Moins de deux heures après la fin de la réunion, le téléphone sonnait dans le bureau de Kennedy.
— Allô, Ted? Ernie à l’appareil. Venez immédiatement dans mon bureau.
À sa manière expéditive, Watsinski avait été affable, presque amical. Dès que Kennedy entra, il lui grimaça un sourire, désigna un fauteuil face au sien et attaqua aussitôt:
— Ted, accrochez-vous bien! J’ai une grande nouvelle à vous annoncer: Dinoli est positivement enchanté par votre proposition!
Confus, Kennedy bredouilla qu’il en était heureux, se contentant d’esquisser un pâle sourire pour dissimuler la joie intense qui, en d’autres circonstances, l’aurait fait bondir au plafond.
Watsinski poursuivit d’un seul élan:
— Il a littéralement sauté sur le téléphone pour appeler Bullard, le patron de la SDEE, pour lui proposer de bâtir toute la campagne autour de votre idée! C’est pas merveilleux, ça?
Kennedy ne dit rien. La joie le laissait sans voix. L’émotion lui nouait la gorge. Il hocha bêtement la tête et réussit enfin à articuler, un tantinet larmoyant:
— Je… je suis si content, Ernie. Je croyais que mon avis ne comptait pas dans…
— Erreur! Nous avons toujours su que vous feriez un excellent deuxième échelon, Ted. Vous avez l’étoffe d’un cadre supérieur. Cela ne fait plus de doute: une volonté de fer, des idées géniales, mais surtout… ce petit rien qui manque aux autres…
Au comble de l’émotion, Kennedy souffla:
— Merci, Ernie. Vos propos me vont droit au cœur. Je sais que vous n’êtes pas du genre à encenser les gens.
Watsinki eut un vaste sourire. Décidé à passer de la pommade, il leva une main prévenante vers Kennedy et fit:
— Oh! ne me remerciez pas. (Puis, une lueur malicieuse dans les yeux, il lui fit signe d’approcher comme pour lui confier un secret:) Vous savez, chuchota-t-il, il y a des gens plutôt louches parmi nous. Je ne veux pas parler de ceux qui comme Haugen, Lund ou Whitman ne commettent jamais d’erreur: ils ne prennent jamais de risques. Ce sont de bien piètres créatifs, mais ça s’arrête là. Ces gens-là ne sont pas dangereux, eux.
Watsinski marqua une courte pause pour fixer Kennedy qui le regardait avec des yeux dénués d’expression, puis insinua avec mille précautions:
— En revanche, il y en a d’autres sur lesquels on ne peut absolument pas compter. Ils ont des idées confuses, des idéologies douteuses qui peuvent nous mettre en danger. Et… en tant que deuxième échelon potentiel vous pourriez peut-être nous aider à les débusquer.
Kennedy eut l’impression soudaine d’avoir reçu un coup au cœur. L’espace d’une seconde, les propos flagorneurs, les attitudes mielleuses de Watsinski défilèrent dans son esprit à une vitesse vertigineuse: on lui proposait froidement de moucharder en échange d’une promotion.
Il regarda Watsinski franchement et répondit, méfiant:
— Je comprends vos préoccupations. Mais laissez-moi le temps de réfléchir.
Un vaste sourire aux lèvres, Watsinski répliqua:
— Oh! rien ne presse. Prenez votre temps, Ted. Je voulais seulement vous faire part de notre inquiétude concernant les éléments subversifs de l’équipe, mais…
Watsinski s’était interrompu pour répondre au téléphone:
— Oui, Lou! Il est justement dans mon bureau. Oui, je lui fais part de notre petite conversation… Entendu.
Il raccrocha, désigna le téléphone d’un air réjoui et fit:
— Voyez! C’était le patron! Il vient de confirmer la grande nouvelle: votre proposition est retenue! Nous allons inventer une colonie, dont vous vous chargerez entièrement. D’ailleurs, autant vous le dire tout de suite, vous aurez le droit de choisir votre équipe et de désigner votre assistant.
Pris de court, Kennedy bredouilla:
— Là? Tout de suite?
— Oui, oui. Tout de suite. Les choses iront plus vite comme ça.
Kennedy élimina mentalement quelques noms et, se rappelant brusquement les ambitions d’écrivain de Spalding, annonça:
— Ça y est, j’ai choisi mon homme.
Prudent, Watsinski s’informa:
— Peut-on savoir qui c’est?
— Dave Spalding!
Watsinski étouffa un hoquet de surprise, s’extirpa un sourire contraint et fit:
— O.K., Ted. Vous savez ce que vous faites. Je veillerai à accélérer les choses. Ce sera tout pour l’instant. Travaillez bien, bonne chance!
Ce soir-là, Kennedy rentra chez lui dans une humeur euphorique. Il avait réussi à louvoyer sans compromettre ses chances de promotion.
Lorsque Marge lui demanda des nouvelles de sa journée, il répondit brièvement:
— Pas mal, pas mal. On m’a confié une mission spéciale, mais je préfère ne pas en parler.
Marge ignora cette réponse et laissa tomber négligemment un oignon dans le cocktail qu’elle préparait pour Kennedy. Celui-ci poursuivit:
— Spalding travaillera directement sous mes ordres. C’est moi qui suis chargé de l’ensemble du projet; il n’y a pas à dire: les choses se précisent!
La jeune femme gloussa:
— Comme précision, c’est pas terrible! Je te trouve plutôt vague. Enfin… l’essentiel c’est que tu t’entendes bien avec Dave. Le contraire serait triste.
— Nous nous entendrons bien: c’est moi qui l’ai choisi. Personne ne me l’a imposé.
Marge sourcilla, mais cette réaction échappa à Kennedy qui s’était renversé dans son fauteuil pour se mettre à l’aise. Il but une longue gorgée et murmura, les yeux fermés:
— Quelle volupté! La vie est belle! J’ai une femme superbe, une belle maison et une grande carrière devant moi. Que demander de plus?
Il soupira longuement, but une autre gorgée et dit doucement:
— Marge?
— Oui!
— La vie est belle! Si belle!
D’un coup d’œil sceptique sur les yeux vitreux de Kennedy, Marge conclut:
— Toi, t’es un peu éméché.
Kennedy éclata de rire et répliqua dans une diction pâteuse:
— Parce que d’après toi, je ne peux pas être serein, détendu, gai, heureux, sans être beurré? Je suis heureux parce que je vais enfin pouvoir créer une œuvre d’art; faire de la pub de grande classe avec Dave! Mais c’est pas ça le plus important: je suis fou de joie parce que je vais bientôt passer deuxième échelon!
Kennedy était lancé. Il se redressa brusquement, fit un clin d’œil à Marge et confia:
— Tu sais ce que nous allons faire, Dave et moi? Tiens-toi bien…
En moins de cinq minutes, il avait tout dévoilé: le projet de création de colonie, la longue campagne publicitaire destinée à soutenir les sombres desseins de la SDEE, le projet d’extermination des Ganys. Et même le calendrier!
Quand il eut terminé, Marge souffla, incrédule:
— Tu me fais marcher, Ted. Cette histoire est une blague!
— Mais pas du tout! C’est la pure vérité. Qu’est-ce qui te chagrine là-dedans?
La jeune femme répliqua, ulcérée:
— Mais, tout ce que je viens d’entendre. Cette plaisanterie macabre! Cette horrible manipulation de la crédulité des gens! Le génocide, enfin tout! Et toi qui es là, bêtement fier de…
Kennedy s’impatienta:
— Marge!
Mais la jeune femme était survoltée; elle le fixa froidement et hurla:
— Quoi, Marge! Comment peux-tu éclater de bonheur en sachant ce que tu vas faire? Comment peux-tu dormir tranquille, en…
— Écoute, Marge, ne me bassine pas, avec tes considérations morales! Je te parle de création artistique et tu montes sur tes grands chevaux avec des histoires de génocide, de manipulation! Mais bon sang, les choses sont plus simples que cela! Pourquoi les compliquer plus que nécessaire!
Marge eut un reniflement sec:
— Si tu crois qu’on peut prendre une affaire pareille au premier degré, tu te trompes lourdement, Ted! Il faut replacer les choses dans leur contexte pour comprendre que ce projet pue d’un bout à l’autre!
Elle marqua une courte pause pour désigner Kennedy d’un doigt accusateur et conclut:
— Et toi avec!
Au comble de l’exaspération, celui-ci répliqua dans un hurlement:
— Marge, ça suffit!!!
Il s’arrêta instantanément comme pour parer une nouvelle attaque, un cri strident sans doute. Mais Marge semblait avoir changé d’humeur. Elle lui sourit comme si de rien n’était et fit calmement:
— Excuse-moi, Ted. J’ai eu tort de te sermonner. Je ne le ferai plus. C’est juré.
Le ton avait été conciliant, mais la mâchoire crispée de Marge indiquait qu’elle tentait de maîtriser une autre explosion de colère. Kennedy continua:
— Dorénavant, j’aimerais que mon boulot commence à 7 heures et se termine à 14 h 30!
Toujours sans s’énerver, Marge contra:
— Je crois, en effet, que ce serait mieux ainsi.
Quand ils furent à table, Kennedy s’efforça de manger en vain. La nourriture lui paraissait insipide. Le nez plongé dans son assiette, Marge mangeait en silence. Un silence lourd de signification. Kennedy réfléchit longuement. Au bout d’un moment, il conclut:
Et si elle avait raison…?