CHAPITRE X

La camionnette les débarqua dans un sas à air. Sorte de petite cellule étroite sentant le renfermé et donnant sur une grande pièce tout à fait terrestre: murs blancs en béton armé, plafond en polyéthylène isolant, mobilier métallique… Seuls les hublots munis de double verre épais qui remplaçaient les fenêtres rappelaient qu’on était dans un monde extraordinaire. Pourtant, Kennedy se sentait mal à l’aise. Débarrassé de sa combinaison, il s’efforçait d’inhaler, à petites doses, une odeur âcre et glacée de matière synthétique qui lui donnait la nausée. Il se dandinait nerveusement sur ses jambes, avec l’impression désagréable d’être délesté d’une bonne partie du poids de son corps, sans pouvoir flotter pour autant.

À 16 heures locales, il rencontra l’équipe qui vivait là en permanence: une douzaine d’hommes barbus et crasseux. Rien à voir avec les colons propres et bien mis qu’il avait imaginés. Le directeur de la colonie, Gunther, vint l’accueillir. C’était un petit homme trapu, brun, aux yeux vifs, ayant un accent de loubard, des manières de caïd. Il écrasa la main de Kennedy d’une poignée musclée puis le regarda un moment comme un chef de gang scrute un minus. On était loin de la courtoisie presque aristocratique de Lester Brookman!

Prenant un ton de reporter en mission, Kennedy commença:

— Voilà: je suis ici pour…

Gunther trancha brutalement:

— Je sais! D’après les documents que j’ai reçus vous séjournerez ici trois semaines, jusqu’au départ du vaisseau. Tout à l’heure un de mes hommes vous conduira dans votre chambre: caserne B! Deuxième étage!

Kennedy sourcilla. Il ne s’attendait pas à subir une discipline militaire. Il eut envie de rappeler vertement à Gunther qu’il avait été détaché, temporairement, auprès de la SDEE, et que, à ce titre, il n’avait de comptes à rendre à personne. Mais il se ravisa, se disant que n’importe qui serait timbré après un séjour ininterrompu de huit mois dans ce désert de glace.

Gunther poursuivait, nettement menaçant:

— Il est formellement interdit de fumer sous le dôme! Respectez toutes les interdictions d’accès aux zones strictement réservées au personnel! Si vous avez des questions à poser, adressez-vous à moi, et à moi seul! Vu?

Gunther avait fixé Kennedy avec des yeux durs et avait poursuivi sur sa lancée:

— Vous savez utiliser une combinaison?

Kennedy secoua négativement la tête.

Gunther eut un reniflement sec:

— Pas étonnant!

Puis, se tournant vers un des membres de l’équipe:

— Jaeckel! Prenez-le en charge dès demain matin, jusqu’à ce qu’il sache manipuler la combinaison au quart de tour!

Il revint à Kennedy et ajouta comme s’il s’agissait d’un détail sans importance:

— Ça peut servir: on ne sait jamais quand la maison va s’effondrer et cela arrive souvent.

Il marqua une courte pause, avant de conclure:

— Vous visiterez les lieux dès que vous le voudrez… pourvu qu’un de mes hommes soit libre. Des questions?

— Quand pourrais-je voir des… indigènes?

Kennedy perçut distinctement une lueur ambiguë dans les yeux de Gunther. On eût dit qu’il cherchait à s’esquiver. Mais non. La réponse tomba comme un couperet:

— Vous les verrez quand je le déciderai! En aucun cas vous ne devrez vous aventurer dehors, sans ma permission. C’est un ordre! D’autres questions?

Kennedy grimaça un sourire averti:

— Non, non. Pas pour l’instant.

Gunther désigna aussitôt un jeune homme blond, un peu à l’écart du groupe et ordonna:

— Engel! Montrez-lui sa chambre!

La chambre était, en fait, une espèce de petit box équipé d’un lit de camp, d’un lavabo et d’un cabinet. Un hublot donnait sur une courette commune aux trois bâtiments constituant le poste. Le tout ressemblait à une chambre miteuse d’hôtel de quartier malfamé. Découragé, Kennedy se laissa tomber sur le lit avec un grand soupir. Engel réglait le radiateur. Kennedy se retourna pour l’observer: la trentaine, maigre, presque frêle, Engel semblait déplacé dans cet univers carcéral où tout parlait d’endurance, de résistance physique, de discipline de fer.

Kennedy lui sourit:

— Quelle est votre spécialité?

— La linguistique. J’étudie la langue gany et j’avoue que cela me passionne. Vous savez…

Engel s’arrêta de parler brusquement, comme par méfiance, mais Kennedy avait remarqué que le linguiste aurait pu disserter des nuits entières sur ce sujet. Il décida de relancer la conversation:

— C’est compliqué?

— Pas du tout. Comme toutes les langues agglutinantes, d’ailleurs.

Comme Kennedy sourcilla, le linguiste expliqua:

— Les Ganys ne connaissent pas l’écriture. La communication se limite par conséquent à l’oralité. Et dans ces cas-là, la langue se résume à un assemblage de mots-thèmes.

Kennedy hocha la tête, sans bien comprendre:

— Vous avez des transcriptions?

Engel suggéra, avec une pointe de fierté dans la voix:

— J’ai même conçu un lexique. Si ça vous intéresse, passez me voir. J’occupe la chambre d’en face. Pour l’instant, je vais rejoindre Gunther, il m’attend.

Dès le lendemain, Kennedy commença son entraînement sous la férule de Jaeckel. Un cosmonaute presque aussi rude que Gunther. La leçon dura quatre heures. Quatre longues heures au cours desquelles Kennedy réussit péniblement à se moucher sans se priver d’oxygène, à s’essuyer le front et à aérer la combinaison. Quand il regagna sa chambre, il était lessivé, exténué.

Le jour vint enfin où Gunther lui permit de sortir. Tout excité, Kennedy suivait Jaeckel dans la neige fraîche qui cédait sous leurs pas, regardant sans cesse autour de lui, comme si quelque Gany pouvait surgir des énormes rochers noirs qui émergeaient du sol, ici et là. Jaeckel l’emmena voir un lac de paraffine. Bien en équilibre sur ses jambes, Kennedy se pencha vers la matière épaisse et figée qu’aucune vie ne semblait animer. Le lac lui renvoyait l’image d’un robot grotesque et malhabile: rien d’autre. Plutôt déçu, il s’informa:

— Il y a quelque chose dessous?

Le geste vague, le cosmonaute supposa:

— Des grenouilles, des escargots, sans doute.

Kennedy s’étonna:

— Vous n’en n’êtes pas sûr?

La curiosité scientifique ne semblait pas étouffer les hommes de la SDEE. Jaeckel répondit sur un ton dégagé:

— Difficile sans bateau, sans matériel de pêche! Mais, d’après les radars, il y aurait des tas d’espèces animales, et même des poissons. L’équivalent terrestre, bien sûr.

Il marqua une courte pause avant de conclure:

— Vous savez, il n’y a pas grand-chose à voir ici, en dehors des lacs de paraffine, des montagnes et de la neige.

Sceptique, Kennedy insista:

— Et la végétation? Il n’y a donc pas d’arbres ici?

Jaeckel lui fit faire rapidement le tour d’une «forêt»: un assemblage de maigres arbrisseaux rabougris dont les feuilles extrêmement plates et rigides semblaient s’orienter vers le ciel pour capter le maximum de lumière.

La promenade se termina sur une note de déception mêlée de suspicion, Kennedy ayant eu la nette impression que Jaeckel voulait se débarrasser de lui… à moins qu’il n’y ait effectivement rien à voir sur cette planète. Kennedy en doutait. Une seule chose l’obsédait: les Ganys. Il voulait les voir de près, les entendre, les toucher même. Mais Gunther se montrait ou vague ou irrité lorsque Kennedy évoquait la possibilité de les rencontrer. En revanche, on lui laissait la liberté de circuler dans les bâtiments, d’utiliser la bibliothèque à son gré. Au bout de trois jours passés à lire des… romans de science-fiction, Kennedy commença à trouver le temps long. Il décida d’aller voir Engel. Celui-ci le reçut avec un vaste sourire et s’empressa de le faire entrer. La chambre était identique à celle de Kennedy, avec, en plus, une table de travail jonchée de papiers sur lesquels Kennedy crut reconnaître des arbres syntagmatiques.

Reprenant une conversation interrompue deux jours plus tôt, Kennedy s’enquit:

— Ça ressemble à quoi, la langue gany?

Le linguiste sourit:

— À une série de grognements inintelligibles de prime abord, mais très simples en fin de compte. Les ganys ont un vocabulaire usuels de 1000 mots environ et un vocabulaire résiduel de 4000 mots. Ce qui est fort peu…

Kennedy coupa:

— Comment ça marche?

Engel prit une feuille de papier, et tout en écrivant, expliqua:

— Voyez-vous, les Ganys ne sont pas comme nous encombrés de résidus de protolangue telle que l’indo-aryen. Prenons le mot guerrier, par exemple. Il est issu de trois concepts: homme-à-la-lance. C’est cela, une langue agglutinante. On ne s’embarrasse pas de mots nouveaux. On se contente de créer de nouveaux concepts en additionnant des thèmes de base. En fait, le gany est d’une simplicité enfantine. Ils n’ont, pour ainsi dire, pas de culture.

— Peut-on en conclure que ces «gens» sont d’une intelligence limitée?

Le linguiste éclata de rire:

— Non. Les choses sont plus compliquées que cela. Les Ganys ne sont pas des ringards, si c’est cela que vous voulez dire. Ils ont, au contraire, un esprit très vif, et ils communiquent très bien malgré, ou avec un vocabulaire restreint. Mais il semble que ce soit le reflet d’un environnement plutôt statique, de conditions de vie apparemment immuables. Regardez!

Le linguiste lui tendit une brochure ronéotypée et annonça fièrement:

— Ce sont mes notes. J’ai l’intention d’en faire un dictionnaire étymologique et philologique.

Kennedy feuilleta le petit document d’une cinquantaine de pages que l’ethnolinguiste semblait considérer comme une somme et apprécia, avec une moue admirative:

— Travail considérable, n’est-ce pas?

Engel hocha la tête et suggéra:

— Gardez-la quelques jours, si cela vous intéresse.

Faute de divertissement, Kennedy accepta. Il regagna sa chambre et se plongea dans l’étude de la langue extra-terrestre, sans grand enthousiasme. Mais, au bout d’un moment, il se surprit à murmurer des phrases, en veillant à ce qu’elles soient conformes au système phonétique mis au point par Engel.

Le lendemain matin, une tempête violente s’abattit sur la région, menaçant d’engloutir les bâtiments sous des dunes de neige. Immobile dans la cour, Kennedy regardait, avec une curiosité mêlée d’horreur, un torrent d’ammoniaque solide se déverser rageusement sur la plaine dans un fracas de fin du monde. Le paysage, si calme d’ordinaire, semblait subitement pris de folie: le vent fouettait la neige avec fureur, sifflait, grondait, hurlait, envoyait des vagues duveteuses tourbillonner dans l’espace tourmenté et absolument blanc, sculptait la neige fraîchement tombée en d’étranges figures spiriformes. Bientôt vint le silence… l’ennui.

Le cinquième jour, Kennedy poursuivait son apprentissage linguistique quand on frappa impérieusement à sa porte. Il fit disparaître la brochure sous son oreiller, ayant reconnu la voix rauque de Jaeckel qui haletait:

— Descendez vite! Il y a des indigènes dehors.

Kennedy ne se le fit pas dire deux fois. Il dévala les escaliers menant à la salle commune où Gunther, déjà en combinaison, semblait l’attendre:

— Magnez-vous! gronda-t-il, aimable, tandis que Kennedy, excité comme un pou, enfilait maladroitement sa combinaison.

Ils étaient quatre. À quelques mètres du sas qui venait de s’ouvrir. Nus, à l’exception du petit bout d’étoffe grisâtre entourant leurs reins. Kennedy les scrutait intensément: ils avaient un teint cireux, des bouches en forme de demi-cercle tristes et sans lèvres. Gunther expliqua, presque détendu:

— Ceux-ci viennent de la tribu la plus proche, à une trentaine de kilomètres à l’ouest. Ils viennent nous voir une fois par semaine — terrestre — pour faire un brin de causette.

Fasciné, Kennedy écouta un Gany parler à Gunther d’une voix basse, monocorde. Il put même saisir quelques mots. Certes, il était loin de maîtriser la langue, mais ce qu’il crut comprendre l’intéressait énormément. Avec un masque dénué d’expression intelligible, le Gany semblait dire:

— Encore une fois… laissez-nous… êtres haineux… ingérence… quand vous serez partis… bientôt…

Frustré, Kennedy tendait l’oreille tant qu’il pouvait mais ne put saisir un traître mot de la réponse de Gunther. Celui-ci avait débité ses mots à la vitesse d’une mitrailleuse. Mais quand le Gany reparla de sa voix posée, Kennedy put traduire:

— Tristesse… peine… jusqu’à départ… sacrilège…

Au bout d’un moment, Kennedy n’y tint plus. Il s’impatienta:

— Mais enfin, pouvez-vous m’expliquer ce qui se passe?

Une gêne réelle apparut sur le visage du linguiste. La mâchoire crispée, Gunther trancha:

— Nous leur proposons des marchandises en échange des droits d’exploitation. Et le chef de village nous dit quel est le meilleur moment pour la livraison.

Il foudroya Kennedy du regard et conseilla:

— N’interrompez surtout pas les négociations, vous risquez de les perturber.

Surpris, Kennedy sourcilla. Il était persuadé que les indigènes demandaient l’évacuation immédiate de leur territoire et que les Terriens s’y opposaient. Mais comment en être sûr? Le porte-parole avait repris son discours, sans haine, sans agitation visible. Aucun signe d’impatience, de colère dans son attitude, dans son ton. Kennedy en conclut qu’il s’était peut-être trompé et ironisa intérieurement:

— C’est peut-être ce qu’on appelle une colère froide…

Très digne, le chef avait répété son premier propos, puis avait ramené sa tête en arrière dans une sorte de salutation rituelle, en exhalant une bouffée de fumée blanche par la bouche. Gunther avait prononcé des mots incompréhensibles, en guise de réponse.

Les indigènes opinèrent du chef et émirent, à l’unisson, une diphtongue que Kennedy saisit sans équivoque. Il répondit automatiquement, en même temps que les autres:

— Ah-yah!

Interloqué, Gunther se tourna vers lui comme un fouet. Ses yeux semblaient lancer des flammes:

— Répétez donc ce que vous venez de dire!

Il s’échauffait tout en parlant:

— Où avez-vous appris cela? Et pour commencer, qui vous a permis d’apprendre le gany? Vous savez que je pourrais vous faire fusiller sur-le-champ pour cela! Rien à foutre que vous soyez couvert par Bullard!

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