CHAPITRE III

Les yeux mi-clos, Kennedy sirotait un apéritif au salon en écoutant de la musique. Il caressait son vieux chat d’une main distraite, reniflant de temps en temps le délicieux fumet de vrai rôti qui lui parvenait de la cuisine. Tout semblait l’inviter à oublier le quotidien pour savourer l’état de félicité dans lequel il baignait. Marge passa la tête par l’entrebâillement de la porte et lança:

— À table!

Kennedy vida son verre d’un trait, transféra le son de la salle de séjour à la cuisine, d’une pression sur un bouton de la télécommande et fonça dans la salle de bains. Les mains tendues sous le lave-mains automatique, il examinait d’un air peu rassuré le visage que lui renvoyait la glace: teint brouillé, traits tirés, poches sous les yeux. À trente-deux ans! Il crut même déceler une ride naissante à la commissure des lèvres. Le faible ronronnement de l’appareil cessa. Kennedy secoua vivement ses mains comme pour les sécher, mais réalisa l’inutilité de son geste et s’arrêta. Il alla retrouver Marge à la cuisine.

— C’est Spalding que je ne comprends pas! fit-il, relançant une conversation interrompue une heure plus tôt. On le propulse au troisième échelon du jour au lendemain, et il trouve le moyen de râler!

— Et si le projet ne l’intéressait pas? Il n’y a pas que le fric dans la vie!

— Soit. Mais tout publicitaire digne de ce nom doit pouvoir se passionner pour n’importe quel produit. On ne fait pas de la pub pour se faire plaisir. Tu crois que j’étais branché sur les populations du Nebraska quand j’ai accepté le dossier de la Compagnie Minière des Bauxites?

Marge ne répondit pas. Kennedy poursuivit sur sa lancée:

— Pas du tout! Et pourtant, en deux semaines, j’ai réussi à m’identifier à ce projet, au point que maintenant, je regrette de devoir passer à autre chose. C’est ça, la pub!

— O.K. Mais je suis convaincue que Dave a de bonnes raisons de ne pas être enthousiaste.

Kennedy répliqua, avec une pointe d’irritation:

— Oh! M. Spalding a toujours de bonnes raisons de râler. C’est pas compliqué: il suffit qu’on soit pour, pour que, lui, soit contre. Pas étonnant qu’il croupisse au quatrième échelon depuis trois ans. Mais faut pas croire que ce soit un ringard. Loin de là! Il n’a simplement pas l’esprit de maison. Et ça, Dinoli le sait! Je suis certain qu’on l’a affecté au nouveau contrat uniquement pour le tester. À la moindre incartade: dehors! Tu piges?

— Oh oui! De toute façon, j’ai toujours pensé que Dave était trop sensible pour travailler dans la pub.

Kennedy cessa de mâcher instantanément et s’étrangla:

— Parce que je ne suis pas sensible, moi?

Ignorant délibérément la question, la jeune femme remarqua, sarcastique:

— Ta purée se refroidit, chéri.

Elle secoua la tête et ajouta tendrement:

— Bien sûr que t’es sensible, Ted… mais dans un style différent. Tu vois ce que je veux dire?

— Pas du tout. Mais c’est pas grave. T’es seule à savoir ce que tu trouves à cet emmerdeur. Parlons d’autre chose, veux-tu?

Le ton avait été sec. Marge décida de la boucler pour ne pas envenimer les choses. Après un long silence embarrassé, elle dit sur un ton désinvolte:

— Haugen est ravi de sa promotion, je parie; demain, il débarquera sans doute dans une nouvelle bagnole!

— Certain! Il est aux anges. Quand on a appris la nouvelle, j’ai cru qu’il allait avoir une attaque. De toute façon, Alf tuerait père et mère pour le fric si Dinoli le lui demandait.

Marge parut réfléchir un instant, puis, sur un ton pénétré:

— À propos, en quoi consiste ce nouveau contrat? Tu ne m’en as rien dit et j’ai l’impression que vous devenez tous riches brusquement.

Connaissant d’avance la réaction de sa femme, Kennedy fit mine de ne pas comprendre. Le cerveau en ébullition, mais l’air innocent, il laissa tomber:

— Qu’est-ce que t’as dit?

Marge répéta la question, coinçant Kennedy qui prétexta, une lueur ambiguë dans les yeux:

— Je ne peux pas t’en parler. C’est top-secret. Hélas…

Vexée, Marge railla:

— La confiance règne!

Dans une sorte de grognement las, Kennedy supplia:

— Ne le prends pas mal. Je ne t’ai jamais rien caché, tu le sais. Mais pour une fois, je ne peux rien te dire. C’est un secret professionnel. Comprends-le donc!

L’air moqueur, elle trancha:

— Ne t’énerve pas, mon vieux. Ne dis rien, si tu veux, mais Mary Haugen…

Kennedy coupa, sec:

— Mary Haugen ne te dira rien pour la bonne raison qu’elle n’en saura rien!

La mâchoire de Marge se fit anguleuse. Kennedy flanqua sa fourchette sur la table. La purée lui parut subitement indigeste. Il supplia une fois de plus:

— Marge, pour une fois, ne pose pas de questions, s’il te plaît!

— Et pourquoi donc? Tu as quelque chose à cacher?

La question était tombée comme un couperet. Embarrassé, Kennedy se tut, souhaitant que sa femme eût un peu moins de personnalité. Il la regardait débarrasser sèchement, en pensant à leurs huit années de mariage. Jamais il ne lui avait menti. La mort dans l’âme, il décida de se jeter à l’eau:

— Marge, assieds-toi, et écoute. Je vais tout te dire.

Elle s’exécuta comme une enfant, fixant Kennedy de ses yeux bleu limpide. Celui-ci eut un geste d’impuissance et avoua:

— Voilà. Il y a une expédition sur Ganymède, une des lunes de Jupiter. On y a trouvé des créatures intelli…

Il ne put terminer sa phrase. Marge avait bondi de sa chaise et s’écriait tout excitée:

— Formidable, fantastique! Tu as des photos? Ils ressemblent à quoi?

Kennedy la fixait patiemment:

— Je peux continuer?

Elle se rassit docilement. Il reprit:

— Je disais donc qu’on a trouvé des créatures intelligentes sur Ganymède. C’est une planète très riche en minerais dont nous avons absolument besoin. Mais les extra-terrestres s’opposent carrément à l’exploitation de ces richesses, pour des raisons idiotes sans doute: ils ne s’en servent pas. Quoi qu’il en soit, j’ai l’impression que cette histoire se terminera mal!

Anticipant la réaction de Marge qui le regardait sans rien dire, il s’empressa d’ajouter:

— À première vue, cela peut paraître dégueulasse comme projet. D’aucuns parleront d’agression, d’avidité, d’impérialisme; mais c’est faux! Archi-faux! Nous avons bel et bien besoin de ces minerais…

Marge ne l’écoutait plus. Elle fermait les yeux, consternée. Kennedy, survolté, ne s’en rendait pas compte. Quand il eut terminé, il quêta son verdict d’un coup d’œil interrogateur. Elle secouait la tête, visiblement dépitée. Souffla:

— C’est curieux. Je n’ai jamais cru aux histoires de parapsychologie, à la prémonition. Et pourtant, il me semble que tu viens de me raconter ton cauchemar d’hier… la guerre. Celle que nous, Terriens, nous avions commencée. Tu te rappelles?

Kennedy haussa les épaules. Dédramatisa:

— Tout de suite les grandes intégrations! Il n’y aura pas de guerre! J’ai seulement dit que nous pourrions être amenés à occuper les lieux, pacifiquement. Après tout, pourquoi laisser pourrir toutes ces matières premières là-bas? C’est du gâchis, à mon avis!

Marge le dévisageait comme on scrute un monstre. Elle demanda avec une moue d’écœurement:

— Supposons qu’ils s’opposent à cette occupation, hein? Ce sont des peuples primitifs, sans armes sophistiquées d’après ce que j’ai compris. Que va-t-il se passer s’ils résistent? Vous allez les massacrer pour les déposséder de leur bien!

Elle marqua une courte pause. Puis, sèchement:

— Je comprends que Dave ne soit pas enthousiaste! Il a une âme, lui! Une conscience! Tu ris de Haugen qui ne pense qu’aux bagnoles comme s’il était fondamentalement différent de toi qui ne vois que tes primes! Ta sacrée carrière!!!

Elle avait hurlé ces derniers mots avant de se précipiter vers la chambre. Kennedy l’y rejoignit peu après. Recroquevillée sur elle-même dans le divan convertible qui leur servait de lit, elle sanglotait. Il posa une main sur son épaule et murmura:

— Ne le prends pas comme ça, chérie. C’est un travail comme un autre! Je ne vais pas tuer les Ganys, tu sais. Je ne serai même pas armé. Et de toute façon, que je le veuille ou non, les choses suivront leur cours. Mon avis ne compte pas. Alors, pourquoi t’en prendre à moi? Pourquoi nous faire du mal à nous?

Marge leva vers lui ses yeux rougis par les larmes et concéda:

— Mettons que j’aie eu tort de réagir comme je l’ai fait. Et n’en parlons plus.

Soulagé, Kennedy sourit. Il se pencha pour l’embrasser, rencontra des lèvres crispées et se dit que la soirée était compromise. Pourtant, il demanda sur un ton faussement enjoué:

— La partie de bridge, chez les Parksons, ça te dit toujours?

— Non. Tu peux décommander.

Kennedy soupira. Il empoigna le téléphone, allégua un travail urgent à terminer le soir même, puis, raccrocha; s’allongea en pensant: «La campagne durera treize mois. Si ça continue comme ça, je ne donne pas cher de notre ménage… Si seulement nous avions des enfants… elle serait moins branchée sur les grandes causes…»

Mais ils n’avaient pas d’enfants, et n’en auraient probablement jamais: une ligature des trompes après trois fausses couches. Pour se détendre, Kennedy décida de se concentrer sur le quintet de Boccherini qu’il aimait tant. Mais curieusement, il trouva cette musique agaçante et éteignit la chaîne rageusement. Marge ne bougeait toujours pas. Sceptique, Kennedy proposa:

— On regarde la télé?

— Si tu veux.

Il soupira, alluma l’énorme récepteur planté sur un meuble face au lit, sur une chaîne où une publicité folâtre passait. Bientôt, un présentateur aux dents étincelantes apparut et annonça sur un ton grave:

— Chers téléspectateurs, bonsoir. Dans un instant, vous allez pouvoir suivre un bulletin d’information spécial au cours duquel nos spécialistes commenteront, pour vous, la nouvelle sensationnelle révélée par le Président au cours d’une conférence de presse tenue cet après-midi, à la Maison-Blanche.

Marge s’était redressée pour écouter le présentateur qui poursuivait:

— Il s’agit, tenez-vous bien, de la découverte d’être intelli…

Se redressant vivement, Kennedy hoqueta:

— Déjà!

Le journaliste concluait:

— … mais tout de suite, le documentaire extraordinaire, réalisé par l’équipe du célèbre capitaine Brewster!

Médusée, Marge suivait attentivement le film qu’avait vu Kennedy dans la matinée. C’était bien le même. À une différence près: le commentaire avait changé. Il crut reconnaître la patte d’Ernie Watsinski dans le texte qui maintenant coulait, sans heurt, sans bavure. Du vrai travail de professionnel!

Tout à coup, Marge se raidit en hoquetant de surprise. Les quatre faces aplaties et sans nez venaient de se fixer sur l’écran.

Elle souffla, hallucinée:

— Mais, ce sont des gosses! C’est ça, les barbares que vous allez exterminer lâchement?

Kennedy décida de minimiser:

— Mais non! Mais non! Tu déformes toujours ce que je dis. Qui parle d’extermination? J’ai dit, et je répète, que la planète sera occupée pacifiquement et administrée de même, pour le bien des autochtones. Une sorte de protectorat, en somme.

Elle se retourna comme un fouet et cracha entre des dents serrées:

— Et s’ils ne voulaient pas être administrés, protectorés? Hein?

Tout en parlant, elle fixait Kennedy avec des yeux flamboyants de rage, détachant chaque syllabe. On eût dit une tigresse. Quand elle eut terminé, elle tira rageusement le drap vers elle, se tourna de même et jeta:

— Bonne nuit!

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