CHAPITRE II

Comme pour donner du poids à la nouvelle de choc qu’il s’apprêtait à révéler, Dinoli fit une pause interminable, scrutant chaque visage de ses yeux scintillants. Le regard d’aigle se fixa brusquement sur Kennedy qui, intimidé, baissa automatiquement les yeux. Jamais il n’avait pu soutenir l’intensité foudroyante du regard de cet homme parvenu au sommet à la force des griffes. La rumeur voulait que Dinoli ait impitoyablement lacéré tous ceux qui avaient pu gêner son ascension. La disparition brutale de Steward, dans un accident de voiture, dont Dinoli, lui, était sorti indemne restait un mystère… parmi d’autres. Pourtant, le seul fait d’être associé à cet homme, à quelque niveau que ce fût, était un honneur insigne. Les nouveaux clients s’avancèrent. Dinoli fit rapidement les présentations, désignant tour à tour les trois cadres dynamiques qui jaugeaient ses collaborateurs d’un air important.

— Hubbel, chargé de liaison, deuxième échelon! Partridge, chargé de liaison, deuxième échelon! Et enfin, le célèbre capitaine Brewster de la Direction des Expéditions Spatiales.

Confus, Kennedy se donna mentalement une petite tape sur le front. Il venait seulement de reconnaître le cosmonaute dont les exploits avaient défrayé la chronique récemment.

L’air menaçant, Dinoli se carra dans son fauteuil et avertit:

— Tout ce qui se dira ici doit rester strictement confidentiel. Compris?

Treize têtes dociles acquiescèrent.

L’air triomphal, il enchaîna:

— Parfait!

Puis, avec une sorte de moue coquette:

— En guise de préambule, sachez que notre agence vient de remporter le plus gros contrat publicitaire de tous les temps!

Il fit une pause pour balayer l’assistance du regard, à la manière d’une star escomptant des applaudissements, et laissa tomber:

— Oh! Bon nombre de concurrents ont été sollicités pour exécuter ce contrat. Mais nous avons gagné parce que nous sommes les meilleurs.

Levant fièrement le menton, il tonna:

— Il ne reste plus qu’à le prouver, messieurs!

Après une courte pause, il insinua sur le ton d’un instituteur s’apprêtant à distribuer des bons points:

— Bien entendu, j’ai prévu de vous accorder des avantages pécuniaires substantiels temporaires. Il ne tient qu’à vous de transformer ces privilèges non négligeables en droits permanents.

Grand seigneur, il conclut:

— Inutile de rappeler que la souplesse de notre organigramme permet d’envisager des promotions internes à tous les échelons, à certaines conditions, bien sûr.

Il se tut un moment, comme pour laisser à la douzaine de pauvres hères silencieux qui levaient vers lui des yeux intrigués, le temps de s’imprégner des implications financières d’un projet dont ils ignoraient encore tout. Quand il jugea la leçon comprise, il daigna enfin expliquer:

— Voici la situation en quelques mots: le capitaine Brewster revient d’un voyage spatial financé par la SDEE. Vous savez tous pour avoir lu les journaux, regardé la télévision que, sans l’héroïsme de l’homme qui est aujourd’hui parmi nous, les dernières expéditions de la SDEE sur Vénus et sur Mars auraient viré en catastrophes…

Kennedy fixait intensément le héros: un petit homme tout en muscles et à l’air impassible. Puis il revint à Dinoli dont la voix s’était maintenant modulée en un chuchotement presque imperceptible:

— Contrairement à ce que l’on croit, la dernière mission du capitaine Brewster n’était ni Vénus, ni Mars, mais Ganymède!

Les yeux luisants de malice, il précisa dans un sourire:

— Vous savez certainement qu’il s’agit de la plus importante des lunes de notre grand voisin planétaire, Jupiter.

Kennedy l’ignorait. Dinoli intercepta son expression intriguée et le foudroya du regard. L’espace d’une seconde, Kennedy se vit en train de remplir un formulaire à l’agence nationale pour l’emploi et s’empressa de retrouver sa mine impassible, malgré le petit tic nerveux qui semblait déformer sa lèvre inférieure.

Lourdement penché sur la table, Dinoli poursuivait à voix basse:

— Cette dernière mission est un secret. La direction de la SDEE a préféré ne pas ébruiter l’affaire, en raison de l’échec notoire des opérations Vénus et Mars.

Il se redressa et conclut:

— Bien entendu, le public saura tout, en temps voulu. Mais, pour le moment: motus!

Il pressa un bouton sur le tableau de contrôle au-dessus duquel sa main semblait toujours planer, désigna un grand écran qui venait de se dérouler au fond de la salle et informa:

— J’ai quelque chose à vous montrer!

À cet instant, deux assistantes en uniforme entrèrent, précédées d’une table roulante surmontée d’un projecteur.

Dinoli expliqua:

— Le capitaine Brewster a ramené de Ganymède un documentaire étonnant. J’aimerais vous le montrer avant de continuer.

L’appareil se mit à vrombir dans la salle, maintenant obscurcie. Tendu, intrigué, Kennedy regardait un générique plutôt austère défiler sur l’écran au rythme d’une musique de fond imitant des battements de cœur:

«Une Production de la Société de Développement et d’Exploration Extra-Terrestres.»

Puis, sans transition, un vaste champ de neige s’étendant à perte de vue sous un ciel bleu pâle surgit devant les spectateurs. Hébété, Kennedy fixait les nuages gris verdâtres qui tourbillonnaient dans l’air, au premier plan, puis les montagnes massives plantées au fond de ce décor absolument blanc. Sur un long travelling révélant un sol congelé, la voix off et profonde de Brewster commentait:

— En ce moment, vous voyez la surface de Ganymède. La neige, mélange d’ammoniaque et de méthane, recouvre la quasi-totalité du planétoïde. Avec ses 5149 kilomètres de diamètre, Ganymède ne saurait être considérée comme une planète. Toutefois, nous avons découvert, incidemment que la pesanteur y est à peu près semblable à celle de la Terre. Ganymède a une écorce épaisse, probablement détachée du noyau de Jupiter au moment où le système s’est formé…

La caméra s’attarda sur les fines striures d’un rocher, plongea sur un petit lichen fermement agrippé au flanc d’une languette de basalte et remonta vertigineusement pour cadrer, en gros plan, une énorme boule menaçante qui semblait occuper la presque totalité du ciel. Kennedy sentit son estomac se soulever subitement et émit un hoquet de surprise. Peu rassuré, il louchait vers la chose monstrueuse suspendue devant lui, flairant une formidable effervescence sous les nuages gris perle qui l’enveloppaient.

Le commentateur précisa:

— Jupiter était à 650 000 kilomètres environ, au moment où ces images furent prises.

Au grand soulagement de Kennedy, la caméra quitta enfin l’énorme planète pour montrer, pendant cinq longues minutes, un paysage désespérément monotone. De la neige, encore de la neige. Rien que de la neige. Kennedy bâilla, regardant d’un air las les huit cosmonautes en combinaison qui maintenant occupaient l’écran, puis les images tout à fait conventionnelles du vaisseau spatial perché sur un grand rocher et photographié sous tous les angles. Avec une lenteur exaspérante, la caméra montrait maintenant les contours d’un lac de paraffine. Dédaignant les explications du commentateur, Kennedy, furieux, pensait: «Ça! Un documentaire étonnant! Dinoli se fout du monde. Faut toujours qu’il cherche à épater les gens. On sait, depuis longtemps, qu’il n’y a aucune vie animale sur…»

Il s’interrompit brusquement, sans bien savoir ce qui lui donna l’impression d’avoir reçu un coup violent à l’estomac: l’image qui avait tournoyé à une vitesse vertigineuse? Les créatures vaguement anthropomorphes qui s’étaient fixées sur l’écran, comme par enchantement, ou leurs yeux encapuchonnés dans des plissements de chair grisâtre, donnant un aspect étrange à leurs faces aplaties et sans nez?

La mâchoire décrochée de surprise, Kennedy fixait les êtres aux reins ceints d’un bout d’étoffe qui semblaient le regarder avec une expression inintelligible.

Sur un ton de guide de tourisme blasé, Brewster informa, laconique:

— Les habitants de Ganymède! Ils sont 25 millions répartis sur trois continents!

Médusé, Kennedy souffla:

— Pas possible!

Pendant cinq bonnes minutes, il crut que son cerveau alourdi par le cauchemar de la veille lui jouait des tours. Pourtant la boule qui, maintenant, lui nouait la gorge était réelle; aussi réelle que la voix sonore du commentateur qui disait sur un ton égal:

— Les Ganys sont des «peuples» primitifs. Ils vivent dans des igloos, parlent une langue agglutinante, faite de grognements…

Kennedy n’écoutait plus. L’instant de surprise passé, il regardait froidement les quatre faces figées sur l’écran en se demandant où Dinoli voulait en venir. Il pensait: «O.K., pour le public, ce sera certainement une révélation de choc. On aura mis fin au nombrilisme débile de l’humanité persuadée qu’il n’y a que l’homme dans l’univers. Parfait! Et après?»

Le commentateur poursuivait:

— La société gany fonctionne sur le mode clanique, avec des rivalités tribales très prononcées. Les Ganys ne semblent éprouver ni crainte, ni sympathie pour nous. Le rapport de notre géologue indique que Ganymède est exceptionnellement riche en minerais radioactifs.

La projection se termina brutalement sur cette phrase apparemment sans rapport avec le reste. Elle frappa pourtant l’oreille de Kennedy très sensible à tout ce qui semblait tomber comme un cheveu sur la soupe. En moins de deux minutes, la salle avait retrouvé son aspect antérieur. Mais les collaborateurs de Dinoli, eux, n’étaient plus tout à fait les mêmes. Perplexes, ahuris, ils attendaient visiblement une explication. Dinoli leur adressa un sourire amusé, et se tournant vers Hubbel:

— Eclairez mes hommes sur le sens de cette projection, je vous prie. Je crains qu’ils n’aient rien compris.

Le chargé de liaison toussota ostensiblement et expliqua sur un ton professoral:

— Vous venez de voir des extra-terrestres vivant sur une lune ayant la dimension d’un planétoïde. Comme on vous l’a dit, Ganymède regorge de minerais radioactifs. Or, la société que nous représentons a englouti des milliards dans la fabrication et le lancement de vaisseaux dans l’espace. Ce sont des expériences prohibitives. Il est donc normal que nous essayions de rentrer dans nos débours en exploitant les richesses du sous-sol gany. Ce que nous ferons en tant que signataire de la Charte des Nations Unies. N’est-ce pas, Partridge?

Le deuxième chargé de liaison sembla se réveiller à cet instant. D’une voix traînante, il enchaîna, avec une moue dubitative:

— Il y a toutefois un hic: il se pourrait que nous ayons du mal à convaincre les ganys de nous laisser exploiter ces richesses…

Kennedy murmura:

— C’est donc ça! On va certainement nous demander de faire une campagne percutante pour séduire des extra-terrestres!

Il sourit à cette idée. Se tourna vers Dinoli qui venait d’interrompre son client pour déclarer sur le ton de quelqu’un qui liquide une petite affaire:

— Oh! Ne vous inquiétez pas! Tout se passera très bien. Nous nous chargeons d’expliquer aux esprits égarés qu’il ne s’agit ni d’agression, ni d’impérialisme, mais d’une nécessité. L’humanité a besoin de ces minerais! Ganymède doit devenir un protectorat!

Il s’interrompit pour menacer ses collaborateurs du doigt et tonna:

— Vous avez intérêt à le comprendre, messieurs! La SDEE n’est pas une œuvre de bienfaisance. D’ailleurs, elle a déjà assez fait pour l’humanité. Mais, je n’insisterai pas sur ce point. Vous êtes intelligents. C’est même pour cela que vous travaillez ici, au lieu de vendre des pâtes alimentaires dans une agence de troisième zone!

Les yeux pétillants de conviction, il expliqua:

— Dans notre métier, il faut plus que du talent pour sortir de la médiocrité des lessives et des voyages d’évasion sous les cocotiers. Ici, nous faisons de la publicité de grande classe! En conséquence, je compte sur vous pour comprendre ce qui est en jeu: la survie de l’économie de notre planète! C’est ce que vous devrez expliquer aux gens! Vu?

Sans attendre la réaction des collaborateurs, Partridge intercala:

— M. Dinoli a tout à fait raison de vous mettre en garde contre les illuminés qui dénonceront fatalement notre action, ignorant délibérément son bien-fondé. Il convient donc de prévenir de tels dérapages au moyen d’une campagne publicitaire adéquate. Mais là, messieurs, je vous laisse le soin de trouver des arguments percutants.

Dinoli approuva d’un signe de tête et précisa:

— Ce sera un travail de longue haleine. La campagne durera un an. Nous avons déjà établi un calendrier qui vous sera communiqué en temps voulu. Mais, pour l’instant, sachez que ce sera une campagne internationale, et que ces messieurs travailleront en étroite collaboration avec nous du début à la fin.

Il marqua une pause et revenant au chapitre des rémunérations:

— Nos statuts ne prévoyant pas plus de quatre hommes au deuxième échelon, j’ai opté pour une solution intermédiaire: les salaires seront augmentés d’un cran à tous les échelons, sans promotion formelle, pendant toute la durée de la campagne. En d’autres termes, les quatrièmes échelons percevront un salaire de troisième échelon et ainsi de suite. Des questions?

Kennedy leva timidement la main, et bredouilla:

— Que devient le projet de la Compagnie Minière des Bauxites?

Dinoli le foudroya du regard et articula entre des dents serrées:

— Je croyais avoir expliqué, en long et en large, que le contrat de la SDEE passait avant tous les autres! Réglez la question des bauxites avec votre superviseur. J’ai d’autres chats à fouetter!

Retrouvant instantanément son sourire mièvre, il promena un regard bienveillant autour de lui et s’enquit:

— D’autres questions?

Silence.

Au bout d’un moment:

— Parfait! Vous pouvez partir, puisque tout est bien compris. Mais…

Il agita un doigt menaçant et conclut:

— Souvenez-vous qu’en aucun cas la SDEE ne doit regretter de nous avoir choisis!

Machinalement, Kennedy se joignit au groupe qui maintenant quittait la salle en silence. Il semblait plongé dans une sorte de concentration intense, mais sans objet. Un instant, il revit les faces des créatures inoffensives qui le fixaient tout à l’heure et secoua énergiquement la tête, pensa à Marge et conclut:

— Je doute que ce projet lui plaise!

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