Abasourdis, les délégués échangeaient des regards ahuris, choqués, osant à peine formuler l’effarement qui se lisait sur tous les visages. On eût dit que l’incident avait momentanément gelé le temps et les réactions, plongé l’assemblée dans un silence quasi mortuaire, à peine perturbé par les allées et venues des assistants qui, maintenant, distribuaient les exemplaires du dossier Ganymède.
Oublié dans la confusion générale, Kennedy gisait encore derrière la tribune, rivé au sol par une douleur atroce à l’épaule. Marge était dans la salle et le croyait probablement mort. Cette idée le tourmentait. Il se mit à gémir, sombrant peu à peu dans un état de semi-inconscience. C’est à peine s’il reconnut Flaherty qui vint se pencher vers lui, avec un sourire aimable, au moment où les gardes l’allongèrent sur un divan. L’assistance sembla s’animer tout à coup, comprenant que Kennedy n’était pas mort.
C’est Flaherty qui rouvrit les débats avec une déclaration virulente. Embrassant, d’un geste large, l’assistance excitée, il tonna:
— Vous avez tous vu David Bullard tirer froidement sur Théodore Kennedy! Je considère personnellement cette tentative d’homicide comme un aveu patent de culpabilité, et je demande…
Il se tut un moment pour laisser passer une vague d’applaudissements frénétiques et enchaîna d’un seul élan:
— … qu’une enquête soit ouverte immédiatement pour élucider les liens existant entre la Société de Développement et d’Exploration Extra-terrestres et l’agence de publicité Steward et Dinoli! Je demande la suspension des activités de ces deux entreprises jusqu’à la fin des investigations! Et pour finir, je suggère, monsieur le Président, chers collègues, que désormais, la recherche spatiale soit placée sous le contrôle direct et exclusif des Nations Unies! Tout ceci au cas où les allégations de M. Théodore Kennedy seraient fondées. Pour ma part, cela ne fait aucun doute!
Kennedy n’a jamais su combien de temps a duré son inconscience. Quand il rouvrit les yeux, il était dans une chambre d’hôpital. Il tenta de se redresser tout en regardant autour de lui. Flaherty l’observait, un sourire aux lèvres. Un jeune médecin l’accompagnait. Celui-ci vola aussitôt à son secours en recommandant doucement:
— Ne bougez pas trop. Vous êtes encore fatigué. Nous avons retiré la balle sans difficulté. Vous serez remis dans une dizaine de jours, mais pour l’instant: repos complet.
Flaherty remarqua sur un ton badin:
— Ce n’est pas juste! Il devrait être dans la rue pour stopper les émeutes qu’il a déclenchées!
Il désigna l’épaule bandée de Kennedy et conclut:
— Pour un meneur, vous êtes plutôt en piteux état!
Kennedy sourcilla, intrigué:
— Des émeutes? Quelles émeutes?
Les yeux scintillants de satisfaction, Flaherty raconta:
— Au cours d’une perquisition surprise chez Bullard et chez Dinoli, nos agents ont rassemblé des tas de documents absolument effrayants: De quoi envoyer ces deux hommes à la potence ou dans un hôpital psychiatrique! Bullard est déjà sous les verrous pour tentative de meurtre. Dinoli, lui, a été rattrapé à Trenton et jeté aussitôt en prison en compagnie d’un certain Watsinski, son gendre, à ce qu’il paraît.
Fou de joie, Kennedy coupa:
— Et les émeutes alors?
— C’est bien simple: nous avons communiqué la totalité des documents à la presse. Inutile de vous dire ce qui se passe dans ces cas-là: on écrit des articles incendiaires. Le public, furieux, descend dans la rue pour tout casser. C’est bien ce qui a failli arriver aux locaux de la SDEE ce matin. Sans l’intervention de nos hommes, il n’en resterait plus qu’un petit tas de cendres! Il semble que toute la population de New York ait déferlé dans les rues dès que le scandale a été révélé. Nous frôlons la révolution! Partout des banderoles réclament la démocratisation de l’espace, l’abolition des trusts! Ça barde, croyez-moi!
L’air grave, Kennedy hochait lentement la tête, essayant de se représenter la scène. Au bout d’un moment, il soupira, frustré:
— J’aurais tant voulu lire les journaux!
Le médecin lui tendit la dernière édition de deux grands quotidiens. Ils portaient les plus grosses manchettes que Kennedy ait jamais vues. Planète Terre titrait, en caractères énormes:
«LA PLUS GRANDE IMPOSTURE DU SIÈCLE. LES NATIONS UNIES AFFIRMENT: LA COLONIE DE GANYMÈDE N’EXISTE PAS!»
Le New York Life, lui, accusait, froidement: «LA SDEE NOUS MENT DEPUIS LONGTEMPS! À QUAND L’ABOLITION DES TRUSTS?»
Kennedy feuilleta rapidement les pages intérieures, toutes consacrées à l’affaire Ganymède. Partout de gros titres avaient remplacé les petits intertitres traditionnels. Il se contenta de parcourir le début du compte rendu de Planète Terre, dont l’éditorialiste mettait en cause le rôle des médias:
L’assemblée des Nations Unies a été, ce matin, le théâtre d’une agression qui a failli tourner au drame. Théodore Kennedy, 33 ans, publicitaire recherché par la police depuis le 30 juillet dernier, démontrait avec preuves à l’appui à une assistance incrédule que la colonie de Ganymède n’a jamais existé, lorsque M. David Bullard, 54 ans, P.D.G. de la Société de développement et d’exploration extra-terrestres, a tiré sur lui. Fort heureusement…
Épuisé, Kennedy referma le journal et conclut dans un sourire:
— Dinoli et Bullard ont toujours fait les choses en grand. En comparaison, Hitler n’était qu’un enfant de chœur!
Le lendemain, la photo de Kennedy s’étalait à la une de tous les journaux, soulignée de légendes diverses: «L’homme qui a coulé les trusts». «Le héros du jour». «Une leçon de courage». Seul un journal d’extrême droite avait commenté: «Celui par qui le malheur est arrivé».
Une semaine plus tard, Kennedy rentrait chez lui, en grande pompe, dans une voiture officielle des Nations Unies. Marge, radieuse, se tenait près de lui.
La maison avait retrouvé son aspect antérieur, Flaherty ayant veillé à ce que tout soit prêt pour le retour de Kennedy. Pourtant celui-ci s’y sentait mal à l’aise. Allongé sur une chaise longue, il pensait, morose:
— Je suis disculpé de la mort d’Engel, de celle de Spalding. Propulsé vers la célébrité du jour au lendemain… mais, au chômage! Aucune agence ne voudra de moi, après ce que j’ai fait à Dinoli. Me recycler, à 33 ans? D’accord. Mais dans quoi?
Marge vint lui porter un cocktail, interrompant ses sombres réflexions. Il la regarda fixement et demanda:
— Ça te plaît vraiment de vivre sur Terre?
Surprise, elle hésita un moment, puis, avec un sourire espiègle:
— Toi, tu as envie de retourner sur Ganymède!
Kennedy acquiesça. Soupira:
— C’est tellement plus serein! J’y ai trouvé la paix intérieure. C’est un trésor inestimable, tu sais.
Après une courte pause:
— Tu aimerais venir avec moi?
Marge haussa les épaules et s’esclaffa:
— Comme si j’avais le choix!
Kennedy répliqua, le plus sincèrement du monde:
— Tu peux refuser. Rien ne t’oblige à venir. Mais ce serait…
Marge porta une main à sa bouche et fit, doucement:
— Chhhttt! Ai-je dit que je ne voulais pas partir?
Trois semaines plus tard, Kennedy et Marge racontaient paisiblement leur dernier jour terrestre au chef gany. Un jour inoubliable. C’était le 30 décembre 2044. Il neigeait sur le cosmodrome numéro 7. La presse mondiale était au rendez-vous. Immobiles au milieu de la foule prestigieuse venue les accompagner, ils avaient écouté Flaherty déclarer pendant que les flashes crépitaient:
— Monsieur Kennedy, l’Assemblée des Nations Unies que je représente ici fait de vous son digne ambassadeur sur Ganymède. Nous sommes certains que vous vous efforcerez de corriger les erreurs passées, de convaincre le peuple de Ganymède que les Terriens entretiendront avec eux des relations fraternelles. Nous sommes persuadés que, par votre travail, votre dévouement, l’humanité entière pourra s’ouvrir à une culture exceptionnellement riche, que les Ganys accepteront notre technologie, dans le cadre de relations amicales, pacifiques.
Après un discours d’adieu émouvant, Kennedy et Marge avaient regagné le vaisseau des Nations Unies, sous une pluie de cris et de vivats. En direction de Ganymède.