Robert Silverberg Operation Ganymède

CHAPITRE PREMIER

Ç’avait été une nuit d’enfer. Pour rien au monde, Ted Kennedy n’aurait voulu revivre l’horrible cauchemar qui l’avait harcelé jusqu’au petit matin. Tel un animal piégé, il s’était inlassablement tourné et retourné dans son lit, cherchant une position confortable, une issue, jusqu’à ce que la sonnerie du réveil le tire brutalement de son sommeil. Affolé, il se redressa vivement, dans une sorte de grognement plaintif, avec l’impression pénible qu’on lui avait broyé le cerveau.

La gorge sèche, la peau moite, il resta un moment au bord du lit à frotter ses lourdes paupières, luttant contre une furieuse envie de se recoucher.

Marge fredonnait déjà sous la douche. À cinq heures du matin! Avec une vigueur effrayante pour Kennedy, qui, lui, était absolument incapable de sourire au saut du lit. Tel un somnambule, il enfila son peignoir, se dirigea vers la cuisine et pressa vaguement un bouton sur l’autocuiseur en pensant qu’un de ces matins, il réussirait à commander des steaks frites au lieu du bacon habituel. Fraîche comme une rose, Marge se séchait énergiquement dans la chambre. Sans se retourner, elle demanda:

— Le petit déjeuner est en route, chéri?

Kennedy grommela une réponse. Il farfouillait dans la penderie en maudissant le mal de crâne qui menaçait de l’épuiser bien avant la réunion extraordinaire prévue tout à l’heure dans le bureau du Grand Patron. Kennedy et ses collègues avaient ainsi surnommé l’homme qui, depuis trente ans, régnait en maître sur la plus grande agence de publicité new-yorkaise. Structure lourdement hiérarchisée, d’une rigidité excluant toute fantaisie. Kennedy balança son plus beau costume sur le lit, visualisa un instant le mémo imprécis qui lui était parvenu la veille, en fin de journée, et soupira. Marge cessa de fredonner. Le dévisageant d’un air intrigué:

— Qu’est-ce que tu as, Ted? Tu as eu une nuit plutôt agitée.

— J’ai fait un cauchemar. Je t’ai pas empêchée de dormir, j’espère?

— Non. Mais, on dirait que tu n’es pas encore remis de tes émotions. C’était donc si terrible?

D’une voix sépulcrale, Kennedy affirma:

— Affreux. Il y avait du feu, du sang partout. Des milliers d’innocents qui mouraient, dans une guerre horrible.

Marge haussa les épaules et ricana:

— Une guerre? Mais contre qui?

Kennedy eut un geste vague:

— J’sais pas, moi… Je ne me rappelle ni les motivations, ni l’ennemi, mais j’avais le sentiment oppressant d’être du côté des agresseurs malgré moi et cela me torturait.

Sur un ton léger, elle suggéra:

— N’y pense plus. Ce n’est qu’un mauvais rêve. De toute façon, une guerre sur Terre, de nos jours, est hautement improbable. La paix règne depuis près d’un demi-siècle…

Avec une pointe d’agacement, Kennedy coupa:

— Je sais. Je sais. Ai-je dit que cela se passait sur Terre?

Marge leva les yeux au ciel, préférant laisser tomber cette conversation aux accents délirants.

Pendant le petit déjeuner, Kennedy ne décloua pas les dents. Pourtant l’angoisse irrationnelle qui s’était emparée de lui dès le réveil s’était presque dissipée. Il était six heures. Le soleil émergeait des collines du Connecticut. Kennedy s’habilla en vitesse, revint à la cuisine où Marge rangeait tranquillement les assiettes dans le lave-vaisselle et soupira:

— J’aimerais bien concevoir des articles de décoration à domicile, comme toi. C’est crevant d’aller au boulot tous les matins. Dieu merci, je ne suis pas de ramassage cette semaine, c’est toujours ça en moins.

Marge lui jeta un regard sceptique:

— Je doute que tu veuilles te reconvertir. Ton métier te passionne. Pas vrai?

Le geste las, Kennedy admit:

— C’est vrai, mais c’est pas rigolo tous les jours.

Il desserra légèrement sa cravate, consulta sa montre et décida:

— J’y vais. Alf est capable de partir sans moi. Il a déjà fait le coup à Mike. Monsieur ne se sent plus depuis qu’il a sa nouvelle bagnole.

À six heures dix-huit, une Chevrolet-Cadillac jaune vif stoppa devant la villa dans un crissement de pneus. Suivi de Marge, Kennedy traversa rapidement le jardin, ignora la masse adipeuse installée au volant, rejoignit ses collègues entassés sur la banquette arrière et se retourna pour dire au revoir à Marge. Alf Haugen démarra en trombe, interrompant Dave Spalding qui, apparemment, racontait une histoire drôle… au grand étonnement de Kennedy. Il n’aimait pas beaucoup ce jeune homme, sans humour d’ordinaire, et qui chapitrait les gens à propos de tout. Froid, distant, il passait facilement pour quelqu’un de méprisant. Ce qui expliquait, aux yeux de Kennedy, que Spalding stagnât au quatrième échelon en dépit de compétences réelles. Dès qu’il eut fini de raconter sa blague, le groupe partit d’un fou rire, à l’exception de Kennedy arrivé trop tard pour se joindre à l’hilarité générale. Les rires se turent, vite remplacés par une tension diffuse.

Cameron rompit le silence sur un ton volontairement désinvolte:

— Hé, les gars, vous êtes au courant de la grande affaire qui se prépare?

Intrigué, Kennedy le regarda:

— Quelle affaire?

— T’es pas convoqué chez le grand patron?

— Ah! Si. J’ai reçu un mémo hier.

Alf Haugen précisa, aimable:

— Nous sommes tous convoqués; même Spalding.

D’une voix chargée d’amertume, Presslie prédit:

— Ça sent le roussi, les gars. Nous allons être virés en masse.

Haugen intervint:

— Mais non. Il s’agit d’un contrat fabuleux. Renseignez-vous au lieu de trembler dans vos culottes.

Spalding releva, sarcastique:

— Tout le monde n’est pas dans les bonnes grâces du patron.

La conversation se poursuivit, mais Kennedy n’écoutait plus. L’air rêveur, il regardait les immeubles défiler à toute vitesse à travers la vitre en pensant: «Un contrat fabuleux? Et alors, cela ne devrait pas me concerner. J’ai à peine entamé le dossier de la Compagnie Minière des Bauxites.» Il réfléchit un moment et conclut dans un soupir: «Ne jurons de rien. Attendons la suite.» Il essaya de s’assoupir un peu, mais se sentit étrangement tendu. Pour une fois, le doux ronronnement du moteur n’avait pas réussi à l’endormir. À six heures cinquante-deux, la voiture quittait l’autoroute et s’engageait dans Upper Manhattan. Deux minutes plus tard, elle était au cœur du quartier des affaires, fonçant en direction de la grande tour qui abritait les locaux de la Steward et Dinoli. À six heures cinquante-neuf, tout le monde était à son poste.

Cette année-là, par ordonnance municipale, les agences de publicité ouvraient de sept à quatorze heures trente jusqu’au premier janvier 2045, puis commenceraient à huit heures. Seuls des horaires aussi étalés pouvaient aider à décongestionner la ville monstrueuse qu’était devenue New York. Kennedy sortit le mémo flanqué hâtivement dans un dossier, la veille, et le relut, un sourire amusé au coin des lèvres:


9e étage

14 heures 12.00

Cher Ted,

Aie la gentillesse de passer à mon bureau demain matin vers neuf heures. Tu pourras certainement nous aider à résoudre le problème dont nous débattrons alors. Merci.

Lou

P.S. Bien des choses à Marge. J’aimerais tant vous rencontrer tous les deux en dehors du bureau!


Kennedy balança le mémo sur la table en réprimant un gloussement. Il pensait: ce type me prend pour un ringard… Dinoli était une terreur. Un maniaque de la ponctualité, de l’efficacité. Kennedy savait qu’il avait intérêt à être là à neuf heures précises, sous peine de le payer cher. Très cher. De même, il préféra ignorer le «Lou» familier, sachant qu’il avait autant de chances de rencontrer le Grand Patron en privé que de devenir le cousin du Pape. La matinée s’écoula lentement. Kennedy attendait un rapport envoyé par satellite sur la situation des prospecteurs de bauxite au Nebraska. Le rapport ne devant arriver qu’à 13 heures, Kennedy tenta de dégager des concepts axés autour du thème: Ce qui est bon pour les trusts — en l’occurrence, la Compagnie Minière des Bauxites -, ne saurait vous nuire. Au bout d’un quart d’heure, il séchait lamentablement devant sa feuille. L’anxiété lui nouait les tripes, la rencontre imminente avec le Grand Patron l’obsédait. Kennedy décida de cesser de se triturer les méninges, boucla la cage de verre qui lui servait de bureau et fonça vers celle de Haugen qui semblait l’attendre. L’homme s’extirpa un sourire contraint et ironisa:

— Presslie et Cameron sont déjà partis. Quels trouillards!

Kennedy répliqua, grave:

— Je les comprends. Ils tiennent à leurs postes, pas toi?

En silence, les deux hommes longèrent le secteur réservé aux cadres de deuxième échelon en direction de l’ascenseur. Kennedy remarqua, impressionné:

— C’est même pas allumé! Ils ont dû aller directement chez Dinoli. L’affaire est certainement importante.

Spalding faisait les cent pas devant l’ascenseur; il avait l’air nerveux lui aussi. Dès qu’ils furent dans la cage, le jeune homme confia d’une voix étranglée:

— Je crois que je suis le seul «quatrième échelon» à être convoqué, les gars. Personne n’a quitté son bureau. Or, il est neuf heures moins deux!

L’agence occupait les quatre étages supérieurs de la tour, le bureau de Dinoli — Steward ayant été éliminé depuis longtemps — dominant l’ensemble. Kennedy et ses collègues arrivèrent dans le bureau de la secrétaire particulière du patron qui affirma aussitôt:

— M. Dinoli vous attend. Par ici, je vous prie.

Elle guida le groupe à travers un couloir menant à une salle d’attente, puis dans un autre truffé de caméras et débouchant, lui, sur une porte en chêne massif sur laquelle une plaque en or annonçait en petits caractères: L.D. Dinoli. La secrétaire l’ouvrit, s’écarta un peu pour les laisser pénétrer dans un décor sublime: au bout d’une pièce immense semblant s’élancer vers quelque horizon invisible, on découvrait une vue panoramique de Manhattan à travers une grande baie vitrée immaculée. Flanqué de ses quatre lieutenants, Dinoli en personne trônait au bout d’une longue table noire, près d’un tableau de contrôle sur lequel scintillaient une multitude de touches électroniques. Petit, presque chétif, les yeux vifs, Dinoli avait tout d’un vieil aigle féroce. À soixante-six ans, cet homme au visage émacié et surmonté d’un nez aquilin irradiait une énergie étonnante. Il leva une main crochue et noueuse en direction du groupe et s’exclama de sa voix presque trop profonde pour un homme de sa carrure:

— Ah! Vous voilà, messieurs!

Il désigna les chaises disposées autour de la table:

— Asseyez-vous, je vous prie.

Kennedy s’installa, regarda à la dérobée Dinoli qui lorgnait vers la pendule suspendue au-dessus de la baie vitrée, puis Spalding, assis face à lui. Le jeune homme lui fit l’effet d’une note discordante dans cette assemblée de ténors où lui-même se sentait plutôt mal à l’aise.

Neuf heures pile. Dinoli s’éclaircit la voix, pressa un bouton de son index griffu et annonça, théâtral:

— Messieurs, voici nos nouveaux clients!

Le groupe se tourna vers une porte coulissante qui venait de s’ouvrir au fond de la salle et dans laquelle s’étaient encadrés trois hommes bronzés et en costumes stricts. Kennedy tressaillit. Pour lui, les masques sinistres des «nouveaux clients» ne présageaient rien de bon. Toujours immobiles dans l’encadrement de la porte, ils scrutaient de leurs yeux froids la douzaine d’employés installés autour de Dinoli, qui précisa avec une pointe de fierté dans la voix:

— Ces messieurs représentent la célèbre Société de Développement et d’Exploration Extra-terrestre.

À ces mots, Kennedy revit, une fraction de seconde, des images de son cauchemar et frissonna malgré lui.

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