étouffa un rire gras.
Ça l’aidait à faire de beaux rêves. Et le spectacle était gratuit.
Un jour où il aurait de l’argent, il faudrait qu’il essaye une fille. Elle ne pourrait pas refuser, s’il payait. Même avec sa gueule pourrie. Ça faisait combien de temps qu’il n’avait pas touché une fille ? Cinq ans ? Dix ans ? C’était dans une autre vie, une autre vie avec presque trop de femmes, trop de gosses, trop de tout. Oui, se payer une fille, pourquoi pas ! Une métisse, une fille de port bien grasse, comme il les aimait, avant. Mais pour cela, il lui fallait de l’argent. Pour cela et pour autre chose. Autre chose de beaucoup plus important, aujourd’hui. Autre chose de beaucoup plus cher.
De la coke.
Ce n’était pas une rumeur. Le Cubain lui avait dit, la semaine dernière. Les marins de l’Armada venaient avec de la cocaïne plein les poches. Ils n’étaient pas fouillés. Chez eux, ça poussait dans leur jardin, dans la rue. Ce n’était pas interdit. Alors ici, tu parles, ils cassaient les prix.
Il suffisait de leur demander et de payer. Ils avaient de tout. De la chilienne, de la cubaine, de la mexicaine… Hier, il n’avait eu droit qu’à un petit échantillon. Putain, c’était si bon. C’était pour cela qu’il ne se rappelait plus de rien. Le mélange de coke et d’alcool.
Arrivé sur la place Beauvoisine, il souffla quelques instants, puis redescendit vers la fontaine Sainte-Marie. Une centaine de mètres plus bas, il y avait comme un attroupement devant le lycée Corneille. Daniel Lovichi cracha par terre. Des jeunes bourgeoises hystériques, des fils à papa pleins aux as, toute la jeunesse dorée rouennaise. Quelle pitié ! Qu’est-ce qu’ils foutaient là, en plein mois de juillet ? Les résultats du bac ? Quelle arnaque ! Lui aussi avait marché dans la combine, il y avait bien longtemps. Lovichi serra son poignard. Il avait presque envie de faire un carnage, de leur rendre service, au final, à tous ces clones bien dressés.
Daniel Lovichi cracha une nouvelle fois. Non, il ne fallait pas qu’il se laisse déconcentrer. Il ne devait avoir qu’un objectif, aujourd’hui. Ce poignard, cette Armada, c’était le moment, il ne devait pas le laisser passer. Ça n’arriverait plus jamais, une telle occasion. La prochaine fois dans cinq ans, il serait sans doute mort. Alors cette fois-ci, il pouvait prendre tous les risques.
Il lui fallait de la coke. Il lui fallait de l’argent.
Il vérifia encore une fois si le poignard était toujours dans son cabas. Ce couteau était un don du ciel. Un signe. Tout s’enchaînait. Tout allait dans le bon sens. Il ne fallait pas laisser passer les signes favorables.
Il n’avait rien à perdre.
C’était à lui d’agir, pour une fois.
8 h 05, siège du SeinoMarin, 2, place du Lieutenant-Aubert, Rouen
Christian Decultot observa Maline un peu plus en détail. Il n’était pas du genre à mâcher ses mots.
— T’as une sale tronche, Maline. Je sais que tu te donnes jour et nuit pour couvrir l’Armada, mais tu n’as plus vingt ans… Faut que tu te reposes.
Maline faillit lui répondre que c’était bien ce qu’elle avait l’intention de faire ce matin, avant que son téléphone ne sonne… Mais elle se retint. Elle nourrissait un profond respect pour le rédacteur en chef du SeinoMarin. Christian Decultot était un ancien journaliste de RMC. Brillant, iconoclaste, il avait baigné pendant des années dans le réseau des plus grands journalistes parisiens, jusqu’à ce qu’un beau jour, dans les années 1980, lui prenne l’idée de tout quitter et de fonder son propre journal, en province.
Le SeinoMarin naquit ainsi. Fondé par un journaliste un peu fou soucieux de défendre la démocratie locale. L’hebdo, publié traditionnellement le mercredi, couvrait tout le département de Seine-Maritime. Un tirage de 60 000 exemplaires, un lectorat estimé à plus du quadruple. Le SeinoMarin se classait troisième hebdo de France. Intransigeance, indépendance, liberté… Christian Decultot signait chaque semaine, depuis plus de vingt ans, des éditos mordants qui faisaient trembler les élus et les décideurs les mieux assis de la région. Christian était devenu incontournable, intouchable. C’était lui en personne qui avait « recueilli » Maline, il y avait quelques années, lorsqu’elle était au fond du trou. C’était lui qui avait trouvé son pseudonyme, Maline Abruzze, croisement du titre d’un poème de Rimbaud et d’une province italienne. Maline avait pour Christian une affection et une admiration profondes, et elle avait la prétention de croire que c’était réciproque…
Maline se secoua. Elle voulait savoir pourquoi son rédacteur en chef l’avait virée du lit.
— O.K., Christian. Alors c’est quoi, cette histoire de crime ?
Le journaliste soupira :
— Une première, une grande première dont on se serait bien passé. Un crime sur les quais de l’Armada ! Le premier depuis 1989. Un marin en plus. Un Mexicain…
— Tu as des détails ?
— Pas encore. Apparemment, il a été poignardé. En plein cœur…
Maline fit une moue déçue :
— Sans doute un règlement de comptes entre ivrognes…
Maline tourna la tête et observa les photographies accrochées au mur du vaste et moderne bureau de Christian. Le rédacteur en chef n’avait à ses yeux qu’un seul défaut : il devenait un peu mégalo sur ses vieux jours. Les photos dans des cadres noirs représentaient des clichés où il se trouvait en compagnie des plus grandes vedettes régionales. Elle posa son regard sur l’une des plus anciennes : Christian en compagnie de Jean Lecanuet, quelques mois avant sa mort.
— Peut-être, répondit Decultot. Sans doute, même. Mais c’est le premier fait divers tragique en cinq Armadas. Et d’après ce que je sais, la victime était une grosse personnalité, une tête brûlée, un séducteur… Il était consigné sur le Cuauhtémoc toute la semaine. Il n’est sorti qu’hier soir. La dernière fois qu’on l’a vu vivant, c’était au bras d’une blonde sculpturale…
Tout en écoutant Decultot, Maline observa le mur de droite. Les personnalités locales du show-biz. Christian collé à Philippe Torreton, à Franck Dubosc, à Karin Viard, à Estelle Halliday… Que du beau monde !
— Et tu veux que je fasse quoi, exactement ? demanda la journaliste un peu distraite.
— Rendre un hommage à ce jeune écervelé venu du bout du monde se faire poignarder sur nos quais. Et puis enquêter bien entendu… Enquêter avec tact…
— O.K., O.K., je vois. Tu veux que je fasse une sorte de « biopic », le tragique destin d’un jeune et séduisant chien fou… Faire à la fois rêver et pleurer dans les chaumières cauchoises…
Christian Decultot sourit.
— Je te fais confiance. Tu vas me faire un portrait tout en nuances. Ce pauvre garçon mérite bien cela, non ? A condition que l’affaire ne soit pas résolue avant l’édition de mercredi prochain. Sur le fond, qu’en penses-tu Maline ? Une bagarre entre marins ivres ? Un mari cocu jaloux ?
Maline prit quelques secondes pour réfléchir et se lança :
— Je vois plutôt un étudiant vexé par le prestige de l’uniforme du beau Mexicain. Tu imagines Christian ? Un étudiant boutonneux rame toute une année pour ferrer une jeune copine de banc d’amphi. Fin des cours. Arrivent les vacances, le soleil, l’Armada. Le boutonneux est sur le point de conclure. Il emmène sa belle à la Cantina. Mauvaise pioche ! Sa blonde repart au bras du premier bellâtre latino venu en uniforme blanc qui sait danser la lambada.
Christian éclata de rire. Maline continua :
— De quoi déclencher des pulsions meurtrières, non ? De quoi péter un plomb ! Surtout pour un étudiant anar et pacifiste : voir sa muse se faire dépuceler par la grâce du prestige de l’uniforme. Il n’en faut sans doute pas plus pour motiver un crime passionnel…
— Tu n’oserais tout de même pas écrire cela ? plaisanta Christian.
— Si ! Et la morale de mon article sera : si on n’avait pas supprimé le service militaire, tout ceci ne serait jamais arrivé !
Christian explosa une nouvelle fois de rire. Il se leva pour reprendre ses esprits :
— Je te sers un café ?
Maline acquiesça. Pendant que le rédacteur en chef s’affairait, elle observa la galerie de photographies au fond du bureau. Le mur des sportifs ! Un Christian presque nain à côté de l’incontournable David Douillet ; Christian en mer avec le regretté Paul Vatine. Elle s’attarda un peu sur un de ses clichés préférés : Christian en compagnie de Jean-François Beltramini, le buteur mythique du FC Rouen de la grande époque, redevenu depuis maçon en Ile-de-France. Encore une sacrée idée de reportage, lorsqu’elle aurait un peu de temps. Elle détailla enfin la dernière photographie, celle après laquelle Christian avait couru pendant un an : Christian bras dessus, bras dessous avec Tony Parker. Un must !
Le rédacteur en chef revint avec les cafés.
— Sérieusement, Maline, précisa-t-il en posant les tasses brûlantes, il faut faire attention avec cette histoire…
— Je sais Christian. Huit millions de visiteurs sur l’Armada. Huit millions de lecteurs potentiels. Ne te fais pas de souci, je connais mon métier. Je vais les intriguer juste assez pour qu’ils achètent, et pas assez pour provoquer l’exode ! Je connais… intriguer sans effrayer. Suggérer sans affirmer. Faire dans le spectaculaire mais pas dans le sordide.
Christian sourit :
— Je ne t’en demande pas tant, Maline. Pas même un article si tu n’as rien à dire. Tu gères. Tu as carte blanche. Les ventes, à la limite, je m’en fous, ce n’est pas le problème. Simplement, l’Armada est un enjeu important ici. Pour beaucoup de monde, pour la ville, pour des milliers de bénévoles. Les Rouennais en sont fiers. C’est une belle aventure… J’ai pas besoin de te faire un dessin. Notre boulot n’est pas de jouer les vautours…
Maline avala son café et s’apprêta à se lever.
— Attends Maline. J’ai un cadeau pour toi.
Le rédacteur en chef se pencha sur son bureau et tendit une carte de visite à la journaliste.
— C’est quoi ? s’interrogea Maline.
— Olivier Levasseur. Directeur des relations presse pour l’Armada. Je l’ai eu au téléphone. Il est au courant. Tu peux passer le voir ce matin. Il te fournira les autorisations pour monter sur les bateaux et rencontrer les équipages.
— Tu le connais ?
— Je l’ai rencontré une ou deux fois. C’est le genre mercenaire de la mondialisation. Il parle six langues. Il est payé à prix d’or par l’association de l’Armada pour gérer l’ensemble des médias.
— Une grosse tête ?
— Pas vraiment, non. Plutôt le genre baroudeur. C’est un ancien marin reconverti. Un marin tendance sportive, du genre transat autour du monde et plongée en apnée sous la mer rouge. Un type extraordinaire à ce qu’il paraît… Je ne sais pas d’ailleurs si c’est bien raisonnable de t’envoyer là-bas. C’est exactement le genre de type dont tu serais capable de tomber amoureuse.
— J’espère que tu lui as dit la même chose de moi !
Christian éclata de rire. Il ne s’ennuyait jamais avec Maline. Il en avait oublié son café, dont il but une gorgée froide.
— Je ne lui ai pas dit que tu étais belle. Je lui ai dit que tu étais pire…
Maline rougit, flattée.
— Ce n’est pas de moi, continua Decultot. C’est de Victor Hugo.
— Il en a dit, des conneries, Victor.
— Blasphème pas !
Christian Decultot était un inconditionnel du grand romancier républicain ! Un très grand spécialiste à ce qu’il racontait. Maline n’insista pas. Elle prit la carte de visite et se leva.
— Et on le trouve où à Rouen, ton golden boy ?
— C’est le cadeau bonus, Maline. Tu vas adorer. Comme il n’est à Rouen que pour dix jours, il reçoit directement ses rendez-vous dans sa chambre d’hôtel spécialement aménagée. C’est très tendance il paraît…
— Original, s’amusa Maline. J’adore les tendances. Quel hôtel ?
Christian attendit un peu pour faire languir Maline. Il but une dernière gorgée de café et continua.
— Tu ne vas pas me croire ! Il a installé son quartier général dans l’hôtel de Bourgtheroulde !
Maline s’étouffa. L’hôtel de Bourgtheroulde était le plus grand hôtel particulier de Rouen. Longtemps siège d’une importante banque, il était actuellement en travaux pour devenir, dans un an, le plus prestigieux établissement de la ville.
— L’hôtel de Bourgtheroulde ? Rien que ça ? Je le croyais fermé pour encore un an ?
— En partie seulement. Il a obtenu d’ouvrir une chambre, une seule !
9 h 03, commissariat de Rouen, 9, rue Brisout-de-Barneville
Sarah Berneval entra dans la « salle grise » du commissariat de Rouen, portant avec précaution sur un plateau quatre tasses de café et quelques croissants. Elle posa le tout sur la grande table ovale.
— Merci, Sarah, fit le commissaire Paturel. Dès que le légiste a fini, vous me l’envoyez. Et vous n’oubliez pas de passer des coups de fil réguliers chez moi, pour prendre des nouvelles de Léa et Hugo. J’ai une confiance limitée dans cette baby-sitter ! Dites-leur que je vais essayer de passer ce matin. Et si vous avez le temps, vous me tapez toutes les notes en vrac que je vous ai laissées ?
Le commissaire avait beaucoup de mal avec tout ce qui touchait à l’informatique. La secrétaire sortit, laissant seuls les enquêteurs. Le commissaire inspecta rapidement des yeux la « salle grise », la plus grande du commissariat. La pièce se trouvait dans un état pitoyable : carreaux sales, papiers peints décollés, murs crasseux… D’où le surnom de la pièce. Peu importe ! Faute de mieux, dans l’urgence, ce serait leur quartier général.
Paturel regarda sa montre.
9 h 04.
— O.K., on y va. Désolé d’être directif, mais on va devoir être efficace.
Trois paires d’yeux se tournèrent vers le commissaire. Les inspecteurs Stepanu et Cadinot, ainsi qu’une troisième personne, un homme d’une trentaine d’années, très brun, qui malgré la chaleur n’avait pas retiré son blouson de cuir. Il mâchonnait un chewing-gum l’air décontracté.
Le commissaire Paturel continua :
— Colette, Ovide. Je vous présente Jérémy Mezenguel. Vous avez dû le croiser dans les couloirs cette semaine. Il est inspecteur stagiaire. Il est là depuis un mois… Comme on a besoin de têtes pensantes et qu’on est au mois de juillet, j’ai pensé l’intégrer à l’enquête. On sera donc une équipe de quatre. O.K. ? Je compte sur vous pour vous serrer les coudes. Parce que…
Ovide Stepanu griffonnait des dessins torturés sur une feuille blanche, Colette Cadinot relisait des notes, Jérémy Mezenguel continuait de mâchonner son chewing-gum au même rythme.
Paturel eut l’impression que personne n’écoutait son baratin.
Il toussa :
— O.K. Bon, on y va. Je passe les détails. Je ne vous refais pas le coup de la prudence, de la discrétion et des sept millions de visiteurs. Depuis ce matin, j’y ai droit à chaque fois : le préfet, le président du Port autonome, le président de la Chambre de commerce, les élus… Vous n’imaginez pas le merdier ! Bon, mon boulot, c’est de filtrer pour que vous puissiez bosser sans pression. Colette, tu nous rappelles la version officielle ?
L’inspectrice se redressa et lut ses notes :
— Un fait divers tragique. On laisse entendre que Mungaray était ivre. C’est sans doute vrai d’ailleurs. On concentre tout sur la recherche de la fille avec qui il a quitté la Cantina. J’ai mis trois agents pour interroger tout le monde autour de la Cantina. Les habitués. Mais ça va prendre du temps. Généralement, il faut aller les réveiller chez eux. Pour l’instant, on n’a rien. Le seul portrait-robot qu’on puisse établir de la fille, c’est celui de son cul !
Les trois hommes sourirent. Cadinot devait être sous pression, elle ne les avait pas habitués à de telles réflexions. Le commissaire continua :
— Et le téléphone portable de Mungaray, le jeune Mexicain. L’appel de tout à l’heure ?
Colette Cadinot esquissa une grimace.
— Ça ne répond pas. Personne ! J’ai chargé un agent de contacter l’opérateur pour avoir le propriétaire du numéro. Il doit me rappeler.
— Et tu n’as rien trouvé d’autre dans sa messagerie ?
— On épluche tout. Pour l’instant, rien de suspect à part le message en français sur son répondeur. Ce charabia. La mort qui n’a pour lui rien de troublant, comme reprendre une vieille habitude. Ah oui, un détail. On a fait écouter le message à des proches de Mungaray. C’est bien lui qui parle sur sa messagerie.
— On avance, fit le commissaire. Colette, tu continues à fouiller dans ce sens-là. Tu me mets aussi quelqu’un sur toutes les mains courantes de cette nuit. Les bagarres, les vols, les types qui traînent dans la rue, les poivrots, les clodos. Tu me mets toutes les polices municipales sur le coup. Quelqu’un a forcément vu quelque chose.
L’inspectrice nota les instructions. Elle était très efficace pour ce type de mission. Paturel regarda à nouveau sa montre.
— On passe au Cuauhtémoc. Qui parle espagnol ?
L’inspecteur stagiaire Mezenguel souleva lentement un doigt :
— Moi. Un peu…
— O.K. Jérémy, tu t’y colles. Tu questionnes tous les proches de Mungaray. Tu fouilles ses affaires perso sur le bateau et tout le bazar. T’oublies rien. L’hypothèse de Colette, la drogue, elle me plaît bien. Si t’as le moindre doute, tu fais venir un clebs.
L’inspecteur stagiaire hocha la tête avec nonchalance, signifiant qu’il connaissait son travail. Cela agaça le commissaire, mais il n’avait pas le temps de s’arrêter à ces détails. Il continua.
— On passe aux tatouages. La ménagerie ! Les cinq animaux. Ovide, je ne vois que toi pour t’occuper de ça. T’as une idée ?
L’inspecteur, toujours occupé à noircir le papier de graffitis sombres, leva la tête :
— J’ai mis le service de documentation sur le coup. Ils essayent de croiser les informations. De voir s’il y a une signification religieuse, ésotérique, quelque chose du genre. Fouiller dans les mythologies. J’ai aussi demandé la liste des tatoueurs de Rouen. On ne sait jamais. Si tu as un ou deux agents à mettre là-dessus.
— On ne va pas pouvoir tout faire à la fois, grogna Paturel. Bon, sur ces questions de mythologie tordues, je te fais confiance Ovide, mais ne passe pas trop de temps là-dessus. Va pas fouiller tous les contes et légendes du monde, l’astronomie chinoise, inca, vaudoue ou je ne sais quoi. Je te connais Ovide ! Oui, Jérémy ?
L’inspecteur stagiaire lorgna sur les viennoiseries et le café.
— On peut se servir ?
Le commissaire soupira :
— Ouais, allez-y…
Tous se servirent, sauf le commissaire, qui continuait :
— O.K., dernier point avant l’analyse médico-légale…
Il regarda sa montre avec impatience :
— D’ailleurs, ça serait bien qu’il se pointe, le toubib. Bon, dernier point. La marque au fer rouge. Ce fameux M avec le V inversé.
Stepanu allait prendre la parole mais le commissaire le coupa :
— Au moins, on a avancé sur ce point ! Colette, tu peux expliquer ?
Les inspecteurs Stepanu et Mezenguel tournèrent un regard étonné vers l’inspectrice.
Avait-elle vraiment une explication rationnelle à propos de cette mystérieuse marque ?
Colette Cadinot avala une dernière bouchée de croissant et commença sur un ton encyclopédique :
— La marque au fer rouge pourrait correspondre à ce que l’on appelle traditionnellement l’étampage. C’est une pratique qui consiste à marquer le bétail. Auparavant, on marquait chaque troupeau avec les initiales du propriétaire, mais depuis une trentaine d’années, ce sont les communes qui s’en chargent. La marque MV correspond à la dernière commune de France où se pratique encore l’étampage... Le Marais- Vernier !
Ovide Stepanu, étonné, resta la main en l’air avec son café.
— Et le V, demanda Mezenguel sans arrêter de mâchonner. Pourquoi il n’est pas dans le bon sens ?
— Pour éviter la fraude, continua l’inspectrice. Tous les ans, le V est tourné d’un quart de tour, ce qui permet de connaître l’âge des bêtes…
Mezenguel siffla et continua :
— C’est pas con... Je suppose que ce genre de tradition n’est plus pratiquée que par quelques illuminés. Ça devrait nous restreindre sérieusement le cercle des coupables.
Le commissaire, qui avait fini par attraper un croissant lui aussi, ne put s’empêcher de sourire :
— Continue, Colette…
— L’étampage a lieu une fois par an dans le Marais Vernier. Chaque 1er mai. Et chaque année, la fête attire plusieurs milliers de spectateurs. C’est devenu un véritable phénomène touristique. Il y a même des vedettes qui se pressent pour marquer elles-mêmes ces pauvres bêtes attachées à une corde… C’est très branché.
Mezenguel soupira. Ovide Stepanu posa enfin sa tasse de café et intervint :
— Mais les tisons, eux, ne doivent pas être si nombreux. Ces tiges de fer se terminant par M et V. On peut peut-être chercher dans ce sens-là ?
Le commissaire terminait un croissant :
— Tu as raison Ovide. Colette, tu me contactes la gendarmerie de Pont-Audemer. Tu leur demandes de ressortir toutes les archives du Marais Vernier. Les faits divers, les éventuels incidents lors de la fête de l’étampage. Tu leur suggères d’interroger les antiquaires du coin sur cette histoire de tison. Bref, tout ce qui peut nous être utile. Il y a forcément un lien !
Le commissaire se retourna vers l’inspecteur Stepanu :
— Ovide. Toi qui es calé sur toutes les sortes de perversions humaines. Cela peut signifier quoi, marquer ainsi un type au fer rouge ?
Stepanu prit une longue inspiration :
— Cela dépend… Si on a de la chance, la marque a été effectuée avec le consentement du jeune Mungaray, alors qu’il était encore vivant. On serait face à un cas de branding, un rite courant d’adhésion dans les cercles masculins violents, pour prouver la résistance au mal. Mais bien entendu, la marque au fer rouge peut signifier autre chose : elle renvoie à l’esclavage, évidemment, et plus près de nous, à tous types de châtiments. Au siècle dernier, en France, on marquait encore avec des lettres rougies au fer les bagnards, les faussaires, les condamnés à perpétuité. Si le Marais Vernier est le dernier endroit de France où l’on marque encore ainsi le bétail… Cela a pu donner des idées à un détraqué !
Gustave Paturel soupira. Il attrapa son téléphone avec impatience :
— Sarah ? C’est Paturel. Faites-moi venir le légiste tout de suite. Tant pis s’il n’a pas fini. On a besoin de lui !
Quelques longues minutes silencieuses s’écoulèrent avant que l’on ne frappe à la porte.
— Entrez !
Jean-François Lanchec, le médecin légiste, arborait une épaisse chevelure grisonnante, dans un désordre qui laissait supposer un réveil agité.
— Salut Jean-François, s’excusa le commissaire. Désolé de t’avoir bousculé, mais on a besoin de détails. L’heure de la mort, l’heure de la brûlure, si le cadavre a été déplacé…
Pour un chirurgien, Lanchec avait d’étonnants gestes brusques. Comme un papillon de nuit jeté dans la lumière. Paturel remarqua qu’il n’avait pas l’air naturel, comme s’il était confronté à un phénomène qui le dépassait.
Lanchec commença, bafouillant un peu :
— Je… Je commence par le plus simple. L’heure du crime. La victime a été frappée par un objet tranchant, en plein cœur, sans doute un poignard. La mort a été immédiate, il n’y a aucun doute là-dessus.
— Et l’heure de la mort ?
Il hésita. Le légiste était blême.
— Un peu plus de deux heures du matin, finit-il par murmurer. Mais il y a un problème. Enfin, on verra cela après… Parce que…
Paturel regarda avec une extrême lassitude les murs sales de la pièce.
Quel merdier ! Quel nouveau problème Lanchec avait-il bien pu découvrir ? Il l’aida :
— O.K. Continue Jean-François…
— Mungaray n’a pas pu être tué sur le quai de Rouen. Il a été transporté après. On a retrouvé trop peu de sang sous le corps, sur les quais. Il a forcément été tué ailleurs.
— Et la brûlure ? demanda Stepanu, impatient. Avant ou après la mort ?
Lanchec se passa la main dans ses cheveux fous :
— Après la mort… Sans aucun doute. Le jeune Mungaray était déjà mort lorsqu’on l’a marqué comme une bête.
Le commissaire Paturel souffla de soulagement. Le jeune Mexicain n’avait pas été torturé ! Dans le même temps, cela éliminait également l’hypothèse du branding, du rite sadomasochiste…
— Et le reste ? demanda sèchement l’inspectrice Cadinot. Des empreintes ? Des cheveux ? Quoi que ce soit qui permette d’identifier l’assassin ?
Lanchec semblait déstabilisé par cet interrogatoire en règle.
— Non, non, bafouilla-t-il encore. Rien pour l’instant. Mais j’ai suivi les ordres, la plupart des échantillons sont déjà partis à Paris pour les tests ADN et le reste… Mais…
— Mais ? essaya de l’aider Paturel.
— Mais… j’ai un autre problème. Un problème bien plus grave. Je n’y comprends…
— Allez-y, Lanchec, coupa Colette Cadinot. On n’a pas que ça à faire !
Paturel soupira.
— O.K., O.K., fit le légiste. Voilà. La mort remonte à deux heures du matin. A un quart d’heure près. Tout concorde. Le coup porté était incontestablement mortel. Je n’ai aucun doute là-dessus… Le problème, c’est qu’ensuite, plus rien ne coïncide…
Les regards des quatre policiers se braquèrent sur le légiste :
— Qu’est-ce que tu entends par là ? demanda avec une angoisse non dissimulée le commissaire. Qu’est ce qui ne coïncide plus ?
— C’est incompréhensible, continua le légiste en faisant des gestes de plus en plus amples. Vous possédez des rudiments de médecine légale, vous connaissez les principales règles de datation de la mort d’un cadavre ? J’ai tout analysé, dans les règles de l’art. La température anale, qui diminue d’environ d’un degré par heure, la température tympanique, qui diminue elle d’un degré et demi par heure, les transsudations du sang au niveau des parties déclives, ce qu’on appelle aussi les lividités, la couleur des plaies…
Le légiste semblait avoir besoin de se raccrocher à son jargon professionnel pour se rassurer. Il continua :
— Les rigidités aussi, bien sûr. Elles apparaissent normalement au bout de deux heures. J’ai tout testé, même le vieux test du potassium dans l’humeur vitrée de l’œil. J’en étais à la putréfaction lorsque vous m’avez appelé. L’examen des bactéries dans la flore intestinale, la fameuse tache verte abdominale au niveau de la fosse iliaque… Une fois le cadavre ouvert, j’en ai profité également pour en faire une rapide inspection entomologique. La première des sept escouades de larves qui pondent dans les cadavres, les diptères, arrive normalement quelques heures à peine après la mort.
Le commissaire Paturel regretta son troisième croissant. Il réfréna une remontée de bile et coupa le légiste.
— D’accord Jean-François. On a compris la méthode, passe les détails. Dis-nous précisément ce qui cloche, maintenant.
Lanchec ouvrit des yeux de fou :
— Ce type, ce Mexicain, s’est pris un couteau en plein cœur à deux heures du matin. Son cœur s’est arrêté de battre à ce moment-là. Il a perdu tout son sang dans les minutes qui ont suivi. Aucun doute n’est possible. Et pourtant, si je me fie à tous les tests de datation cadavérique, absolument tous, il était encore vivant trois heures plus tard !
9 h 15, 15, rue Eau-de-Robec
Assise à la terrasse du bar Le son du cor, Maline hésita à commander à nouveau un café. Après le Red Bull et le café chez son rédacteur en chef, elle allait finir par se transformer en pile électrique. Pourtant, lorsque le serveur du bar vint prendre sa commande, elle s’entendit tout de même réclamer, presque malgré elle, un expresso.
Il fallait bien qu’elle tienne le coup.
La rue Eau-de-Robec, sous le soleil du matin, se réveillait. Toutes les générations s’y mélangeaient. Les magasins branchés des maisons à colombages colorés commençaient à ouvrir leurs volets. Quelques enfants s’amusaient avec le courant de la petite rivière canalisée. Sur une table voisine, des clients avaient entamé une partie d’échecs. A deux pas de sa terrasse, le petit terrain de pétanque était déjà lui aussi occupé par les habitués.
Maline laissa le soleil naissant chauffer ses bras et ses jambes, s’abandonnant quelques instants, la tête en arrière, les yeux fermés.
Un pur bonheur.
Le serveur qui lui apportait son café la tira de sa torpeur. Le regard goguenard d’un joueur de boules édenté lui donna l’impression que celui-ci n’avait rien perdu, pendant sa micro-sieste, du spectacle de son début de bronzage. « Vieux coquin », sourit Maline.
Elle devait se rendre ce matin chez cet Olivier Levasseur, à l’hôtel de Bourgtheroulde. Christian Decultot avait su aiguiser sa curiosité. En attendant, elle devait passer quelques coups de téléphone importants. Elle sortit son portable.
Elle étouffa un juron. Son père lui avait déjà laissé un nouveau message. Toujours ces cousins de Bourgogne. C’était du harcèlement ! De rage, elle supprima le message. Elle fit défiler les numéros enregistrés et s’arrêta sur la lettre B.
Sarah Berneval.
Sarah Berneval décrocha après quelques sonneries.
— Sarah ? c’est Maline !
— Maline ? j’étais certaine que tu allais m’appeler !
Maline entendit son interlocutrice s’envoler dans un rire cristallin.
— Attends Maline, bouge pas, je sors pour être tranquille.
Sarah était une amie d’enfance de Maline, une copine de collège, une fidèle. Depuis, leurs routes avaient bifurqué. Sarah s’était mariée avec un anesthésiste bien coté sur la place rouennaise, mais sans doute par peur de l’ennui, avait toujours conservé son travail de secrétaire… directement auprès du commissaire divisionnaire de Brisout-de-Barneville. Elle avait vu plusieurs commissaires défiler. Tous s’accordaient à considérer que Sarah était une perle. Serviable, ordonnée, et surtout, compétence suprême, Sarah savait prendre des initiatives ! Y compris certaines initiatives qu’aucun commissaire n’avait jamais soupçonnées, comme aider à la progression de certaines enquêtes en divulguant des informations à des oreilles discrètes qui pouvaient en faire bon usage. A son amie d’enfance par exemple, Maline Abruzze, en qui elle avait toute confiance, souvent bien plus confiance, pour faire avancer les affaires criminelles, qu’en sa hiérarchie débordée au commissariat.
— Alors ? demanda Maline. C’est le coup de feu à Brisout ?
— Tu peux le dire ! En plus, le commissaire est dans la merde. Non seulement il a un crime à la con sur le dos, la pression de toute l’administration de la région, mais en plus, il doit s’occuper de ses gosses !
Sarah était une bavarde invétérée. Maline savait qu’elle devait supporter les dernières informations sur les affaires matrimoniales du commissaire Paturel avant d’aborder la question du crime.
— Donc, continua la secrétaire, pour mon Gustave, toute cette affaire tombe très mal. Depuis son divorce, c’est sa femme qui a la garde de ses deux gosses, Léa et Hugo. Sauf que début juillet, elle lui a dit qu’elle se cassait aux Maldives sans les gosses. Lui, il a dit oui pour la garde, il était même plutôt content, il s’attendait à se la couler douce en juillet, genre sorties en Pédalo et barbe à papa sur l’Armada. Il avait tout programmé, prévu de finir tôt pour aller les chercher au centre aéré ! Tu parles, maintenant, il est dans la panade, le pauvre divisionnaire. Il va découvrir ce que c’est que la double peine des working girls !
Elle éclata de rire et reprit :
— Bon je suppose que tout ça, tu t’en fous. T’as tort remarque. Gala se vend beaucoup mieux que Le SeinoMarin. Tu veux tout savoir sur le fameux meurtre du Mexicain, je suppose ? T’as du bol, ma chérie, je suis justement en train de taper les notes de mon commissaire adoré.
Quelques minutes plus tard, Maline connaissait tous les détails de l’enquête. Elle savait qu’elle ne pouvait pas s’en servir directement pour un article :elle aurait compromis Sarah et se serait sans doute exposée à des poursuites judiciaires.
Le cumul d’informations toutes aussi surprenantes les unes que les autres avait profondément troublé Maline. Le corps déplacé, les tatouages, la marque au fer rouge, la messagerie sur le téléphone, le SMS en espagnol.
Ce SMS en espagnol, surtout, intriguait Maline.
« Sé que me espera. »
Curieusement.
Maline avait l’impression d’avoir déjà entendu cette phrase. Quelque part… Dans un contexte qui n’avait rien à voir avec une déclaration d’amour. Mais dans l’instant, sa mémoire était trop encombrée. Elle renonça à chercher davantage.
Elle se leva en perturbant, d’un regard enjôleur, son admirateur édenté qui était en train de pointer. Tout en s’éloignant, elle était certaine qu’il n’allait pas pouvoir s’empêcher de jeter un œil en coin en direction de sa jupette qui flottait, et qu’il en raterait à coup sûr son tir.
Maline ne put s’empêcher de sourire toute seule.
Direction l’hôtel de Bourgtheroulde !
Les touristes commençaient à envahir les rues de Rouen, les magasins ouvraient, la vie reprenait. Maline attrapa son lecteur MP3 et enfonça les oreillettes. Elle activa le mode random, pour écouter aléatoirement les disques enregistrés, Cali, Léonard Cohen, les Clash, Raphaël…
Moins de dix minutes plus tard, elle parvint place de la Pucelle. Elle la traversa sans ralentir et passa sous le porche Renaissance pour entrer dans la cour intérieure de l’hôtel de Bourgtheroulde. Des gravats, des sacs de ciment, quelques échafaudages indiquaient que l’édifice était toujours en travaux. Mais visiblement, le chantier avait été stoppé pendant l’Armada. Maline connaissait ses classiques. Elle admira la célèbre galerie d’Aumale, le fameux bas-relief de la cour intérieure représentant l’entrevue du Camp du Drap d’Or…
Un panneau discret « Association de l’Armada. Relations Presse », indiquait la direction de l’aile nord du bâtiment. Maline gravit les marches, non sans jeter un coup d’œil aux salamandres et phénix gravés sur les façades. Elle monta jusqu’au second étage, admirant encore le charme incomparable du mélange de pierres de taille et de boiseries. Parvenue à l’étage, elle longea la galerie et se retrouva face à une épaisse porte en chêne. Une impeccable plaque de cuivre certifiait qu’elle ne s’était pas égarée : « Association de l’Armada. Relations Presse ». Elle leva un lourd anneau de fer forgé qui servait à cogner sur la porte.
Rien.
Elle recommença l’opération. Malgré l’épaisseur de la porte, cette fois-ci, elle entendit du bruit à l’intérieur.
Des pas pressés. La lourde porte s’ouvrit sur Olivier Levasseur.
Le choc fut soudain. Puis le vertige.
Maline sentit ses sens s’affoler.
9 h 31, commissariat de Rouen, 9, rue Brisout-de-Barneville
Les bras de Lanchec retombèrent d’un coup, ballants. Comme ceux d’un pantin sans fils. Aucun des trois inspecteurs dans la pièce n’osa prendre la parole. Le commissaire dut se résoudre à se lancer, à contrecœur.
A nouveau, il sentait le bas de son dos se glacer.
— Tu… Tu es certain de ton coup, Jean-François ?
Le médecin légiste regarda le commissaire avec un air désolé :
— Certain Gustave. Comme je te l’ai dit. Je peux refaire toutes les analyses dix fois si tu veux, je trouverai la même chose ! Le cœur de ce type s’est arrêté de battre à deux heures du matin, et son corps n’a commencé à donner des signes de mort, à se putréfier, se raidir, que trois heures plus tard.
— Et il peut y avoir une explication rationnelle ? s’aventura timidement l’inspectrice Cadinot. Cela s’est déjà vu, un tel cas de figure ?
Lanchec prit une expression mystérieuse et agita à nouveau ses bras comme des ailes de moulin :
— Je vais réfléchir. Il y a forcément une explication, c’est sûr. Je vais me renseigner… Appeler des collègues. Ça fait à peine deux heures que l’on m’a apporté le corps.
Le commissaire Paturel sentit que le médecin légiste avait une idée derrière la tête, mais qu’il n’en dirait rien tant qu’il ne l’aurait pas vérifiée. Sans doute une hypothèse de pure folie. Comme toute cette affaire qui glissait à une vitesse vertigineuse dans un précipice d’irrationalité, sans que le commissaire ne puisse rien maîtriser. Tout allait trop vite. Rien n’avait de sens. Il lui fallait arrêter cet infernal enchaînement d’événements incompréhensibles. Comment ?
— O.K. Jean-François. Tu peux retourner au labo.
La « salle grise » apparut soudain sinistre au commissaire. Comment d’un quartier général aussi miteux pouvait bien naître une quelconque solution, une quelconque protection pour les millions de visiteurs de l’Armada ? Le commissaire avait l’impression que quelque chose de terrible se tramait dans l’ombre, comme un complot gigantesque, et qu’il allait être absolument incapable de lui opérer la moindre résistance. Il ne comprenait rien.
La voix de l’inspectrice Cadinot le tira de son vertige.
— Gustave ! on y va ? Tu lèves la réunion ?
Le commissaire Paturel hésita. Face à lui, l’inspecteur stagiaire Mezenguel leva la main.
— Oui Jérémy ?
— Une idée comme ça. Vous y avez sûrement déjà pensé. Je suppose qu’il y a des caméras de surveillance sur l’Armada.
Le commissaire se tapa le front et le sourire satisfait de ce jeune inspecteur, un peu trop cow-boy à son goût, ajouta encore à sa rage. Avec toutes ces emmerdes accumulées, il n’avait même pas eu le temps de penser aux caméras de surveillance ! Il y en avait une dizaine installées sur les quais, sur les deux rives. Bien entendu, il fallait les visionner. Visionner chaque minute de dix caméras qui avaient tourné toute la nuit, si l’on ne voulait rien laisser au hasard. Un nouveau casse-tête allait se poser. Celui du manque de flics disponibles ! En tous les cas, cette idée des caméras lui avait redonné un espoir. Les caméras pourraient parler… Du moins si l’assassin n’était pas un fantôme…
— Colette, ordonna le commissaire. Tu te débrouilles pour me trouver au moins trois agents disponibles et tu me les colles en priorité devant les films de la nuit dernière de toutes les caméras de surveillance fixées sur l’Armada…
— Mais, protesta l’inspectrice. Où veux-tu que…
— Tu rappelles des collègues en congé ! Plutôt que de se mater des DVD dans leur canapé, ils vont se taper « Une nuit sur les quais ».
Mezenguel esquissa un sourire. Il fut le seul.
On frappa à la porte. Sarah Berneval entra.
«Aucun répit», soupira Paturel pour lui-même.
— Excusez-moi commissaire. Le laboratoire m’a demandé de vous porter ça.
Elle tendit au commissaire un téléphone portable. Paturel reconnut celui de Mungaray.
— A ce qu’ils m’ont dit, commenta Sarah, il a reçu un nouveau message, provenant du même numéro que ce matin.
— Merci Sarah.
La porte se referma sur la secrétaire. Le commissaire attrapa le téléphone du mort les doigts trempés de sueur. Il lut sur l’écran, puis répéta à voix haute, dans un accent incertain :
— No puedo permanecer lejos ti más mucho tiempo.
Un silence assez long s’ensuivit.
Stepanu, qui n’avait rien dit depuis longtemps, parla le premier.
— Mezenguel, vous pouvez nous traduire ça ?
L’inspecteur stagiaire se racla la gorge sans élégance :
— Plus ou moins. Ça doit vouloir dire quelque chose comme « tu es loin de moi depuis trop longtemps ». A mon avis, sur ce coup-là, il n’y a pas de quoi paniquer. Il s’agit juste d’une de ses poules qui ne sait pas encore que Mungaray est mort…
Le commissaire était plutôt d’accord. En face du monceau d’énigmes auquel il devait s’attaquer, ce SMS d’une amoureuse pouvait apparaître comme parfaitement anodin.
Il se trompait sur toute la ligne, pourtant !
9 h 47, hôtel de Bourgtheroulde
Maline baissa les yeux et tenta de reprendre ses esprits.
La beauté de cet homme lui avait coupé le souffle.
L’étalon face à elle était torse nu, la taille simplement enserrée dans une grande serviette éponge blanche. Une peau caramel. Un corps musclé, tendu, de mannequin sur papier glacé.
A l’occasion d’un sourire radieux, Olivier Levasseur afficha sa dentition d’albâtre. Il tendit une main ferme et se présenta :
— Olivier Levasseur. Je suppose que vous êtes Maline Abruzze ? Votre rédacteur en chef m’a appelé tout à l’heure. Mais je ne vous attendais pas aussi tôt…
« Mon cul ! », pensa Maline.
Cette sortie de douche lui apparaissait comme un coup parfaitement préparé. Qu’est-ce que Christian Decultot avait bien pu raconter sur elle à cette gravure de mode ?
Olivier Levasseur laissa entrer Maline. Ses cheveux un peu trop longs, entre noirs et presque gris, se terminaient en gouttelettes dans la gouttière de son dos brun taillé en V. Il se retourna et fixa Maline. Il savait ce qu’il faisait.
Deux yeux verts, très clairs, légèrement bridés se posèrent sur elle. Maline se sentit traversée par un rayon laser. Elle détestait cette sensation d’impuissance. Cet homme l’avait prise par surprise, il l’avait déstabilisée. Au jeu de la séduction, elle détestait ne pas définir les règles.
La voix profonde et sensuelle allait avec le reste :
— Vous m’attendez quelques instants, mademoiselle Abruzze ? Le temps que je m’habille. Vous pouvez vous servir un rafraîchissement. Faites comme chez vous !
Olivier Levasseur disparut comme par magie dans une chambre voisine du salon.
De quel coin du monde pouvait-il bien sortir ?
Des yeux presque asiatiques, une peau presque africaine, le reste européen, un patronyme et un français impeccable… Elle observa au mur le poster d’un volcan en éruption. Bien entendu ! C’était évident, il était réunionnais ! Cette petite île de l’océan Indien au carrefour des trois continents. Un atelier réputé de métissage…
«Faites comme chez vous», avait-il dit.
Elle ne se gêna pas et inspecta.
Le salon était immense. Aux murs, outre le volcan, étaient accrochés des posters classiques des plus beaux voiliers du monde, presque tous ceux actuellement à quai à Rouen : l’Amerigo Vespuci, le Christian Radich, le Dar Mlodziezy, le Dewaruci, le Mir, le Statsraad Lehmkuhl… et bien entendu le Cuauhtémoc.
Le grand salon se trouvait divisé en plusieurs sous-espaces. Une grande table rectangulaire en verre était entourée de fauteuils design, et encombrée de diverses plaquettes de l’Armada, de publicités, de dossiers en diverses langues, de revues prestigieuses du monde entier, avec toujours, en couverture, des voiliers. La table servait sans doute pour les réunions professionnelles.
Dans un angle, un coin salon — avec deux canapés indiens, quelques tentures exotiques, une table basse et un petit bar — devait être utilisé pour des réceptions plus officieuses. Dans le fond du salon, tout un mur était consacré à une immense bibliothèque et à un vaste écran plasma de télévision. Sur une étagère plus longue, trois ordinateurs portables dernier cri.
« L’homme moderne », pensa Maline amusée. Sports extrêmes et informatique. Verre et velours. Cuir et plasma. Le monde à ses pieds...
« Frime ou pas frime ? » se demanda Maline, malgré tout charmée par le contraste des genres.
La porte s’ouvrit et Olivier Levasseur entra. Il avait enfilé la panoplie complète « Blanc du Nil ». Une petite fortune de lin. Classe et décontraction. Un pantalon ample et une chemise ouverte sur la poitrine garantissaient un contraste très étudié de couleurs, de matières et de grains.
Levasseur s’avança. Pieds nus.
— Vous n’avez rien pris à boire ? s’étonna-t-il. Il lui lança un sourire carnassier digne de Georges Clooney. Je vous sers un café ?
L’occasion était trop belle. Maline ne put s’empêcher de lui répondre en essayant de conserver son sérieux :
— What else ?
Olivier Levasseur comprit l’allusion et éclata de rire de toutes ses dents blanches, bien entendu.
— Touché, mademoiselle Abruzze. Excellent, vraiment. Asseyez-vous…
Maline s’enfonça dans un canapé profond du salon, pendant que Levasseur apportait deux cafés et s’asseyait juste en face d’elle.
Encore un café, pensa Maline.
— Alors comme cela, commença le chargé de relations presse, vous souhaitez faire un reportage sur ce jeune marin mexicain décédé ce matin, pour Le SeinoMarin ?
En dépit des relations qu’il devait avoir avec les plus grandes revues du monde, Maline ne perçut aucun mépris dans sa voix.
— Oui. C’est cela. Mieux le connaître. Lui rendre hommage.
— C’est juste. Je n’ai aucune raison de ne pas vous aider en ce sens. De toutes les façons, votre patron est certainement le journaliste le plus influent de toute l’Armada. J’ai appris depuis dix jours que personne ne lui refusait rien ici.
Maline rougit. Le beau gosse était habile, en plus. Elle cherchait à éviter de se laisser hypnotiser par ses yeux, par sa chemise ouverte quand il se penchait vers la table basse. Elle se sentait toujours troublée. Ce type avait pris l’avantage sur elle. Dès le départ. Elle tourna son regard vers la chambre. Olivier Levasseur l’avait laissée ouverte.
Volontairement ?
Dans l’angle, elle apercevait un coin de lit, des draps froissés, la fameuse serviette qui lui avait épousé les fesses, jetée en boule. Elle se dit que si elle penchait encore la tête, elle ne manquerait pas de tomber sur une cravate, un caleçon, des haltères… La tanière du fauve !
Olivier Levasseur avait suivi son regard :
— Excusez-moi, mademoiselle Abruzze. Je campe un peu ici. Je ne suis là que pour dix jours. Ça doit vous sembler terriblement prétentieux, mais comme j’ai tendance à beaucoup voyager et à devoir être opérationnel très rapidement entre deux vols, j’intègre toujours dans mes contrats de pouvoir étaler le plus de travail possible dans ma chambre d’hôtel. Notamment la plupart des interviews, des réunions… De toutes les façons, je travaille surtout pour l’international, je dois jongler en permanence entre les fuseaux horaires, alors, presque tout se fait par webcam ou par Blackberry maintenant…
Il attrapa sa tasse d’un mouvement de poignet racé et continua
— Mais, mademoiselle Abruzze, vous n’êtes pas là pour m’écouter. Je vous ai déjà assez fait perdre votre temps. Qu’est-ce que vous attendez exactement de moi ?
Deux lasers vert clair se plantèrent dans la chair de Maline. Elle frissonna. Il ne pouvait pas ne pas l’avoir remarqué. Elle parvint tout de même à répondre :
— Vous parlez espagnol je crois. Et vous devez connaître le capitaine du Cuauhtémoc. Pourriez-vous m’organiser un rendez-vous avec lui ? Avec lui et quelques-uns des amis de ce jeune Mexicain défunt.
— Cet infortuné Carlos Jésus Aquileras Mungaray, prononça Levasseur d’un seul trait.
Le chargé de relations presse se leva, dominant encore un peu plus la journaliste :
— Aucun problème, mademoiselle Abruzze. C’est un service que je me ferai un plaisir de vous rendre. Je suppose que c’est urgent ?
Maline hocha la tête. Levasseur prit le temps de la réflexion.
— Bien. Je dois recevoir cet après-midi une télévision chinoise, un consortium de presse scandinave et un magazine people canadien à très gros tirage. Tous ceux-là, je ne peux pas les déplacer… Mais les autres pourront attendre. Si on se donne rendez-vous cet après-midi, devant le Cuauhtémoc, vers dix-sept heures, cela vous convient ?
— Parfait !
Maline se leva à son tour.
Olivier Levasseur la raccompagna avec élégance jusqu’à la porte. Dans le couloir, elle dut à nouveau effleurer le corps cuivré du chargé de communication, sentir son odeur, sans aucun artifice, serrer sa main ferme.
La lourde porte de chêne se referma sur elle.
Elle respira profondément. Il y avait longtemps qu’un homme ne l’avait pas troublée à ce point.
Elle tenta de se raisonner.
Ce type était un communicant de haut vol, un séducteur professionnel. Toute sa mise en scène était parfaitement rodée, des tentures indiennes à la serviette en boule.
Elle n’était plus une gamine, elle n’allait pas tomber dans le panneau. Elle descendit l’escalier en pierre et se retrouva place de la Pucelle. Elle s’installa en terrasse et commanda un Perrier. Terminé, le café ! Elle avait du travail, des articles à écrire, à relire, elle avait pris beaucoup de retard.
Elle travaillait depuis une demi-heure lorsque son portable l’interrompit.
C’était Sarah Berneval.
Elle tenait à l’informer que le téléphone de Mungaray avait sonné une nouvelle fois, au commissariat. Elle lui retranscrit le message en espagnol.
«No puedo permanecer lejos ti más mucho tiempo.»
Maline possédait quelques notions d’espagnol. Elle pouvait à peu près traduire. Comme après le premier SMS, elle eut l’impression lancinante que ces mots lui étaient familiers.
Elle les avait déjà entendus quelque part.
Quelque part enfouis dans la mémoire lointaine de son enfance.
11 h 17, commissariat de Rouen, 9, rue Brisout-de-Barneville
Raynald Marsac faisait la gueule. Logiquement, il devait être de repos. On l’avait rappelé chez lui il y avait près de deux heures.
Ordre formel du commissaire.
Convocation !
Tout cela pour s’asseoir sur une chaise et regarder dix heures de film d’une caméra fixe sur les quais de Rouen. Passionnant ! Quand il pensait à la terrasse qu’il avait à finir dans son pavillon, ça le déprimait. Pour une fois qu’il était de repos en semaine, un jour où il faisait beau. La poisse. C’était toujours la même chose. En plus, l’inspectrice Cadinot, la pète-sec, l’avait prévenu. Il avait hérité de la bande la plus importante, celle de la caméra la plus proche du Cuauhtémoc, le voilier mexicain en face duquel on avait retrouvé le cadavre.
Il lui fallait ouvrir l’œil. Elle lui avait répété au moins cinq fois. Il n’était pas con, il avait compris. Elle lui avait conseillé de regarder en priorité la tranche horaire entre deux et six heures du matin.
Rien que cela !
Elle lui avait donné une photo du pauvre gars mexicain, et c’était tout. La seule consolation, c’était qu’il avait aussi ordre d’essayer de repérer une fille blonde, plutôt bien roulée, qui théoriquement accompagnait la victime.
Sacré métier ! Il y aurait de quoi écrire un livre. Etre payé à mater les filles ! Quand il raconterait cela aux copains… Bon, allez, il fallait rester concentré !
Trois quarts d’heure plus tard, alors que l’horloge lumineuse de la bande affichait deux heures trente-sept du matin, Raynald Marsac écarquilla les yeux. Un détail l’intrigua. Les quais étaient quasiment déserts, maintenant. Pourtant, il apercevait un homme passant devant le Cuauhtémoc, pour s’arrêter un peu plus loin, presque à l’endroit où le corps du mexicain avait été retrouvé, devant l’embarcadère fermé d’un bateau-promenade, le Surcouf. Il attendit quelques instants, et un autre homme le rejoignit, sortant du bateau-promenade. Un marin, sans doute, ou le capitaine. Les deux individus parlaient, vivement apparemment.
Bizarre !
Bizarre, parler affaires à plus de deux heures du matin. D’autant plus bizarre que le premier homme avait une attitude un peu louche. Raynald Marsac était habitué à repérer ce genre de comportement. Le type sur la bande avait l’attitude d’un homme inquiet qui a quelque chose à se reprocher et cherche à ne pas se faire repérer.
Il saisit la télécommande, revint en arrière et repassa la bande, se positionnant plus près de l’écran. Il guetta le court moment où l’inconnu tournait son visage vers la caméra et stoppa l’image. La résolution n’était pas excellente, mais cela suffisait.
Il approcha encore ses yeux.
Nom de Dieu !
Il connaissait ce visage !
Il ne manquait plus que cela !
Il regarda à nouveau. Après tout, cela pouvait être quelqu’un qui lui ressemblait. Il insista quelques longues secondes. Non, pas de doute. L’image était formelle. Il pensa un instant aller sur internet pour vérifier, mais il savait que ce n’était pas la peine. Il lisait les journaux. Il avait une bonne mémoire.
Une bouffée de chaleur monta en lui : il allait devoir annoncer sa découverte au commissaire. Ça risquait de remonter jusqu’en haut lieu, en très haut lieu même. Est-ce que son nom allait apparaître quelque part ? Il espérait que non. Ça allait faire du grabuge, il n’avait aucune envie d’être mêlé à tout cela.
Il se dit qu’avant de tout déclencher, deux avis valaient mieux qu’un. Et puis, au moment d’annoncer la nouvelle au commissaire, être plusieurs ne serait pas plus mal. Il alla chercher le collègue, qui dans la pièce d’à côté était consigné au visionnage d’une autre caméra.
12 h 37, place de la Pucelle
Toujours confortablement installée en terrasse, place de la Pucelle, Maline avait commandé une bière et relisait la fin de son article sur les Miss Armada. Une tradition ! Toutes les communes de la vallée de la Seine pouvaient concourir. Une Miss par commune ! Plus d’une vingtaine de jeunes filles s’étaient lancées dans la compétition, dimanche dernier.
Maline avait essayé de faire preuve d’humour. Un peu, pas trop. Miss Petit-Couronne, Miss La Bouille ou Miss Vieux-Port, c’était certain, on pouvait vite tomber dans le second degré. Maline essayait juste de trouver un angle décalé. Ça faisait aussi partie du jeu, de la fête. Ce n’était pas une vieille fille comme elle qui allait donner des leçons à ces jeunes filles pleines de vie, qui prendraient mari, enfants et pavillon avec vue sur le fleuve bien avant elle. Elle chercha une conclusion amusante pour son article. Elle mordillait son stylo plume en cherchant l’inspiration. Le pauvre capuchon n’avait presque plus de forme…
Elle s’envola dans ses pensées. Son père lui avait offert ce stylo plume pour ses trente ans. Elle s’en servait encore : un record ! C’est vrai, que de plus en plus souvent, elle rédigeait directement sur son ordinateur portable. Mais son stylo plume, avec plume d’or, « hyper résistante », son père avait été formel, ne la quittait jamais. Il lui arrivait souvent de griffonner une idée, sur un ticket, une facture, ou n’importe quoi se trouvant à sa portée. Ses pensées passaient par ce vieux stylo plume, comme un lien indirect avec son père. A défaut de savoir renouer plus directement le contact.
Cela donna envie à Maline de consulter sa messagerie. Rien ! Elle fut presque déçue. Son père devait en avoir eu assez de laisser des messages sans réponses. Elle hésita un instant à l’appeler. Que pouvait-il faire en ce moment ?
Comme toujours, elle finit par remettre cela à plus tard. Elle avait la tête trop embrouillée, elle n’avait pas envie de répondre à ses questions indiscrètes, elle avait peur de ne pas trouver de place dans son agenda pour passer le voir. Toutes les excuses étaient bonnes. Elle se fit intérieurement la promesse de l’appeler avant la grande parade des voiliers de Rouen jusqu’au Havre pour lui proposer de l’emmener sur les bords de Seine. Comme au bon vieux temps !
Un serveur passa. Maline commanda une salade au hasard, la dernière sur la liste, sans même regarder la composition. Elle adorait au restaurant ne pas savoir ce qui allait arriver dans son assiette. C’est un plaisir rare, finalement, quand on y pense.
Les terrasses de la place commençaient à être prises d’assaut. Maline appréciait beaucoup le charme de la place de la Pucelle, son admirable restauration, mélangeant immeubles modernes et édifices Renaissance. Elle jeta un regard vers la tourelle de l’hôtel de Bourgtheroulde. Olivier Levasseur travaillait derrière l’une de ces fenêtres. Décidemment, elle avait du mal à se remettre de cette rencontre. Maline avait eu l’impression que toute cette mise en scène n’était qu’un jeu, un jeu pour la déstabiliser ; toute cette histoire d’appartement transformé en bureau n’était qu’une géniale idée de marketing. Ainsi, Levasseur imposait immédiatement sa personnalité aux visiteurs, prenait l’ascendant, bien plus que dans n’importe quelle autre salle de réunion. Tout ceci n’était que du bluff ! Ce type, avant toute chose, était un joueur. Maline se surprit à sourire toute seule : cela tombait bien, elle aussi, elle était joueuse ! Et si le bel Olivier avait joué le match aller à domicile, Maline allait choisir le terrain du match retour… Elle commença à échafauder son plan dans sa tête pendant que le serveur lui apportait sa salade.
Salade balinaise, annonça-t-il.
Pendant l’Armada, les restaurants faisaient preuve d’imagination pour proposer des cartes aussi exotiques que les voiliers amarrés. Maline détailla : crevettes, pousses de bambou, concombre, jambon cuit, champignons, céleri.
Maline sourit pour elle-même. Original ! Le hasard avait bien fait les choses ! En plus, elle commençait à avoir une idée assez précise de sa tactique pour jouer le match retour. Il fallait simplement qu’elle repasse chez elle, mais elle avait le temps avant dix-sept heures.
En attaquant sa salade, elle repassa dans sa tête la liste des choses qu’elle avait à faire. Trouver une idée de cadeau d’anniversaire, pour elle ! Trouver des idées de cadeau de mariage. Elle connaissait trois couples qui allaient se marier avant la fin du mois. Les fous ! Pourquoi avaient-ils tous cette envie suicidaire de se marier ? C’était sans doute une banalité de magazine féminin, mais c’était néanmoins la vérité : tous les mecs bien étaient déjà casés. Certes, quelques divorcés revenaient un jour ou l’autre sur le marché ; mais les seuls qui avaient du plomb dans la cervelle avaient forcément des mômes. Les plus intéressants les avaient même en garde alternée. Maline grimaça pour elle-même. Elever les gosses d’une autre, non merci ! Déjà qu’élever les siens, elle ne le sentait pas… Si jamais elle en avait un jour.
Merde ! Ce n’était pas le moment de déprimer… Maline décapita rageusement une innocente crevette, prétendument indonésienne. La liste de mariage de ces crétins attendrait après l’Armada ! L’urgence, c’était ce meurtre. Son boulot ! Il fallait qu’elle arrive à se concentrer sur cette affaire. Trouver un peu d’empathie pour ce malheureux matelot mexicain. Elle n’avait pas la moindre idée d’article.
Elle restait stupidement obsédée par ces SMS en espagnol.
Maline avala péniblement un bâton de céleri et grimaça.
Très original ma grande, pensa Maline pour elle-même, le coup de la salade surprise. Le céleri donne un goût infâme à tout le reste !
Elle essaya encore d’avaler quelques bouchées…
Rien à foutre, se répondit-elle tout en repoussant sa spécialité balinaise. Cet après-midi, je me fais Olivier Levasseur !
13 h 18, commissariat de Rouen, 9, rue Brisout-de-Barneville
Le commissaire Paturel entra dans le couloir comme une tornade.
— On ne pouvait pas me prévenir plus tôt ?
— J’ai essayé, plaida Sarah Berneval en essayant de suivre son rythme, ce qui n’était pas facile avec ses talons aiguilles.
— J’étais retourné chez moi pour faire à manger à mes gosses. C’est pas un crime, tout de même ? Je n’ai même pas eu le temps de mettre les barquettes dans le micro-ondes ! Allez plutôt me chercher un sandwich, Sarah.
Sarah laissa à regret le commissaire continuer seul. Gustave Paturel entra en trombe dans la salle vidéo et dévisagea les deux policiers en civil. Les inspecteurs Mezenguel, Cadinot et Stepanu étaient déjà dans la salle, un peu en retrait. Visiblement, ils venaient d’arriver eux aussi.
— Qui a visionné la bande ?
Raynald Marsac leva une main timide.
— O.K. Bon boulot. Montre-moi ça.
Marsac attrapa une télécommande et stoppa la bande au moment voulu.
Paturel s’avança, détailla le visage et serra le poing :
— Nom de Dieu… C’est bien lui… Nicolas Neufville !
Chacun attendit la réaction du commissaire. Elle ne vint pas. Il semblait abattu.
Jérémy Mezenguel coupa le premier le silence :
— Je vais peut-être dire une connerie… Mais c’est qui, ce Nicolas Neufville ?
Gustave Paturel s’effondra sur une chaise et répondit à l’inspecteur stagiaire d’une voix lasse :
— Normal. T’es pas d’ici. Nicolas Neufville est un homme d’affaires très connu par ici. Il possède plus d’une dizaine de succursales autos et motos sur le mont Riboudet et la route de Dieppe. Grosse fortune, comme on dit. Il est également en train de racheter un paquet de restaurants du centre-ville. Une pieuvre. Enfin, c’est un secret de polichinelle, il envisage de se lancer en politique. Tout le monde sait qu’il lorgne sur la mairie de Rouen… Et ce ne sont pas les appuis qui lui manquent… Alors tu vois, mon petit Jérémy, à l’échelle de notre agglo, Nicolas Neufville, c’est pas un petit poisson.
L’inspecteur stagiaire n’apprécia pas beaucoup de se faire appeler « mon petit Jérémy », mais continua néanmoins à mâcher au même rythme son chewing-gum.
— Quel rapport avec l’Armada ? marmonna-t-il au bout d’un moment. Il fait partie de l’organisation ?
— A priori, non, répondit le commissaire. Nicolas Neufville n’est pas trop du genre à faire du bénévolat dans une association, si vous voyez ce que je veux dire.
— Qu’est-ce qu’il foutait sur les quais, alors ?
Le commissaire prit le temps de la réflexion, puis continua :
— Nicolas Neufville doit savoir renifler à des kilomètres les plans pour se faire du fric. Et du fric, il y en a à se faire sur les quais de l’Armada, pas de doutes. Qu’il tape l’incruste autour d’une telle manifestation n’a rien d’étonnant. Reste à savoir ce qu’il trafique…
Un court silence s’installa dans la salle vidéo. Ovide Stepanu le rompit le premier.
— Sans vouloir jouer les…
Le regard du commissaire Paturel le fusilla. L’inspecteur Stepanu déglutit et bafouilla :
— Heu… Hum. Disons que… Bon… Ce coup-ci est dans la merde ! Si on enquête sur lui, ce type peut tous nous faire sauter…
Colette Cadinot se leva, énervée :
— Hé, doucement. Pas de panique ! Tout d’abord, qu’est-ce qu’on a contre Nicolas Neufville. Rien ! Il a bien le droit de se promener le soir sur les quais.
— C’est pas ça le problème Colette, expliqua calmement le commissaire Paturel. Bien sûr que ce jeune loup est encore présumé innocent. Mais il était présent sur le lieu supposé du crime. Au mauvais moment. Avec une attitude qui pourrait laisser penser qu’il ne voulait pas qu’on le reconnaisse. On n’a pas d’autre choix, Colette, si on veut bien faire notre boulot. Il nous faut enquêter sur ce type… C’est un témoin…
— C’est bien ce que je disais, répéta Stepanu. On est dans la merde ! Sans vouloir jouer les trouble-fêtes, si on s’approche de ce type, Gustave, dans la minute qui suit, tu auras toute ta hiérarchie sur le dos.
Le commissaire soupira. Il regarda à nouveau le visage fixe de Neufville sur l’écran de contrôle. Comme toujours, Stepanu était dans le vrai. Il finit par opiner :
— T’as peut-être bien raison, Ovide. C’est risqué de s’approcher de Neufville. Du moins, tant qu’on n’a pas la moindre preuve… Mais on ne m’empêchera pas de penser que ce type à quelque chose à se reprocher. On ne vient pas s’engueuler en catimini avec le capitaine d’un bateau-promenade, sur les quais, après deux heures du matin, si on n’a rien à se reprocher… Et je suis prêt à parier que cela a un rapport avec l’Armada…
Colette Cadinot s’approcha :
— Tu crois que le jeune Mungaray aurait pu être témoin de quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir ?
— J’en sais rien, fit Paturel. J’espère surtout qu’on se trompe sur toute la ligne. En attendant, Ovide, tu vas aller m’enquêter discrètement sur le capitaine de ce bateau, le Surcouf, juste à côté du Cuauhtémoc. Après tout, ils étaient deux témoins.
Le commissaire se leva, avec une visible envie de vider son sac. Il interrogea à la cantonade :
— A part cela, rien de neuf ? Personne n’a encore trouvé pourquoi le cadavre de Mungaray s’est brusquement arrêté de pourrir ? Personne par hasard n’aurait ramassé un poignard ? Un tison du Marais Vernier ? Une blonde ? Toujours pas la queue d’un bout de puzzle qui s’emboîte ? Non ? Alors, allez, au boulot ! Et essayez de me ramener le plus rapidement possible un suspect autre que Neufville. N’importe qui, un inconnu, un ivrogne, une petite frappe, je m’en fous, du moment que ce soit quelqu’un qui ait tué pour une raison simple, de l’argent ou autre chose…
17 h 01, quai Boisguilbert, Rouen
Olivier Levasseur s’était posté juste en face du Cuauhtémoc. Un peu en retrait de la foule compacte qui défilait. La plupart des femmes se retournaient vers lui, mais il ne le remarquait même plus. Il regarda sa montre. Maline Abruzze était en retard.
Il détestait attendre !
Il observa la file qui s’allongeait devant le Cuauhtémoc. Déjà plus d’une heure de queue pour avoir le privilège d’entrer sur le trois-mâts. Les gens prenaient leur mal en patience sans broncher : le jeu en valait la chandelle, le Cuauhtémoc était la vedette de l’Armada, le bateau le plus couru… Jusqu’à vingt mille visiteurs par jour…
Levasseur regarda à nouveau sa montre.
17 h 04.
Toujours pas de trace de journaliste à l’horizon. Il guettait : au loin, sur les quais, une image le fit sourire. Un ado à rollers slalomait entre les passants ! Il se fit la réflexion qu’il fallait être inconscient pour faire du roller au milieu d’une telle foule, ou bien être vraiment confiant en sa technique.
L’individu se rapprochait. Apparemment, l’ado maîtrisait son sujet. Levasseur écarquilla les yeux. Ce n’était pas un ado, c’était une fille ! La sportive se rapprocha encore. Elle était à moins de dix mètres quand Olivier Levasseur la reconnut.
Maline Abruzze !
La journaliste avait mis le paquet. Mini-short en jean moulant, jambes fuselées, petit bustier épousant sa poitrine gonflée, nombril à l’air, cheveux tirés en queue-de-cheval agrandissant son front et ses yeux rieurs.
La belle s’arrêta à quelques centimètres de lui.
— J’ai fait ce que j’ai pu pour être là à temps. Mais c’est l’heure de pointe…
Perchée sur ses rollers, elle gagnait en taille plus de centimètres qu’avec des talons aiguilles. Elle arrivait presque à la hauteur de la bouche du beau Réunionnais. Cela lui donnait encore un peu plus d’assurance.
— Ce n’est pas grave, bredouilla Levasseur.
— Vous êtes sur votre 31, commenta amusée Maline en observant la tenue d’Olivier Levasseur.
Malgré la chaleur, il arborait une veste et un pantalon parfaitement coupés, des chaussures de marque. Le tout devait coûter une fortune.
— Je vous rappelle que je suis le chargé de relations presse de tout cet événement, répondit sérieusement Levasseur. Je viens tout juste d’abandonner mes Canadiens.
Maline leva des yeux pétillants :
— Je vous préférais dans une simple serviette !
Olivier Levasseur ne releva pas, presque gêné.
— Mademoiselle Abruzze, expliquez-moi comment vous comptez monter sur le Cuauhtémoc avec cette tenue ?
La journaliste se recula et leva une jambe impudique :
— C’est moderne, regardez. Les roues se retirent. Je les mets dans mon sac à dos et le tour est joué. Toutes les jeunes filles font ça maintenant…
— Je parlais de vos habits, pas des rollers…
— Ma tenue ? Vous n’aimez pas ?
Elle s’approcha d’Olivier et chuchota à quelques centimètres de sa bouche :
— En général, les hommes adorent ce genre de tenue, je suis sûre que les marins mexicains aussi. Généralement, ça les rend assez bavards… On y va ?
Olivier Levasseur se réfugia derrière un sourire ambigu, se contentant d’afficher ses dents blanches en signe de trêve. Trop facile ! Maline n’arrivait pas à détecter s’il était vraiment agacé ou s’il dissimulait son amusement. Le chargé de communication glissa quelques mots en espagnol au matelot de garde sur le pont. Un autre cadet partit en trombe prévenir le capitaine.
— Impressionnant, glissa Maline. Ils se mettent en quatre pour vous. Vous parlez combien de langues, Olivier ?
— Six. Enfin disons entre cinq et dix. Cinq très bien et dix à peu près.
— Et comment on décroche un tel poste ? Chargé de com en chef de l’Armada ?
Olivier Levasseur se redressa :
— Par des agences spécialisées de chasseurs de têtes. Vous avez compris, le job consiste à parler aux médias du monde entier. Depuis le 4 juillet, j’en suis à vingt-sept émissions de télé, dont dix-neuf étrangères… J’ai décroché le job devant trois cents autres candidats. Trois cents autres candidats comme moi, polyglottes avec une grosse expérience dans la marine. Vous savez ce qui a fait la différence, Maline ?
— Non…
Olivier Levasseur se pencha à son tour vers les lèvres de Maline :
— J’étais de très loin le plus sexy !
Maline se sentit à nouveau troublée. Cet enfoiré voulait reprendre le dessus !
Un cadet mexicain, sérieux comme un pape dans son uniforme bleu et blanc, la délivra. Il prononça des mots en espagnol qui devaient signifier quelque chose comme « le commandant va vous recevoir ».
Ils se hissèrent sur le pont, sous le regard passablement énervé des visiteurs piétinant dans la file d’attente depuis plus d’une heure.
Ils descendirent dans la cale par un escalier en acajou vernis. Maline n’avait jamais pris le temps, lors des Armadas précédentes, de visiter le bateau mexicain.
Le luxe intérieur la laissa sans voix.
Elle se retrouvait dans un univers de bois, un magnifique bois rouge, de l’acajou sans doute, mélangé à d’autres bois exotiques. L’éclairage jaune sur les parquets cirés, les lambris des murs, les larges tables et les chaises ouvragées, faisaient prendre aux pièces toutes les nuances orangées. Ils avancèrent dans un couloir. Maline ne put s’empêcher de laisser glisser sa main sur les poignées en cuivre étincelantes. Elle comprenait maintenant pourquoi on pouvait faire jusqu’à deux heures de queue pour pénétrer dans ces lieux.
D’après son sens de l’orientation, ils devaient se trouver à l’arrière du navire. Ils débouchèrent sur le carré, la vaste pièce de réception située à l’arrière des grands voiliers. Une nouvelle fois, la beauté de la pièce subjugua Maline. Une débauche d’acajou bicolore, du parquet au plafond. Au fond de la pièce, au-dessus d’un immense canapé en cuir noir, décoré de petits drapeaux mexicains, la lumière, filtrée de l’extérieur par les vitraux bleu turquoise, avait quelque chose d’irréel. Un aigle, aux ailes déployées, était représenté sur chaque vitrail.
Un aigle… Maline fit immédiatement le rapprochement. Le tatouage marqué au fer rouge sur l’épaule d’Aquilero. Comme tout le monde, elle avait pensé que l’aigle représentait Mungaray lui-même, à cause de son surnom, Aquilero. Mais l’aigle était également le symbole du Cuauhtémoc ! Elle regarda à nouveau les vitraux qui lui rappelèrent la figure de proue du Cuauhtémoc : le Dieu Cuauhtémoc, le corps nu, sculptural, peint à la feuille d’or… Et coiffé d’une tête d’aigle ! Elle se retourna. Dans un coin du carré, un imposant buste en bronze représentait Cuauhtémoc lui-même, le regard fier.
Olivier Levasseur suivit son regard admiratif :
— C’est Cuauhtémoc, expliqua-t-il. Le dernier empereur aztèque. Cuauhtémoc signifie en aztèque « aigle qui tombe ». A Mexico, en 1521, il résista soixante-quinze jours aux Espagnols. Cortès, avant de détruire définitivement la civilisation aztèque, le fit torturer pour lui faire avouer où il cachait son or, tous les trésors de son peuple. Cuauhtémoc reste pour le Mexique et toute l’Amérique latine le symbole suprême de la liberté.
Maline enregistrait les informations. Tout ceci avait forcément une signification.
Ils continuèrent à suivre le cadet mexicain, sans un mot, pour arriver dans le bureau du commandant. L’intérieur était tout aussi somptueux que le reste du voilier. Deux bibliothèques en acajou étaient séparées par un petit hublot rond. Le mobilier en cuivre semblait d’un autre âge : portemanteaux, baromètres, compas, téléphone… Le commandant était un petit homme aux traits sévères. L’uniforme bardé de galons impressionna Maline. En sentant le regard scrutateur du commandant sur sa chair nue, Maline regretta immédiatement sa petite comédie à rollers destinée à surprendre Levasseur.
Ils s’assirent.
Olivier Levasseur commença une courte conversation en espagnol puis se tourna vers Maline.
— Il est d’accord pour répondre à vos questions, même s’il dit qu’il a déjà tout raconté à la police. Il accepte le principe d’un article sur le jeune Mungaray, mais il demande à le lire avant qu’il soit publié. Apparemment la famille Mungaray est influente au Mexique. Et il tient à la réputation de son navire…
Maline acquiesça. Elle s’installa confortablement dans le fauteuil en cuir qui lui collait aux cuisses, tout en se disant qu’elle n’allait pas apprendre grand-chose de ce commandant qui devait pratiquer à merveille la langue de bois… d’acajou plus précisément.
Rosario Ayllón Torres astiquait les lampes en cuivre du carré du Cuauhtémoc tout en pensant à la fille qu’il avait vue passer avec ce grand mec en costume. Il avait entendu le commandant donner ses ordres. C’était une journaliste !
Tout à l’heure, c’étaient les flics qui étaient venus. Ils avaient interrogé tout le monde, fouillé la chambre d’Aquilero en mettant le bordel partout. Comme s’ils cherchaient de la drogue, ou quelque chose comme cela. De la drogue sur un bateau-école ! Qu’est-ce qu’ils croyaient ? Tout ça parce qu’ils étaient mexicains ? Cela mettait Rosario en rage.
Rosario attaqua une autre lampe. Ce flic avait une tête qui ne lui revenait pas, avec son chewing-gum dans la bouche et sa veste en cuir. A Mexico, dans son quartier de Nezahualcoyotl, on n’aimait pas trop ce genre de types qui se la jouaient à l’américaine. Surtout les flics.
Du bout des doigts, il joua avec le morceau de papier au fond de sa poche. Il hésitait. Il avait vraiment envie de faire quelque chose pour Aquilero. Il était son meilleur ami sur le Cuauhtémoc. Et quelqu’un l’avait buté, poignardé. Bien entendu, il devait faire quelque chose pour Aquilero. Mais parler aux flics, c’était hors de question ! Surtout au connard de tout à l’heure. Les flics ne comprendraient rien, de toutes les façons.
Il frottait avec de moins en moins d’énergie le chiffon sur les cuivres. Il repensait aux derniers mois avec Aquilero.
Il avait changé.
Avant, lorsqu’ils étaient cadets, Aquilero était un type insouciant, normal, branché foot et filles. Un petit côté fils à papa, c’est sûr. Ils ne venaient pas du même milieu, Aquilero et lui. La famille nombreuse de Rosario n’habitait pas du même côté de Mexico, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais l’armée rapprochait, elle servait à cela, au moins. Surtout la marine.
Aquilero était un chic type, avant. Avant que toute cette histoire de trésor ne lui monte à la tête. Toutes les nuits, dans la chambre, il lui parlait de l’histoire du Mexique, de la culture aztèque, de l’impérialisme occidental, du trésor de Cuauhtémoc et de tout le reste. Il était devenu bizarre. Toujours parti sur Internet à faire des recherches. Sans parler de son plongeon dans la Seine du haut du mât de misaine, l’autre jour. Personne n’avait compris pourquoi il avait fait ça. Par pure provocation ?
Il regarda les trois aigles en or sur les vitraux du carré. Aquilero avait peut-être fini par se prendre véritablement pour un aigle ? Pour un héros national ? Pour Cuauhtémoc ?
En tous les cas, il avait bien réussi son coup : quatre jours de consigne. Au moins, pendant trois soirs, Aquilero ne leur avait pas fait d’ombre… Rosario repensa à son ami avec nostalgie. La dernière image qu’il conservait de lui était celle de la Cantina, hier soir : il dansait la salsa, entouré de filles. Elles adoraient son côté beau gosse de riches. C’était pareil dans tous les ports du monde. Les autres marins, lui en particulier, n’avaient droit qu’aux miettes.
Il toucha une nouvelle fois le papier au fond de sa poche. Aquilero le lui avait donné hier, avant de sortir en ville. « Au cas où il m’arrive quelque chose » avait-il dit. Rosario n’avait pas compris, sur le moment. Il ne comprenait toujours pas, d’ailleurs. Il était ennuyé.
Que faire avec ce morceau de papier, ce message morbide ? Il n’avait aucune envie de finir poignardé lui aussi. Il n’avait pas le même caractère qu’Aquilero. Aquilero se posait trop de questions sur tout, c’était comme cela, les fils de riches. Rosario, lui, voulait simplement prendre du bon temps. Voyager, voir des filles. Il avait grandi à Nezahualcoyotl, le plus grand bidonville du monde à ce qu’il paraît, au milieu de cinq frères et trois sœurs. Alors sa paye sur le Cuauhtémoc, il ne voulait pas la perdre !
Il frotta avec une énergie décuplée une nouvelle lampe. L’éclat du cuivre lui fit repenser aux reflets orangés de la lumière sur les cuisses de la belle journaliste, tout à l’heure, lorsqu’elle était passée. Le commandant devait être en train de se rincer l’œil.
La solution apparut, évidente.
Après, Rosario pourrait oublier toute cette histoire.
17 h 43, place du Lieutenant-Aubert
Place du Lieutenant-Aubert, allongé presque au milieu de la rue, le dos appuyé sur le rebord d’une petite fontaine, Daniel Lovichi sentait sur lui le regard méprisant des passants.
Il s’en fichait.
Leur dédain glissait sur lui comme l’eau sur les écailles d’un poisson. Il n’inspirait même plus la pitié, il le savait. Il avait renoncé depuis longtemps à tendre la main, compter les pièces jaunes, dire merci. C’était lui qui avait de la pitié pour eux, pour ces passants, tout ce bétail qui défilait dans les rues piétonnes, des sacs de marque plein les mains.
Il serra encore le poignard dans son sac. Un jour, il foncerait dans le tas, frapperait, au hasard. Un jour… Pas aujourd’hui. Aujourd’hui, il avait mieux à faire.
Daniel Lovichi se leva et s’avança sans se soucier des passants qui remontaient, pressés, la rue Damiette. Une bourgeoise le frôla et fit un saut de côté. Il prit un malin plaisir à lui souffler son haleine fétide dans la figure. Il adorait ça. Il se calma pourtant. Il ne s’agissait pas non plus de trop attirer l’attention.
Il regardait en face, au bout de la courbe de la rue du Père-Adam.
L’homme sortait du Libertalia. Il passait la majeure partie de sa journée et de ses nuits dans ce bar. Lovichi ne connaissait que son surnom. Ramphastos, ou Rami. On lui avait raconté qu’il était une espèce de pirate. Un pirate ? On le prenait vraiment pour un con ! De toutes les façons, lui, il s’en foutait de ces conneries d’histoires de pirates.
Le type ne marchait déjà pas bien droit. Il était déjà entamé en fin d’après midi, Lovichi le savait. Lovichi serra à nouveau le poignard dans son cabas. Un don du ciel ! Pirate ou pas pirate, ce connard n’était pas prudent. Les yeux de Lovichi brillèrent. Cinq mille euros dans son falzar. Cinq mille euros, dix biftons de 500 euros.
Lovichi avait repéré depuis longtemps son petit trafic.
C’est la jungle, connard. Moi aussi, j’ai mon trafic. Moi, aussi, j’ai besoin de fric. Ton fric !
Il repensa un instant aux paroles du Cubain, la coke mexicaine, chilienne, vénézuélienne. De la pure. Arrivage direct ! Les marins en avaient plein les poches, il lui avait dit. Il n’y avait qu’à demander !
Décidemment, depuis deux jours, la chance tournait. Comme si quelqu’un là-haut s’était enfin décidé à s’occuper un peu de lui. Mais maintenant, c’était à lui d’agir !
Il laissa l’ivrogne prendre un peu d’avance et le suivit discrètement. Le vieux pirate remontait lentement, titubant un peu, la rue du Petit-Porche. Daniel Lovichi serrait encore le poignard dans sa poche. Il y avait du monde un peu partout dans les rues. Agir en plein jour n’allait pas être évident. Néanmoins, avec un peu de chance, ce vieil ivrogne allait rentrer chez lui, dans un quartier désert, mettrait du temps à chercher ses clés dans une cage d’escalier, il pourrait lui tomber dessus par derrière, discrètement.
Le vieil alcoolique traversa lentement la place de la Rougemare et continua de remonter la rue derrière la chapelle Saint-Louis. Lovichi le suivait à bonne distance. Enfin, Ramphastos s’arrêta devant un porche et se pencha : il rentrait chez lui ! Il essayait de composer une série de chiffres sur le digicode situé dans un renfoncement sur sa gauche.
Daniel Lovichi jeta un rapide coup d’œil autour de lui. Les lieux semblaient déserts et le porche dans lequel cherchait à entrer Ramphastos se situait dans une sorte d’angle mort.
C’était le moment idéal !
Daniel Lovichi sortit le poignard de sa poche. Son poignet trembla un peu, il se força à serrer le manche fort, très fort. Il s’avança. Son plan était simple : aussitôt que l’ivrogne ouvrirait la porte d’entrée, il le pousserait à l’intérieur. Ensuite, ce serait un jeu d’enfant de récupérer le fric.
Il s’avança de quelques mètres, mais ce connard de pirate semblait incapable de se souvenir de son code ou d’appuyer sur les bons chiffres, de pousser cette putain de porte. Quelqu’un allait finir par arriver…
De longues secondes s’écoulèrent. La main de Lovichi recommençait à trembler, de plus en plus nettement. Enfin, Daniel Lovichi vit la porte cochère s’ouvrir. Il s’avança en silence, anticipant comment il allait pousser violemment l’ivrogne à l’intérieur, rafler les cinq mille euros, lorsqu’une voix perça le silence dans son dos :
— C’est un vrai ?
Daniel Lovichi se retourna, stupéfait.
Un gamin de moins de huit ans, au regard effronté, du genre à traîner dans la rue toute la journée, le regardait fixement.
— C’est un vrai, ton cran d’arrêt ? répéta le gamin sans aucune frousse ni timidité.
Daniel Lovichi n’aimait pas les enfants !
Mais était-ce une raison suffisante pour lui planter son couteau en travers de la gorge ?
17 h 44, bureau du commandant du Cuauhtémoc
Quand Olivier Levasseur se leva pour serrer la main du commandant et prendre congé, Maline respira. Elle avait des fourmis dans les jambes. Elle n’avait pas compris la moitié de la conversation, même si Olivier lui avait traduit l’essentiel. Cela l’avait énervée. En une heure, elle n’avait appris qu’une somme considérable de détails qu’elle avait notés consciencieusement et qui n’allaient lui servir à rien : date de naissance, prénom des frères et sœurs d’Aquilero, profession des parents, adresse… Elle percevait à peine mieux la personnalité du jeune Mexicain qu’il y a une heure : un fils de bonne famille qui s’était encanaillé à l’occasion de son séjour dans la marine. Un ego assez démesuré, en prime. Elle en savait juste assez pour rédiger un article sur la courte vie de ce jeune Mexicain, un article redondant et sans aspérités.
Maline avait demandé à visiter la chambre d’Aquilero pour avoir une idée de son intimité, pour prendre des photos plus personnelles, mais le commandant avait refusé. Apparemment, la police était déjà passée et avait tout épluché de fond en comble. Le commandant ne semblait d’ailleurs pas avoir apprécié la méthode.
En remontant vers le pont, Maline sortit son minuscule appareil photo numérique et en profita pour faire quelques clichés. Elle allait remonter les premières marches de l’escalier d’acajou lorsqu’elle sentit une main moite se poser sur son épaule. Elle se retourna vivement. Un jeune matelot mexicain, évitant soigneusement de la regarder en baissant les yeux sous sa casquette, lui tendit la main et lui glissa un morceau de papier dans la paume : une petite feuille d’agenda déchirée.
— De la part d’Aquilero, ânonna-t-il dans un français maladroit.
Avant que Maline ait pu réagir, le matelot avait disparu dans le dédale des couloirs lambrissés du Cuauhtémoc.
Personne n’avait rien vu, pas même Olivier Levasseur, déjà remonté sur le pont. Maline ouvrit sa main, déplia la feuille et lut. Le texte était écrit en français :
« Il faut bien que l’herbe pousse et que les enfants meurent. »
Un frisson parcourut le dos de Maline.
Elle froissa le papier et le glissa dans sa poche. Que pouvait bien signifier cette nouvelle allusion morbide ?
« Il faut bien que les enfants meurent… »
Ce nouveau message lui fichait la frousse.
A quelle pratique mortifère cette phrase faisait-elle allusion ?
Tout ceci la dépassait. Elle se promit de faire le point, de tout poser sur un papier, de réfléchir, aussitôt qu’elle aurait une minute.
Elle monta l’escalier et une fois sur le pont, respira avec soulagement l’air frais du fleuve. Olivier Levasseur prit galamment sa main pour la faire descendre du voilier, puis, une fois sur les quais, l’aida à fendre perpendiculairement la foule. Ils se glissèrent entre un magasin de vêtements marins et un vendeur de kebab, et soufflèrent, un peu à l’abri de la cohue.
Olivier Levasseur regarda sa montre :
— Je suis désolé mais il va falloir que je vous quitte bientôt, mademoiselle Abruzze. J’ai un cocktail officiel dans quelques minutes. Toutes les huiles du grand Rouen seront là… Vous avez tous les renseignements que vous souhaitiez ?
Maline se demanda quel était la véritable personnalité de cet Olivier Levasseur. Dandy profitant de la mondialisation pour garnir son compte en banque ou aventurier cynique ?
— Si on veut…
Elle marqua un silence et demanda :
— Sincèrement, Olivier, qu’est-ce que vous en pensez de cette histoire de meurtre ? Vous avez bien une version ? C’est vous qui êtes en première ligne devant les médias… Comment allez-vous faire pour expliquer tout cela aux chaînes de télé ? L’assassinat d’un jeune Mexicain qui plonge du haut du mât et fait de l’apnée en Seine ; qui a le dos couvert de tatouages, que son assassin marque au fer rouge ; à qui une fille continue de téléphoner en espagnol alors qu’il est mort ; qui aime les citations morbides en français…
Levasseur encaissa la question sans sourciller :
— C’est assez simple, mademoiselle Abruzze. Il n’y a rien de bien mystérieux dans tout ça. Le jeune Aquilero aimait plaire. Tout le prouve. Il frime devant la foule en plongeant dans la Seine. Il séduit à la Cantina une fille qu’il abandonne ensuite et qui logiquement continue de le harceler au téléphone sans savoir qu’il est mort. Banal, non ? Il a tatouées sur son dos les figures d’un symbole quelconque, peut-être les surnoms des joueurs de son équipe de foot locale. C’est un casse-cou. Il aime plaisanter avec la mort…
— Au point de se brûler vif ?
Olivier Levasseur continua sans relever :
— Il est tué dans une bagarre par un rôdeur qui prend la fuite. Aucun mystère dans tout ceci, mademoiselle Abruzze, n’allez pas semer une panique inutile pour vendre vos journaux !
La réflexion énerva Maline. Levasseur n’avait décidément rien d’un type original. Il n’était qu’un pion au service de l’administration. Ce surfeur des mers du Sud se gardait bien de faire la moindre vague, ici ! Si ça se trouve, dans le bureau du commandant du Cuauhtémoc, il lui avait simplement traduit ce qui l’arrangeait. Il n’était qu’un fusible, un joli petit fusible à la peau cuivrée, payé grassement pour éviter que tout ne saute…
Maline savoura d’autant plus le nouveau tour qu’elle allait sortir de son sac.
— Où se déroule-t-il, votre cocktail ?
Levasseur pencha la tête et prit un air désolé, posant son regard d’émeraude sur la journaliste
— Sur la Bodega en Seine… Rive gauche. La fameuse péniche transformée en salle de réception. Désolé de vous décevoir, mademoiselle Abruzze, j’aurais adoré que vous puissiez être ma cavalière pour ce cocktail. Y entrer à votre bras aurait été très flatteur pour moi, mais cette fois-ci, une tenue de soirée est impérative… On ne vous laissera jamais entrer ainsi…
Maline adopta une mimique de femme-enfant qu’elle maîtrisait parfaitement :
— Il y aura du champagne ?
Levasseur confirma, adoptant une attitude faussement navrée :
— Des petits fours aussi ? continua Maline. Et tous les hommes et femmes qui comptent pour l’Armada ?
— Oui… Tous en costume-cravate et robe de soirée… Hélas !
— Vous n’avez pas de cravate !
— Je l’ai dans ma poche…
— Ah bon ? On a le droit d’utiliser des armes secrètes ?
Maline prit une inspiration et continua :
— Sérieusement, Olivier, est-ce que je peux vous demander un service ?
Il regarda sa montre.
— Si ce n’est pas trop long.
Maline désigna la rangée de toilettes publiques posées pendant l’Armada, un peu en retrait des quais :
— Vous pouvez m’accompagner pour me tenir mon sac ?
Olivier Levasseur suivit la journaliste sans méfiance. Il y avait une forte affluence autour des sanitaires, mais Maline parvint à en trouver un libre, au bout de la rangée. Elle confia son sac au chargé de communication, entra et s’enferma. Il y avait un espace de dix centimètres au dessus de la porte, Maline passa un bras et demanda d’une voix candide :
— Olivier, vous pouvez fouiller dans mon sac ? Au fond, vous allez trouver une robe rouge. Vous pouvez me la passer ?
Elle tendit son bras nu au dessus de la porte.
Stupéfait, Olivier Levasseur ouvrit le sac à dos de la journaliste et découvrit une minuscule robe de soirée en tissu élastique infroissable, roulée en boule. La main de Maline attrapa le bout de tissu rouge et disparut.
— Merci, fit la voix cristalline de Maline. Olivier, vous pouvez m’attraper ça ?
Sous les yeux éberlués du chargé de relations presse, Maline fit passer au-dessus de la porte des sanitaires son minuscule bustier et son short en jean !
Olivier Levasseur se hâta de tout ranger dans le sac à dos, inquiet malgré lui du regard des touristes du voisinage. Lorsqu’il releva la tête, il n’en crut pas ses yeux.
Au-dessus de la porte, au bout de la fine main de la journaliste, pendait un soutien-gorge !
— Olivier ? fit Maline d’une voix ironique. Vous êtes là ?
Levasseur dissimula prestement le sous-vêtement avec le reste, dans le sac à dos.
La porte des sanitaires s’ouvrit. Maline sortit, triomphante, pieds nus, ses cheveux décoiffés tombant sur les épaules. La petite robe rouge infroissable se tendait sur les formes généreuses de la journaliste.
Provocante. Irrésistible.
Olivier Levasseur détourna son regard des mamelons qui pointaient sous le tissu tendu.
— Je suis prête, monsieur le chargé en chef des relations presse internationales du monde entier. Votre cavalière est-elle à votre goût ?
Levasseur reprit doucement ses esprits. Après un rapide et pudique examen, il lança, beau joueur :
— Vous êtes somptueuse, Maline.
— On y va ? répondit la journaliste enjouée. Je me maquillerai en route. Je dois aussi avoir un bracelet et un collier au fond de mon sac.
Elle attrapa le bras du chargé de communication, pas encore tout à fait remis de ses émotions :
— Cela fait longtemps que j’avais coché sur mon agenda ce cocktail officiel. Il me manquait juste un cavalier. Alors, dites-moi Olivier, qui y aura-t-il comme personnalités sur la Bodega ?
17 h 53, commissariat de Rouen, 9, rue Brisout-de-Barneville
Lorsque le téléphone sonna, le commissaire Paturel regarda sa montre. 17 h 53. C’était Ovide Stepanu. Le commissaire soupira. Pourvu que cet oiseau de mauvais augure soit bref. Il fallait qu’il soit à 18 h 30, dernière limite, à Sotteville-lès-Rouen… devant l’entrée du centre de loisirs ! Tout commissaire divisionnaire qu’il était, il devait récupérer ses enfants, Léa et Hugo.
« Après 18 h 30, ils seront sur le trottoir. » C’est ce que lui avait affirmé cette saleté de directrice du centre. Ils n’assuraient la garderie que jusqu’à 18 h 30… Et elle lui avait rappelé. « L’heure des mamans, c’est 17 heures !». L’heure des mamans ! Quelle connasse ! Le commissaire était en train de s’apercevoir qu’il vivait dans une putain de société sexiste. Une société matriarcale sans aucun respect pour les pères…
— Allo, Gustave ? Tu es là ? C’est Ovide. Je suis rue du Champ-de-Foire-aux-Boissons, juste à côté de la rue Pasteur, au-dessus des quais. On a retrouvé le lieu où Mungaray a été tué ! Une patrouille a détecté des traces de sang. L’expertise vient de le confirmer. C’est le sang de Mungaray. J’y suis pour l’instant, on continue les analyses.
Gustave Paturel souffla. L’enquête progressait.
— Rue du Champ-de-Foire-aux-Boissons, répondit-il, c’est juste au-dessus de la Cantina, non ? Ça pourrait vouloir dire que Mungaray a été poignardé juste après être sorti de la Cantina. Ça renforce l’idée que la fameuse fille blonde peut avoir été témoin… Ou même l’assassin.
— Au risque de paraître rabat-joie, siffla Stepanu, la fille est peut-être aussi une autre victime dont on n’a pas encore retrouvé le corps.
Le commissaire frissonna. Stepanu pouvait bien avoir raison.
— Toujours le mot pour rire, Ovide, commenta-t-il. Merci de ton optimisme ! Rue du Champ-de-Foire-aux-Boissons, ce n’est pas très loin non plus du Cuauhtémoc. Malgré ce que dit le légiste, Mungaray pourrait ne pas être mort sur le coup, s’être traîné jusqu’à son bateau. C’est l’explication la plus logique, non ? Ovide, vous avez repéré des traces de sang ailleurs, entre la rue du Champ-de-Foire-aux-Boissons et les quais ?
— J’en sais rien. Je ne crois pas. Le légiste avait l’air formel sur l’heure de la mort.
— Vérifie ! Ça devient urgent de trouver une explication rationnelle à cette histoire de cadavre qui a oublié de pourrir pendant trois heures.
Sarah Berneval entra dans le bureau du commissaire armée d’un second téléphone, en faisant de grands signes à Gustave Paturel pour lui signifier que c’était urgent. Le commissaire répondit par une moue agacée indiquant qu’il était déjà en ligne.
— O.K. Ovide, continua Paturel, est-ce que tu as avancé avec le capitaine du Surcouf, le bateau-promenade à côté du Cuauhtémoc ?
— Désolé Gustave, répondit Stepanu. J’ai dû me rendre en urgence rue du Champ-de-Foire-aux-Boissons. J’ai pas eu le temps.
Le commissaire Paturel savait que tous ses inspecteurs étaient débordés. Difficile d’avancer plus vite sans autres hommes. Il savait qu’il pouvait demander du renfort à Paris. Le préfet pourrait l’appuyer, à cause de l’Armada, mais cela signifiait à tous les coups qu’ils dépêcheraient à Rouen les grands moyens, la police scientifique et tout le reste. Il serait mis sur la touche. On n’en était tout de même pas là.
— C’est pas grave, Ovide. Nicolas Neufville ne va pas s’envoler ce soir. On va avancer à petits pas de ce côté-là. Autre chose, en ce qui concerne la ménagerie, les tatouages, le requin et les autres animaux de la jungle, tu as une idée ?
Sarah Berneval insistait toujours avec son téléphone, se dandinant comme si elle avait une envie pressante.
« Qu’est-ce qu’elle peut bien vouloir ? », pensa le commissaire. Il ne pouvait pas être sur tous les fronts en même temps. Cela pouvait bien attendre deux secondes ! Il écouta la réponse de Stépanu :
— J’ai fait faire des dossiers par le pôle de documentation. Je vais repasser les chercher tout à l’heure au secrétariat et y bosser ce soir…
— O.K…
Sarah Berneval planta quasiment le second téléphone dans l’oreille du commissaire.
— Bon Ovide, à plus tard, je dois raccrocher.
Il se retourna, agacé, vers sa secrétaire :
— Quoi ?
— On vient de recevoir un coup de fil d’une certaine Marguerite Duclos. Elle habite place de la Rougemare… Elle prétend avoir vu un type, de dos, qui menaçait un gosse… avec un poignard. J’ai pensé que…
Le visage du commissaire changea soudain d’expression.
— Nom de Dieu ! Il y a combien de temps ?
— Une minute ou deux, pas plus !
— Putain ! Vous m’envoyez place de la Rougemare la patrouille la plus proche. Tout de suite. Vous prévenez aussi Scotto qu’il sorte une Subaru. Il m’emmène !
Franck Scotto était réputé pour être le pilote le plus rapide du commissariat de Rouen. Le commissaire prit à peine le temps de jeter un coup d’œil sur sa montre. 17 h 57. L’image fugitive de Léa et Hugo seuls sur le trottoir du centre de loisirs passa devant ses yeux. Il n’avait hélas pas le temps de penser davantage à eux. Il attrapa sa veste à la volée et sortit en courant.
Moins d’une minute plus tard, la Subaru Impreza WRX hurlait sur le quai Jean-Moulin à plus de cent kilomètres heure, toutes sirènes déployées. La foule massée sur les quais hauts regarda avec étonnement le véhicule de police accélérer puissamment le long de la Seine. Le commissaire, assis aux côtés de Franck Scotto, voyait défiler les drapeaux et fanions des mâts des voiliers, comme les banderoles le long de la plus grande ligne droite d’un circuit de formule 1.
Franck Scotto tourna d’un coup de volant magistral sur le pont Corneille. L’Ile Lacroix leur fit face soudainement. Le téléphone portable du commissaire Paturel sonna à nouveau.
— Commissaire ? C’est Mezenguel.
Paturel soupira :
— Magne-toi Jérémy, je suis à fond, là. Il y a urgence !
— O.K., je fais bref. J’ai fini le rapport sur le Cuauhtémoc et Mungaray, je le laisse sur votre bureau, patron. Mais il n’y a rien de concret. Aucune trace de drogue. D’ailleurs, j’ai l’impression que l’armée mexicaine n’a pas trop apprécié d’être soupçonnée.
La Subaru remontait plein gaz la rue de la République. Gustave Paturel espéra que son inspecteur stagiaire n’ait pas trop joué les cow-boys sur le Cuauhtémoc. Il ne manquerait plus qu’il se retrouve avec une plainte sur le dos !
— Et la personnalité du jeune Mungaray, Jérémy, tu as avancé ?
— C’est aussi dans le rapport, patron. Rien de neuf. J’ai juste eu la confirmation qu’il avait tendance à s’intéresser à des histoires un peu tordues, genre contes et légendes, mythologies aztèques, pirates et chasses au trésor…
Gustave Paturel ferma les yeux quelques instants :
— Chasses au trésor ? On ne l’avait pas encore eu, ça… Cela manquait au tableau…
La Subaru dépassa l’hôtel de ville et quelques instants après, pila place de la Rougemare.
— A plus tard Jérémy, faut que je raccroche…
Une dizaine de policiers quadrillait déjà la petite place. Avant que le commissaire n’ait le temps de descendre, un agent se précipita vers lui :
— Agent Marcellin, commissaire, fit-il d’une voix essoufflée. Il n’y avait plus personne lorsqu’on est arrivé. Le type au poignard avait fichu le camp ! On a juste le témoignage d’une voisine, Marguerite Duclos, et d’un gamin de sept ans, Gregory Viviani. Une vague description, rien de précis. Ce n’est peut-être qu’une fausse piste. La vieille n’a pratiquement rien vu, elle guettait du haut de son appartement, derrière son rideau, et le gosse n’avait pas l’air franchement traumatisé.
Le commissaire sortit de la Subaru. Il essayait de penser calmement. Le seul élément qui pouvait éventuellement lier ce fait divers au meurtre de Mungaray était le poignard. C’était maigre… Mais aucune piste n’était à négliger. Il fallait interroger plus en détail les témoins, chercher à en savoir plus. On ne savait jamais. Il regarda sa montre, résigné. 18 h 17. Il ne pouvait pas abandonner une telle piste à ce moment-là de l’enquête. Il se tourna vers Franck Scotto.
— Franck, tu penses que tu peux être au 17, de l’avenue Jean-Jaurès, à Sotteville, avant 18 h 30 ?
Le pilote-policier afficha un sourire béat, il adorait visiblement jouer les « Taxi 5 » dans les rues de Rouen. Il ne savait pas encore que sa mission consistait à aller chercher deux gosses au centre de loisirs avant la fin de « l’heure des mamans ».
La Subaru repartit en trombe, dans un nuage de fumée. Le commissaire Paturel en général détestait mélanger vie professionnelle et vie privée, recourir aux passe-droits, aux privilèges… Mais c’était un cas de force majeure ! Il leva les yeux vers la place de la Rougemare : il lui restait à interroger les témoins, rechercher d’éventuels indices sur ce type au poignard, accompagner la police scientifique, pour le principe.
Quinze minutes plus tard, il n’avait guère avancé dans son enquête lorsque son téléphone sonna à nouveau. Cette fois-ci, c’était l’inspectrice Colette Cadinot qui cherchait à le contacter :
— Oui. Colette ?
— Gustave ? J’ai encore une info. Il y a eu un nouveau message sur le téléphone portable de Mungaray. Il y a un quart d’heure, provenant toujours du même numéro, toujours en espagnol. Je te le lis ? O.K., j’y vais. « Es el oro de la noche ». Cela signifie très exactement, « Tu es l’or du soir ».
Une lassitude gagna le commissaire :
— Tu en penses quoi, Colette ?
— Ça me semble clair. Son amoureuse lui souhaite une bonne nuit…
Le commissaire se laissa tomber sur le banc le plus proche :
— Ils commencent à me taper sur le système, ces messages d’amour ! Colette, explique-moi pourquoi on n’a toujours pas pu trouver à qui appartenait ce numéro.
— On a trouvé Gustave ! On a eu la réponse de l’opérateur cet après-midi. Le numéro appartient à une certaine Laurine Rougier.
Paturel se redressa soudain.
— Enfin ! On avance. Colette, elle est blonde, cette Laurine Rougier ?
Colette Cadinot confirma :
— Oui, elle est blonde… Mais il y a juste un petit problème.
L’inspectrice marqua un temps d’arrêt, semblant craindre la réaction du commissaire :
— Elle a 13 ans ! D’après ce qu’elle raconte, elle a perdu son portable dans les rues de Rouen hier, pendant qu’elle se promenait avec ses parents… On a vérifié. Ça a l’air vrai… On peut creuser du côté de la famille mais j’ai l’impression que c’est une impasse.
— Bordel ! hurla le commissaire. Encore une impasse ! Notre seule piste concrète ! Colette, tu évites que la gamine fasse opposition pour son portable, hein… Qu’on garde la ligne.
Colette émit un grognement agacé signifiant qu’elle y avait pensé.
— O.K… Colette, sinon, tu as des nouvelles de la gendarmerie de Pont-Audemer ?
— Ils nous ont faxé des dizaines de pages de faits divers. Depuis dix ans… J’ai survolé. J’ai rien vu de particulier…
Paturel posa quelques dernières questions puis raccrocha. Il se sentait soudain très fatigué, seul, sur ce banc. Cette enquête lui échappait. Aucune piste n’apparaissait vraiment solide. Toutes lui filaient entre les doigts, il ne comprenait rien. Il lui fallait pourtant faire vite. Il ferma à nouveau les yeux, quelques instants. Ses pensées s’envolèrent.
Un petit sourire se forma au coin de ses lèvres. Il était en train de penser qu’à cet instant, Léa et Hugo étaient assis à l’arrière d’une Subaru Impreza WRX pilotée par un professionnel… Et qu’ils devaient adorer cela.
Daniel Lovichi s’éloignait du centre-ville, remontant vers les boulevards à travers des rues désertes, le poignard soigneusement dissimulé dans son sac. Il n’allait tout de même pas trucider ce môme, en plein jour en plus ! Il avait bien fait de se tirer, la police était arrivée juste après. Quelqu’un avait dû le voir, le dénoncer. Les bourgeois passent leur temps à guetter la rue par leur fenêtre ! Comme s’ils n’avaient que ça à foutre. Il n’avait pas été assez prudent, il avait été trop pressé.
Tant pis, ce n’était que partie remise !
Ce soir, ce Ramphastos allait revenir au Libertalia, il y rappliquait tous les soirs. Ce Ramphastos serait encore bien plus bourré ce soir, encore plus bourré que lui serait défoncé. Ce soir, ce serait un jeu d’enfant. Daniel Lovichi connaissait ses habitudes. Il le croisait souvent, la nuit. La nuit, Rouen est une ville morte, les habitués se repèrent.
Ramphastos allait forcément revenir au Libertalia, ce soir comme tous les soirs.
Bourré de fric, bourré tout court.
Daniel Lovichi serait là, lui aussi, et cette fois, il n’y aurait aucun témoin gênant pour se mettre entre ce vieil ivrogne et lui.
19 h 25, pont de la Bodega sur Seine
Maline sentait tous les regards se poser sur elle. A cause de son cavalier, bien entendu. Mister Armada, et de loin, si on avait organisé une élection. Elle aurait rédigé l’article avec plaisir ! Les regards la suivaient vraisemblablement aussi à cause de sa robe. La dernière fois qu’elle avait dû l’enfiler, c’était pour danser à l’Ibiza, du temps où elle trouvait encore des copines pour sortir en boîte. Dans une autre vie, il y avait une éternité.
Coup de bol, elle rentrait encore dans la robe ! Elle n’avait pas eu le temps de l’essayer avant son numéro de strip-tease aux sanitaires de l’Armada… C’était quitte ou double ! Au moins, elle avait réussi à le bluffer, son chargé de relations presse.
Un partout, après le coup de la serviette de bain de ce matin. Elle avait trouvé adorable le petit air pudique qu’avait pris Olivier Levasseur.
Elle pensa qu’au lieu d’être là, parmi cette assistance guindée, elle aurait adoré se faire inviter en tête-à-tête dans un petit restaurant du vieux Rouen et tout découvrir de la vie de ce bel aventurier.
Chiche ?
Olivier Levasseur lâcha son bras et lui lança un sourire ravageur.
— Je vous laisse, Maline ? Je vais être très occupé ; c’est mon job. J’ai beaucoup de personnes à rencontrer… A tout à l’heure ? On va bien se croiser à nouveau sur le pont !
Il planta Maline.
A quoi s’attendait-elle ? Levasseur devait avoir de très lourdes responsabilités sur ses belles épaules musclées…
Sa robe la serrait de partout. Elle avait davantage l’impression d’être en maillot de bain qu’en robe de soirée. Rouge en plus. Quelqu’un allait bien finir par l’accoster et l’appeler « Pamela ».
Quelle conne ! En plus, elle détestait ces mondanités.
Elle se fraya un chemin jusqu’au buffet, attrapa une coupe de champagne et une poignée de petits-fours de chez Hardy. Elle n’allait pas se priver ! Elle jeta un coup d’œil circulaire. Olivier Levasseur était en train de parler avec un type en costume gris qu’elle connaissait trop bien.
Nicolas Neufville.
La cible favorite de Christian Decultot dans ses éditoriaux du SeinoMarin. Qu’est-ce qu’Olivier Levasseur pouvait bien raconter à cet homme d’affaires douteux ?
— Madame Abruzze !
La voix fit sursauter Maline. Elle se retourna. Un homme fripé, plutôt petit, d’une cinquantaine d’années, aux cheveux plus jaunes que blonds, lui tendit la main.
— Jean Malochet. Vice-président de l’association de l’Armada. Je suis un de vos admirateurs, madame Abruzze. J’adore vos articles !
Maline connaissait bien entendu Jean Malochet. Elle le connaissait surtout par son surnom : général Sudoku. Champion de Normandie de Sudoku, et accessoirement vice-président de l’association de l’Armada, à la tête d’une armée de plus de trois cents bénévoles permanents, et de plus de trois mille pendant les dix jours de l’Armada.
— Je voulais vous parler, madame Abruzze.
Une femme qui devait avoir au moins quatre-vingts ans, couverte de bijoux en toc, s’approcha à son tour :
— Jean n’osait pas venir. C’est moi qui l’ai poussé…
Maline identifia Jacqueline Malochet. Elle savait que le général Sudoku ne sortait jamais sans sa mère. Elle connaissait vaguement leur histoire. Sudoku avait été ingénieur à la Shell. Il y avait eu un incident sur un atelier et tout le système respiratoire de Sudoku avait été touché. On l’avait soigné, mis à la retraite anticipée, pensionné. Il n’avait pas quarante ans à l’époque ! Depuis, il vivait avec sa mère et occupait comme il pouvait son QI exceptionnel. Le SeinoMarin lui avait ouvert plusieurs fois ses pages sports et loisirs. Quintuple champion de Normandie de Scrabble, dont deux titres en double avec sa mère. Maline se souvenait qu’il avait également fait une carrière éclair au Backgammon. Mais depuis quelques années, il faisait partie de l’équipe de France de Sudoku !
— Je suis flattée, murmura Maline.
— C’est vrai. Mon fils aime beaucoup vos articles. Il dit qu’ils sont au-dessus du lot !
Maline rougit, mais pas tant que le général Sudoku. Maline s’étonnait qu’un tel vieux garçon, déconnecté du monde réel, puisse diriger plusieurs milliers de bénévoles. Sa curiosité de journaliste prit le dessus :
— Monsieur Malochet. Racontez-moi. Comment devient-on le principal chef d’orchestre de l’Armada ?
Sudoku devint écarlate.
— Je ne suis rien de tout cela, madame Abruzze. Il y a beaucoup de gens bien plus importants que moi sur l’Armada. Des élus, des partenaires qui amènent de l’argent… Moi, je donne juste un peu de mon temps. Vous savez ce que c’est. Il faut toujours un volontaire pour faire ce que les autres ne veulent pas faire. La paperasse et tout le reste. Je me contente de coordonner ce que je peux…
— Mon fils a toujours été trop modeste, coupa Jacqueline Malochet. C’est lui le véritable cerveau de l’Armada. Tout est là-dedans…
Elle montra du doigt le cerveau dégarni de son fils, sur lequel peinaient à pousser ses cheveux jaunis. Maline sourit. Elle avait vidé son verre de champagne. Jacqueline Malochet le remarqua :
— Jean, tu peux aller chercher une autre coupe de champagne à madame ? Tu m’en ramènes une aussi !
Le général Sudoku obéit sans broncher.
Pendant qu’il se rendait au buffet, Jacqueline glissa sur le ton de la confidence :
— Jean n’a pas le droit de boire d’alcool. Depuis son accident, il doit faire attention à tout ce qu’il boit et tout ce qu’il mange. Vous savez, en plus, il est veuf, depuis longtemps. Il n’a plus que moi dans la vie…
Le général Sudoku revint avec deux flûtes à la main.
— Et l’Armada, continua Maline. Comment êtes-vous tombé dedans ?
— Vous allez rire, fit Sudoku. Avant 1989, je m’occupais en faisant des maquettes de bateaux. Je les ai exposées lors de la première Armada, en 1989. Depuis ce film, Le dîner de cons, on a un peu honte d’avouer ce genre de passion !
Il se lança dans un rire qui ressemblait davantage à une toux malsaine. Jacqueline Malochet haussa les épaules en vidant sa flûte d’un trait. Maline en profita pour jeter un coup d’œil vers Olivier Levasseur. Il était encore en grande conversation avec cette crapule de Nicolas Neufville.
Sudoku continua :
— J’y suis entré à cause de ces maquettes. Ensuite, je suis monté en grade petit à petit. Vous savez ce que c’est, je levais la main quand il fallait un volontaire. On n’est jamais très nombreux à lever la main… Mais je m’arrête là, madame Abruzze, on n’est pas là pour parler de moi. Ce n’est pas pour cela que je vous ai dérangée. Ce que je voudrais, madame Abruzze, c’est que vous me fassiez un bel article sur les bénévoles de l’Armada.
Maline le regarda, intéressée. Sudoku enchaîna :
— Vous ne parlez pas assez des bénévoles, vous autres les journalistes ! Vous montrez les bateaux, les marins, tout ça, c’est normal. On est tous là pour ça. Mais tout le reste… Les paillettes, les concerts, les bateaux-promenades, le business, les sponsors, vous ne trouvez pas que vous en faites un peu trop ?
Maline ne sut pas quoi répondre. Le général Sudoku continua :
— Vous croyez que j’ai l’air malin, sur ce pont, avec mon verre d’eau minérale. Je suis aussi à ma place qu’un pingouin dans le Sahara. Tous ces cocktails, ces séminaires pour patrons sur les bateaux, c’est du folklore. On s’en fiche… Je suis certain que vous pouvez comprendre, madame Abruzze. J’ai bien lu tous vos articles. Vous êtes sensible. C’est un article sur l’âme de l’Armada qu’il faut nous faire. Sur ce qu’il y a dans le cœur des gens, au plus profond. Sur ce qui pousse des milliers de gens à aller dans le même sens. On n’a jamais vu ça dans la région ! C’est un article sur une petite fierté toute simple, sans paillettes ni dentelles. Penser toute cette organisation de dingues simplement pour voir s’allumer l’œil d’un gamin qui voit passer un voilier du bout du monde sur le morceau de Seine où il est né. Je suis certain que vous pouvez comprendre ça, madame Abruzze… C’est cet article-là qu’il faut écrire !
Jacqueline Malochet buvait les paroles de son fils. Peut-être aussi parce que son verre était vide…
— Je m’en ressers une, fit-elle. Une pour vous aussi, madame Abruzze ?
Maline ne refusa pas. Le général Sudoku l’avait secouée. Elle pensa qu’elle pouvait faire d’une pierre deux coups.
— J’y penserai, monsieur Malochet. Je vous le promets ! J’y penserai. Mais pour l’instant, je suis plutôt sur une autre affaire. Vous savez bien. Cette histoire de meurtre…
Le visage du général Sudoku se transforma soudainement. Une force inattendue se dégagea de toute son attitude. Elle commençait à comprendre comment il avait gagné ses galons de général :
— Ah non, madame Abruzze ! Vous n’allez pas tout gâcher ! Des gens vivent depuis cinq ans pour ces dix jours, donnent tout. C’est leur vie. Alors vous n’allez pas gâcher la fête avec cette histoire sordide. Attendez quelques jours, qu’est-ce que cela vous coûte ? Attendez après lundi, après le départ des bateaux. Après, vous pourrez écrire ce que vous voulez.
Elle l’avait fâché. Elle chercha une diversion. Tous les mystères de son enquête lui traversèrent l’esprit. Elle saisit la nouvelle coupe de champagne que lui tendait madame Malochet mère, but une gorgée et se lança :
— Vous connaissez tout le monde ici, monsieur Malochet. Je cherche quelqu’un qui pourrait me parler des traditions des marins. Vous voyez, les légendes autour de la marine, les trésors, les tatouages des matelots, les… les mystères…
Sudoku la regarda l’air méfiant et finit par répondre :
— Vous trouverez celui que vous cherchez au Libertalia. Rue du Père Adam. Demandez Ramphastos. Vous ne pouvez pas le rater. Je crois même qu’il y dort !
Maline avait fini par réussir à échapper aux Malochet mère et fils. La tête lui tournait après les trois coupes de champagne qu’elle avait bues. Elle s’approcha du bord du ponton et regarda l’eau sombre de la Seine. Elle avait l’esprit embrumé et n’arrivait pas à savoir par quel bout prendre cette affaire. Tout lui semblait aussi opaque que le fleuve.
Qu’est-ce qui se cachait, en profondeur, sous la surface des choses ? Quel terrible secret ?
Elle tituba un peu.
Où était passé son beau cavalier ?
Elle s’était à peine posé la question qu’Olivier Levasseur apparut comme par magie devant elle !
Hélas, il était accompagné.
— Mademoiselle Abruzze ? fit-il d’un ton professionnel neutre. Il y a là quelqu’un qui souhaite vous parler.
Le regard vert du beau chargé de communication prit à peine le temps de se poser sur la robe moulante de Maline. Il avait déjà tourné les talons.
Il n’était pas resté cinq secondes ! Le moral de Maline en prit un coup. Lorsqu’elle découvrit qui souhaitait lui parler, cela ne le regonfla pas.
Nicolas Neufville !
L’homme d’affaires affichait une cinquantaine entretenue avec aisance. Maline soupçonnait même l’aide de quelques coups de bistouri dans une clinique de la Côte d’Azur.
— Maline Abruzze ? Depuis le temps que je souhaitais vous rencontrer. Vous êtes un oiseau rare…
Méfiance. Le laisser venir.
— Je vois que votre verre est vide. Une nouvelle coupe de champagne ?
Rester lucide.
— Non merci…
L’homme d’affaires regarda quelques instants le fabuleux spectacle des voiliers sur la Seine, dont les lumières commençaient doucement à scintiller.
— Merveilleux panorama, non ? Beau succès, cette Armada, vous ne trouvez pas ? Tout est réuni. La météo, les bateaux, les touristes…
Maline lança sa première pique :
— Maintenant qu’il s’agit d’une valeur sûre, je suppose que vous avez dû investir... Officieusement au moins. Cela m’étonnerait que vous n’ayez pas trouvé un moyen de faire quelques bénéfices sur le dos de cette belle manifestation populaire et gratuite...
— Tss… Tss... Mademoiselle Abruzze, on ne va pas commencer sur ces bases-là tous les deux… Ne jouez pas les méchantes. Vous êtes belle à croquer ! Vous n’êtes pas responsable de ce qu’écrit votre rédacteur en chef. D’ailleurs, ce qu’il écrit, je m’en fiche. J’ai de l’ambition. Je rachète des petits concessionnaires, des petits restaurateurs indépendants… Et alors ? Peut-être bien qu’un jour, un plus gros que moi me rachètera. C’est le jeu… On est tous dans le même bateau. J’achète, je vends. Votre patron aussi, il se sert de moi pour faire vendre. C’est le jeu…
Maline était peut-être « belle à croquer », mais elle avait surtout envie de mordre. Elle connaissait la liste de ses concurrents qui avaient dû fermer. Les conditions de travail calamiteuses dans ses établissements. Sa pression permanente sur les médias…
— Pour vos investissements, ça ne fait pas un peu désordre, un meurtre sur l’Armada ?
Nicolas Neufville ne se départit pas de son sourire :
— Laissons faire la police… Chacun son métier.
— Ça tombe bien, lâcha Maline. Le mien est de chercher à découvrir la vérité, et d’en informer le public…
— Allons allons... Le SeinoMarin triple ses ventes pendant l’Armada. Vous n’avez pas besoin de faire de sensationnalisme, d’en rajouter avec ce regrettable fait divers. On ne va tout de même pas tuer la poule aux œufs d’or… Vous n’êtes pas d’accord ?
Neufville regarda à nouveau les lumières du fleuve, jusqu’à l’Ile Lacroix et continua :
— Mademoiselle Abruzze, savez-vous pourquoi l’Armada est l’une des rares choses qui fonctionne dans cette agglomération ?
— Vous allez me l’apprendre !
— J’en serais flatté. Avez-vous déjà remarqué, mademoiselle Abruzze, tous les succès de Rouen ne se situent ni sur la rive gauche, ni sur la rive droite. Ils se situent tous au beau milieu, sur la Seine ! Quelles sont les manifestations populaires qui rassemblent tous les Rouennais ? Les 24 heures motonautiques, l’Armada, la foire Saint-Romain… Vous remarquerez qu’elles ont toutes pour décor la Seine. Quels équipements ne sèment pas la discorde, les seuls : le sixième pont, le port de plaisance… Toujours la Seine ! Citez-moi le sport, le seul, dans lequel l’agglomération de Rouen triomphe ?
— Le hockey sur glace ?
— Gagné ! Le plus grand club de France, la patinoire de l’Ile Lacroix, ni rive gauche ni rive droite, au beau milieu de la Seine ! Vous voulez que Rouen soit un jour champion de France de football ? C’est simple ! Construisez un stade au milieu de la Seine !
L’homme d’affaires était visiblement fier de son bon mot. Il avait dû le tester de multiples fois dans des salons mondains… Maline se demandait où Neufville voulait en venir.
— D’accord, répondit la journaliste. On fera des concerts flottants aussi, et des logements sociaux sous l’eau, on sera très novateur… Mais elle nous mène où, votre théorie ?
— Vous le savez aussi bien que moi, mademoiselle Abruzze. Ce qui congèle le développement de notre agglomération depuis toujours, c’est la guerre froide entre les deux rives. La Seine, c’est notre mur de Berlin. Faites tomber le mur et vous libérerez un nouvel ordre… Tant que nous aurons une agglomération coupée en deux, rive droite contre rive gauche, maires de droite contre maires de gauche, rien ne changera. Les gens en ont assez, mademoiselle Abruzze. Les gens ne veulent plus de ce modèle. Pour Rouen, il faut quelqu’un qui soit au-dessus de la mêlée, ni sur la rive de gauche, ni sur la rive de droite.
— Au centre ?
— Non pas au centre, Mademoiselle Abruzze. Je vous l’ai dit. Au-dessus. Ailleurs…
Maline afficha une moue peu convaincue :
— C’est un peu évasif, non ? Vous comptez vraiment prendre la mairie de Rouen en vous situant simplement « ailleurs » ?
— La Seine, mademoiselle Abruzze ! La Seine sera un symbole concret que les électeurs comprendront. Je ne suis pas le seul à le penser. Loin de là ! J’ai de plus en plus d’amis qui me rejoignent, qui comme moi pensent qu’il faut que cela change, qui me font confiance. Je suis certain que nous faisons le même constat, vous et moi, mademoiselle Abruzze. Vous savez, malgré tout, j’aime l’impertinence de votre journal, vous avez des diagnostics lucides. Il y a aussi de la place pour vous, dans notre cercle, il y a de la place pour tous ceux qui veulent faire changer les choses. Regardez, l’Armada, c’est le début du grand changement pour Rouen !
Maline faillit lui dire qu’il n’était pour rien dans le succès de l’Armada, que des hommes politiques de droite, de gauche et du centre, avec des milliers de bénévoles, avaient construit son succès ; qu’il n’était qu’un arriviste mégalo ; que son étoile allait exploser en plein vol, un beau jour, et que ce jour-là, elle se ferait un plaisir d’en rédiger une pleine page dans Le SeinoMarin.
Nicolas Neufville prenait toujours la pose au bord du fleuve, embrassant l’horizon, rêvant à son destin. Il se retourna vers Maline.
— Alors qu’en pensez-vous, mademoiselle Abruzze. Vous n’êtes pas d’accord ? L’Armada, c’est Rouen qui revit !
— Et un marin qui meurt…
21 h 53, 15, rue Armand-Carrel, Sotteville-lès-Rouen
Le commissaire Gustave Paturel s’écroula dans son canapé. Il fit tinter deux ou trois fois le glaçon de son verre de whisky et but une gorgée.
Dieu que c’était bon.
Il avait une envie folle de couper son téléphone, mais il savait qu’il ne pouvait pas se le permettre. Il y avait plus de cinq cents flics dehors cette nuit, et si l’un d’eux voyait quelque chose de suspect, il devait être le premier informé.
Au moins, pour l’instant, il appréciait le silence. Léa et Hugo étaient couchés. Ils avaient insisté pour regarder Intervilles, ou une autre bêtise du même genre, mais Gustave n’avait pas cédé. En prime, il allait encore être obligé de les lever tôt le lendemain matin. Il avait affiché sur le téléphone le numéro de ce service de baby-sitters express. Ils livraient des nounous en cinq minutes ! Comme on livre des pizzas.
On vivait vraiment dans un monde de dingues. Il vivait vraiment une vie de dingue.
Pourtant, il avait voulu tout faire comme il faut, comme un bon père. Il s’était mitonné pour le mois de juillet un emploi du temps de fonctionnaire. Il s’était imaginé, Léa dans une main, Hugo dans l’autre, marchant dans les rues de Rouen, sur les quais de la Seine, les McDo, la virée jusqu’à Dieppe… Dans l’année, avec ses horaires à la con, il voyait à peine une fois par mois Léa et Hugo. Quelle idée aussi d’avoir fait des gosses à son âge !
Il reprit une rasade de whisky. Il regarda avec nostalgie une photo au-dessus de la télévision, une photo du temps d’avant, où ils étaient tous les quatre. Il n’avait jamais eu le courage de la décrocher. La télévision éteinte lui renvoya son reflet pitoyable. Un stéréotype à lui tout seul. Un flic débordé qui n’était pas souvent là, sa femme qui s’était tirée avec ses gosses. Normalement, dans les films, un jour ou l’autre, les enfants s’aperçoivent que leur père, cet inconnu qu’ils connaissent si peu, est en réalité un héros occupé à combattre les forces du mal !
Un héros !
Un héros qui commande des nounous par téléphone ! Vous voulez quoi pour la prochaine, les enfants, Nounou royale ou Nounou margarita ?
Il vida son whisky et se disciplina pour ne pas s’en servir un autre. Il savait qu’il pouvait être appelé à n’importe quel moment. C’était dingue, en à peine une journée, cette affaire sentait déjà mauvais, très mauvais. Il regarda la minuterie fluorescente du lecteur de DVD.
21 h 59.
Le commissaire avait dit à ses inspecteurs de ne pas le déranger, si possible, avant 22 heures, à cause des gosses… Il n’était pas rentré chez lui avant 20 heures. La piste de ce type au poignard, place de la Rougemare, était une nouvelle impasse : ni le gosse ni la vieille n’avaient pu décrire l’homme avec précision : mal lavé, mal rasé, mal habillé, c’était à peu près tout ce qu’ils savaient… Ils n’avaient plus qu’à attendre… Rester vigilants. Croiser les doigts. Peut-être, après tout, que ce type qui se baladait avec un poignard n’avait aucun lien avec le meurtrier de Mungaray.
22 heures.
A tous les coups, un des ces connards d’inspecteurs allait venir le faire chier chez lui.
Le téléphone sonna avant même que la minuterie ne passe à 22 h 01.
Gagné !
Le commissaire attrapa le téléphone sans fil qu’il avait posé à côté de lui, pour ne pas que les enfants soient réveillés.
— Allo ?
— Allo, Gustave, c’est Ovide !
L’inspecteur Stepanu : il l’aurait parié ! Le connaissant, il ne téléphonait sans doute pas pour lui souhaiter de beaux rêves.
— Ovide ! J’espère que c’est important… Je te préviens, si jamais tu commences par un truc du genre « sans vouloir jouer les trouble-fêtes », je te raccroche au nez !
L’inspecteur ricana dans le combiné.
— T’inquiète pas Gustave. J’ai juste eu une idée. Une idée qui m’est venue en consultant la documentation.
Le commissaire décida de laisser parler l’inspecteur Stepanu tout seul et juste de glisser des « hein » « hein » pour lui montrer qu’il n’était pas endormi.
— C’est la question des tatouages, Gustave. Pourquoi se tatouer cinq animaux différents ? Cinq animaux qui semblent représenter cinq individus différents. C’est en lisant que j’ai échafaudé ma théorie. Ces cinq animaux, cela pourrait bien être une « chasse-partie ».
— Hein ?
— Je savais que ça allait te surprendre ! Tu vas me demander ce qu’est une chasse-partie, je suppose ? La chasse-partie, c’est un contrat, une convention, une charte, comme tu veux. Le principe, c’est que tous ceux qui signent une chasse-partie sont traités à égalité. Ils prennent les mêmes risques, ils obtiennent les mêmes récompenses, la même solidarité en cas de blessure, une part égale de butin… Il y a différentes façons de marquer son engagement dans une chasse-partie : signer sur la bible, échanger son sang… Ou porter le même tatouage !
Le commissaire se redressa sur son canapé et sortit de sa réserve :
— Mais tu me parles de quoi, là, Ovide ? Ce sont qui ces types qui signent ton truc, ta chasse-partie ?
— Bah… Des pirates !
— HEIN ?
— Des pirates je te dis ! La chasse-partie, c’est le contrat social des pirates. Ce sont les règles auxquelles les pirates acceptent de se soumettre ensemble...
Gustave Paturel se leva et alla se servir un autre whisky. Sans glace.
Tant pis.
— Tu me fais quoi, là, Ovide, avec ton histoire de pirates ? Je sais que tu as souvent des idées tordues. Mais là… C’est le Capitaine Crochet qui a poignardé le jeune Mungaray ?
— Ecoute-moi, Gustave. Je suis sérieux. Je ne te parle pas de la légende. Le drapeau à tête de mort, le bandeau, la jambe de bois… Je te parle de la véritable histoire. Tu es au courant tout de même que les pirates ont vraiment existé ?
— Mouais…
— Je te parle d’un fait historique, Gustave. Un fait historique qui s’est développé à partir du XVIIe siècle. Tu sais qui étaient les pirates, Gustave ?
— Vas-y…
— Il ne faut pas les confondre avec les corsaires, Gustave. Les corsaires étaient aux services des monarques, des fonctionnaires, des militaires, ils recevaient la lettre de marque du roi. Les pirates n’avaient rien à voir ! Ils étaient des types qui avaient fui toutes les hiérarchies, militaires, religieuses, sociales, et qui ont essayé pendant plus d’un siècle de construire une autre forme d’organisation basée sur l’égalité des membres. Les premières démocraties ! Même le capitaine était élu. S’il trahissait la chasse-partie, il était renversé… Les pirates ont inventé une nouvelle utopie ! Une utopie égalitaire. Ce ne sont pas leurs sabres qui ont fait trembler les royaumes, ce sont leurs valeurs. C’est pour cela que les monarchies, les empires, les républiques se sont unis pour les détruire. C’est pour cela qu’on a appris aux enfants les jambes de bois, les têtes balafrées et les tonneaux de rhum. Pour ridiculiser l’utopie. Pour tourner en dérision la subversion ! Le problème, Gustave, c’est que ce genre d’utopie ne meurt jamais complètement. Jette un coup d’œil sur le net, Gustave. Tu verras le nombre de sites consacrés aux pirates… Les vrais. Les anarchistes. Ceux qui veulent faire sauter le système !
Le commissaire Paturel trempa simplement ses lèvres dans le whisky. Ce connard d’inspecteur « Cassandre » était en train de lui foutre la frousse avec ses théories à la noix.
— O.K., Ovide. Revenons à notre affaire. Qu’est-ce qui te fait penser à une chasse-partie entre pirates modernes ?
— Gustave, ouvre les yeux ! On a près de dix mille marins du monde entier dans les rues de Rouen. Tous nourris aux histoires de pirates. Tous se racontant toute la nuit ces utopies égalitaires…
— Je ne te suis pas, là, Ovide. Ce ne sont pas des pirates, nos dix mille marins dans Rouen… J’ai compris la nuance. Ce sont surtout des militaires, encadrés par une solide hiérarchie.
— Je suis d’accord avec toi. Mettons que ce soit vrai pour 90% des matelots…. Même 99%. Même 99,9% si tu veux. Sur dix mille, ça nous laisse encore une dizaine de jeunes marins qui peuvent avoir derrière la tête l’idée de faire revivre l’utopie pirate. Les dix ou les cinq qui ont le dos tatoué… Mungaray avait trahi la chasse-partie. Il a été puni. La marque au fer rouge est une torture classique chez les pirates ! C’est une explication logique !
— Bon Dieu, qu’est-ce que Mungaray a bien pu faire pour trahir ton putain de contrat ? Il était consigné toute la semaine…
— Contrairement à ce qu’on pense souvent des pirates, la plupart des chasse-parties interdisaient le viol. Imagine que Mungaray ait voulu abuser de la fille blonde, dans un coin sombre, rue du Champ-de-Foire-aux-Boissons. Un autre membre de la chasse-partie le surveille. Mungaray a enfreint la règle. Il est marqué et exécuté !
Le commissaire reposa sur la table basse son verre de whisky. Cet abruti de Stepanu lui avait même coupé la soif ! Il n’allait tout de même pas se mettre à croire à ses élucubrations.
Il voulait en avoir le cœur net :
— Mettons que tu aies raison. A ton avis, ce serait quoi, au juste, le but de leur chasse-partie ?
— Tu vois que tu commences à me suivre ! Le grand principe de la piraterie a toujours été de bloquer les routes commerciales internationales. Aujourd’hui on pourrait facilement traduire cela par « foutre la merde dans la mondialisation ». Tu as dû entendre parler des pirates informatiques. Je ne te fais pas un dessin…
— O.K. Je te suis. Concrètement, Ovide, tu imagines quoi ?
— J’en sais rien… On peut tout imaginer. Ça va de marins qui profitent de l’Armada pour organiser une réunion clandestine de piraterie internationale.
— Une sorte de festival off qui aurait mal tourné…
— On peut dire ça comme ça… Difficile aussi de ne pas penser à une menace terroriste… Un coup d’éclat anarchiste contre la mondialisation… Au risque de paraître rabat-joie…
— Stop ! coupa le commissaire. N’en dis pas plus ! T’emballe pas Ovide. On n’en est pas là. C’est juste des suppositions. On est tous fatigués. Demain, tu m’envoies des clichés des tatouages à la DST. On ne sait jamais… Je te laisse maintenant, Ovide. Faut libérer la ligne…
— O.K. Bye.
Le commissaire alla lentement jeter son whisky dans l’évier de la cuisine. Ce putain d’inspecteur roumain n’avait pas son pareil pour vous mettre des idées à la con dans le crâne.
Un complot de pirates ? Comment annoncer ça au préfet !
Paturel rinça le verre puis but un peu d’eau. Le liquide avait un mauvais arrière-goût de whisky.
Il cracha dans l’évier.
Finalement, qu’est-ce qu’il préférait au juste ? Une secte de pirates terroristes ou un scandale financier dans lequel serait impliqué l’homme d’affaires Nicolas Neufville ? La peste ou le choléra ? Bon Dieu, pourvu qu’une troisième piste s’ouvre, rapidement. Un meurtre simple, pourquoi pas cette folle Espagnole maniaque des SMS ? Trouvez-moi un coupable, vite !
Un bruit de chasse d’eau à l’étage, suivi de pas rapides, le fit sursauter.
Bordel !
En plus, les gosses ne dormaient toujours pas !
22 h 16, pont de la Bodega en Seine
Le pont de la Bodega sur Seine était presque vide. Les serveurs commençaient à tout ranger. Vraisemblablement, le cocktail laisserait place dès le lendemain matin à un petit-déjeuner d’affaires. Maline savait que plus de mille réceptions officielles étaient organisées pendant l’Armada. Plus de cent par jour, tout ce qui pouvait flotter sur l’eau était pris d’assaut !
Cela pouvait se comprendre.
Maline observa le reflet des bateaux illuminés danser sur l’eau de la Seine.
Un spectacle unique, féerique !
Pendant les dix jours de l’Armada, le grand canal de Venise cédait à Rouen son rang de la plus belle voie nautique du monde.
Maline se retourna vers le pont et chercha une nouvelle fois des yeux Olivier Levasseur. Elle devait se résoudre à l’évidence : plus aucune trace de son beau Réunionnais. Il avait disparu avec la foule des autres V.I.P. Normal. Comme il disait si bien, c’était son job…
Maline essaya de se secouer. Elle avait son job, elle aussi. Elle n’avait pas encore terminé sa journée. Il lui restait une dernière petite visite à faire, dans ce bar dont lui avait parlé le général Sudoku, le Libertalia, à l’homme qui savait tout sur les légendes des marins. Ce fameux Ramphastos...
Maline trébucha en descendant de la Bodega. L’effet des trois coupes de champagne n’était pas encore tout à fait dissipé et elle retournait jouer les piliers de bar de nuit ! Elle n’avait jamais autant bu que depuis qu’elle était journaliste d’investigation pendant l’Armada.
Elle s’engagea sur le pont Guillaume-le-Conquérant pour rejoindre la rive droite, l’air vif lui fit du bien. Par contre, il ne lui remonta pas le moral. Maline avait « l’après-champagne » triste… Surtout lorsqu’elle en buvait seule.
La nuit qui tombait sur l’Armada n’avait rien non plus pour la tirer de sa mélancolie. L’heure des amoureux approchait, le clair de lune accroché en haut des mâts, les baisers sous le feu d’artifice... A-t-on un jour mesuré combien d’amours sont nées sous les voiles ? Plus, beaucoup plus que les cocktails, espéra Maline. Le champagne la rendait romantique, aussi. Romantique et mélancolique. Elle n’aurait pas été contre une balade, main dans la main, sous les lampions des voiliers. Ce bel Olivier Levasseur aurait fait un compagnon idéal. Un petit vent fouettait le visage de Maline.
Qu’elle était sotte !
Qu’avait-elle espéré, avec son petit numéro, le coup des rollers et le reste ? Le beau Réunionnais avait fixé trois secondes la pointe de ses seins, et encore…
Que pouvait-elle bien espérer ? Elle avait bientôt trente-six ans, elle était une journaliste de seconde zone, sans ambition, qui gâchait son talent, du moins si elle en avait un, dans un journal confidentiel ; elle était une fille indigne qui laissait son père déprimer seul dans un pavillon sordide de banlieue ; elle avait la plus grande frousse de s’engager pour quoi que ce soit, comme faire une petite fille pour son père, ou lui ramener un gendre qui pourrait parler « bagnoles » avec lui… Elle avait une vision parfaitement cynique de la vie, elle avait le plus grand mépris pour les histoires d’amour des autres… Et en plus, depuis ce soir, elle sombrait dans l’alcool !
Perdue dans ses pensées, Maline se retrouva rive droite, sur les quais hauts, au niveau du quai du Havre. La foule arrivait par vagues compactes, surgissant de toutes les rues, en direction des voiliers illuminés.
Non, décidément, elle était une fille beaucoup trop compliquée, trop tourmentée, trop tordue ! Un type comme Olivier Levasseur devait aimer les gagneuses, les filles qui ne se posent pas de questions, qui avancent, qui fréquentent les cocktails, pas les bars de nuit… Les filles bien nées, pas les traumatisées de la vie… Allez ma belle, ne te fais aucune illusion sur l’avenir. Assume tes désirs, assouvis tes plaisirs tant que ton corps peut encore les susciter, les supporter, quelques années…
Après, tu verras bien…
Elle marchait toujours sur le quai du Havre lorsqu’une silhouette la fit tressaillir.
Elle fit un saut de côté.
Sur la façade de l’immeuble qu’elle longeait, un buste d’Indien sculpté la regardait ! Le regard fier, coiffé de plumes, il lui apparut comme une sorte de frère jumeau du buste de l’empereur Cuauhtémoc, sur le voilier mexicain.
Elle se recula encore, sous le coup de l’émotion. Elle n’était pas au bout de ses surprises : la façade de l’immeuble était ornée de quatre autres bustes ! Jamais, auparavant, elle ne les avait remarqués. Une plaque indiquait le nom de l’édifice, hôtel des Sauvages. Reprenant ses esprits, Maline remarqua que l’hôtel en question était pratiquement le seul immeuble ancien sur les quais hauts de la Seine. Maline l’évalua comme un bâtiment du début du XIXe, sans doute un des derniers vestiges du riche passé colonial du port de Rouen, et notamment du commerce avec l’Amérique latine, le Brésil, le Mexique…
Au moins, cette découverte avait chassé d’un coup ses états d’âme de stupide petite cruche plantée par un crétin. Elle accéléra le pas. Elle avait un peu froid dans sa robe rouge, aussi moulante et légère qu’une seconde peau.
Elle allait faire fureur au Libertalia ! Elle en eut un échantillon en traversant le quartier Saint-Maclou. Le joli quartier était comme toujours très animé et le regard de quelques garçons fut sans ambiguïté.
Elle tourna rue Damiette. La rue des antiquaires, à cette heure, était plus calme. Quelques mètres plus loin, elle se retrouva face au Libertalia. Devant le bar, une statue de la Liberté en carton portait une bière dans sa main levée et un menu sous le bras, comme dans ce vieil album de Supertramp, Breakfast in America. Le tarif des principales consommations y était indiqué.
Bien vu, pensa Maline. Elle se rappelait que la fameuse statue de la Liberté, avant d’arriver à New York, était partie du port de Rouen et avait remonté la Seine !
Elle entra, sans se retourner.
A aucun moment elle ne soupçonna qu’un peu plus loin dans la rue, un homme guettait toutes les entrées et sorties du bar.
La silhouette sombre de Daniel Lovichi se confondait avec l’ombre d’une porte cochère. Sous ses habits crasseux, il serrait le poignard dans sa main.
Il sentait la force, le pouvoir de cette arme se diffuser en lui. Bientôt, ce serait à lui d’agir.
Un mélange de fumée et de chaleur submergea Maline. Bien entendu, le bar était bondé ! Le décor devait y être pour beaucoup. Le propriétaire avait su reconstituer avec talent l’ambiance exotique d’un bar pirate. Rien ne manquait : hamacs et filets suspendus, faux perroquets accrochés aux branches de palmiers en plastique, grandes tables en roue et billots de bois pour s’asseoir… Tonneaux pour ceux qui voulaient rester debout, sabres aux murs, têtes de morts sur les étagères, galeries de méchants dans des cadres, de Marlon Brando en Fletcher Christian à Johnny Depp en Jack Sparrow… et vraisemblablement une carte déclinant toutes sortes de rhums !
Une musique cubaine discrète égayait le tout. L’ensemble était assez réussi, un peu kitch. Le patron avait dû investir beaucoup d’argent, mais il devait faire le plein, au moins, pendant ces dix jours !
Elle jeta un coup d’œil aux occupants des lieux. Cela la rassura : elle était presque la plus habillée de toutes les filles !
Elle s’avança jusqu’au bar pour demander où elle pouvait trouver le fameux Ramphastos. Un type entre deux âges, fatigué et moyennement aimable, sans doute le patron, lui indiqua une table dans un coin, près d’une fenêtre maquillée en hublot.
Maline s’approcha. Ramphastos buvait seul à sa table, accoudé, le dos courbé. Sa lourde barbe grise semblait avoir tiré vers le bas de son visage toutes ses rides, y compris ses paupières tombantes et ses joues flasques. Seule une casquette de feutre bleue, enfoncée sur son crâne, résistait à la loi de la gravitation faciale. Une caricature de vieux loup de mer ! Il ne lui manquait que la pipe… Et le verre de rhum. Maline remarqua que, curieusement, il était attablé devant une bière.
Maline s’installa sur le billot de bois juste en face de Ramphastos, sans lui demander son avis. Le loup de mer ne protesta pas, posant même un regard intéressé sur la visiteuse.
— Monsieur Ramphastos ?
L’homme ne contrôla pas un rire gras et Maline se fit la réflexion qu’elle devrait éviter de faire de l’humour au moment où Ramphastos boirait sa bière.
Le vieux marin essuya sa barbe d’un revers de manche :
— Faut choisir, ma poupée. Tu peux m’appeler Pierre Poulizac. C’est mon patronyme officiel, mais plus personne ne m’appelle comme cela depuis un bail. Tout le monde m’appelle Ramphastos, ou même Rami, maintenant. On devient fainéant avec l’âge ! Toi ma jolie, t’as une tronche de journaliste qui veut me tirer les vers du nez. J’ai rien contre, remarque, et j’aurais pu tomber sur une plus moche. Mais ça ne t’empêchera pas de me commander une autre bière !
Maline héla la serveuse qui passait. Pour accompagner la pression de Rami, elle commanda, pour elle, un rhum qu’on lui certifia vieilli en fût depuis vingt ans. Après tout, elle n’allait pas se priver ! Elle ne comptait pas ses heures supplémentaires, Le SeinoMarin pouvait bien payer la note.
— Alors, qu’est-ce que tu me veux ma jolie ?
Maline avait le temps, toute la nuit.
— Vous connaître. Tenez, tout d’abord, votre surnom ? Ça veut dire quoi, « Ramphastos » ? Ça vient d’où ? Ça fait assez maléfique, non ?
— Il paraît… En réalité, ce n’est pas sorcier. Ramphastos, c’est le nom scientifique des perroquets, des toucans… Je porte le nom d’un perroquet ! Comme le capitaine Flint de Long John Silver. Mais Ramphastos, t’avoueras, c’est tout de même plus classe que Flint, non ?
Le vieux marin plaisait beaucoup à Maline. C’était réciproque, apparemment.
— T’as quel âge, petite ?
Du tac au tac.
— Dix-neuf ans… Mais je sais, je fais plus jeune…
Maline évita de justesse quelques postillons de bière quand Rami toussa de rire :
— T’es marrante. Je t’aime bien. Sans te vexer, t’avais quel âge dans les années 1980 ? Dix ans ? Un peu plus ? Tu devais écouter la radio à l’époque ? Regarder la télé ? Lire des bouquins pour enfants ? Alors, tu te souviens peut-être de moi ? J’étais presque une vedette. Le capitaine Ramphastos. Rami les petits… Je racontais mes mémoires, mes tours du monde, des vieilles histoires de marins, de pirates… J’ai eu une chronique sur France Bleu pendant trois ans, j’ai même eu droit à trois passages sur Thalassa, sans parler de la télé régionale… J’étais le Pierre Bellemare des océans ! On dirait pas, hein ?
Maline se concentra. Sa mémoire réactivait des moments sans doute ancrés à jamais dans ses souvenirs mais qu’elle n’avait jamais eu le besoin de remobiliser. Elle se revoyait dans la cuisine, à Oissel, écoutant avec son père une voix dans le poste qui racontait des aventures fabuleuses venues d’un autre âge ou d’un autre monde. Une voix chaude de conteur. La voix de ce vieil ivrogne en face d’elle.
Maline afficha un sourire complice :
— Je me souviens Rami. Je n’ai jamais oublié. J’étais une de vos fans !
Le sourire béat du conteur ravit Maline. La serveuse apporta la bière et le rhum.
Quand elle s’éloigna, Ramphastos se pencha vers la journaliste, comme pour lui faire une confidence :
— Tu sais pourquoi je passe toutes mes journées ici, à cette place ?
— Non…
— Parce que la serveuse a un beau petit cul !
Le conteur était plus licencieux que dans les souvenirs d’enfance de Maline. Elle se retourna vers la serveuse. Elle devait bien admettre que le vieux marin avait raison !
— Et maintenant Rami, vous en faites encore, de la radio ?
Ramphastos leva son verre :
— Ils m’ont viré. Ils ont tous fini par me virer. Ils ne voulaient pas d’un poivrot ! Tiens, tu prends l’Armada. C’est de circonstance. Même l’Armada, ils m’ont viré, les salauds. Pourtant, j’étais l’un des premiers, en 1989. Conseiller technique, au cœur de l’organisation… Je leur ai tout appris, et puis ils m’ont viré. Comme un vaurien. Tous des trous du cul qui n’ont jamais vu la mer.
Il vida la moitié de sa chope et essaya d’essuyer la mousse sur sa barbe avec sa langue. Le rhum brûla l’œsophage de Maline.
— Pourquoi ? Parce que vous buviez trop ?
Ramphastos ne releva pas et continua :
— Tu sais que j’ai été mousse sur la Seine à bord du Pourquoi Pas de Charcot ? Qui d’autre peut le dire, ça, hein ? Je suis parti de Rouen avec Charcot et on a été planter le drapeau normand en haut du mont Rouen, dans l’Antarctique, à plus de mille mètres de glace. Tu le savais ça, gamine ? Qu’il existait un mont Rouen à l’autre bout du monde ? Alors ils sont qui, ces types de l’Armada, pour traiter de poivrot un gars qui a fait l’Antarctique avec Charcot ?
Maline enregistrait mentalement toutes les informations. Pas besoin de notes, elle possédait une mémoire professionnelle. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle avait l’intuition que si elle voulait comprendre toute cette affaire de meurtre sur l’Armada, elle devait tout d’abord mieux connaître l’âme des marins, leurs motivations, leurs frustrations.
Ramphastos se pencha à nouveau, pour lui faire une confidence, ou voir de plus près son décolleté, ou les deux. Le conteur empestait :
— C’est pas parce que je buvais trop, ma belle, que je me suis fait virer de partout. La vraie raison, c’est qu’ils ne voulaient plus d’un pirate ! Je te parle d’un vrai pirate, là. Quand j’ai commencé à ne plus parler des Capitaine Crochet et des jambes de bois, des contes et légendes pour enfants, que j’ai commencé à vraiment parler de ce que cela représente, la piraterie. Alors, ils m’ont tous foutu à la porte… Fini la télé, la radio. Je dérangeais.
Il vida sa bière. Maline avait à peine touché son rhum, mais leva tout de même la main pour commander un autre demi. Rami lui souffla à nouveau dans le nez.
— A ton avis, ma belle, le nom de ce bar, Libertalia ça veut dire quoi ?
Maline se crut maligne :
— La statue de la Liberté ? Elle est partie de Rouen !
— Et non ma belle ! Ça c’est ce que croit ce crétin de patron de bar… Libertalia, ma chérie, c’est autre chose. Libertalia, c’est le nom d’une utopie. La première, la plus belle de toutes les utopies. Libertalia, c’est le nom d’un pays créé par des pirates, sur l’île de Madagascar, vers 1690. Un pays qu’ils ont inventé, sans propriété individuelle, sans différence entre hommes et femmes ; ils ont même interdit l’esclavage sur Libertalia ! Egalité absolue entre toutes les races, et pour cela, ils ont été jusqu’à inventer une nouvelle langue. Ils voulaient créer le paradis sur terre. Et ils ont réussi, pendant vingt-cinq ans. Alors on les a massacrés ! La société finit toujours par massacrer les pirates. C’est dans l’ordre des choses… Mais Libertalia résonne toujours dans le cœur des pirates du monde entier comme le paradis perdu. Ecoute bien, ma belle, tu sais comment on les appelait, les pirates ?
Il ne laissa pas à Maline le temps de répondre.
— « Les anges noirs de l’utopie » ! C’est cela, ma belle, un pirate : un ange noir de l’utopie !
Les bières défilèrent.
Maline se sentit même contrainte de commander un second rhum. Une fois lancé, Ramphastos était effectivement un conteur prodigieux. Plus les bières se vidaient, plus la nuit avançait, plus il s’améliorait. Maline l’écoutait avec la fascination de ses dix ans. Elle finit cependant par orienter la conversation :
— Et la Seine dans tout cela ? Il n’y a jamais eu de pirates, sur la Seine ?
Ramphastos la regarda comme si elle venait de proférer la pire des âneries :
— Pas de pirates ! Pas de pirates sur la Seine ! Je veux bien te parler des pirates des Caraïbes, de l’île de Tortuga, des mers du Sud, de la Chine. Te raconter des histoires de pirates du bout du monde. Mais une chose est certaine : les premiers pirates de l’histoire, les plus riches, les plus féroces, ils sont bien d’ici !
Maline ouvrit des yeux ronds :
— N’oublie pas les Vikings ma chérie ! Les Vikings ont foutu un joyeux bordel dans toute la chrétienté, pendant des siècles, à en faire trembler le pape, l’empereur et tous les rois… Comme à l’époque, les pirates vikings étaient puissants et qu’on ne pouvait pas les massacrer aussi simplement, on s’y est pris autrement, on les a achetés, on les a corrompus. On a mis une couronne sur la tête d’un Viking plus ambitieux que les autres et on a échangé l’utopie contre une terre verte avec un grand fleuve au milieu… la Normandie.
— Rollon, le premier duc de Normandie ?
— Oui… Rollon a mis fin à l’utopie viking, à des siècles de piraterie, de liberté… Le val de Seine, le repaire séculaire du butin des Vikings, est devenu un duché… Rollon a interdit aux Vikings de voler, de piller, d’accumuler des butins… Officiellement du moins. Comme si on pouvait empêcher un oiseau de voler… Comme si on pouvait interdire les utopies. C’est à ce moment-là que Rollon a eu l’idée de l’anneau d’or… Le fameux anneau qui allait engendrer la malédiction !
— Quelle malédiction ? cria Maline, passionnée.
Ramphastos n’eut pas le temps de répondre. Un client du bar avait dû vouloir apprécier de trop près l’anatomie avantageuse de la serveuse et la pauvre en avait fait tomber son plateau et les verres posés dessus, heureusement vides. Le patron lui lança un regard sévère. Maline compatit pour la pauvre fille.
Lorsqu’elle se tourna vers le vieux conteur, celui-ci s’était refermé comme une huître.
L’incident des verres renversés avait de plus sonné comme un signal. Il était pratiquement deux heures du matin, le patron indiqua qu’il fermait. Quelques minutes plus tard, les derniers clients quittaient les lieux.
Maline aida Ramphastos à se lever. Elle ne se sentait pas particulièrement assurée, avec ses deux verres de rhum cumulés aux coupes de champagne, mais le vieux marin, lui, était complètement ivre. Maline crut qu’il ne pourrait jamais mettre un pied devant l’autre. Elle avait tort : une fois debout, Ramphastos parvint à marcher, lentement, mais à peu près droit.
Il devait avoir l’habitude ! Le patron du Libertalia aussi, il ne soucia pas le moins du monde de son dernier client.
Maline avait néanmoins l’intention de ne pas laisser le conteur repartir seul, dans un tel état. Elle franchit la porte avec lui, jetant un coup d’œil dans la rue, désormais très sombre. Elle allait s’avancer lorsque le patron du bar l’interpella :
— Mademoiselle ?
Maline se retourna :
— Oui ?
— Vous êtes journaliste, d’après ce que j’ai compris ?
Les nouvelles allaient vite…
— Oui.
— Eh bien moi, si j’avais un conseil à vous donner, ce serait d’aller enquêter du côté du trafic des bateaux-promenades de l’Armada…
Qu’est-ce que c’était encore que cette histoire ? Elle n’était pas préparée à cela.
— Ah bon ? Pourquoi ?
— Pour rien. Je me comprends. J’ai fait toutes les Armadas, de 1989 à 2003. C’est la première que je manque ! C’est avec les Voiles de la Liberté, en 1989, que j’ai pu me payer ce bar. En décembre 1988, quand il a fallu louer des emplacements sur les quais, personne n’y croyait, personne ne prévoyait un tel succès. C’est moi qui ai réservé le plus long linéaire ! Six mois avant les Voiles de la Liberté, un vrai coup de poker ! J’y avais mis toutes mes économies. Après seulement deux jours d’Armada, j’avais déjà remboursé tous mes frais ! Mais maintenant, ce n’est plus la même chose… Tout le monde veut toucher le gros lot ! Mais c’est fini. Seuls quelques-uns vont décrocher la timbale… Je connais pas mal de capitaines qui sont en train de grogner du côté des bateaux-promenades.
Maline ne voyait pas du tout où il voulait en venir. Elle se dit qu’elle y repenserait, à l’occasion, mais sa pauvre petite cervelle était trop pleine pour l’instant. Et puis elle ne voulait pas laisser Ramphastos partir seul.
— O.K., je vais y penser ! Je peux vous recontacter bientôt ? Demain ? Il faut que j’y aille, là !
Elle sortit tout en essayant de ranger les allusions du patron du Libertalia dans un coin de sa tête.
La nuit froide lui glaça les jambes jusque sous sa robe.
Elle regarda la rue faiblement éclairée par des réverbères épars.
Où était passé ce vieux conteur ?