CHAPITRE VII

Cette fois-ci, la Journée de Vacances Mondiales tomba le samedi 30 juin 2044. C’était une journée folle où, pendant 24 heures, tout le monde pouvait laisser libre cours à ses phantasmes sans se soucier de la bienséance. Tout était permis. Absolument tout! Kennedy avait accepté, à contrecœur, d’aller à la Foire de Long Island organisée tous les quatre ans pour l’occasion. Mais il tenait aux habitudes familiales au moins autant qu’il détestait le tumulte et le désordre des vacances mondiales. Coincé dans un flot impressionnant de voitures roulant au pas sous un soleil de plomb, il transpirait à grosses gouttes en dépit de sa tenue estivale, du climatiseur réglé au maximum. Il râlait, prenant sa femme à témoin:

— Regarde-moi ça! Mais regarde! Il y a un bouchon de quarante kilomètres au moins, dans les deux sens! Nous ne sortirons pas d’ici avant la nuit!

Il eut un reniflement sans humour et ajouta:

— Les Egyptiens, eux, étaient futés! Ils célébraient leur année sothique tous les 1460 ans, pas tous les quatre ans, bon sang! C’est infernal, ce…

Il s’interrompit brusquement, écrasant le frein d’un coup sec, pour éviter la voiture qui venait de caler devant eux et repartit de plus belle:

— Y en a marre de ces vacances de chauffards! Laisse-moi te dire que je serais rentré depuis belle lurette s’il n’y avait pas eu autant de monde en sens inverse!

Sur ce, il enclencha la vitesse d’un geste vif et démarra.

Marge dut s’agripper à son siège pour ne pas heurter le pare-brise. Elle soupira et supplia doucement:

— Ted, pour l’amour du ciel, calme-toi! Essayons de passer une journée de détente, d’oublier le quotidien, de nous amuser un peu, d’accord?

Kennedy passa une main sur son front trempé de sueur et souffla:

— T’as raison, chérie. Ce serait bête de gâcher une journée de congé, surtout après le mois que je viens d’avoir.

Il avait travaillé d’arrache-pied à la création de la pseudo-colonie, réalisant, avec l’aide de Spalding, des biographies plausibles, accumulant des informations crédibles à propos de Ganymède. Ils avaient même réussi à décrire, avec une précision étonnante, les rigueurs de la vie quotidienne sous un dôme perdu dans une planète de glace: Kennedy avait le vent en poupe! Pendant un mois, il eut l’impression exaltante d’écrire un roman de science-fiction, à la seule différence que sa littérature était publiée quotidiennement par des journaux à sensations, sous forme de bulletins d’informations. Dans l’ensemble, ceux-ci commençaient par des nouvelles météorologiques et se terminaient toujours par une citation du directeur de la colonie, Lester Brookman. L’article du 23 mai était un modèle du genre: «Journée relativement calme sur Ganymède, après une forte chute de neige dans la nuit. Selon Lester Brookman, tout le monde se porte bien. Y compris Mary Davenant, l’épouse de l’ingénieur, opérée hier matin de l’appendice.»

Venaient ensuite les appréciations du chirurgien local qui confirmait:

— Mme Davenant est en pleine forme. Elle pourra même reprendre son travail dans quelques jours.

La santé de cette femme avait alarmé des milliers de Terriens auxquels on avait raconté, la veille, une histoire de cancer du foie démentie dès le lendemain. La manipulation durait depuis un mois. Un mois au cours duquel les relations avec Marge avaient été de plus en plus tendues. Elle ne disait rien, préférant les guerres larvées, menées à coups de longs silences, aux hurlements qui avaient précédé cette période d’accalmie apparente. Parfois même, Kennedy croyait déceler comme de l’indifférence dans ses yeux tranquilles et un malaise dans ses rires sans gaieté réelle.

Mais, au bureau, il avançait à grands pas vers le deuxième échelon. Dinoli et Watsinski étaient littéralement emballés par sa production. Pour l’instant, il s’efforçait d’oublier le quotidien pour se concentrer sur le virage prononcé qu’il allait prendre avant d’accéder au pont de Joyland: immense parc d’attractions construit sur une île flottante, à l’occasion de la Foire de la Paix de l’an 2000. Il fallut bien un quart d’heure pour traverser le pont.

L’île était noire de monde. Une foule excitée piétinait dans l’indifférence totale des bouteilles, des canettes, des emballages divers qui jonchaient le sol. On hurlait, on criait, on riait à tue-tête dans une ambiance d’orgie effrayante. Mais surtout, il faisait chaud. Une chaleur torride! La plupart des gens portaient des maillots de bain ou des shorts. Kennedy regardait d’un air dépité un couple coiffé de chapeaux de clown, puis l’énorme chose adipeuse en string qui léchait goulûment une glace multicolore devant eux et soupira mentalement: «C’est beau, les vacances mondiales!»

Mais il se garda de le dire.

Marge, tout excitée, le tirait déjà par le bras et demandait:

— On commence par quoi? Il y a tant de choses à voir! On va bien rigoler, n’est-ce pas, Ted?

— Pour rigoler, on va rigoler! On peut pas mettre un pied devant l’autre! Si on allait faire un tour en fusée?

Catégorique, Marge secoua la tête:

— Pas question! Rappelle-toi l’accident de la fois dernière: 100 morts et autant de blessés graves. Tout ça par un bel après-midi ensoleillé, et à cause d’une petite erreur de calcul, comme ils ont dit après! Merci, je préfère les montagnes russes!

— Va pour les montagnes russes! Mais tu sais, ce n’était qu’un accident. Depuis lors, les décollages et les atterrissages se passent très bien. Et de toute façon, ils vont pas bien haut. On monte à 1000 mètres d’altitude pour donner aux gens un aperçu de ce que peut être un voyage dans l’espace. Aucun danger!

La jeune femme répéta avec obstination:

— O.K. mais je préfère les montagnes russes.

Ils prirent deux tickets et se donnèrent cinq minutes de vertige. Ce fut exaltant. Enivrant. À la fin, ils quittèrent les petites voitures dans lesquelles ils s’étaient sanglés en ayant le tournis. Main dans la main, ils titubèrent jusqu’à un stand de rafraîchissements et commandèrent deux whiskies. Tout à coup, Marge désigna un stand bourré de monde et surmonté d’une banderole:

— Regarde, Ted!

Kennedy se retourna et lut à son grand étonnement:

«ENVOYEZ UN TÉLÉGRAMME À GANYMÈDE!»

Il reposa aussitôt son verre sur le comptoir, prit Marge par l’épaule et dit:

— Allons voir ce qui se passe!

Un gros homme au visage apoplectique lourdement penché en avant sur le comptoir haranguait la foule d’une voix de brute avinée:

— Approchez! Approchez! Messieurs dames! Rien qu’un dollar, envoyez un télégramme à Ganymède pour un dollar! Nos braves colons ont besoin de vos encouragements!

Kennedy s’approcha et fit un vaste sourire au rabatteur. Celui-ci balança aussitôt un formulaire et stylo sur le comptoir en disant:

— Rien qu’un dollar, monsieur! Dites-leur ce que vous pensez!

Kennedy saisit le stylo et loucha discrètement sur le télégramme que gribouillait, près de lui, une rombière au maquillage outrancier. Elle envoyait des vœux de bon rétablissement à Mme Davenant. Il se tourna vers le rabatteur et fit:

— C’est un nouveau stand, n’est-ce pas?

— Oui. Le dernier-né de la Foire. Mais ça n’arrête pas! Trois mille télégrammes depuis ce matin! Vous voulez…

— Un instant! dit Kennedy. Vous connaissez le promoteur du stand? Connaîtriez-vous un certain Watsinski?

L’homme se redressa et se mit à dévisager Kennedy d’un air inquisiteur:

— Vous travaillez pour les flics ou quoi?

Kennedy sourit:

— Oh non! Simple curiosité, je voulais seulement…

Mais l’homme ne l’écoutait plus. Kennedy flanqua un billet sur le comptoir, s’empara du stylo et écrivit d’un air décidé:


Cher Brookman,

La colonie se porte bien… Et pour cause! Vous n’êtes qu’une bulle sortie de l’imagination d’un publicitaire ambitieux.

Jasper Greeblleefizz.


Il remit le télégramme à l’homme, prit Marge par le bras et conseilla:

— Filons d’ici en vitesse!

Ils ne tardèrent pas à se noyer dans la foule, ignorant les protestations du harangueur qui, furieux, criait:

— Hé! monsieur Greeblleefizz! Vous avez cinq mots en trop! Revenez! Vous me devez cinq dollars!

Dès qu’ils furent hors de vue, Kennedy s’enquit sur un ton dégagé:

— Tu crois qu’il enverra mon télégramme?

Marge haussa les épaules, visiblement contrariée:

— Je ne comprends pas ce qui t’embête. Ce stand fait partie de ta trouvaille géniale, après tout.

Une horreur mêlée d’impuissance submergea Kennedy à cette pensée. Il commençait à broyer du noir lorsqu’ils virent arriver en trombe une jeune femme en loques. Elle tenait un soutien-gorge à la main, fuyant apparemment une espèce de bouc de luxure en tenue d’Adam qui la poursuivait en criant:

— Ne t’en va pas, Lily! Il nous reste encore une heure!

Kennedy sourit et secoua longuement la tête. Mais il se sentait triste. Marge s’en aperçut et demanda:

— Tu as l’air bizarre. Qu’y a-t-il donc?

— Rien. Il fait un peu chaud, c’est tout. Je serais rôti depuis longtemps sans mon chapeau!

Ils errèrent de stand en stand, se «rafraîchissant» à coups de whiskies. Tout à coup, Marge aperçut un couple et s’écria:

— Hé! Regarde qui arrive! Et dans quel état, mon Dieu!

Kennedy se retourna; deux choses visiblement saoules avançaient vers eux d’un pas incertain: c’étaient les Cameron. Kennedy partit d’un fou rire et décida d’aller à leur rencontre. À en juger par les effluves embaumés qui lui parvinrent quand Mike, reconnaissant Kennedy, s’écria: «Ah! Ted. C’est toi!» Celui-ci comprit que son collègue n’avait pas dessaoulé de la matinée. Comme il s’avançait pour tendre la main à Jerrie, celle-ci l’esquiva pour l’aspirer dans une étreinte amoureuse. Il s’en dégagea rapidement et fit, un peu gêné:

— Vous êtes jolis, tous les deux! Vous vous amusez bien?

— Oh que oui! lança Mike Cameron, en postillonnant à chaque mot.

Il avait un mal fou à garder les yeux ouverts. Il proposa:

— Venez avec nous au cosmodrome. On va faire un tour en fusée! Plus on est de fous, plus on rit! Z’bas, Ted?

Kennedy déclina poliment cette invitation. Il se sentait las. Un peu éméché, certes, mais incapable de participer à l’allégresse générale. L’opération Ganymède avait pris des proportions terrifiantes. Il décida de rentrer chez lui. Au parking, un gardien leur remit des pilules désenivrantes. Kennedy en avala, retrouva instantanément ses esprits et l’espèce d’angoisse diffuse qui s’était emparée de lui à la vue du stand. La fête durerait jusqu’au matin, mais il n’avait aucune envie de continuer.

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