Dès le lendemain, 4 mai 2044, la nouvelle, qui avait éclaté comme une bombe, plongeait dans un émoi indescriptible une planète Terre convaincue de son unicité depuis la nuit des temps. La presse internationale parlait de «manifestations sans précédent dans toutes les grandes capitales du monde». New York, si inhumaine d’ordinaire, devenait brusquement le théâtre d’une effervescence post-révolutionnaire, inédite dans l’histoire de la vie américaine. Partout, les gens s’interpellaient dans une atmosphère de 14 juillet, commentaient, avec force détails, — et parfois avec une imagination délirante — la nouvelle étalée à la «une» de tous les journaux.
Mais, pendant que les esprits s’échauffaient, l’équipe de Dinoli amorçait ce que, à l’agence, on appelait déjà, «l’opération Ganymède». Grand, maigre, presque dégingandé, Ernie Watsinski s’apprêtait à diriger une séance de travail dans son bureau, attendant pour commencer que le groupe soit au complet. Les yeux fixés dans le vague, il semblait ignorer superbement la douzaine de collaborateurs rassemblés autour de lui. Kennedy l’observait intensément, essayant peut-être de déceler ce qui le dérangeait chez cet homme indiscutablement bizarre: le petit sourire vicieux avec lequel il vous fixait derrière ses verres épais; son crâne en forme de dôme surmonté de rares poils roux ou son port évoquant celui d’une longue araignée voûtée? Tout en lui dénotait une espèce d’assurance mêlée de condescendance. Kennedy attribuait cela à l’indiscutable compétence de cet homme promu au deuxième échelon à 31 ans et certain de prendre la relève de Dinoli dont il avait — incidemment — épousé la fille unique.
À neuf heures pile, Watsinski sortit, comme par hasard, d’une réflexion profonde, regarda rapidement autour de lui et demanda de sa voix fluette mais nettement autoritaire:
— Qui a raté l’émission d’hier soir?
Les membres de l’équipe échangèrent des regards qui semblaient vouloir dire: «Ne compte pas sur nous pour l’avouer.»
Watsinski grimaça un sourire satisfait et enchaîna:
— C’est exactement ce que nous attendons de vous. (Il ajouta avec une pointe de fierté dans la voix:) J’ai personnellement travaillé à la fabrication de cette émission, vous savez?
Passant de la coquetterie au professionnalisme, il annonça:
— Vos collègues des 6e et 7e échelons ont passé la matinée à faire et à dépouiller des sondages. Ceux-ci ont révélé que la quasi-totalité des gens interrogés ont vu l’émission, que l’opinion publique se passionne pour Ganymède. Conclusion: l’intérêt existe, il ne reste plus qu’à le canaliser! Est-ce clair et limpide?
Il leva un sourcil interrogateur vers l’assistance comme pour attendre leurs réactions, mais sans donner le temps à quiconque de parler:
— Désormais, vous travaillerez sous mes ordres! Décision du patron. Des questions?
Silence.
— Bien. Maintenant, nous avons une heure pour trouver des concepts. J’attends les suggestions.
Kennedy se surprit à lever la main le premier pour déclarer d’une voix mal assurée:
— J’ai quelques idées générales, rien de bien défini, mais je…
Sur un ton irrité Watsinski coupa:
— Je ne vous demande pas de me proposer une stratégie, mais des concepts; vu?
Kennedy s’humecta les lèvres et reprit, visiblement gêné:
— Bien. Ma femme et moi, nous avons regardé l’émission hier soir. Sa première réaction, à la vue des Ganys, a été un sentiment de pitié, de compassion maternelle. Je suggère par conséquent de fouiller dans ce sens, de présenter ces créatures comme des gosses à protéger.
Watsinski apprécia d’un ton neutre:
— Intéressant, intéressant… Qu’en pensez-vous, Haugen?
Tel un bulldozer déchaîné Haugen protesta, catégorique:
— Je suis totalement opposé à cette idée: ma femme a eu exactement la même réaction. Elle a même trouvé les Ganys «mignons»! Mais les sondages montreront qu’il s’agit là d’une réaction universelle! Suivons l’idée de Ted: donnons des Ganys l’image de mouflets égarés à protéger absolument. Mais qu’arrivera-t-il s’ils décident de riposter au moment de l’occupation? Et surtout, que dira l’opinion si cette affaire débouche sur un massacre sanglant?
Haugen fit une courte pause pour balayer l’assistance d’un regard important, puis enchaîna sur un ton ferme:
— Ce que je veux dire est très simple: l’idée de Ted ne vaut pas un clou parce que les gens ne comprendront pas qu’on liquide subitement des créatures inoffensives. Il se pourrait même que le gouvernement ait une révolution sur les bras!
Surpris par la véhémence de son propre ton, Haugen s’arrêta de parler pour regarder Watsinski qui se passait pensivement un doigt sur son long nez incurvé. Au lieu de regarder Haugen, le supérieur hiérarchique posa des yeux froids sur Kennedy et fit sèchement:
— Voyez la faille de votre proposition? Réfléchissez donc avant de parler!
Gêné, Kennedy hochait la tête. Peut-être valait-il mieux préparer le public au pire… Dans le doute, il s’abstint, attendant les réactions des autres. Ils semblaient paralysés par la peur, à l’exception de Haugen qui s’apprêtait à intervenir lorsque Watsinski coupa, en tambourinant nerveusement des doigts sur la table:
— Un instant! Qui est d’accord avec Kennedy? Autant en avoir le cœur net…
Silence.
Au bout d’un moment, ce fut Spalding, qui, dans un élan de témérité, énonça fermement:
— Je suis d’accord avec Ted.
Tous les regards se tournèrent instantanément vers le jeune homme qui, enflammé, précisait:
— Je ne vois pas pourquoi il faut prévoir un massacre! Puisqu’il faut absolument occuper Ganymède — ce que je ne comprends pas du reste — pourquoi ne pas le faire pacifiquement! C’est mille fois mieux, à mon avis!
— Qui a demandé votre avis, Spalding?
La voix avait été chargée de colère glacée. Tout comme les yeux qui maintenant fixaient le jeune homme. Watsinski avait grimacé une sorte de sourire. Quand il reparla, son ton était plus aigre, plus méprisant que jamais:
— Spalding, cracha-t-il, ma patience a des limites. Vous avez la chance de n’être qu’un quatrième échelon miteux. Mais puisque vous êtes parmi nous, sachez, pour votre gouverne, que nous sommes ici pour tenter d’orienter l’opinion publique dans un sens bien précis et non pour ajuster les décisions de la SDEE à nos convictions personnelles. Il se trouve que ces gens-là nous paient pour faire un boulot précis. Est-ce clair et limpide?
Spalding ne répondit pas. Les poings serrés sur sa chaise, la mâchoire crispée, il fixait obstinément ses chaussures. Pourtant Watsinski crut bon de lui assener une dernière remarque cinglante. Il ajouta sur le même ton de pisse-vinaigre:
— Vos raisonnements débiles vous ont déjà valu des déboires, si mes souvenirs sont bons. Je vous conseillerais donc de vous éclaircir les idées si vous voulez continuer à travailler ici, fiston.
Kennedy loucha rapidement vers Spalding. Il était pâle comme un linge, impassible à l’exception de ses narines qui palpitaient de rage. Watsinski, lui, avait déjà repris, comme si de rien n’était:
— Allez, allez, des idées! On ne peut pas dire que ce soit très brillant jusqu’ici!
Avec une moue craintive, Lloyd Presslie suggéra:
— Je propose de présenter les Ganys comme des monstres peuplant une planète de glace. C’est, en effet, une démarche plus sûre que celle qui consiste à tabler sur l’instinct maternel. Il faut un axe psychologique inébranlable; or, tout le monde sait qu’il est plus facile de susciter la haine que l’amour. Les gens n’auront aucun mal à haïr les gueules d’angoisse qu’ils ont vues hier à la télé! En outre, il n’est pas sûr que l’Américain moyen tout excité aujourd’hui par la nouvelle, soit prêt, demain, à accepter que les Ganys soient aussi intelligents que lui. Donc compte tenu de tout ceci, je suggère que les Ganys soient présentés d’emblée comme des barbares sanguinaires.
Watsinski, qui n’avait cessé de hocher la tête en écoutant Presslie, accueillit la suggestion avec un vaste sourire révélant une dentition jaunâtre et inégale. Mais, quand il commenta, avec une certaine réserve: «C’est pas mal, creusez davantage dans cette direction», Kennedy eut la certitude que les dés étaient pipés. Que, sans le savoir, Presslie avait énoncé les grandes lignes d’un plan déjà tracé par Dinoli et son brain-trust; les créatifs devant l’ingurgiter de gré ou de force, sous la férule de Watsinski. Kennedy décida de ne pas déclouer des dents jusqu’à la fin de la réunion. À midi, il se rendit à la cafétéria, introduisit sa carte de restaurant dans l’appareil de vérification d’identité, et recueillit, quelques instants après, un plateau de troisième échelon sur un tapis roulant. Il examina rapidement le contenu de ce qu’on lui servait pourtant tous les jeudis: steaks à base d’algues, crudités synthétiques, une tasse de vrai café, pâle et insipide. Comme il empochait sa carte, quelqu’un le bouscula, manquant renverser son plateau. Furieux, il se retourna sur…
Spalding qui, un plateau à la main, lui grimaçait un sourire désolé. Kennedy loucha vers le plateau du jeune homme et détourna aussitôt le regard. Jamais il n’aurait voulu revoir un repas de quatrième échelon. La simple vue du maigre brouet qu’il avait avalé pendant des années, en guise de potage, lui donnait la nausée. Comme Spalding détaillait son menu avec envie, Kennedy demanda, embarrassé:
— Qu’y a-t-il, Dave? Tu veux me parler?
Le jeune homme hocha la tête:
— Si cela ne te dérange pas.
Kennedy haussa les épaules et désigna de la tête une table en retrait, pour le cas où Spalding serait en veine de confidences gênantes.
Quand ils furent installés, le jeune homme le regarda directement et fit:
— Puis-je te parler en toute franchise, Ted?
Visiblement mal à l’aise, Kennedy lança:
— Bien sûr. Bien sûr. Qu’est-ce qui te turlupine?
— L’opération Ganymède, voyons!
Feignant de ne pas comprendre, Kennedy soupira:
— T’as raison, c’est un boulot considérable, bientôt, nous serons tous sur les genoux.
Outré, Spalding s’étonna:
— C’est tout ce que tu trouves à dire!
Kennedy ignora superbement les yeux pétillants de passion qui semblaient vouloir le sonder et répondit le plus calmement du monde:
— Ben ouais! Qu’y a-t-il d’autre à dire?
On eût dit que Spalding n’attendait que cela pour exploser:
— Mais, c’est la plus grande trahison de tous les temps! La plus grande crapulerie du monde! Cette affaire pue d’un bout à l’autre. La SDEE veut priver des créatures innocentes de leur droit! De leur bien! Par la force! Comment peut-on accepter de convaincre le public du bien-fondé d’un tel acte de barbarie?
Le jeune homme avait débité sa tirade d’une seule haleine. Kennedy crut un moment qu’il allait s’étrangler de rage. Il le laissa reprendre son souffle et remarqua sur un ton dégagé:
— Je ne vois toujours pas où est le problème. Ganymède est un produit commercial comme un autre. Après tout, pourquoi vendre la lessive machin en toute bonne conscience et se taper la tête contre les murs à propos de créatures vaguement humaines qui ne nous sont rien?
La voix se fit profonde, presque paternaliste:
— Écoute, Dave, si tu tiens absolument à introduire des considérations morales dans cette affaire, personne ne te suivra. Comprends qu’il y a non seulement de gros sous en jeu, mais aussi une machine puissante décidée à aller jusqu’au bout de son entreprise. Et puis, personne n’est tout à fait blanc dans cette agence, pas même moi. Regarde le contrat de la Compagnie Minière des Bauxites…
— Mais c’était autre chose, coupa Spalding sur un ton irrité. Cette fois-ci, il ne s’agit plus de raconter des petits bobards à propos de risques de pollution, mais d’aider à tuer des créatures qui ne demandent rien. Tout cela par pure avidité. Moi, je n’ai aucune envie de tremper dans cette affaire. Je démissionne!
— Du contrat ou de l’agence?
— De l’agence!
Kennedy se contenta de hocher la tête d’un air pensif. Spalding lui avait toujours paru trop fougueux, immature même. Au bout d’un moment, il cessa de mâchonner son steak et fit:
— Mais pourquoi me dire tout ceci à moi?
Spalding eut un geste vague:
— Je sais que nous ne sommes pas des intimes, mais j’avais besoin de parler à quelqu’un qui me comprenne. J’ai écouté ton intervention tout à l’heure, et je voulais te soutenir quand Watsinski m’a cloué le bec. Mais cela ne m’empêche pas de penser que cette affaire est dégueulasse. Demande donc à Marge…
— Laisse ma femme en dehors de tout ceci. O.K.? coupa Kennedy furieux.
Puis, retrouvant son calme:
— Tu quitterais vraiment l’agence à cause de ce contrat?
— Oui. Je suis un créatif publicitaire, pas un assassin. J’ai passé mon temps à esquiver des tas de crapuleries, dans cette maison, bien content de rester à l’ombre. Et voilà-t-il pas qu’on me sort de ma planque pour me confier des responsabilités. Mais je n’ai rien demandé, moi. J’ai toujours pas compris ce qu’ils me veulent!
— Ils veulent te tester, c’est évident.
Spalding eut un reniflement sec et sans humour. Les yeux étincelants de défi, il cracha:
— Me tester? Ils verront de quel bois je me chauffe! Je suis certain que tout était manigancé d’avance. C’est même pour cela que Watsinski m’a rabattu le caquet comme il l’a fait. Mais il ne me fera pas le coup deux fois, c’est moi qui te le dis! Ces parodies de réunions créatives spontanées me donnent la nausée. (Il eut un sourire amusé et conclut:) Je ne suis pas dans la pub pour rien.
— Soit. Mais, je te conseille de réfléchir avant de démissionner. Dinoli a le bras long. Tu seras grillé, fait comme un rat, dès que tu auras franchi la porte. Et après cela, je doute que tu trouves ne serait-ce qu’une place d’éboueur dans tout le pays. Dinoli déteste qu’on le brave.
— Je le sais. De toute façon j’ai pas l’intention de chercher un autre emploi.
Kennedy ne put s’empêcher d’éprouver un sentiment d’inquiétude face à l’entêtement de Spalding. Il le savait pénible, certes, mais pas inconscient à ce point.
— Et alors? Que feras-tu pour vivre? s’enquit-il posément.
— J’écrirai.
Kennedy décida de lui ôter ses illusions sur-le-champ:
— Oublie la télé: Dinoli a des relations dans ce secteur. Quant au journalisme, inutile d’y songer, le frère de Dinoli contrôle 80 % des quotidiens publiés dans ce pays.
Spalding regarda fixement Kennedy qui croyait lui avoir cloué le bec et annonça:
— Je vais écrire des livres, de vrais romans! Pas des scénarios ou des articles. Des livres! J’ai toujours rêvé de devenir écrivain. Tu comprends?
Atterré, Kennedy secouait la tête. Spalding poursuivait sur un ton triomphal:
— C’est vrai, j’ai toujours rêvé de devenir célèbre. D’ailleurs, on ne peut pas dire que je manque de talent.
— O.K. Mais, même en supposant que ton premier bouquin soit un best-seller, où iras-tu avec deux mille dollars environ par an? Par les temps qui courent, deux mille dollars, c’est pas bézef!
— C’est pas grave, je m’en sortirai quand même.
Kennedy se fit l’effet d’un homme essayant de sauver quelqu’un de la noyade malgré lui.
À bout d’arguments, il demanda:
— T’as pas envie de te marier? T’as bien une petite amie, des projets…
Spalding coupa, sur un ton désabusé:
— Oh! ma petite amie peut attendre. Elle attend déjà depuis si longtemps… Nous avons pensé au mariage, mais c’est pas facile…
— Justement, persistez! Une vie familiale te stabilisera. J’espère que t’as parlé à personne de ton désir de démissionner?
Spalding secoua la tête:
— Non. J’attendais la réunion de ce matin. Je t’avoue que je suis déçu…
— O.K. Mais fais pas de bêtises. Reste encore un peu. Le temps de réfléchir à tête reposée…
Kennedy cessa brusquement de parler, se demandant pourquoi il se donnait tant de mal à convaincre Spalding. Ce n’était pas son affaire, après tout. Il conclut néanmoins:
— Ne rue pas dans les brancards. Donne-toi une quinzaine de jours, histoire de voir venir.
Après un long silence maussade, Spalding secoua la tête et admit:
— T’as peut-être raison, Ted. À la réflexion, il se pourrait que je puisse avoir une influence positive sur ce projet.
Il eut un sourire amusé et taquina:
— Toi, t’es totalement acquis aux principes de l’agence, hein? Entièrement dévoué à Dinoli, à ce que je vois.
Kennedy eut un sourire averti et dit:
— Dinoli n’est pas un saint, c’est vrai. Mais je ne suis pas un ange non plus. Disons simplement que je ne crois pas beaucoup à la vertu. Alors, je garde mon boulot, la conscience tranquille.
— C’est ce qu’on dit… murmura le jeune homme si bas que Kennedy dut tendre l’oreille et demander:
— Pardon?
Spalding s’était déjà levé et s’apprêtait à partir. Il lança:
— Oh rien! Cette conversation m’a aidé à voir clair. Merci, Ted.
Kennedy le regarda s’éloigner en pensant:
— Quelle innocence! Avoir une conscience de nos jours: Quel luxe! Je sais que ce contrat est… dégueulasse. Mais, à quoi bon le crier sur les toits? On me cognera fatalement. Alors, bouclons-la.